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Date : 20210217


Dossier : A-341-18

Référence : 2021 CAF 30

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LA BANDE INDIENNE DE WILLIAMS LAKE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU NORD

défenderesse

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe le 16 novembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 février 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE


Date : 20210217


Dossier : A-341-18

Référence : 2021 CAF 30

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LA BANDE INDIENNE DE WILLIAMS LAKE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU NORD

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1] La demanderesse, la bande indienne de Williams Lake, demande que soit annulée la décision rendue le 14 septembre 2018 par le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) et intitulée Bande indienne de Williams Lake c. Sa Majesté La Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 6. Dans cette décision, le Tribunal a jugé que la revendication particulière de la bande était dénuée de fondement parce que la bande n’est pas parvenue à établir que les terres en cause ont été transférées à tort à Sa Majesté la Reine du chef du Canada (ci-après simplement appelée le Canada), ni que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire à son égard.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du Tribunal et je lui renverrais la revendication de la bande pour qu’il la réexamine conformément aux présents motifs.

I. Exposé des faits

[3] Les circonstances menant à la revendication particulière ont pris naissance en 1914-1915, lorsque 4,37 acres de terres prises à même une parcelle beaucoup plus vaste qui avait été mise de côté pour la bande ont été vendus à la Pacific Great Eastern Railway Company (PGER). Un survol historique s’impose pour comprendre le contexte dans lequel la vente a eu lieu. Ce survol révèle notamment le retard considérable qui avait été pris dans le processus d’établissement d’un bon nombre de réserves destinées aux peuples autochtones de la Colombie-Britannique, dont celle qui est en cause dans la présente demande, la réserve indienne Williams Lake no 1 (RIWL no 1).

[4] En 1871, la Colombie-Britannique a intégré la Confédération. Aux termes de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, L.R.C. 1985, app. II, no 10, la Colombie-Britannique était tenue de transférer au Canada, aux fins de la création de réserves, des terres « que le gouvernement de la Colombie-Britannique [avait jusque‑là] affectées à cet objet », et le Canada devait se charger des questions afférentes aux peuples autochtones dans l’ancienne colonie, de même que de l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice.

[5] En 1876, les gouvernements fédéral et de la Colombie-Britannique ont créé la Commission mixte des réserves indiennes (CMRI), qui avait pour mandat de déterminer l’emplacement et la taille des réserves établies pour l’usage et le bénéfice des peuples autochtones de la province. Les différends entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial ont enrayé le processus d’établissement des réserves au point où il a fallu attendre la prise d’un décret provincial portant transfert des terres de réserve au gouvernement fédéral, en 1938, pour que bon nombre d’entre elles acquièrent leur plein statut. On trouve un historique plus détaillé des réserves de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245 [Wewaykum]. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a décidé qu’avant 1938, les réserves comme la RIWL no 1 avaient un statut provisoire et que la Couronne du chef de la Colombie-Britannique conservait son intérêt dans les terres constituant les réserves.

[6] L’historique de la création de la RIWL no 1 est présenté en détail dans les décisions Bande indienne Williams Lake c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3, 2014 CarswellNat 9762; Canada c. Bande indienne de Williams Lake, 2016 CAF 63, 481 N.R. 75; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83 [Williams Lake]. Pour les fins de la présente demande, il suffit de savoir qu’en juin 1881, la CMRI a publié le compte rendu d’une décision visant l’attribution des terres qui allaient constituer la RIWL no 1.

[7] Plusieurs années après, en septembre 1912, des représentants des gouvernements fédéral et provincial ont signé la Convention McKenna-McBride, qui établissait la Commission royale des affaires des sauvages pour la province de la Colombie-Britannique (la Commission royale), dont l’objectif était de dénouer l’impasse intergouvernementale concernant la création des réserves. L’article 8 de la Convention McKenna-McBride habilitait la Commission royale à trancher les questions relatives aux terres de réserve avant la publication de son rapport final :

[traduction]

Si, au cours de la période précédant la rédaction du rapport final des commissaires, il devait être établi par l’un ou l’autre des gouvernements concernés que des terres faisant partie d’une réserve indienne étaient nécessaires aux fins du passage d’un chemin de fer ou à d’autres fins ferroviaires, ou pour des travaux publics du Dominion, de la province ou d’une municipalité, la question sera renvoyée aux commissaires qui la trancheront dans un rapport provisoire, et chaque gouvernement fera le nécessaire pour mettre en œuvre les recommandations des commissaires.

[8] Le 27 février 1912, la PGER a été constituée en société sous le régime de la loi britanno-colombienne intitulée An Act to Incorporate the Pacific Great Eastern Railway Company (Loi sur la constitution en société de la Pacific Great Eastern Railway Company), S.B.C. 1912, ch. 36 (PGER Act). Le 16 septembre 1914, la PGER a écrit à la Commission royale pour lui demander une autorisation concernant une emprise parcourant la RIWL no 1. Le même jour, la PGER s’est adressée au ministère des Affaires indiennes (MAI) afin qu’il lui concède les terres indiquées dans son plan de l’assiette des rails et qu’il l’autorise à commencer les travaux de construction.

[9] Le 29 septembre 1914, le MAI a écrit à la Commission royale pour l’enjoindre à prendre les mesures requises pour régler le dossier dès que possible. À la même date, le MAI a écrit à W.S. Vaughan, un évaluateur foncier de la région, pour lui demander d’évaluer les terres en question (les terres de chemin de fer). Également à cette date, la PGER a écrit au MAI pour lui indiquer qu’elle était prête à payer [traduction] « la somme qu’un fonctionnaire désigné par votre ministère considérera comme étant juste ». Dès le lendemain, soit le 30 septembre 1914, le MAI a autorisé la PGER à entreprendre la construction sur les terres de chemin de fer.

[10] Le 5 octobre 1914, la Commission royale a publié le rapport provisoire no 51, dans lequel elle recommandait d’autoriser la PGER à accéder aux terres de chemin de fer et à les acquérir comme emprises [traduction] « sous réserve du respect des exigences de la loi et du versement d’une indemnité convenable ». Le 27 octobre 1914, M. Vaughan a établi la valeur des terres de chemin de fer à 44,35 $. Dans sa correspondance avec le MAI, M. Vaughan indiquait que la bande avait accepté son évaluation, mais qu’elle avait demandé qu’on lui concède des terres de superficie égale à la frontière nord au lieu d’être payée en espèces.

[11] En novembre 1914, le MAI a établi que l’évaluation de M. Vaughan était raisonnable, et la PGER a versé 44,35 $ au gouvernement fédéral pour l’achat des terres de chemin de fer. Le 24 décembre 1914, par voie du décret 3184 du Conseil privé, le gouverneur en conseil a approuvé la vente des terres de chemin de fer à la PGER au titre de l’article 46 de la Loi des Sauvages, R.S.C. 1906, ch. 81, modifiée par la Loi modifiant la Loi des Sauvages, S.C. 1911, ch. 14 (ancien nom de la Loi sur les Indiens). Le gouverneur en conseil précisait toutefois que la vente était conditionnelle au consentement du lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique.

[12] Le MAI a attendu février 1915 pour transmettre la demande de terres supplémentaires de la bande à la Commission royale. En mars 1915, la Commission royale a informé le MAI qu’elle examinerait la demande en même temps que les autres demandes de terres supplémentaires dans la région.

[13] En août 1915, la Commission royale a informé le MAI qu’il devrait soit s’entendre avec la PGER pour qu’elle achète à la province des terres de remplacement acceptables et qu’elle les lui transfère, soit utiliser la somme reçue de la PGER pour acheter lui-même de telles terres. Le MAI a demandé son avis sur la question à l’agent des Indiens de la région. L’agent a indiqué au MAI qu’il devrait verser la somme reçue de la PGER directement à la bande, qui en avait grandement besoin. L’argent a servi à l’achat de semences et de matériel agricole pour la bande.

[14] Plus tard en août, la PGER a demandé à la Colombie-Britannique de lui transférer les terres de chemin de fer par voie de concession de la Couronne provinciale. Le 26 août 1915, le lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique a approuvé la demande de la PGER de transférer l’intérêt réversif de la province par voie de concession de la Couronne à l’égard des terres de chemin de fer, conformément à l’article 127 de la loi britanno-colombienne intitulée Land Act (Loi sur les terres), R.S.B.C. 1911, ch. 129 (BC Land Act, 1911). Le 1er juin 1916, la Colombie-Britannique a accordé une concession de la Couronne provinciale à la PGER. Il était stipulé à l’acte de concession que la Couronne provinciale transférait à la PGER [traduction] « tous nos intérêts, réversifs ou d’une autre nature, à l’égard des terres visées ».

[15] Plus d’une vingtaine d’années après, par la voie du décret provincial 1036 pris le 29 juillet 1938, la Colombie-Britannique a transféré la RIWL no 1, moins les terres de chemin de fer, au Canada.

II. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[16] Dans la décision visée par la présente demande, le Tribunal expose le contexte factuel avant d’examiner le principal argument de la bande, suivant lequel la RIWL no 1 aurait eu un plein statut, et non un statut provisoire en 1914-1915. La bande a tenté de convaincre le Tribunal que l’analyse du statut des terres réservées dans l’arrêt Wewaykum se trouvait dans une remarque incidente n’ayant pas force contraignante, et que cet arrêt devait être limité à ses propres faits ou qu’il y avait lieu de le réexaminer. Le Tribunal a rejeté cet argument et tranché que, dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a conclu que la création des réserves comme la RIWL no 1 a été retardée jusqu’en 1938 « à partir d’une analyse réfléchie de l’histoire du processus de création des réserves », et qu’il doit reconnaître la valeur de cette analyse (par. 30). Le Tribunal parvient donc à la conclusion que les terres de la RIWL no 1 avaient un statut provisoire de 1881 à 1938.

[17] Il examine ensuite la législation provinciale applicable, à commencer par la British Columbia Railway Act (Loi sur les chemins de fer de la Colombie-Britannique), R.S.B.C. 1911, ch. 194, et la PGER Act. Le Tribunal souligne que l’article 34 de la PGER Act habilite la compagnie [traduction] « à acheter, à détenir, à louer ou à vendre des terres à toutes les fins de l’entreprise », et que l’article 32 lui confère le pouvoir d’exproprier des terres. Par ailleurs, les articles 34 et 35 de la British Columbia Railway Act, qui s’applique de façon générale aux chemins de fer, décrivent le processus qu’une compagnie de chemin de fer doit suivre pour prendre les terres de la Couronne [traduction] « inoccupées et non réservées ». Comme les terres avaient déjà été mises de côté pour la bande conformément à la BC Land Act, 1911, et avaient été occupées par la bande depuis 1881, le Tribunal parvient à la conclusion que la loi « ne s’appliquait donc pas au processus d’acquisition des terres qui constitueraient l’assiette des rails » (par. 35).

[18] Le Tribunal examine ensuite l’article 13 de l’annexe A de la loi intitulée An Act to ratify an Agreement bearing Date the Tenth Day of February, 1912, between His Majesty the King and Timothy Foley, Patrick Welch, and John W. Stewart, and an Agreement bearing Date the Twenty-third Day of January, 1912, between the Grand Trunk Pacific Railway Company and the Grand Trunk Pacific Branch Lines Company and said Foley, Welch and Stewart (Loi entérinant l’entente conclue le 10 février 1912 entre Sa Majesté le Roi et Timothy Foley, Patrick Welch et John W. Stewart, et l’entente conclue le 23 janvier 1912 entre la Grand Trunk Pacific Railway Company, la Grand Trunk Pacific Branch Lines Company et lesdits Foley, Welch et Stewart), S.B.C. 1912, ch. 34. Cette disposition prévoyait que la province de la Colombie-Britannique transférerait à la PGER une emprise parcourant des terres inoccupées de la Couronne pour la construction de son chemin de fer. Le Tribunal soutient que la disposition précédente ne s’appliquait pas aux terres provisoirement mises de côté de la RIWL no 1 puisqu’elles n’étaient pas inoccupées.

[19] Après avoir fait remarquer que les lois précédentes n’étaient pas les seules à permettre l’acquisition des terres qui constituaient l’assiette des rails, le Tribunal poursuit avec une analyse de l’article 127 de la BC Land Act, 1911, ainsi rédigé :

[traduction]

127. Le lieutenant‑gouverneur en conseil pourra, en tout temps, par avis signé par le ministre et publié dans la Gazette, mettre de côté toute terre qui n’est pas légitimement détenue en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location, d’une concession de la Couronne ou d’un permis de coupe de bois, en vue de son transfert au gouvernement fédéral, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens, et en fiducie, en vue de son retransfert au gouvernement provincial, dans les cas où, à tout moment, telle terre cesse d’être utilisée par les Indiens; et le lieutenant‑gouverneur en conseil pourra également mettre de côté toute terre nécessaire à la construction d’un chemin de fer ou à toute autre fin jugée appropriée; pourvu toujours qu’il soit légal pour le lieutenant‑gouverneur en conseil d’accorder, de transférer ou de vendre, en tout temps, à des conditions jugées indiquées, l’intérêt de la province, réversif ou autre, dans toute réserve indienne ou une partie de celle‑ci, ou encore d’y renoncer ou d’en disposer; pourvu que la déclaration de toute aliénation faite au titre des dispositions du présent article soit soumise à l’Assemblée législative lors de la session suivant l’aliénation, dans les quinze jours de l’ouverture de ladite session. 1908, c 30, art 80; 1911, c 29, art 14 (partie).

[20] Selon le Tribunal, alors que la législation relative aux chemins de fer ne permet à une compagnie, de son propre chef, que d’exproprier et d’acquérir des « terres inoccupées et non réservées », l’article 127 de la BC Land Act, 1911 et la version précédente de la loi « sont clairs : toute limite inhérente à la législation relative aux chemins de fer n’empêchait pas la Couronne provinciale de prendre des mesures pour concéder des terres de la Couronne afin qu’elles soient utilisées pour des chemins de fer, et ce, plus particulièrement, même si les terres avaient précédemment été réservées pour les Indiens conformément à la Land Act » (par. 46). Le Tribunal soutient que cette disposition constituait le moyen utilisé pour le transfert des terres de chemin de fer à la PGER puisque l’acte de concession de la Couronne de 1916 renvoyait précisément à cette loi. Il en déduit que la BC Land Act, 1911 habilitait expressément la Couronne provinciale à concéder les terres de chemin de fer à la PGER.

[21] Le Tribunal s’intéresse ensuite au second argument de la bande, suivant lequel le Canada aurait manqué à son obligation de fiduciaire à son égard. Selon le Tribunal, indépendamment de la nature provisoire ou non du statut de la réserve, « le Canada avait à l’égard de la bande l’obligation de fiduciaire d’intervenir en son nom dans le processus de création de réserves » (par. 49). Il ajoute que « les négociations relatives aux terres constituant l’assiette des rails ont pris une tournure déroutante » quand le Canada a administré les terres mises de côté comme des réserves ayant plein statut (par. 53 et 54). Plus précisément, le Canada a invoqué le pouvoir censément conféré par l’article 46 de la Loi des Sauvages de recevoir et de traiter la demande de transfert des terres de chemin de fer déposée par la PGER, et d’approuver le transfert par la voie du décret 3184 du Conseil privé. Le Tribunal conclut que, selon l’analyse faite dans l’arrêt Wewaykum, les mesures prises par le Canada sur le fondement de l’article 46 de la Loi des Sauvages « doivent être considérées comme étant inappropriées » (par. 55). Au regard du raisonnement suivi dans l’arrêt Wewaykum, « le consentement que le Canada a donné [...] n’a pas eu pour effet véritable de transférer un intérêt dans ces terres, dont le titre a continué d’appartenir à la province et d’être assujetti aux dispositions de la Land Act ». Au mieux, ce consentement indiquait que le Canada ne s’opposait pas au transfert si une indemnité était versée (par. 59).

[22] Le Tribunal ajoute que le Canada avait une obligation d’atteinte minimale à titre de fiduciaire. Se fondant sur l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 R.C.S. 746 [Osoyoos], le Tribunal explique au sujet de cette obligation que « le Canada devait faire tout en son pouvoir pour informer et consulter la bande, ainsi que pour prendre toutes les mesures possibles pour promouvoir les intérêts de celle-ci en faisant preuve de la prudence ordinaire comme s’il gérait ses propres affaires. [...] mais comme on le sait désormais grâce à l’arrêt Wewaykum, il n’avait qu’un pouvoir limité de s’opposer directement aux mesures unilatérales prises par la province en vertu de la loi provinciale » (par. 61).

[23] Concernant le caractère adéquat de l’indemnité versée pour les terres de chemin de fer, le Tribunal constate que la preuve est limitée et observe qu’elles sont situées essentiellement « au pied d’une pente raide [et que leur] potentiel agricole était décrit comme se limitant au pâturage » (par. 65). Le Tribunal n’a relevé aucun élément de preuve qui lui aurait permis d’affirmer que « l’indemnité était inadéquate, c’est-à-dire que la valeur en dollar des terres était trop faible » (par. 67).

[24] Sur la question de savoir si le Canada aurait dû obtenir des terres de remplacement, le Tribunal admet, se fondant sur l’arrêt Osoyoos, que la prise légale des terres doit avoir une incidence minimale sur la bande, et que cela peut vouloir dire que la Couronne doit veiller à ce que la bande conserve un intérêt réversif, que le transfert se limite à la plus petite parcelle pouvant être justifiée, ou que des terres de remplacement lui soient offertes, le cas échéant. Le Tribunal fait remarquer cependant que, dans la situation en l’espèce, la Commission royale était chargée de traiter les propositions de prise de terres réservées à des fins de construction d’un chemin de fer.

[25] Le Tribunal souligne en outre que la bande avait été consultée, que le chef Baptiste William avait jugé l’évaluation appropriée, et que la demande de terres de remplacement avait été renvoyée à la Commission royale, mais que celle-ci avait fait savoir qu’elle s’opposerait probablement à une recommandation de concession de terres provinciales en échange des terres devant être utilisées pour le chemin de fer pour lesquelles une indemnité pécuniaire avait déjà été obtenue. De l’avis du Tribunal, il ne restait que deux options, qui « reposaient sur une collaboration incertaine de la province » : « 1) la compagnie de chemin de fer achète de la province des terres de remplacement et les met à la disposition de la bande; ou 2) le MAI utilise l’indemnité pécuniaire payée par la compagnie de chemin de fer pour acheter des terres à la bande » (par. 72). Le Tribunal fait ressortir la différence entre l’espèce et l’affaire Bande indienne de Tobacco Plains c. Sa Majesté du chef du Canada, 2017 TRPC 4 [Tobacco Plains], qui mettait en cause une transaction sur laquelle le Canada exerçait un contrôle complet.

[26] Le Tribunal conclut finalement que le Canada a respecté ses obligations de fiduciaire « en soupesant les options possibles et en utilisant l’indemnité pour répondre à d’autres besoins de la bande » plutôt qu’en essayant d’obtenir « une réparation douteuse par l’acquisition de terres de remplacement provinciales » (par. 76). Par conséquent, décide le Tribunal, le bien-fondé des motifs invoqués au titre de l’article 14 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, ch. 22 (LTRP), n’a pas été établi.

III. Questions en litige

[27] La bande formule deux arguments.

[28] Pour ce qui concerne le premier, la bande a modifié sa position après avoir tenté de convaincre le Tribunal d’écarter comme précédent l’arrêt Wewaykum de la Cour suprême du Canada ou d’en faire une interprétation restrictive. Elle admet dorénavant que l’arrêt Wewaykum a établi que la RIWL no 1 avait un statut provisoire en 1914-1915 et que la Couronne provinciale avait donc conservé le titre aborigène non reconnu sur les terres de chemin de fer en 1915. La bande affirme néanmoins que l’unique interprétation raisonnable de la loi pertinente, et plus particulièrement de l’article 127 de la BC Land Act, 1911, est que la province de la Colombie-Britannique ne pouvait pas aliéner des terres mises de côté pour constituer une réserve provinciale. Plus précisément, il découle d’une juste analyse textuelle, contextuelle et téléologique de l’article 127 qu’il interdisait la vente de terres mises de côté pour l’usage des peuples autochtones et qu’ils occupent, et qu’il autorisait tout au plus la province à aliéner son intérêt réversif à l’égard de ces terres. La bande reproche par conséquent au Tribunal son interprétation déraisonnable de cette disposition et évoque à ce sujet que la Cour suprême du Canada a récemment mis en évidence, dans son arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 [Vavilov], la nécessité pour les tribunaux administratifs d’interpréter les dispositions législatives d’une manière conforme à leur texte, à leur contexte et à leur objet.

[29] Comme second argument, la bande fait valoir que le Tribunal a déraisonnablement conclu que le Canada n’a pas manqué à ses obligations de fiduciaire à l’égard de la bande si on en juge par la jurisprudence qu’ont établie les tribunaux, et notamment le Tribunal lui-même, sur la question de l’étendue de ces obligations. La bande affirme plus précisément que le Tribunal n’a pas raisonnablement appliqué le principe de l’atteinte minimale, et qu’il était déraisonnable de sa part de justifier la conduite du Canada par la probable réticence de la province à offrir des terres en échange des terres de chemin de fer et la nécessité de protéger l’ensemble des intérêts de la bande. La bande soutient qu’au regard de jurisprudence pertinente, et notamment des jugements Tobacco Plains et Williams Lake, ces justifications ne peuvent raisonnablement être retenues pour légitimer le défaut du Canada de considérer des options moins attentatoires.

[30] Elle demande donc à notre Cour d’annuler la décision du Tribunal et de décider que sa revendication est fondée au titre de la LTRP ou, subsidiairement, qu’elle renvoie sa revendication au Tribunal pour qu’il la réexamine conformément aux directives de la Cour.

[31] Le Canada soutient de son côté que la décision du Tribunal est raisonnable et qu’elle doit être confirmée. En particulier, il fait valoir que le Tribunal a interprété l’article 127 de la BC Land Act, 1911 d’une manière conforme au texte, au contexte et à l’objet de la disposition, ainsi qu’à la conclusion de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wewaykum. En ce qui concerne la conclusion du Tribunal comme quoi il n’y a pas eu manquement aux obligations de fiduciaire, le Canada estime qu’il a correctement énoncé et appliqué les principes pertinents. Il rappelle que, ainsi que l’a jugé la Cour suprême dans l’arrêt Williams Lake, il n’est pas demandé à notre Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de se substituer au Tribunal, envers qui la déférence s’impose. Le Tribunal a écarté l’affaire qui se rapprochait le plus de l’espèce, Tobacco Plains, dans laquelle le Canada jouait le rôle de cessionnaire des terres vendues, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Aux yeux du Canada, cette différence est cruciale. Il demande donc que la demande soit rejetée.

[32] À mon avis, seul le second argument de la bande mérite qu’on s’y attarde puisque, comme il sera expliqué ci-dessous, il est juste d’affirmer que le Tribunal a fait une analyse déraisonnable de la question des obligations de fiduciaire. Par surcroît, tel qu’il sera également explicité dans la partie qui suit, l’interprétation de l’article 127 de la BC Land Act, 1911 n’est d’aucun intérêt, compte tenu des circonstances de la présente espèce, pour comprendre l’étendue des obligations de fiduciaire du Canada à l’égard de la bande puisqu’il n’a pas réclamé la contribution de la Colombie-Britannique.

IV. Discussion

[33] Qu’en est-il de la manière dont le Tribunal a traité l’allégation de manquement aux obligations de fiduciaire? Suivant l’arrêt Williams Lake de la Cour suprême du Canada, la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions du Tribunal quant à l’étendue des obligations de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones et aux allégations de manquement à ces obligations. Les parties conviennent d’ailleurs que cette norme s’applique en l’espèce. Elles divergent toutefois d’opinion sur la manière dont cette norme s’applique.

[34] Récemment, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a donné des directives très explicites sur la manière dont les tribunaux doivent évaluer le caractère raisonnable. Si le décideur administratif fournit des motifs, le point de départ est la décision elle-même; l’analyse doit donc viser à déterminer si le raisonnement suivi et son résultat sont raisonnables, et non s’ils sont ceux que la cour de révision aurait elle-même préférés (par. 15, 81, 82 à 87, 99 et 116). De plus, quand ils apprécient le caractère raisonnable, les tribunaux doivent intervenir seulement si c’est nécessaire pour assurer le caractère licite, la rationalité et l’équité du processus suivi par le décideur administratif. Le contrôle est centré sur l’ensemble de la décision afin de déterminer si, compte tenu du contexte, elle est transparente, intelligible et justifiée (par. 15, 85, 99, 116 et 137).

[35] La Cour suprême observe en outre que deux catégories de lacunes peuvent rendre une décision déraisonnable : le manque de logique interne du raisonnement ou l’impossibilité de défendre la décision compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle (par. 101). Dans la plupart des contestations, y compris celle dont nous sommes saisis, la seconde catégorie de lacunes est en cause.

[36] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême donne une liste non exhaustive de contraintes factuelles et juridiques en fonction desquelles le caractère défendable d’une décision administrative peut s’apprécier, y compris :

  • la loi habilitante du décideur, qui peut établir les contraintes liées à l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires (par. 108); exiger ou permettre que le décideur mette à contribution sa propre expertise, qui peut différer de celle d’un tribunal (par. 31 et 93); énoncer les définitions, les principes ou les formules qui prescrivent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (par. 108 et 109), ou être rédigée dans un langage précis ou plus général (par. 110);

  • certains principes législatifs ou de commonlaw qui peuvent restreindre l’éventail des options ouvertes au décideur, selon le contexte (par. 111 à 114);

  • les principes suivant lesquels le décideur administratif doit interpréter un texte législatif conformément « à son texte, à son contexte et à son objet » (par. 120);

  • la preuve à la disposition du décideur, étant entendu que la cour de révision doit se garder de l’apprécier à nouveau. La cour peut intervenir si « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (par. 126);

  • les questions et préoccupations soulevées par les parties, qui exigent que le décideur examine bien les arguments principaux qui sont formulés (par. 127 et 128);

  • les pratiques et décisions antérieures du décideur, auxquelles il ne peut pas déroger sans donner une explication suffisante (par. 129 et 131);

  • les répercussions de la décision sur les personnes touchées (par. 133 à 135).

[37] Ici, la common law applicable et la jurisprudence du Tribunal constituent des contraintes importantes. Dans la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, le Tribunal n’a pas suffisamment tenu compte des principes établis par la jurisprudence de common law quant à l’étendue des obligations de fiduciaire de la Couronne à l’égard des terres de réserve des peuples autochtones en ce qui concerne les terres de réserve. Le Tribunal n’a pas non plus suffisamment expliqué pourquoi il a dérogé à la décision rendue antérieurement intitulée Tobacco Plains, qui porte sur une réserve provisoire en Colombie-Britannique et dans laquelle il a scrupuleusement appliqué ces principes.

[38] Les principes de common law pertinents procèdent de la reconnaissance de la grande valeur qu’accordent les peuples autochtones au territoire, et notamment aux terres de réserve. Dans l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême du Canada souligne que le droit des Autochtones sur les terres de réserve a un caractère sui generis et est fondamentalement similaire au titre aborigène, en ce sens que les deux sont inaliénables sauf en faveur de la Couronne, et qu’il s’agit de droits d’usage et d’occupation détenus collectivement (par. 42). Il découle trois conséquences importantes de ce constat. Premièrement, les principes traditionnels du droit des biens en common law peuvent ne pas s’avérer utiles pour donner effet à l’objet véritable des opérations relatives aux terres de réserve (par. 43). Deuxièmement, l’impossibilité pour une bande d’ajouter des terres à sa réserve ou de remplacer de telles terres de manière unilatérale met en évidence leur grande valeur (par. 45). Troisièmement, un droit foncier autochtone est davantage qu’un simple bien fongible. Comme le fait observer le juge Iacobucci au nom de la majorité au paragraphe 46 de l’arrêt Osoyoos :

[…] Un [droit foncier autochtone] comporte généralement un aspect culturel important, qui reflète les rapports entre la collectivité autochtone concernée et le territoire ainsi que la valeur intrinsèque et unique des terres elles-mêmes dont jouit la collectivité. Cette façon de voir vient du fait que le fondement juridique de l’inaliénabilité des droits fonciers des Autochtones repose en partie sur le principe de common law selon lequel le titre des colons doit découler d’une concession de la Couronne, et en partie sur la politique d’intérêt général qui consiste à « veiller à ce que [les Indiens] ne soient pas dépouillés de leurs droits » : voir Delgamuukw, précité, par. 129 à 131, le juge en chef Lamer; Mitchell, précité, p. 133.

[39] La jurisprudence reconnaît que le rôle incombant à la Couronne à l’égard des terres de réserve lui confère des obligations de fiduciaire envers les bandes relativement aux opérations liées à ces terres (voir notamment Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, 55 N.R. 161 [Guerin]; Bande indienne de Semiahmoo c. Canada (1997), [1998] 1 CF 3, 148 D.L.R. (4th) 523 (C.A.F.) [Semiahmoo]; BC Tel c. Bande indienne de Seabird Island, 2002 CAF 288, [2003] 1 C.F. 475 [BC Tel]). En fait partie l’obligation d’atteinte minimale, qui s’applique à toute procédure de prise ou d’expropriation de terres de réserve pour une fin publique.

[40] Plus précisément, une fois qu’il est établi qu’une terre est requise pour une fin publique et avant la prise de cette terre, la Couronne a l’obligation fiduciaire de déterminer si d’autres options moins attentatoires s’offrent à elle. Selon les circonstances, ces options peuvent englober la location des terres ou la cession d’une servitude plutôt qu’un intérêt en fief simple afin d’assurer à la bande une potentielle source de revenus; la prise d’une superficie moins grande de terres si le besoin réel est moindre que ce qui était prévu au départ, ou l’offre de terres de remplacement en échange des terres prises.

[41] Ayant appliqué ces principes dans l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême a décidé que l’octroi d’une servitude aurait suffi pour la construction d’un canal sur des terres de réserve. Dans cette affaire, un canal d’irrigation avait été construit sur une partie des terres mises de côté pour la création d’une réserve indienne en Colombie-Britannique. Plusieurs années après, par la voie d’un décret fédéral ayant pour objet d’officialiser les droits sur les terres formant le canal, le gouverneur en conseil consentait postérieurement à la prise des terres par la province. La question de l’étendue du droit transféré a surgi quand la bande a essayé de taxer les terres utilisées pour la construction du canal. Comme le décret était ambigu, la Cour a retenu l’interprétation qui portait une atteinte minimale aux intérêts de la bande, selon laquelle la province avait obtenu une servitude légale qui n’empiétait aucunement sur le pouvoir de taxation des terres de la bande. Cette conclusion a conduit la Cour à décider que l’obligation de fiduciaire n’avait pas pris naissance quand la décision a été prise de construire un canal sur la réserve, mais après. Ainsi, la Couronne était tenue de protéger, dans la mesure du possible, le droit autochtone sur les terres expropriées. Le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Osoyoos, précise que cette obligation impose à la Couronne « […] de protéger, dans tous les cas où il est indiqué de le faire, un droit autochtone suffisant sur les terres expropriées afin de préserver le pouvoir de taxation de la bande sur les terres en cause et, ainsi, de permettre à celle-ci de continuer à tirer un revenu de ces terres » (par. 55).

[42] La Cour suprême du Canada a tranché ainsi en s’appuyant sur son arrêt antérieur intitulé Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, 89 N.R. 325, dans lequel elle interprète des dispositions assez semblables de la loi fédérale sur les chemins de fer comme exigeant seulement l’octroi d’une servitude, qui constitue un droit foncier suffisant pour permettre la construction sur les terres de réserve tout en préservant le pouvoir de taxation de la bande. (Voir également, allant dans le même sens, les arrêts de notre Cour Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui (1999), [2000] 1 CF 325, 176 D.L.R. (4th) 35 (C.A.F.), et BC Tel; ainsi que la décision du Tribunal, Première Nation de Makwa Sahgaiehcan c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 5, [2019] CarswellNat 9939.)

[43] Les tribunaux ont également conclu dans différentes affaires que la Couronne avait manqué à ses obligations de fiduciaire en consentant à la cession d’une partie d’une réserve ou des intérêts des bandes dans des terres de réserve dans un but d’exploitation ou sans égard au critère de l’atteinte minimale aux droits, et sans avoir pris dûment compte de l’intérêt existant des Autochtones dans les terres. Ainsi, dans l’arrêt Guerin, la Cour suprême a conclu que la Couronne avait manqué à ses obligations de fiduciaire en consentant à la location de terres de réserve selon des conditions moins favorables que celles auxquelles la bande aspirait et sans le consentement préalable de celle-ci. De même, dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344, 190 N.R. 89, la Cour suprême a décidé que la Couronne avait manqué à ses obligations en n’empêchant pas la cession de droits miniers souterrains et, dans la décision Semiahmoo, la Cour fédérale a conclu que la Couronne avait manqué à ses obligations en refusant de restituer des terres cédées qui n’avaient pas servi pour l’agrandissement d’installations douanières.

[44] La jurisprudence a aussi établi que la Couronne ne peut pas invoquer des intérêts rivaux pour échapper à ses obligations de fiduciaire. Ce principe est énoncé explicitement au paragraphe 104 de l’arrêt Wewaykum de la Cour suprême du Canada : « La Couronne ne p[eut] pas se dérober à son obligation de fiduciaire simplement en invoquant l’existence d’intérêts opposés. » Dans cette affaire, les intérêts opposés étaient ceux d’une autre bande, mais le principe s’applique de la même façon aux intérêts opposés d’un tiers, comme une compagnie de chemin de fer, ou de la Couronne du chef d’une province. C’est ce qu’a confirmé le Tribunal dans les décisions Première Nation de Kitselas c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1, 2013 CarswellNat 7705 (confirmée en contrôle judiciaire dans l’arrêt Canada c. Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, 460 N.R. 185) et Première Nation d’Akisq’nuk c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 1, 2020 CarswellNat 1642, dans lesquelles il observe que le manque de coopération de la Colombie-Britannique ne donnait pas matière au Canada pour manquer à ses obligations de fiduciaire. Cela dit, le Tribunal concède que cette réticence pouvait entrer en ligne de compte à l’étape de l’instance où est examinée la question de l’indemnisation, et qu’il pouvait s’ensuivre une indemnité moindre à payer par le Canada s’il avait demandé une contribution de la province aux termes de l’alinéa 20(1)i) de la LTRP.

[45] Les cours et le Tribunal ont appliqué les principes précédents dans des affaires mettant en cause des terres mises de côté à titre provisoire pour des peuples autochtones de la Colombie-Britannique. Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada conclut qu’il n’y a pas eu manquement à une obligation de fiduciaire en raison de la présence d’inscriptions contradictoires dans les documents établissant les réserves de deux bandes. Toutefois, la superficie complète des réserves qui avaient été constituées à titre provisoire a finalement été mise de côté pour chacune des bandes en cause dans l’arrêt Wewaykum, ce qui n’a pas été le cas dans l’affaire qui nous occupe. À l’inverse, dans l’arrêt Williams Lake, la Cour suprême a conclu à une violation d’une obligation de fiduciaire avant et après l’adhésion de la Colombie-Britannique à la Confédération en raison du défaut des fonctionnaires coloniaux ou fédéraux de prendre les mesures nécessaires pour attribuer le site de son village traditionnel à la bande, pour laquelle la RIWL no 1 a été établie à la place.

[46] Dans la décision Tobacco Plains, dont les faits sont semblables à ceux de l’espèce, le Tribunal a établi que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire parce qu’il n’avait pas veillé à l’atteinte minimale à l’intérêt de la bande dans les terres provisoirement mises de côté à son bénéfice. Dans cette affaire, tout comme en l’espèce, les frontières de la réserve située en Colombie-Britannique avaient été établies par la CMRI et, avant 1938, une partie des terres mises de côté à titre provisoire avaient été exclues pour une fin d’intérêt public, soit la construction d’installations douanières. Toutefois, même si plus de terres que nécessaire avaient été prises dans la réserve provisoire pour la construction des installations douanières, la partie inutilisée n’avait pas été restituée à la bande. De plus, les terres visées par la présente demande n’ont pas été louées, mais aliénées. Le Tribunal a jugé inutile d’interpréter l’étendue du pouvoir conféré à la Colombie-Britannique par la BC Land Act, 1911 parce que cet exercice n’était d’aucun intérêt pour déterminer l’étendue des obligations de fiduciaire du Canada. Le Tribunal a néanmoins conclu que le Canada avait manqué à ses obligations de fiduciaire envers la bande à maints égards, notamment parce qu’il a choisi d’aliéner les terres plutôt que de les louer, et qu’il ne s’est jamais demandé si une plus petite parcelle aurait suffi pour la construction des installations douanières.

[47] Le Tribunal est parvenu à cette décision, explique-t-il, en s’appuyant sur l’arrêt Osoyoos, qui établit qu’aucune obligation de fiduciaire ne naît d’une décision de la Couronne d’exproprier des terres mises de côté à titre provisoire pour une fin d’intérêt public. C’est après qu’elle a autorisé l’expropriation des terres que prend naissance l’obligation de fiduciaire de la Couronne « […] de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser la fin d’intérêt public, faisant ainsi en sorte de préserver autant que possible le “droit des Indiens” sur les terres visées » (par. 113). Contrairement à ce que le Canada allègue, cette conclusion ne dépendait d’aucune façon du fait que les terres étaient requises par le Canada et non par un tiers comme une compagnie de chemin de fer.

[48] Dans la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, le Tribunal est parvenu à une conclusion contraire à celle qui a été tirée dans la décision Tobacco Plains, malgré que le contexte factuel était très semblable. Comme nous l’avons souligné précédemment, dans la décision qui nous occupe ici, le Tribunal a conclu que, parce que la Colombie-Britannique serait probablement réticente à coopérer à la procédure de transfert de terres de remplacement, le Canada était, dans les faits, dispensé d’avoir à envisager cette option. Cette conclusion déroge aux principes de common law régissant l’étendue de l’obligation d’atteinte minimale de la Couronne, comme nous l’avons vu précédemment. En bref, le Canada ne peut pas invoquer le probable manque de coopération d’une province pour justifier un manquement à ses propres obligations de fiduciaire, même si cette réticence pourrait, en soi, constituer un manquement à une obligation de fiduciaire. Il s’ensuit que le Tribunal a conclu de manière déraisonnable que le manque probable de coopération de la Colombie-Britannique justifiait l’action du Canada en l’espèce.

[49] Le Tribunal a aussi esquivé la question de savoir si le Canada aurait dû demander que la PGER obtienne, plutôt qu’un intérêt en fief simple, une servitude sur les terres de chemin de fer. Il n’a pas non plus examiné les incidences de la chronologie des actions du Canada. Que penser par exemple de la rapidité avec laquelle le Canada a agréé à la demande de la PGER et accepté l’évaluation des terres de chemin de fer, alors qu’il a pris tout son temps pour donner suite à la demande de terres de remplacement soumise par la bande? Si le Canada avait commencé par cette demande, et sachant que la PGER lui avait indiqué qu’elle lui paierait la somme qu’il jugerait juste pour les terres de chemin de fer, le Canada aurait peut-être obtenu suffisamment d’argent de la compagnie pour financer l’achat de terres de remplacement.

[50] Le principe de l’atteinte minimale imposait au Tribunal d’examiner toutes ces options avant de décider que la revendication particulière de la bande n’était pas fondée. Ces options moins attentatoires auraient pu offrir une avenue de choix au Canada, peu importe à quel palier de gouvernement appartenait l’intérêt de la Couronne dans les terres de chemin de fer. Étant donné que le Tribunal n’a pas examiné de manière adéquate ces différentes options moins attentatoires, sa décision ne peut être maintenue.

[51] Dans la décision visée par le présent contrôle, le Tribunal prend la peine de relever la confusion qui régnait en 1914-1915 autour des rôles respectifs du Canada et de la Colombie-Britannique à l’égard de la demande de la PGER. Or, justement parce qu’il régnait une telle confusion, rien n’empêche de croire que le Canada aurait pu obtenir un résultat plus favorable pour la bande si son obligation d’atteinte minimale avait dicté sa conduite. Il s’impose à tout le moins d’examiner minutieusement les dossiers historiques afin d’en comprendre les nuances pour déterminer si l’octroi d’une servitude ou l’achat de terres de remplacement étaient des options réalistes que le Canada aurait dû explorer.

[52] Le législateur a confié ce genre d’analyses au Tribunal, et il a d’ailleurs acquis une expertise certaine sur ces questions, comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Williams Lake. Notre Cour pourrait assurément tirer parti de l’expertise du Tribunal et devrait s’abstenir d’examiner ces questions avant d’obtenir le point de vue du Tribunal.

[53] J’accueillerais donc la présente demande avec dépens, j’annulerais la décision du Tribunal et je lui renverrais la revendication particulière de la bande afin qu’il la réexamine conformément aux présents motifs.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-341-18

 

 

INTITULÉ :

BANDE INDIENNE DE WILLIAMS LAKE c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU NORD CANADIEN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 novembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Myriam Brulot

Nisha Sikka

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Nicholas Claridge

Shelan Miller

Pour lA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donovan & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour lA DÉFENDERESSE

 

 

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