Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210208


Dossier : A-132-19

Référence : 2021 CAF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

RÉGENT BOILY

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 25 novembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 février 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210208


Dossier : A-132-19

Référence : 2021 CAF 23

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

RÉGENT BOILY

appelant

Et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1] La Cour est saisie de l’appel d’une décision du juge Gascon de la Cour fédérale (2019 CF 323), ayant rejeté l’appel interjeté par M. Boily de l’ordonnance rendue par la protonotaire Tabib, qui avait radié le rapport d’expert déposé par M. Boily le 16 mars 2018 (le second rapport Rosenblum). Le second rapport Rosenblum était une version modifiée d’un rapport rédigé par le même expert (le premier rapport Rosenblum), daté du 27 février 2017, qui avait été radié entièrement par le responsable chargé de la gestion de l’instance (le protonotaire Morneau) dans l’action en dommages-intérêts intentée à la Couronne en 2010.

[2] La décision du protonotaire Morneau chargé de la gestion de l’instance a été confirmée par la juge Gagné (le jugement Gagné), qui a rejeté l’appel de M. Boily. Elle a également rejeté la demande expresse de M. Boily voulant que le premier rapport Rosenblum ne soit radié qu’en partie, à savoir qu’il soit autorisé à déposer toutes les parties admissibles du rapport (2017 CF 1021). Même s’il ressort des arguments que M. Boily nous a présentés que le jugement Gagné est à son avis erroné, dans la mesure où la juge a refusé de ne radier que les parties inadmissibles du rapport, il n’a pas interjeté appel.

[3] Le présent appel ne fait pas intervenir de nouvelle règle de droit ou la protection de droits fondamentaux, en dépit des arguments habiles que M. Boily a présentés à l’effet contraire. L’affaire dont nous sommes saisis porte uniquement sur l’application des doctrines bien établies dans l’arrêt Toronto (Ville) v. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 (SCFP) — tout particulièrement l’abus de procédure — aux faits quelque peu inhabituels propres à l’affaire.

[4] La Cour pourrait un jour être appelée à examiner la décision au fond à être rendue pour trancher l’action en dommages-intérêts de M. Boily contre la Couronne. Même si l’action date d’il y a plus d’une décennie, la théorie qu’elle avance n’est pas tout à fait claire, au vu du dossier dont nous disposons. Il ressort des actes de procédure que M. Boily cherche à convaincre la Cour fédérale qu’un manquement à une convention internationale à laquelle le Canada est partie constitue une faute au titre de l’article 1457 du Code civil du Québec (CcQ). M. Boily affirme que les normes qu’appliquent d’autres forums, comme la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour européenne), le Conseil de l’Europe ou le Comité des Nations Unies contre la torture (CAT), devraient aussi servir à évaluer la décision de la Couronne d’accepter les garanties diplomatiques fournies par le gouvernement mexicain avant son extradition.

[5] Certes, les questions que soulève l’action, ainsi que celle de savoir si on peut déposer une preuve d’expert en droit international, quel que soit le rôle que le droit international est censé jouer dans une instance, sont intéressantes et importantes, mais elles ne sont pas celles dont nous sommes saisis dans cet appel.

[6] Notre Cour est seulement appelée à décider si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle justifiant notre intervention en confirmant la radiation du second rapport Rosenblum, soit sur le fondement du principe de la chose jugée (article 2848 CcQ) ou en raison d’un abus de procédure.

[7] Pour les motifs exposés ci-après, je réponds à cette question par la négative et je propose de rejeter l’appel.


I. Contexte

A. Décision de la Cour fédérale

[8] La protonotaire Tabib a rendu une ordonnance avec motifs en préambule (l’ordonnance Tabib), qui, de par sa nature même, énonce son raisonnement de manière succincte. Selon elle, le dépôt du second rapport Rosenblum constituait un abus de procédure, car M. Boily tentait ainsi essentiellement de faire indirectement ce qu’il aurait pu faire si la juge Gagné n’avait pas rejeté son appel.

[9] La Cour fédérale a souscrit à la conclusion de la protonotaire Tabib. Cependant, à la demande de M. Boily, elle a examiné en détail les arguments juridiques et la jurisprudence qu’il invoquait sur l’application de l’article 2848 CcQ et de la doctrine de l’abus de procédure aux faits de l’affaire. La Cour fédérale entendait ainsi décider si la conclusion ultime de la protonotaire, à savoir que le second rapport Rosenblum devait être radié, tenait.

[10] Il en résulte la décision de 37 pages qui nous est soumise, et l’occasion pour M. Boily d’aborder toutes les questions en jeu. Il a présenté trois arguments principaux à la Cour fédérale. Premièrement, la protonotaire aurait mal interprété le jugement Gagné. Deuxièmement, le principe de la chose jugée ne s’appliquerait pas à l’instance. Troisièmement, il n’était pas loisible à la protonotaire de conclure à l’abus de procédure, car M. Boily avait tenté de bonne foi de respecter les motifs du jugement Gagné quand il a déposé le second rapport. La Cour fédérale a rejeté les trois arguments.

[11] À l’égard du premier argument, la Cour fédérale a conclu que M. Boily avait affirmé à tort, à propos de l’ordonnance de la protonotaire Tabib, qu’elle le privait en permanence de son droit de défendre sa cause par le dépôt de toute preuve d’expert admissible sur le droit international et l’état des droits de la personne au Mexique. Selon la Cour fédérale, la protonotaire a bien interprété le jugement Gagné en concluant qu’il empêchait seulement M. Boily de déposer le second rapport Rosenblum (motifs de la CF, para. 29 à 30), essentiellement le même rapport qu’il aurait pu produire si l’appel devant la juge Gagné avait été accueilli. À cet égard, la Cour fédérale est allée plus loin. Elle a conclu que si l’ordonnance Tabib pouvait être interprétée comme visant tout rapport d’expert sur le droit international, quel qu’il soit, cette décision serait ultra petita et la Cour pourrait l’interpréter restrictivement.

[12] Les critères applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si le principe de la chose jugée s’applique sont énoncés à l’article 2848 CcQ. La Cour fédérale s’est appuyée, sur les principes énoncés dans la principale décision invoquée par M. Boily (Ungava Mineral Exploration Inc. c. Mullan, 2008 QCCA 1354), pour déterminer s’il était satisfait aux conditions applicables (trois identités). L’identité des parties et de cause ne faisant pas l’objet de controverse, la seule question à déterminer était celle de l’objet du jugement Gagné. La Cour fédérale a défini l’objet à la lumière de la requête dont la juge Gagné était saisie en ces termes : il s’agit « de la négation du droit de M. Boily de déposer en preuve toutes les parties recevables et irrecevables » du premier rapport Rosenblum (motifs de la CF, para. 56).

[13] À l’issue d’une analyse comparative des deux rapports Rosenblum, la Cour fédérale a conclu qu’ils étaient essentiellement identiques. Il est utile de reproduire le paragraphe 37 qui traite de cette constatation :

[37] Cette synthèse ne mène qu’à une seule conclusion : les deux rapports sont essentiellement identiques, à l’exception de la sous-section e) de la section [traduction] « Discussion » de laquelle l’avis juridique inadmissible du professeur Rosenblum concernant le cas de M. Boily a été supprimé et de certains éléments portant sur la situation des droits de la personne au Mexique qui ont été ajoutés au second rapport Rosenblum, enrichissant ainsi ce qui avait déjà été abordé dans le premier rapport Rosenblum. L’opinion et la conclusion du professeur Rosenblum demeurent les mêmes dans les deux rapports. La section au complet portant sur les garanties diplomatiques est identique dans les deux rapports. Je fais en outre remarquer que les nouveaux commentaires plus détaillés sur la situation des droits de la personne au Mexique ne font pas l’objet d’un paragraphe distinct et ne sont pas isolés ou séparés des parties du premier rapport Rosenblum qui traitaient de cette question; ils y ont plutôt été intégrés afin de former une seule analyse. Il ressort donc clairement de cette synthèse qu’en déposant le second rapport Rosenblum, M. Boily n’a pas simplement tenté de déposer un autre rapport d’expert. Il a choisi de déposer ce qui était essentiellement le même rapport que le premier rapport Rosenblum que le protonotaire Morneau et la juge Gagné avaient examiné dans leur décision respective et radié dans son intégralité. Essentiellement, le second rapport Rosenblum traitait des mêmes sujets et reprenait la même expertise que le premier rapport Rosenblum. [Voir également les motifs, para. 36 à 39.]

[14] De l’avis de la Cour fédérale, il était évident et manifeste que le second rapport Rosenblum ne respectait pas le jugement Gagné, car il comportait les mêmes éléments et la même expertise que le rapport radié par la Cour.

[15] Enfin, la Cour fédérale était d’avis que la protonotaire n’avait pas commis d’erreur susceptible de contrôle justifiant une intervention en décidant de radier le second rapport Rosenblum au motif que son dépôt constituait un abus de procédure.

[16] Premièrement, la Cour fédérale a analysé de manière assez détaillée les principes généraux applicables à la doctrine de l’abus de procédure et a indiqué qu’elle n’était pas circonscrite par les exigences formelles strictes d’autres doctrines complémentaires ou auxiliaires, comme la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et le principe de la chose jugée (motifs de la CF, para. 65 à 70). Elle a signalé que cette doctrine était applicable aux tentatives de contourner une ordonnance procédurale (motifs de la CF, para. 69). Elle a conclu qu’en l’espèce, il était loisible à la protonotaire de sanctionner, en vertu du pouvoir inhérent et discrétionnaire qui lui a été attribué, tout acte contraire au principe de la chose jugée, aux yeux de la Cour fédérale. Elle a ajouté que rien ne permettait de conclure que le pouvoir discrétionnaire avait été exercé de manière abusive, déraisonnable ou non judiciaire ou que la protonotaire avait tiré une inférence indue, comme le prétend M. Boily.

[17] Selon la Cour fédérale, il ne s’agissait pas d’une erreur manifeste et dominante de la part de la protonotaire de qualifier le comportement de M. Boily de « malhonnête ou fallacieux » et « il était certainement loisible à la protonotaire Tabib, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de voir dans le second rapport Rosenblum une tentative de M. Boily de contourner les conséquences claires du jugement Gagné et de fermer les yeux à cet égard, puisque, à première vue, il contient et reprend l’expertise et les passages radiés par le protonotaire Morneau et la juge Gagné » (motifs de la CF, para. 71). En conclusion, la Cour fédérale a signalé que M. Boily aurait dû interjeter appel du jugement Gagné.

[18] Comme nous sommes saisis de l’interprétation du jugement Gagné, il convient de le résumer quelque peu avant de procéder à l’analyse. Également, selon M. Boily, il est essentiel d’examiner les motifs énoncés par la juge Gagné au soutien du rejet de l’appel.

B. Le jugement Gagné

[19] Dans la requête en appel dont la juge Gagné était saisie et dans son mémoire, M. Boily a sollicité expressément l’annulation de la décision du protonotaire Morneau à l’égard du rapport dans son intégralité ou, subsidiairement, l’annulation de la décision et la radiation par la Cour fédérale des seuls passages du premier rapport Rosenblum jugés inadmissibles.

[20] Le dispositif du jugement Gagné est très succinct : la requête en appel présentée par le demandeur à l’encontre de l’ordonnance du protonotaire Morneau datée du 25 avril 2017 est rejetée. Compte tenu des réparations sollicitées dans le cadre de la requête, il est évident et manifeste que la demande de M. Boily, qui voulait que les passages admissibles du premier rapport Rosenblum ne soient pas radiés à cette étape de l’instance et qu’ils demeurent au dossier en attendant que le juge du procès se prononce sur la recevabilité de la preuve d’expert, a été rejetée.

[21] Dans ses motifs, la juge Gagné qualifie la décision dont elle est saisie en ces termes :

[12] Le protonotaire Morneau a conclu que le rapport devait être radié, au motif que, bien qu’il ne dicte pas expressément la conclusion de la Cour sur les questions de droit interne soulevées dans l’action, il est clair et évident que son caractère essentiel est un avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce.

[22] La juge Gagné mentionne ensuite le fait que le protonotaire Morneau a étayé sa conclusion que le rapport était inadmissible dans le cadre de la requête en radiation, en se fondant sur deux motifs distincts. Premièrement, il indique que le droit international ne peut faire en soi l’objet d’une preuve d’expert, car ce domaine relève de l’expertise et de l’expérience de la Cour (jugement Gagné, para. 14). Deuxièmement, le protonotaire Morneau a conclu que, même si le droit international pouvait faire l’objet d’une preuve d’expert, le premier rapport Rosenblum « va bien plus loin que la simple présentation du droit international, puisqu’il émet directement une opinion sur le cas de M. Boily ». La juge Gagné souligne le commentaire du protonotaire Morneau selon lequel « lorsque le témoignage contient des ‘ conclusions de droit [déguisées] ’ ou ‘ quand [ce n’est] rien de plus qu’une reformulation des arguments des avocats ’, cela le rend inadmissible » (jugement Gagné, para. 16).

[23] La juge Gagné reproduit ensuite le paragraphe 23 des motifs de l’arrêt Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43 (Bureau de régie interne), que le protonotaire avait appliqué, avec les adaptations nécessaires, au premier rapport Rosenblum (jugement Gagné, para. 18). Suivant ce passage, la preuve d’expert sur l’évolution historique ou sur le contexte doit s’apparenter à un exposé des faits offrant des renseignements neutres, mais ne saurait tirer de sources canadiennes et étrangères une conclusion qui se trouve à appuyer la thèse de l’intimé.

[24] Ce passage est aussi pertinent, car il indique sans équivoque que l’essentiel du rapport d’expert qui présente des arguments étayant des conclusions favorables à la thèse du demandeur aurait fort bien pu être intégré au mémoire des faits et du droit ou encore faire l’objet d’un article de doctrine. Toutefois, il ne présente manifestement pas d’éléments de preuve qui seraient nécessaires au juge des faits pour apprécier des questions en litige en raison de leur nature technique.

[25] La juge Gagné ne s’attarde par sur la question de savoir s’il est évident et manifeste que l’expertise sur le droit international est en soi inadmissible (jugement Gagné, para. 26 à 31). De son avis, les règles de droit en la matière ne sont pas suffisamment claires pour permettre d’écarter le rapport dans le contexte d’une requête en radiation. À son avis, une telle décision requiert un examen au cas par cas et devrait donc être laissée au juge des faits. La juge Gagné ne dit pas qu’en l’espèce, un avis neutre sur le droit international serait admissible ou non en fin de compte; elle indique simplement que cette décision appartient au juge des faits.

[26] Au paragraphe 25 de ses motifs, la juge Gagné fait remarquer que, peu importe que le droit en question soit interne, étranger ou international, le protonotaire Morneau, M. Boily et la Couronne conviennent tous que les pages 10 à 12 du rapport, du moins en partie (je signale que le protonotaire Morneau n’a pas précisé « en partie » au paragraphe 18 de ses motifs), expriment une opinion sur le droit international applicable au cas de M. Boily. C’est donc à bon droit que le protonotaire a conclu à l’inadmissibilité du rapport.

[27] Par conséquent, la juge Gagné rejette l’argument de M. Boily — selon lequel la conclusion juridique énoncée aux pages 10 à 12 du rapport ne permet pas de trancher la question de fond, car elle n’usurpe pas le rôle du juge des faits. Ce dernier sera encore appelé à déterminer les réparations, s’il en est, auxquelles M. Boily a droit par suite du manquement aux obligations internes reproché à la Couronne (art. 1457 CcQ) (voir les para. 35 à 39).

[28] La juge Gagné était au fait de la situation entourant ce dossier et savait qu’il importait d’éviter tout autre retard. Le paragraphe 48 de ses motifs est ainsi rédigé :

[48] Comme il a déjà été mentionné, le rapport est inadmissible pour fournir une conclusion de droit, et le protonotaire Morneau a radié le rapport dans son intégralité afin de prévenir d’autres retards pour une action qui traîne déjà en longueur depuis plusieurs années. Comme le protonotaire Morneau est le responsable de la gestion de l’instance pour le présent dossier depuis 2012, il est bien positionné pour décider de la meilleure façon de présenter l’affaire au fond, et il faut faire preuve de retenue à l’égard de sa décision sur cette question.

[29] La protonotaire Tabib, la Cour fédérale et les parties ont insisté sur les deux paragraphes suivants qui figurent dans la conclusion du jugement Gagné. Ils sont reproduits ci-après dans leur intégralité :

[49] À mon humble avis, si les pages 10 à 12 avaient été omises du rapport, le protonotaire Morneau aurait commis une erreur de droit en radiant le rapport. Toutefois, en présentant une opinion d’expert contenant une conclusion de droit sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce, M. Boily a soumis une preuve d’expert irrecevable et, par conséquent, il a assumé le risque que le rapport soit radié dans son intégralité.

[50] M. Boily a avancé de solides arguments pour expliquer pourquoi le rapport devrait simplement être radié en partie ou pour expliquer pourquoi la décision sur l’admissibilité du rapport devrait revenir au juge de procès. Toutefois, la procédure devant la Cour est un appel de la décision d’un protonotaire, laquelle doit être contrôlée en fonction d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et dominante quant aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit. L’ordonnance du protonotaire Morneau ne contient aucune erreur de la sorte. Par conséquent, la requête en appel de M. Boily à l’encontre de l’ordonnance est rejetée.

[30] Il est manifeste que le jugement Gagné traite expressément des réparations subsidiaires sollicitées par M. Boily par voie de requête et refuse de les accorder.

[31] La dernière pièce du casse-tête qui doit figurer sous la présente rubrique est une analyse concise des parties du premier rapport Rosenblum. Comme je le mentionne plus haut, le raisonnement de la protonotaire Tabib et de la Cour fédérale accordaient une grande importance à la conclusion selon laquelle le second rapport Rosenblum reprenait essentiellement le premier rapport, qui avait été radié par le jugement Gagné. Il est également utile d’examiner la conduite de M. Boily et son argument selon lequel, à son avis, le jugement Gagné l’invitait à déposer un nouveau rapport comportant seulement les éléments susceptibles d’être admissibles à cette étape de l’instance, à savoir le second rapport Rosenblum.

C. Le premier rapport Rosenblum

[32] Dans les neuf premières pages du premier rapport Rosenblum, l’auteur examine le problème que pose l’acceptation de garanties diplomatiques et la perception de ces dernières par certains organismes internationaux qui se consacrent à la défense des droits de la personne. Selon lui, le peu de reconnaissance accordé au recours à de telles garanties par certains organismes européens et internationaux ainsi que par la doctrine a mené à proposer des normes minimales. Ces dernières serviraient à évaluer l’efficacité probable des garanties pour éviter des manquements à deux instruments internationaux, soit la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et la Convention contre la torture (CT).

[33] M. Rosenblum relate ensuite la manière dont la Cour européenne a appliqué les normes proposées à des affaires où des infractions à la CEDH étaient reprochées. Il renvoie également au fait que le CAT, s’il a utilisé les normes proposées différemment, les a jugées pertinentes lorsqu’il s’agit d’évaluer une violation à la CT.

[34] Aux pages 8 et 9, M. Rosenblum énonce, à la lumière de cette jurisprudence et des propositions tirées de publications internationales, les conditions qui pourraient être efficaces si elles sont incluses dans des garanties diplomatiques. Il exprime ensuite son opinion sur les obligations continues qu’un État qui exécute la mesure d’extradition pourrait vouloir adopter pour prévenir les violations à la CEDH ou à la CT. Son raisonnement est également étayé par un article d’un juriste canadien paru en 2011 (J.G. Johnston, voir les notes 4, 7, 10, 14, 16, 24 et 27 dans le premier rapport Rosenblum) qui décrit essentiellement le même contexte à l’égard des garanties diplomatiques et du débat en cours relatif à des normes minimales.

[35] Dans la section suivante (alinéa III(e), à partir de la page 10), M. Rosenblum explique que le cadre de référence qu’il établit dans la section précédente de son rapport doit être adapté aux circonstances précises. Il examine ensuite les garanties offertes par le gouvernement mexicain en l’espèce. C’est le seul passage dans lequel il mentionne l’état des droits de la personne au Mexique; il applique alors sa conception de la question à la situation précise dont le juge des faits sera saisi.

[36] M. Rosenblum évalue ensuite chaque garantie à l’aide d’extraits de trois rapports sur les droits de la personne. Tout particulièrement, il détermine la valeur de chacune à la lumière de la constitution, des lois et de l’engagement institutionnel du Mexique ainsi que de l’existence de la Commission nationale des droits de la personne et de l’adhésion du pays au Protocole d’Istanbul. Il émet ensuite son opinion sur l’incidence que devrait avoir cette documentation au Canada, et va jusqu’à donner son avis sur la question de savoir si le Canada (un membre de la communauté internationale) devrait être au courant des sources qu’il cite. Dans la conclusion, qui occupe presque toute la page 12, M. Rosenblum affirme qu’un État qui exécute une mesure d’extradition, comme le Canada, devrait être tenu aux normes énoncées dans son rapport. M. Rosenblum avance également une conclusion — fondée sur la jurisprudence et la doctrine qu’il a choisie — sur ce qui était prévisible pour un État comme le Canada, une question que soulève expressément la Couronne au paragraphe 52 de sa défense.

II. Les questions, les normes de contrôle et la meilleure approche pour trancher l’appel

[37] M. Boily reconnaît dans son mémoire que la Cour fédérale a appliqué les bonnes normes de contrôle, à savoir celles qui sont énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Ce sont également les normes applicables à l’appel.

[38] M. Boily soutient que la Cour fédérale :

  1. A fait une erreur de droit dans son interprétation de l’ordonnance Tabib;

  2. A fait une erreur de droit et de fait en confirmant la conclusion de la protonotaire Tabib suivant laquelle M. Boily avait commis un abus de procédure.

ii. A fait une erreur de droit dans son interprétation du jugement Gagné et dans son application du principe de la chose jugée;

[39] Enfin, la Cour est appelée à décider s’il était loisible à la Cour fédérale, au vu du dossier dont elle disposait, de rendre sa conclusion finale, quant à la radiation du second rapport Rosenblum.

[40] Vu les circonstances particulières de l’affaire, j’estime que cet appel peut être tranché sans examiner chacun des arguments soulevés par M. Boily. En effet, à mon avis, la doctrine de l’abus de procédure présente le meilleur cadre pour décider s’il y avait lieu de radier le second rapport Rosenblum.

[41] L’arrêt SCFP nous enseigne que les doctrines de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure sont complémentaires et interreliées, et plus d’une doctrine peut permettre d’arriver à un résultat particulier (en l’occurrence, la radiation). Ainsi, point n’est besoin de les examiner une par une, car une seule suffit pour trancher l’appel.

[42] En l’espèce, M. Boily a pris la décision stratégique de ne pas interjeter appel du jugement Gagné et il a déposé unilatéralement le second rapport Rosenblum, sans demander l’intervention du responsable chargé de la gestion de l’instance ou de tout autre membre de la Cour fédérale.

[43] Une telle situation n’est pas de celles qui appellent couramment l’application du principe de la chose jugée. En effet, ce sont les actes de M. Boily, plutôt qu’une déclaration ou requête déposée par lui, qui sont au cœur du débat. Le principe de la chose jugée fait habituellement intervenir deux actes de procédures distincts. La Cour fédérale et la protonotaire Tabib ont toutes deux conclu que M. Boily tentait de faire indirectement ce que la juge Gagné avait refusé faire dans l’appel dont elle était saisie. Au vu des faits, j’estime qu’il convient de trancher l’appel en appliquant la doctrine complémentaire de l’abus de procédure invoquée par la protonotaire Tabib.

III. Analyse

[44] Il ressort clairement de l’arrêt SCFP que la doctrine de l’abus de procédure a une portée plus vaste que celles de la chose jugée et de la contestation indirecte. En effet, elle n’est pas circonscrite par les mêmes exigences formelles. Dans toutes ses applications, la doctrine de l’abus de procédure a pour principal objet l’intégrité du processus judiciaire ou de la fonction judiciaire. Ainsi, l’intérêt des parties importe moins, et l’intention d’une partie comme M. Boily ne saurait être déterminante (SCFP, para. 42, 43 et 45).

[45] Je comprends des prétentions de M. Boily que, selon lui, le jugement Gagné a confirmé son avis suivant lequel le droit international peut faire l’objet d’un rapport d’expert. Il s’agissait d’une conclusion positive pour M. Boily, car, comme il a été plaidé devant la protonotaire Tabib, la Couronne (qui ne pouvait interjeter appel d’un jugement rendu en sa faveur) ne pouvait plus faire valoir des objections au dépôt d’un rapport d’expert sur ce seul fondement avant la décision du juge des faits sur son admissibilité (jugement Gagné, para. 30).

[46] De toute évidence, M. Boily savait que le jugement Gagné lui avait refusé le bénéfice de conserver les pages 1 à 9 du premier rapport Rosenblum. Cependant, il était d’avis que cette conclusion était erronée, car elle découlait d’une méprise quant au fait que le protonotaire avait exercé son pouvoir discrétionnaire à l’égard de cette réparation subsidiaire, ce qui n’était pas le cas (mémoire de l’appelant, para. 47). Quoi qu’il en soit, selon lui, la juge Gagné avait tout simplement refusé de décortiquer le rapport elle-même.

[47] Il convient de signaler que cette interprétation méconnaît la démarche des juges. Le juge ne refuse pas d’accorder une réparation pour la simple raison qu’il ne souhaite pas augmenter sa charge de travail. Deuxièmement, si la juge Gagné avait accordé la réparation subsidiaire, elle aurait probablement donné des directives générales sur les changements nécessaires (comme d’enlever les pages 10 à 12) et sur les changements connexes à la description du mandat, au sommaire et, potentiellement, une conclusion, abrégée ne portant que sur les passages neutres du rapport. Ces changements auraient été apportés par M. Boily, en collaboration avec la Couronne, pour éviter d’autres objections à la nouvelle version révisée à déposer. Toute objection restante aurait été portée à l’attention de la juge Gagné.

A. La décision stratégique de M. Boily

[48] Selon M. Boily, le jugement Gagné — et tout particulièrement le paragraphe 49 (voir le paragraphe 29 des présents motifs) — l’invitait implicitement à procéder lui-même au décorticage du rapport et à déposer un autre rapport d’expert qui, contrairement au premier rapport Rosenblum, ne pourrait être considéré comme un avis sur l’application du droit international à l’espèce, c’est-à-dire un rapport amputé des pages 10 à 12.

[49] M. Boily affirme, compte tenu de ce qui précède, qu’il a pris le parti de ne pas interjeter appel du jugement Gagné pour des raisons de proportionnalité, c’est-à-dire qu’il ne souhaitait pas consacrer temps et argent à un appel.

[50] De toute évidence, M. Boily a consacré de l’argent au second rapport Rosenblum, qui va beaucoup plus loin, à mon avis, que répondre à cette prétendue invitation.

[51] Chacune des décisions stratégiques prises dans le cadre d’une instance engendre des conséquences, même si l’avocat de la partie ne les envisage pas toutes (voir par exemple l’arrêt récent de notre Cour La Reine c. James S.A. MacDonald, 2021 CAF 6, qui offre une mise en garde sur l’importance pour l’avocat de gérer les risques qu’emportent certaines décisions). Il ne s’agit pas de la première mise en garde de ce genre.

[52] Certes, la proportionnalité est souhaitable, mais elle exige plus qu’une simple évaluation superficielle. C’est tout particulièrement le cas ici, car la décision de ne pas interjeter appel du jugement Gagné allait évidemment empêcher M. Boily d’en contredire les conclusions essentielles, puisque ceci serait une attaque non permise d’un jugement final. Il ne fait aucun doute qu’un jugement, une fois qu’il est final, est présumé avoir été rendu à bon droit, tout particulièrement dans les cas où il est question de l’application des doctrines de la chose jugée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure (Werbin c. Werbin, 2010 QCCA 594, para. 8; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 403).

[53] Pour éviter pareilles conséquences draconiennes, l’on pourrait s’attendre raisonnablement à ce que M. Boily évalue les avantages et les inconvénients de sa décision de ne pas interjeter appel du jugement Gagné en discutant au moins avec l’avocat de la partie adverse de son interprétation de cette décision et de ses répercussions. Devant nous, M. Boily affirme qu’il a un véritable désaccord avec la Couronne et la protonotaire Tabib à propos de l’effet du jugement Gagné. Si une partie justifie ses choix par la proportionnalité, l’on s’attendrait à un calcul des économies réalisées par la voie d’un appel rapide (l’affaire de quelques mois si on demande l’instruction accélérée de l’appel) par rapport aux coûts engendrés par des litiges ultérieurs contestant le dépôt d’un autre rapport d’expert comme le second rapport Rosenblum. Bien entendu, un appel aurait donné l’occasion à la Couronne de contester cette conclusion sur l’admissibilité d’une preuve d’expert neutre en droit international.

[54] Sinon, M. Boily aurait pu demander des directives au responsable chargé de la gestion de l’instance pour la prorogation du délai applicable au dépôt d’un autre rapport d’expert comportant les pages 1 à 9 — si c’est bel et bien la conclusion qu’il tirait du jugement Gagné —, et ce avant la fin du délai pour interjeter appel. Les Cours fédérales traitent les dossiers urgents de manière remarquablement efficace, et M. Boily aurait obtenu une directive à cet égard bien avant l’expiration du délai d’appel.

[55] Même si j’acceptais — ce qui n’est pas le cas — l’argument de M. Boily selon lequel la juge Gagné l’avait invité à déposer une version modifiée du rapport, il n’est pas possible qu’il ait cru être invité à déposer un nouveau rapport qui comprendrait les pages 10 à 12 du premier rapport Rosenblum. Et pourtant, c’est ce qu’il a fait.

B. Le second rapport Rosenblum

[56] En effet, non content de déposer un rapport reprenant les pages 1 à 9 assorties d’un nouveau sommaire et d’une nouvelle conclusion, M. Boily a conservé, dans le second rapport Rosenblum, le gros du texte qui figurait aux pages 10 à 12 du premier rapport Rosenblum. L’auteur a également ajouté des renvois à de nouveaux ouvrages, ce qui représente effectivement des ajouts au premier rapport Rosenblum (ajout de renvois à quatre nouveaux rapports sur les droits de la personne; aucun d’eux n’est paru après la date du premier rapport). De toute évidence, si la juge Gagné avait permis à M. Boily de supprimer seulement des parties des pages 10 à 12 du premier rapport Rosenblum, elle ne lui aurait jamais permis de modifier ce rapport de manière à ajouter ces renvois à de nouveaux documents à cette étape de l’instance sans l’autorisation expresse de la Cour.

[57] M. Boily et son expert ont manifestement fait davantage retirer les passages inadmissibles du rapport.

[58] Le second rapport Rosenblum fait 14 pages. Il comprend quelques modifications mineures à ce qui correspond aux pages 1 à 9 du premier rapport Rosenblum. Point plus important, il reprend la conclusion du premier rapport quasi intégralement. L’on s’attendrait à des changements plus importants que la suppression de la mention du Canada et l’ajout du terme « droit international » si le corps du rapport avait effectivement été considérablement remanié. Comme je le mentionne plus haut, la conclusion occupait toute la page 12 du premier rapport Rosenblum, à l’exception de quelques lignes au début.

[59] Examinons ensuite la teneur des pages 10 à 11 du premier rapport Rosenblum, qui se trouve maintenant à la rubrique III(e) du second rapport Rosenblum.

[60] Selon M. Boily, cette partie du rapport représente une opinion neutre, et donc admissible, de la situation en matière des droits de la personne au Mexique. Toutefois, une lecture des pages 11 à 13 — la nouvelle rubrique est intitulée [traduction] « Évaluation des garanties compte tenu des rapports et recherches sur les droits de la personne issus de sources fiables » (soulignement ajouté) — m’amène à conclure que cette section ne présente rien d’autre qu’une tentative détournée d’examiner à nouveau les garanties diplomatiques offertes en l’espèce. Sous cette rubrique, l’auteur ne se contente pas d’énumérer les rapports publiés par des organisations crédibles; il épluche ces rapports pour étayer les arguments qu’il avait invoqués dans les pages 10 à 11 de son premier rapport.

[61] La personne raisonnablement bien informée verrait bien que M. Rosenblum traite des garanties qui ont été données en l’espèce, sans le dire. Il émet des commentaires sur les garanties offertes par le Mexique en renvoyant à la constitution mexicaine, aux lois en matière de droits de la personne, à la commission des droits de la personne et à la mise en œuvre du Protocole d’Istanbul. Les modifications superficielles ne changent rien à la véritable nature de cette section, que la juge Gagné avait déclarée inadmissible. Il s’agit aussi d’une reformulation des arguments de l’avocat qui représente l’appelant. J’ai vu à maintes reprises de tels mémoires de la part d’avocats en immigration qui soulignent à l’intention de la Cour divers passages de rapports sur les droits de la personne qui sont fréquemment déposés à la Cour fédérale.

[62] L’insertion du terme « droit international » ici et là dans le rapport ne rend pas ce dernier admissible pour autant. Comme le dit la juge Gagné, cette règle s’applique qu’il s’agisse de droit intérieur, étranger ou international. Elle a rejeté expressément l’argument de M. Boily voulant qu’en opinant sur les obligations internationales que la Couronne a envers M. Boily, l’auteur n’usurpe pas le rôle du juge des faits (jugement Gagné, para. 35).

[63] Mon avis selon lequel cette section n’est rien d’autre qu’une tentative détournée de faire ce que la juge Gagné a interdit à l’appelant de faire est étayé par certaines expressions qui figurent à la page 13 du second rapport Rosenblum. Par exemple, l’on ne s’attendrait pas à trouver dans un rapport soi-disant neutre des expressions comme « encore plus inquiétant » ou le syntagme « comme le démontre » propre au style argumentatif des avocats.

C. Dépôt unilatéral par M. Boily

[64] La protonotaire Tabib, en plus de conclure que M. Boily avait tenté de contourner le jugement Gagné, a manifestement remarqué que le délai de signification et de dépôt d’un rapport d’expert par la partie demanderesse avait expiré bien avant le dépôt de la requête en radiation du premier rapport Rosenblum (ordonnance Tabib, p. 3). Elle rappelle à la page 6 de son ordonnance que le droit de M. Boily de signifier et de déposer un rapport d’expert avait expiré et ne pouvait être rétabli unilatéralement par le dépôt du second rapport Rosenblum.

[65] M. Boily affirme que ce qui précède démontre que la protonotaire Tabib a mal interprété le jugement Gagné et lui a donné une portée indûment vaste. Il prétend en outre qu’il s’agit d’une des erreurs de droit commises par la Cour fédérale saisie de l’ordonnance Tabib. Je ne suis pas de cet avis.

[66] Je conviens avec M. Boily que la protonotaire Tabib, à la page 6 de son ordonnance, mentionne un rapport d’expert. Toutefois, cet énoncé doit être interprété en contexte. Elle traite alors d’une question qui est particulièrement familière aux protonotaires de la Cour fédérale, car ils sont chargés de gestion dans la plupart des instances soumises à une telle gestion devant la Cour fédérale.

[67] M. Boily avait invoqué son droit inaliénable de s’appuyer sur un expert au procès si sa preuve était admissible. L’énoncé de la protonotaire qui figure à la page 6 répond à cet argument. Elle fait remarquer que le droit de M. Boily est assujetti aux exigences procédurales énoncées dans les Règles, que le responsable chargé de la gestion de l’instance peut modifier et adapter à sa discrétion. Une telle démarche est parfaitement conforme à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c. Belcan S.A., [1997] 3 R.C.S. 1278, para. 30 et 40.

[68] La protonotaire Tabib fait remarquer à la page 3 de son ordonnance qu’en l’espèce le délai de dépôt de ce rapport d’expert avait déjà expiré. Elle précise à la page 6 que le droit de M. Boily de déposer unilatéralement un rapport avait expiré en mars 2018. C’est plus d’un an après le dépôt du premier rapport Rosenblum et l’expiration du calendrier modifié auquel avaient consenti les parties et que le responsable chargé de la gestion de l’instance avait décrété exécutoire et plus de cinq mois après le jugement Gagné.

[69] La Cour a demandé aux parties d’aborder cet aspect important à l’audience devant nous, et elle a permis aux parties de soumettre des arguments supplémentaires sur la nécessité de demander une autorisation prorogeant le délai pour la signification et le dépôt du second rapport Rosenblum.

[70] J’ai pris connaissance de ces arguments. Je ne peux conclure que la protonotaire Tabib a commis une erreur manifeste et dominante en décidant que le délai de dépôt d’un rapport d’expert en remplacement du premier rapport Rosenblum sans autorisation était expiré depuis longtemps. Il importe peu que la Couronne ait soulevé ou non la question, car seul le responsable chargé de la gestion de l’instance ou un autre membre de la Cour peut à sa discrétion accorder une prorogation d’une telle ampleur. De toute évidence, il est plus facile d’obtenir pareille autorisation lorsque la partie adverse ne s’y oppose pas. Or, il faut que le responsable chargé de la gestion de l’instance ou un autre membre de la Cour puisse vérifier que la situation n’est pas attribuable à un manque de diligence de la part des parties et retarde la tenue de l’audience. C’est particulièrement le cas lorsque la Couronne voudra probablement déposer un rapport en contre-preuve, comme elle l’a indiqué lorsque le premier rapport Rosenblum a été contesté. La nécessité d’éviter d’autres retards sous-tendait la décision du Protonotaire Morneau qui a été confirmé par le jugement Gagné.

[71] Signalons qu’à la conférence préparatoire tenue en décembre 2016, le protonotaire Morneau a exigé des parties qu’elles s’engagent à respecter le calendrier de dépôt des rapports d’expert mentionnés dans la lettre du 9 décembre 2016 de M. Boily. Lorsque M. Boily a eu un problème relatif à son rapport sur les garanties diplomatiques et la torture, son avocat a écrit au protonotaire Morneau le 6 février 2017 pour demander une prorogation d’un mois. Il avait alors une bonne raison. Comme la Couronne avait expressément signifié son accord quant à cette demande, le protonotaire Morneau a émis une directive à l’effet que ceci était suffisant vu le consentement en l’espèce, pour amender le calendrier établi dans la lettre du 9 décembre 2016.

[72] Manifestement, M. Boily n’avait pas envisagé le dépôt d’une requête en radiation, même si c’est un acte de procédure courant. Les objections quant à l’admissibilité de rapports d’expert sont soulevées sans délai, tout particulièrement une fois que la conférence préparatoire est enclenchée (Règle 258(4)). S’il l’avait demandé tout de suite après le prononcé du jugement Gagné ou la décision de ne pas interjeter appel, il est très possible qu’il ait été autorisé à déposer un tel rapport, mais on lui aurait imposé un délai pour ce faire.

[73] Si M. Boily avait demandé l’autorisation en mars 2018, il lui aurait fallu expliquer en détail pourquoi il avait laissé s’écouler cinq mois depuis le jugement Gagné avant de demander cette autorisation ou de préparer un nouveau rapport. Il s’agit d’un délai considérable, compte tenu du fait que M. Boily n’avait sollicité qu’une brève prorogation pour déposer le premier rapport Rosenblum. Le responsable chargé de la gestion de l’instance aurait évidemment dû examiner la nature de l’expertise et l’incidence du jugement Gagné.

[74] Ces décisions discrétionnaires appellent la mise en balance de facteurs bien connus et visent à décider s’il est dans l’intérêt global de la justice d’accorder l’autorisation.

[75] L’avocat de M. Boily semble au courant des critères applicables. Il ressort clairement de l’arrêt Apotex Inc. c. Abbott Laboratories, 2006 CAF 294, que mentionne la Cour fédérale au paragraphe 45 de ses motifs, que, dans cette affaire, vu les délais, Apotex avait dû demander l’autorisation de déposer un autre rapport d’expert, son rapport d’expert initial ayant été rejeté à cause de son auteur. Dans cet exemple également, l’autorisation avait été refusée, au vu des faits de l’affaire. Notre Cour a confirmé cette décision.

[76] En l’espèce, si j’avais décidé d’annuler la décision de la Cour fédérale, je ne proposerais pas simplement de conserver le second rapport Rosenblum au dossier. En effet, je ne suis pas convaincue que M. Boily pouvait bénéficier d’une prorogation de cinq mois après le prononcé du jugement Gagné; un délai précis devrait aussi être prévu pour le dépôt d’un rapport en contre-preuve, la cause étant autrement prête à être entendue.

D. Abus de procédure

[77] Revenons à la décision de la Cour fédérale sur l’abus de procédure et l’argument de M. Boily suivant lequel cette dernière aurait erré en décidant que la protonotaire Tabib n’avait pas fait erreur en tirant une inférence quant à son intention de contourner le jugement Gagné (ordonnance Tabib, p. 4). Dans les circonstances particulières de la présente espèce, je ne suis pas convaincue que la Cour fédérale ou la protonotaire Tabib ont commis une erreur manifeste et dominante.

[78] Enfin, M. Boily ne m’a pas convaincue que le préjudice découlant d’une conclusion d’abus de procédure rend dans ce cas l’exercice du pouvoir discrétionnaire abusif, déraisonnable ou non judiciaire. La Couronne a répété à plusieurs reprises qu’il était loisible à M. Boily de déposer la jurisprudence étrangère, les publications et les rapports sur les droits de la personne mentionnés dans les rapports Rosenblum. Ainsi, la partie défenderesse ne pouvait pas soulever d’objection au motif que l’affidavit d’un expert était nécessaire. Les passages cités par M. Rosenblum peuvent être intégrés à la plaidoirie de M. Boily. C’est exactement ce que notre Cour affirme dans l’arrêt Bureau de régie interne, au paragraphe 23 (jugement Gagné, para. 18) quand elle a radié l’affidavit d’un expert dans son intégralité.

[79] J’ai également lu l’article de 2011 rédigé par le juriste Johnston auquel M. Rosenblum renvoie à plusieurs reprises. Ce juriste canadien énonce, outre le contexte pertinent, les problèmes soulevés par divers intervenants internationaux à propos de l’acceptation des garanties diplomatiques et les tentatives de création de normes minimales. L’auteur y présente ces sujets de manière plus neutre et les analyse également à la lumière de la jurisprudence canadienne.

[80] Par conséquent, je ne suis pas convaincue, dans les circonstances, qu’une conclusion d’abus de procédure serait inéquitable au point de justifier l’intervention de la Cour fédérale dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Comme il est indiqué au paragraphe 49 du jugement Gagné, M. Boily a pris un risque en déposant un rapport d’expert qui présente des observations sur les faits de l’affaire. La Cour fédérale a également fait remarquer qu’il a pris un risque en décidant de ne pas interjeter appel du jugement Gagné et de déposer le second rapport Rosenblum.


E. Conclusion

[81] Sur le fondement d’un raisonnement quelque peu différent, je conclus qu’en l’espèce M. Boily a tenté de faire indirectement ce que le jugement Gagné lui avait interdit de faire. Cette conclusion, à la lumière du fait qu’il a agi unilatéralement, sans demander d’autorisation — ou à tout le moins l’accord exprès de la partie défenderesse —, suffit pour confirmer l’exercice par la protonotaire Tabib de son pouvoir discrétionnaire, et ce peu importe l’intention de M. Boily. La Cour fédérale n’a pas fait erreur en rejetant l’appel de sa décision.

[82] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens. Les parties ont convenu du montant de leurs dépens respectifs; je propose donc de les fixer à une somme globale de 1 800 $.

IV. Post-scriptum

[83] Comme je l’ai expliqué à l’audience, la formation de juges qui la présidait a été surprise, compte tenu de l’article 18 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.), de constater que les plaidoiries écrites et orales étaient présentées dans les deux langues. La Couronne avait décidé pour sa part de plaider en français. Ainsi, en application de l’article 20 de cette loi, la décision de notre Cour doit être rendue simultanément dans les deux langues


officielles. Cette conséquence a été expliquée aux parties, qui nous ont informés que le retard qui serait occasionné de ce fait, particulièrement eu égard aux changements découlant de la pandémie, ne serait pas préjudiciable.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Yves de Montigny j.c.a. »

« Je suis d’accord

George R. Locke j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE GASCON RENDU LE 18 MARS 2019

DOSSIER :

A-132-19

 

INTITULÉ :

RÉGENT BOILY c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

lieu de l’audience :

Ottawa (Ontario)

 

DATE de l’audience :

25 Novembre 2020

 

motifs du jugement :

la juge GAUTHIER

 

y ont souscrit :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

DATE :

le 8 FÉvrier 2021

 

COMPARUTIONS

Me Audrey Boctor

Me Olga Redko

 

pour l’Appelant

 

Me Jean-Robert Noiseux

Me Vincent Veilleux

 

pour L’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

IMK s.e.n.c.r.l., LLP

Montréal (Québec)

 

pour l’Appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

pour l’intimée

 

 

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