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Date : 20210114


Dossiers : A-486-19

A-482-19

Référence : 2021 CAF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

Dossier : A-486-19

ENTRE :

MCCAIN FOODS LIMITED

appelante

et

J.R. SIMPLOT COMPANY,

SIMPLOT CANADA (II) LIMITED et

ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

intimées

Dossier : A-482-19

ET ENTRE :

ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

appelante

et

MCCAIN FOODS LIMITED,

J.R. SIMPLOT COMPANY et

SIMPLOT CANADA (II) LIMITED

intimées

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 9 décembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20210114


Dossiers : A-486-19

A-482-19

Référence : 2021 CAF 4

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

Dossier : A-486-19

ENTRE :

MCCAIN FOODS LIMITED

appelante

et

J.R. SIMPLOT COMPANY,

SIMPLOT CANADA (II) LIMITED et

ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

intimées

Dossier : A-482-19

ET ENTRE :

ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

appelante

et

MCCAIN FOODS LIMITED

J.R. SIMPLOT COMPANY et

SIMPLOT CANADA (II) LIMITED

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Aperçu

[1] La présente décision porte sur deux appels interjetés à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1635, rendue par la juge McVeigh, ci-après la juge) qui accueillait en partie un appel d’une décision de la protonotaire Aylen (la protonotaire) dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet. Dans l’action, McCain Foods Limited (McCain) allègue que J.R. Simplot Company et Simplot Canada (II) Limited (collectivement, Simplot) ont contrefait le brevet canadien no 2 412 841 intitulé « Procédé servant à traiter des légumes et des fruits avant leur cuisson » (le brevet). Plus précisément, McCain allègue que l’utilisation par Simplot d’un système comportant un champ électrique pulsé (CEP) pour faciliter la coupe des fruits et légumes surgelés après la cuisson constitue une contrefaçon du brevet.

[2] La protonotaire a accordé à Simplot l’autorisation de faire ce qui suit :

A. Modifier sa défense et sa demande reconventionnelle pour y ajouter des allégations selon lesquelles Simplot bénéficiait d’une licence implicite ou de l’acquiescement supposé de McCain;

B. Mettre en cause Elea Vertriebs-und-Vermarktungsgesellschaft, mbH (Elea), le fournisseur des systèmes de traitement par CEP utilisés par Simplot dans la contrefaçon alléguée.

[3] En plus de l’appel interjeté par McCain contre la décision de la protonotaire, la juge était saisie d’une requête présentée par Elea sollicitant la radiation ou la suspension de la mise en cause.

[4] La juge a restreint la portée des allégations permises dans la défense et la demande reconventionnelle, ainsi que dans la mise en cause, mais elle a refusé de radier toutes les nouvelles allégations qu’elles contiennent. Elle a également refusé de surseoir à la mise en cause. Les limitations imposées par la juge à l’égard des allégations ne sont pas en litige devant notre Cour. Devant nous, McCain (dans le dossier de la Cour no A-486-19) demande la radiation du reste des allégations relatives à la licence implicite et à l’acquiescement figurant dans la défense et la demande reconventionnelle, ainsi que l’entièreté de la mise en cause, sans autorisation de les modifier. Dans l’autre appel (dossier de la Cour no A-482-19), Elea demande la radiation de la mise en cause seulement, aussi sans autorisation de la modifier.

[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerais l’appel d’Elea et je radierais la mise en cause sans autorisation de la modifier. J’accueillerais en partie l’appel de McCain, c’est-à-dire que je radierais également la mise en cause sans autorisation de la modifier, mais je rejetterais l’appel concernant les défenses de licence implicite et d’acquiescement de Simplot.

II. Les principaux faits et les décisions contestées

[6] L’élément central des modifications aux actes de procédure et de la mise en cause en l’espèce est que le fournisseur des systèmes de traitement par CEP utilisés par Simplot dans la contrefaçon alléguée, c’est-à-dire Elea, a également vendu les systèmes de traitement par CEP à McCain.

[7] Dans sa défense et sa demande reconventionnelle, dans leur version modifiée, Simplot soutient ce qui suit pour étayer sa thèse voulant qu’elle bénéficie d’une licence implicite ou de l’acquiescement de McCain :

A. Le site Web d’Elea indique qu’elle a fabriqué et installé plus de 100 systèmes de traitement par CEP comme celui en cause, lesquels sont utilisés partout dans le monde;

B. Dans le contrat conclu entre Simplot et Elea (le contrat), cette dernière garantit que ses systèmes de traitement par CEP ne contrefont aucun brevet et que l’utilisation par Simplot de ces systèmes ne contreferait aucun brevet;

C. Elea a vendu les mêmes systèmes de traitement par CEP à McCain, laquelle les utilise au Canada et aux États-Unis;

D. McCain sait qu’Elea fabrique ses systèmes de traitement par CEP et les vend à d’autres, notamment à Simplot au Canada, mais elle n’a pris aucune mesure pour : i) empêcher Elea de le faire; ii) informer Simplot de l’existence du brevet, ou l’empêcher d’acquérir les systèmes de traitement par CEP d’Elea.

[8] Dans sa mise en cause, dans sa version modifiée, Simplot demande, dans le cas où il serait conclu qu’elle a contrefait un brevet, des déclarations selon lesquelles :

A. Elea a incité à cette contrefaçon;

B. Elea est responsable, personnellement ou solidairement avec Simplot, de cette contrefaçon et de toute réparation qui pourrait être ordonnée en raison de celle-ci;

C. Elea est responsable des pertes de Simplot qui résulteraient de certaines ordonnances pouvant être rendues relativement à cette contrefaçon.

[9] La mise en cause de Simplot est fondée sur les allégations de fait suivantes, dont certaines sont semblables à celles énoncées ci-dessus à l’égard de la défense et de la demande reconventionnelle :

A. Simplot a acquis d’Elea ses systèmes de traitement par CEP visés par la contrefaçon alléguée;

B. Dans le contrat, Elea a garanti que ses systèmes de traitement par CEP ne contrefaisaient aucun brevet et que l’utilisation par Simplot de ces systèmes ne constituait pas une contrefaçon de brevet;

C. Le contrat oblige également Elea à défendre Simplot, à la dégager de toute responsabilité et à l’indemniser de toutes pertes ou sommes à débourser en raison de l’allégation de contrefaçon de McCain;

D. Elea connaissait, avant la signature du contrat, l’exigence du brevet américain de McCain correspondant au brevet en cause.

[10] Comme je l’ai indiqué plus haut, la protonotaire a autorisé : i) la modification de la défense et de la demande reconventionnelle de Simplot pour que soient ajoutées les allégations énoncées ci-dessus; ii) la mise en cause. La juge a accueilli en partie l’appel visant la décision rendue par la protonotaire, limitant certaines des allégations que Simplot voulait initialement soulever. Cependant, la juge n’a pas modifié la décision de la protonotaire en ce qui concerne les allégations énoncées ci-dessus.

III. Les questions à trancher

[11] Comme je l’ai indiqué, la présente décision porte sur deux appels. Les deux appels se chevauchent en ce qui concerne la mise en cause de Simplot.

[12] Les questions en litige peuvent être classées ainsi :

A. La défense et la demande reconventionnelle

  1. La défense de licence implicite

  2. La défense d’acquiescement

B. La mise en cause

IV. Analyse

A. La norme de contrôle

[13] La question de la norme de contrôle applicable en l’espèce est compliquée par le fait qu’il s’agit d’un appel visant la décision de la juge, laquelle était elle-même partiellement un appel visant la décision de la protonotaire. L’arrêt de notre Cour Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331 au para. 79, indique que, dans une telle situation, la norme de contrôle s’applique conformément à l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen) : la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit, tandis que la norme de contrôle applicable aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit, lorsqu’il n’y a pas de question de droit isolable, est celle de l’erreur manifeste et dominante. Les parties ne sont pas en désaccord sur ce point.

[14] Par ailleurs, puisque la juge était d’accord avec la protonotaire sur les questions en litige dans l’appel de sa décision, notre Cour doit examiner la décision de la protonotaire afin de déterminer si la juge a commis une erreur en refusant d’infirmer sa décision : Sikes c. Encana Corporation, 2017 CAF 37, [2017] A.C.F. no 196 au para. 12; Enercorp Sand Solutions Inc. c. Specialized Desanders Inc., 2018 CAF 215, [2018] A.C.F. no 1179 au para. 15 (Enercorp).

[15] L’aspect de la décision de la juge qui concernait la requête d’Elea en radiation ou en suspension de la mise en cause ne constituait pas, à strictement parler, un appel de la décision de la protonotaire. Par contre, la norme de contrôle applicable à cet aspect de la décision de la juge est également énoncée dans Housen.

[16] La question de la norme de contrôle applicable en l’espèce est également compliquée par le désaccord des parties sur la façon dont les questions en litige doivent être caractérisées. McCain et Elea soutiennent que toutes les erreurs qui, selon elles, ont été commises par la juge ou la protonotaire sont des erreurs de droit et par conséquent qu’elles doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. En effet, notre Cour n’a pas à faire preuve de retenue envers la Cour fédérale à l’égard de questions de droit, à condition qu’elles puissent être isolées des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Toutefois, en soutenant que les erreurs alléguées sont des erreurs de droit, McCain et Elea signalent qu’elles ne contestent pas les conclusions de fait de la juge ou de la protonotaire.

[17] Pour sa part, Simplot soutient que la plupart des questions en litige concernent des questions mixtes de fait et de droit et que celles-ci doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[18] Je reviendrai sur la norme de contrôle applicable à l’égard des diverses questions en litige au fur et à mesure que je les examinerai.

B. Le droit applicable aux modifications des actes de procédure et aux mises en cause

1) Le droit applicable aux modifications des actes de procédure

[19] Ni la juge ni l’une ou l’autre des parties n’a remis en cause l’exposé fait par la protonotaire du droit applicable aux modifications apportées aux actes de procédure, figurant aux paragraphes 11 à 17 de sa décision. De telles modifications sont prévues par les règles 75, 76, 200 et 201 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles).

[20] La règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice : Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, [1993] A.C.F. no 777 (C.A.); Enercorp au para. 19. Cependant, la protonotaire a noté que la modification proposée doit avoir une possibilité raisonnable de succès : Teva Canada Limitée c. Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176, [2016] A.C.F. no 605 aux para. 29 à 32 (Teva). Autrement dit, la modification proposée sera refusée s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable : R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45 au para. 17 (Imperial Tobacco).

[21] Pour décider si une modification présente une possibilité raisonnable de succès, il faut examiner ses chances de succès dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste : Teva au para. 30; Imperial Tobacco au para. 25.

[22] Pour déterminer si une modification à une défense doit être accueillie, il est souvent utile que la Cour se demande si la modification, si elle faisait déjà partie de l’acte de procédure proposé, serait un moyen susceptible d’être radié : Visx Inc. c. Nidek Co., [1996] A.C.F. no 1721 (C.A.F.) au para. 16. Dans l’affirmative, la modification ne devrait pas être accueillie.

[23] La règle 174 des Règles exige que les faits substantiels soient exposés. Toutefois, il n’existe pas de démarcation nette entre les faits substantiels et les simples allégations : Mancuso c. Canada (Santé nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227, [2015] A.C.F. no 1245 au para. 18 (Mancuso). Le juge qui examine les requêtes doit, en prenant en considération les actes de procédure dans leur ensemble, veiller à ce que ces actes de procédure cernent les questions en litige avec une précision suffisante pour que soit assurée la saine gestion et l’équité des phases préparatoires à l’instruction et de l’instruction : Mancuso au para. 18. Dans l’arrêt Enercorp, notre Cour a récemment exposé l’idée selon laquelle les instances doivent être propices à la saine gestion et à l’équité.

[36] Pour décider si les actes de procédure permettront d’assurer « la saine gestion et l’équité », la Cour doit examiner l’ensemble des circonstances, y compris la connaissance relative et les moyens de connaissance des parties. Les règles en la matière ne doivent pas permettre à ceux qui ont connaissance des faits substantiels d’opprimer ceux qui cherchent à s’appuyer sur ces faits sans toutefois avoir les moyens de les connaître de façon à être en mesure de les plaider dans les détails.

[37] L’énoncé au paragraphe 19 de l’arrêt Mancuso suivant lequel « [l]’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée » doit être interprété à la lumière de « la saine gestion et l’équité ». La partie qui, comme dans le cas qui nous concerne, invoque une transaction qui lui est étrangère doit être en mesure de la décrire avec suffisamment de détails pour permettre à l’autre partie de la reconnaître. Si ce critère est respecté, la question de savoir si les actes de procédure sont suffisants doit être examinée à la lumière de toutes les circonstances, y compris les moyens de connaissance respectifs des parties.

[24] La thèse de McCain en l’espèce porte principalement sur la question de la possibilité raisonnable de succès, plutôt que sur tout autre intérêt de la justice ou toute injustice qui ne saurait être réparée par l’adjudication de dépens.

2) Le droit applicable aux mises en cause

[25] Les règles 193 et 194 des Règles portent sur les mises en cause. La question de savoir s’il faut autoriser le dépôt d’une mise en cause se tranche en fonction des mêmes facteurs que la question de savoir s’il faut autoriser la modification des actes de procédure pour introduire une nouvelle cause d’action : Alberta c. Canada, 2018 CAF 83, [2018] A.C.F. no 454 au para. 20. Comme pour les modifications d’actes de procédure en l’espèce, la validité d’une mise en cause repose sur la question de savoir si elle présente une possibilité raisonnable de succès.

[26] La mise en cause doit, en soi, être valable à titre d’instance indépendante, distincte de l’action principale, et ne peut être une simple procédure incidente à celle-ci : R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd., [1980] 1 R.C.S. 695, 1979 CanLII 187à la p. 709 (Thomas Fuller); 744185 Ontario Inc. c. Canada, 2020 CAF 1, [2020] A.C.F. no 10 au para. 32 (Air Muskoka). Cela dit, on peut tenir compte de l’action principale si elle est utile pour cerner l’objet du litige dans les mises en cause connexes : Canada (Procureur général) c. Gottfriedson, 2014 CAF 55, [2014] A.C.F. no 216 au para. 34 (Gottfriedson).

C. L’appel concernant la défense et la demande reconventionnelle

1) La défense de licence implicite

[27] McCain soutient que la défense de licence implicite invoquée par Simplot est juridiquement insuffisante en ce qu’elle n’est pas étayée par le droit sur les licences implicites et que les allégations de fait sont inadéquates.

[28] Si je comprends bien, la défense de licence implicite invoquée par Simplot est fondée sur l’allégation selon laquelle Elea est titulaire d’une licence en vertu du brevet l’autorisant (soit explicitement soit implicitement) à vendre ses systèmes de traitement par CEP à des tiers et, par conséquent, l’achat par Simplot de systèmes de traitement par CEP d’Elea qui mettent le brevet en pratique fait de Simplot la titulaire d’une sous-licence en vertu du brevet.

[29] À l’appui de sa thèse voulant que la défense ne soit pas étayée par le droit sur les licences implicites, McCain invoque l’arrêt de la Cour suprême du Canada Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.S.C. 129, 1998 CanLII 791 (Eli Lilly). Il est expliqué aux paragraphes 99 et 100 de l’arrêt Eli Lilly que, lorsque le titulaire d’un brevet (ou le titulaire d’une licence qu’il a accordée) vend un objet breveté sans restriction précise, en réalité il confère aussi à l’acheteur une licence implicite l’autorisant à utiliser l’objet conformément au brevet et à céder cette licence à des acheteurs subséquents.

[30] McCain soutient que la protonotaire a commis une erreur de droit en affirmant que la défense de licence implicite invoquée par Simplot est conforme aux principes exposés dans l’arrêt Eli Lilly. McCain soutient que les allégations en l’espèce sont différentes parce qu’il est soutenu qu’Elea (qui serait titulaire d’une licence) a vendu des systèmes de traitement par CEP à McCain (la titulaire du brevet), et non le contraire. Il n’y a pas d’allégation selon laquelle McCain a vendu des objets à Elea et, par conséquent, McCain soutient qu’aucune licence n’a été transmise à Elea.

[31] McCain affirme que la juge a aussi commis une erreur lorsqu’elle a reconnu cette distinction, mais a néanmoins conclu que les rôles des parties demeuraient « analogue[s] ».

[32] Je reconnais que les allégations de fait dans la présente affaire ne sont pas totalement identiques aux faits dans l’affaire Eli Lilly. Toutefois, la question en l’espèce est de savoir si la protonotaire et la juge ont commis une erreur en concluant que ces allégations ont une possibilité raisonnable d’être retenues à l’appui de la thèse voulant que McCain ait accordé une licence, explicite ou implicite, à Elea lui permettant de fabriquer et de vendre ses systèmes de traitement par CEP à des tiers. Bien que la défense de licence implicite invoquée par Simplot soit peu détaillée, et qu’il puisse lui être difficile de présenter des éléments de preuve suffisants pour prouver l’existence d’une licence qui lui serait avantageuse, je ne souscris pas à l’observation voulant que la protonotaire et la juge aient commis une erreur de droit en concluant que la défense avait une possibilité raisonnable de succès. Simplot pourrait bénéficier d’une déduction voulant qu’il y ait une sorte d’arrangement ou d’entente entre McCain et Elea équivalant à une licence. Une telle déduction pourrait être fondée sur l’allégation selon laquelle McCain, qui avait connaissance des activités supposées de contrefaçon en cours d’Elea, non seulement n’a rien fait pour y mettre fin, mais les a en fait encouragées en concluant une opération avec Elea pour l’achat de systèmes de traitement par CEP faisant l’objet du litige.

[33] Si Simplot réussit à prouver l’existence d’une licence accordée par McCain à Elea pour vendre ses systèmes de traitement par CEP à des tiers, il semblerait également que Simplot aurait au moins une possibilité raisonnable d’établir que ces ventes donnaient lieu à une sous-licence permettant à l’acheteur d’utiliser comme prévu ces systèmes de traitement au CEP.

[34] Ces observations ne constituent pas des conclusions sur le bien-fondé de la défense de licence implicite invoquée par Simplot. Par contre, elles constituent bien une conclusion selon laquelle Simplot doit être autorisée à faire valoir cette défense.

[35] L’autre attaque de McCain contre la défense de licence implicite est que les allégations de fait sont inadéquates. À l’appui de cette observation, McCain soutient que la protonotaire a commis deux erreurs de droit. Premièrement, McCain soutient que la protonotaire, au paragraphe 23 de ses motifs, a exempté à tort Simplot de l’obligation de présenter des faits substantiels parce que sa défense était fondée sur la licence implicite. Deuxièmement, McCain soutient que la protonotaire a mal appliqué l’enseignement de l’arrêt Enercorp.

[36] Il semble que, pour la première de ces erreurs de droit alléguées, McCain renvoie à une licence implicite en raison de la dernière phrase du paragraphe 23 des motifs de la protonotaire, laquelle porte sur la licence alléguée donnée par Elea à Simplot, et non celle donnée par McCain à Elea. La phrase est rédigée ainsi :

[traduction]

De plus, je fais observer que la licence qui aurait en conséquence été octroyée à Simplot l’aurait été par un effet du droit, de sorte qu’il ne serait pas nécessaire de présenter des faits substantiels supplémentaires au-delà de l’achat du système de traitement par CEP.

[37] Je ne vois aucune erreur dans cette phrase. McCain ne précise pas quels seraient les faits substantiels supplémentaires requis. À mon avis, l’allégation selon laquelle McCain a autorisé Elea à fabriquer et à vendre ses systèmes de traitement par CEP à des tiers, conjointement au principe exposé dans l’arrêt Eli Lilly selon lequel le droit d’utiliser un objet visé par une licence accompagne normalement l’objet lorsqu’il est vendu, est suffisante pour étayer l’allégation de Simplot voulant qu’elle soit autorisée implicitement à utiliser ses systèmes de traitement par CEP.

[38] En ce qui concerne la deuxième erreur de droit alléguée, fondée sur l’enseignement de l’arrêt Enercorp, McCain soutient que la protonotaire s’est trop fortement appuyée sur le fait que Simplot est étrangère à l’opération entre McCain et Elea, et qu’elle n’a pas tenu compte du principe selon lequel les actes de procédure ne peuvent pas être purement hypothétiques : Caterpillar Tractor Co. c. Babcock Allatt Ltd., [1983] 1 C.F 487, [1982] A.C.F. no 159, conf. par [1983] A.C.F. no 528 (C.A.F.); Painblanc c. Kastner, [1994] A.C.F. no 1671 (F.C.A.). McCain soutient que la protonotaire a commis une erreur de droit en autorisant Simplot à maintenir sa défense de licence implicite fondée sur l’unique fait substantiel de la vente par Elea à McCain de systèmes de traitement par CEP.

[39] Au paragraphe 23 de ses motifs, la protonotaire analyse l’idée exposée dans l’arrêt Enercorp, au paragraphe 36, suivant laquelle la connaissance relative et les moyens de connaissance des parties doivent être pris en compte lorsque la Cour détermine si un acte de procédure proposé permet d’assurer la saine gestion et l’équité (voir le passage d’Enercorp cité au paragraphe 23 ci-dessus). La protonotaire a conclu que, étant donné que Simplot est étrangère à la transaction entre McCain et Elea, sa capacité à fournir des détails à cet égard est limitée et que cette limitation devait être prise en compte. Je ne relève aucune erreur dans cette analyse. Par ailleurs, les allégations de fait à l’appui de la défense de licence implicite invoquée par Simplot sont suffisantes pour permettre à McCain de savoir quelles sont les opérations en litige. À mon avis, l’acte de procédure de la défense de licence implicite permet d’assurer la saine gestion et l’équité.

[40] De même, je ne souscris pas à l’observation de McCain voulant que la défense de licence implicite invoquée par Simplot soit fondée uniquement sur la vente par Elea à McCain. Comme je l’ai indiqué plus haut, un autre fait substantiel allégué important est que McCain a conclu cette opération avec Elea en sachant que cette dernière vendait aussi des systèmes de traitement par CEP (des systèmes qui, selon ses dires, sont utilisés pour faire de la contrefaçon) à des tiers. Je ne constate aucune erreur de droit dans la conclusion voulant que ces allégations soient suffisantes pour que la défense de licence implicite de Simplot ait une possibilité raisonnable de succès.

2) La défense d’acquiescement

[41] La défense d’acquiescement invoquée par Simplot est fondée sur le même ensemble d’allégations de fait que sa défense de licence implicite (telle qu’elle est résumée au paragraphe 7 ci-dessus). Plus précisément, Simplot allègue qu’à la lumière de ces allégations de fait, McCain a :

[traduction]

acquiescé à la vente par Elea de ses systèmes de traitement par CEP à des acheteurs tiers comme [Simplot], et à leur utilisation par ceux-ci, de sorte que McCain ne peut opposer le [brevet] aux acheteurs tiers comme [Simplot].

[42] Selon McCain, la défense d’acquiescement de Simplot comporte deux parties : (i) l’acquiescement de McCain à la fabrication et à la vente par Elea de ses systèmes de traitement par CEP à des tiers; (ii) l’acquiescement de McCain à ce que ces tiers (dont Simplot) utilisent ces systèmes de traitement par CEP dans l’exécution du processus breveté.

[43] McCain affirme que rien dans la jurisprudence n’étaye la seconde partie de la défense d’acquiescement de Simplot : que l’inaction de McCain contre une partie (Elea) ou à son égard pourrait entraîner l’acquiescement en faveur d’une autre partie (Simplot). À mon avis, cette seconde partie de la défense d’acquiescement de Simplot ne pose pas de difficulté particulière. Si Simplot réussit à établir que McCain a acquiescé à ce qu’Elea fabrique et vende ses systèmes de traitement par CEP à des tiers, alors (en grande partie comme ce fut le cas dans l’analyse concernant la défense de licence implicite au paragraphe 33 ci-dessus) il semblerait aussi que Simplot aurait au moins une possibilité raisonnable d’établir que la préclusion découlant d’un tel acquiescement accompagne les ventes de ces systèmes de traitement par CEP.

[44] Je ne souscris pas à l’observation de McCain selon laquelle la juge a commis une erreur en n’examinant pas séparément les deux parties de la défense d’acquiescement de Simplot (telle que décrite par McCain).

[45] McCain ne soutient pas que la juge a commis une erreur en citant le passage suivant de la décision Remo Imports Ltd. c. Jaguar Canada Ltd., 2005 CF 870, [2005] A.C.F. no 1088 au para. 53 (Remo Imports), pour établir le critère juridique de l’acquiescement :

Les critères requis pour établir l’assentiment sont les suivants : 1. Il faut quelque chose de plus que le simple retard. À lui seul, le silence ne suffit pas pour empêcher une procédure judiciaire [...] 2. le détenteur de droits doit connaître son droit et doit connaître la violation de son droit par l’autre partie [...] 3. le détenteur de droits doit encourager l’autre partie à continuer la violation [...] et 4. l’autre partie doit agir à son détriment en se fiant à l’encouragement du détenteur de droits […]

[46] McCain ne soutient pas non plus que la protonotaire a commis une erreur en se fondant sur la décision Omark Industries, Inc. v. Sabre Saw Chain (1963) Ltd., [1976] F.C.J. no 303à la p. 137 (C.F. 1re inst.) (Omark), à l’appui de la liste suivante d’exigences nécessaires à la défense d’acquiescement :

[traduction]

(i) la seconde personne doit se tromper sur ses propres droits légaux; (ii) la seconde personne doit avoir dépensé de l’argent ou commis un acte sur la foi de cette croyance erronée; (iii) le titulaire du brevet doit connaître l’existence de ses propres droits, qui sont incompatibles avec ceux revendiqués par la seconde personne; (iv) le titulaire du brevet doit connaître la fausse croyance de la seconde personne dans ses droits; (v) le titulaire du brevet doit avoir encouragé la seconde personne à faire la dépense d’argent ou à commettre l’acte, soit directement soit en s’abstenant de faire valoir ses droits légaux de titulaire de brevet.

[47] McCain soutient qu’un titulaire de brevet peut choisir les personnes contre lesquelles il intente des actions et qu’il ne peut pas être contraint d’intenter des actions contre toutes les personnes pouvant s’adonner à la contrefaçon. McCain soutient que la protonotaire et la juge ont commis une erreur de droit parce qu’elles ont manqué à ce principe en l’enjoignant en fait à intenter une action contre Elea. À mon avis, ni la protonotaire ni la juge n’ont manqué au principe invoqué par McCain. Elles ont plutôt conclu que l’obligation pour McCain d’intenter une action contre Elea était un élément découlant de la défense d’acquiescement de Simplot (voir le paragraphe 27 des motifs de la protonotaire et le paragraphe 41 des motifs de la juge).

[48] Les observations de McCain à cet égard visent une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, la norme de contrôle qui s’applique à cette question est celle de l’erreur manifeste et dominante. Je ne vois pas d’erreur de la sorte.

[49] McCain soutient que Simplot n’a pas fait valoir certains éléments nécessaires à la défense d’acquiescement, dont : (i) des faits montrant qu’Elea contrefait le brevet; (ii) des faits montrant que McCain connaît l’existence de la croyance erronée d’Elea; (iii) des faits montrant que McCain a fait quoi que ce soit pour encourager Elea à continuer de contrefaire le brevet à son propre détriment.

[50] Il semble que cette première lacune alléguée (des faits montrant qu’Elea contrefait le brevet) soit comblée par l’observation de Simplot selon laquelle Elea contrefait le brevet par la fabrication et la vente des systèmes de traitement par CEP dont le seul but est l’exécution du processus breveté. À mon avis, cette thèse est à tout le moins défendable et a une possibilité raisonnable de succès : voir la décision de Korompay c. Ontario Hydro, [1989] A.C.F. no 447, 26 C.P.R. (3d) 464 à la p. 466 (C.F. 1re inst.).

[51] La seconde lacune alléguée (la connaissance par McCain de l’existence de la croyance erronée d’Elea) porte sur une exigence figurant dans la décision Omark, mais pas dans la décision Remo Imports. Par conséquent, il est raisonnablement possible de soutenir qu’il ne s’agit pas d’une exigence juridique de la défense d’acquiescement plaidée par Simplot. Par ailleurs, on pourrait raisonnablement déduire des allégations voulant d’une part que McCain ait su qu’Elea fabriquait et vendait ses systèmes de traitement par CEP et d’autre part que McCain ait acheté l’un de ses systèmes que McCain savait qu’Elea croyait qu’elle ne violait pas de droits de brevet détenus par McCain.

[52] On peut soutenir que la troisième lacune alléguée, concernant l’encouragement par McCain, est comblée par l’achat par McCain de l’un des systèmes de traitement par CEP d’Elea.

[53] Tout comme la défense de licence implicite, il pourrait s’avérer difficile pour Simplot de présenter des éléments de preuve suffisants pour établir la défense d’acquiescement, mais je ne suis pas d’avis que la protonotaire ou la juge ont commis une erreur en concluant que cette défense avait une possibilité raisonnable de succès.

3) Dispositif dans l’appel concernant la défense et la demande reconventionnelle

[54] Je rejetterais l’appel de McCain portant sur les défenses de licence implicite et d’acquiescement.

D. L’appel concernant la mise en cause

[55] McCain et Elea soutiennent toutes deux que la protonotaire et la juge ont commis une erreur en autorisant Simplot à déposer une mise en cause visant Elea. Elles soutiennent que la mise en cause est essentiellement fondée sur un contrat de nature commerciale et, par conséquent, qu’elle ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale. Pour sa part, Simplot affirme que sa mise en cause est fondée essentiellement sur le fait qu’Elea l’a incitée à contrefaire le brevet et que, par conséquent, la Cour fédérale a compétence en la matière.

[56] Étant donné que la question de savoir s’il est approprié d’autoriser la mise en cause relève de la compétence de la Cour fédérale, il y a lieu de commencer par une discussion sur ce sujet.

1) La compétence de la Cour fédérale

[57] La Cour fédérale n’est pas comme les cours supérieures provinciales, qui ont une compétence inhérente. La Cour fédérale a été créée en application de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 et 31 Vict., ch. 3, qui est rédigé ainsi :

VII. JUDICATURE

VII. JUDICATURE

Cour générale d’appel, etc.

General Court of Appeal, etc.

101. Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l’occasion le requerra, adopter des mesures à l’effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada.

101. The Parliament of Canada may, notwithstanding anything in this Act, from Time to Time provide for the Constitution, Maintenance, and Organization of a General Court of Appeal for Canada, and for the Establishment of any additional Courts for the better Administration of the Laws of Canada.

[58] La Cour fédérale et notre Cour doivent leur existence à la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Le passage suivant tiré de l’arrêt Air Muskoka résume de façon utile les principes généraux régissant la compétence de la Cour fédérale qu’il faudra prendre en compte en l’espèce :

[28] Il est bien établi qu’en sa qualité de tribunal créé par la loi, la Cour fédérale ne jouit que de la compétence qui lui a été conférée par la loi (ainsi que tous les pouvoirs inhérents d’une cour supérieure d’archives qui sont requis pour prendre en charge efficacement et trancher des questions devant la Cour, comme le précise l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, aux paragraphes 35 à 38, 157 D.L.R. (4th) 385, ainsi que des décisions subséquentes de notre Cour, comme l’arrêt Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, aux paragraphes 34 à 36, 443 N.R. 378). Bien souvent, la source de la compétence que la loi confère à la Cour fédérale se trouve dans la Loi sur les Cours fédérales elle-même.

[29] Il existe toutefois des limites constitutionnelles à une telle compétence. Aux termes de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement fédéral détient la compétence d’établir des tribunaux additionnels « pour la meilleure administration des lois du Canada ». En raison de cette limitation, les dispositions attributives de compétence de la Loi sur les Cours fédérales ont été interprétées en conformité avec les exigences de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans une trilogie d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada il y a plusieurs décennies.

[30] Dans l’arrêt ITO [ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S 752, 1986 CanLII 91], la Cour suprême du Canada a établi ce qui est aujourd’hui considéré comme étant le critère appliqué universellement pour déterminer la compétence de la Cour fédérale en s’appuyant sur les principes énoncés dans ses décisions antérieures, qui ont été rendues dans les jugements Quebec North Shore Paper c. C.P. Ltée, 1976, [1977] 2 R.C.S 1054, 9 N.R. 471, et McNamara Construction (Western) Ltd. et autre c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, 13 N.R. 181 [McNamara Construction]. Comme l’a fait remarquer le protonotaire, selon le critère de l’arrêt ITO, une partie cherchant à établir qu’une affaire relève de la compétence de la Cour doit établir les trois éléments suivants :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du contentieux et constitue le fondement de l’attribution de compétence par une loi; et

3. La loi invoquée dans le contentieux doit figurer parmi les « lois du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Royaume-Uni), ch. 3.

[31] Afin d’établir si une demande satisfait à ces exigences, il est impératif d’apprécier la demande pour en déterminer la nature essentielle ou, pour employer une terminologie parfois utilisée en jurisprudence, d’en valider le « caractère véritable ». La juge Karakatsanis a décrit cette partie de l’analyse aux paragraphes 26 et 27 des motifs de la majorité dans l’arrêt Pont de Windsor [Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617] :

26. Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, par. 28 (CanLII), la juge Sharlow). La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » (Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, par. 16 (CanLII), le juge Décary). Le tribunal doit plutôt « aller au-delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (ibid., voir aussi Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223, par. 36; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117, [2010] 3 C.T.C. 80, par. 24 (CanLII)).

27. Par ailleurs, de véritables choix stratégiques ne devraient pas être dénigrés sous prétexte qu’ils constituent d’astucieux arguments. La question consiste à se demander si la cour a compétence à l’égard de la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas à l’égard d’une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre.

[32] Si cette analyse est appliquée à une demande de mise en cause, cette dernière doit être appréciée séparément de la réclamation principale. Comme le note le juge Evans, écrivant pour notre Cour, au paragraphe 56 de l’arrêt Peter G. White Management Ltd. c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190, [2007] 2 R.C.F. 475 [Peter G. White], « […] une demande non fondée par ailleurs sur le droit fédéral ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale simplement parce qu’elle découle essentiellement des mêmes faits que ceux d’une demande connexe qui, elle, relève de la compétence fédérale […] ». (Voir aussi, dans le même sens, l’arrêt Fuller [R. c. Thomas Fuller Construction (1958) Ltd. et autre, [1980] 1 R.C.S. 695, 30 N.R. 249 (C.S.C.)], à la page 711, et l’arrêt Produits forestiers du Canada ltée c. Canada (Procureur Général), 2005 CAF 220, aux paragraphes 50 à 52 (sub nom. Bande indienne de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [2006] 1 R.C.F. 570 [Bande indienne de Stoney]). Ceci étant dit, il faudrait peut-être tenir compte de la réclamation principale pour déterminer la nature essentielle de la demande de mise en cause, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Gottfriedson, 2014 CAF 55, au paragraphe 34, 456 N.R. 391 [Gottfriedson].

[59] Pour décider si la Cour fédérale a compétence à l’égard d’une action en particulier, il faut s’attarder au fondement de la cause d’action ou de la réparation demandée : Windsor Bridge au para. 41 et 42.

[60] Il n’est pas contesté que la Cour fédérale a compétence dans une affaire qui est essentiellement une action en contrefaçon de brevet. Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales est le fondement de la compétence de la Cour fédérale dans les cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit relativement à un brevet :

Propriété industrielle : compétence concurrente

Industrial property, concurrent jurisdiction

20 (2) Elle a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit non visés par le paragraphe (1) relativement à un brevet d’invention, à un certificat de protection supplémentaire délivré sous le régime de la Loi sur les brevets, à un droit d’auteur, à une marque de commerce, à un dessin industriel ou à une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés.

20 (2) The Federal Court has concurrent jurisdiction in all cases, other than those mentioned in subsection (1), in which a remedy is sought under the authority of an Act of Parliament or at law or in equity respecting any patent of invention, certificate of supplementary protection issued under the Patent Act, copyright, trademark, industrial design or topography referred to in paragraph (1)(a).

[61] Pour la contrefaçon de brevet, la loi fédérale pertinente est la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. La source précise conférant compétence sur les recours relatifs à la contrefaçon de brevet est le paragraphe 55(1) :

Contrefaçon et recours

Liability for patent infringement

55 (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet.

55 (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

[62] Il n’est pas contesté non plus que l’incitation à la contrefaçon est une forme de contrefaçon de brevet, et non un délit distinct : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30, [2020] A.C.F. no 179 au para. 45, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 39099 (23 décembre 2020) (Hospira 2020); Bauer Hockey Corp. c. Easton Sports Canada Inc., 2010 CF 361, [2010] A.C.F. no 431 au para. 199, conf. par 2011 CAF 83, [2011] A.C.F. no 331. Par conséquent, la compétence de la Cour fédérale de statuer sur une action en bonne et due forme relative à l’incitation à la contrefaçon de brevet n’est pas en litige. Si la mise en cause de Simplot est en effet fondée essentiellement sur l’incitation à la contrefaçon de brevet, l’appel doit être rejeté.

[63] De l’autre côté du débat, il n’est pas contesté que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur une affaire portant essentiellement sur une violation de contrat entre deux parties privées. Notre Cour a récemment précisé que la Cour fédérale a bien compétence pour interpréter des contrats entre citoyens privés, pourvu que cela soit fait dans l’exercice d’une compétence fédérale valide conférée à la Cour fédérale : Salt Canada Inc. c. Baker, 2020 CAF 127, [2020] A.C.F. no 810 au para. 24 (Salt). Toutefois, il faut qu’une loi attribue précisément la compétence à la Cour fédérale. Notre Cour a ajouté, dans l’arrêt Salt, au paragraphe 40 : « Lorsqu’elles sont saisies de différends contractuels, les Cours fédérales sont habilitées à régler ces différends [sur l’interprétation des contrats], tout comme n’importe quel autre tribunal, et elles le font continuellement. » Toutefois, l’arrêt Salt portait sur une demande présentée en application de l’article 52 de la Loi sur les brevets visant la modification d’une inscription dans les registres du Bureau des brevets. L’article 52 de la Loi sur les brevets constituait alors l’attribution légale de la compétence précise à la Cour fédérale.

[64] Il n’est pas contesté que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur la mise en cause de Simplot à moins qu’elle ne puisse fonder sa mise en cause sur une attribution légale de compétence précise. Sans cela, la mise en cause de Simplot ne relèverait pas de la compétence de la Cour fédérale et devrait par conséquent être radiée.

[65] Comme je l’ai indiqué plus haut, pour trancher la question de la compétence de la Cour fédérale à l’égard d’une mise en cause, il faut déterminer quelle est la nature essentielle de cette mise en cause. La norme de contrôle applicable à la conclusion sur la nature essentielle de la mise en cause est celle de la décision correcte : Air Muskoka au para. 49. Avant d’exprimer une conclusion sur la nature essentielle de la mise en cause, j’examinerai les divers arguments invoqués par Simplot.

2) La compétence fondée sur la Loi sur les brevets

[66] J’examinerai maintenant la question de savoir si la compétence de la Cour fédérale relativement à la mise en cause peut être fondée sur la Loi sur les brevets.

[67] Comme je l’ai indiqué plus haut, le véritable litige en l’espèce n’est pas de savoir si la Cour fédérale a compétence pour statuer sur une action alléguant l’incitation à la contrefaçon de brevet. Elle a compétence. Le litige concerne plutôt la question de savoir si la nature essentielle de la mise en cause de Simplot est effectivement l’incitation à la contrefaçon de brevet.

[68] Les trois exigences pour que l’on conclue à l’incitation à la contrefaçon de brevet sont bien connues. Selon l’arrêt Hospira 2020 au para. 38, citant l’arrêt Corlac Inc. c. Weatherford Canada Inc., 2011 CAF 228, [2011] A.C.F. no 1090 au para. 162 :

Premièrement, l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Deuxièmement, l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. Troisièmement, l’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon [...]

[69] Simplot soutient que les allégations présentées dans sa mise en cause sont suffisantes pour qu’il soit satisfait aux trois exigences applicables à l’incitation à la contrefaçon de brevet. Simplot se trouve principalement devant un dilemme : soit elle ne contrefait pas le brevet de McCain – auquel cas elle n’aura aucune responsabilité envers McCain pouvant justifier une action contre Elea –, soit elle ne contrefait pas le brevet – auquel cas, elle ne peut prétendre être une personne se réclamant du breveté, et par conséquent, elle n’a pas qualité pour agir. Je précise ma pensée dans les paragraphes qui suivent.

[70] L’action de Simplot fondée sur l’incitation doit être basée sur une conclusion établissant qu’elle a contrefait le brevet. La première exigence applicable à l’incitation à la contrefaçon est un acte de contrefaçon exécuté par un contrefacteur direct. Manifestement, la théorie de Simplot voulant qu’Elea ait incité à la contrefaçon est fondée sur la prémisse que Simplot elle-même serait le contrefacteur direct qui a été incité à la contrefaçon : voir le paragraphe 1c) de la mise en cause modifiée.

[71] Cependant, le rôle de Simplot à titre de contrefacteur direct est incompatible avec celui de plaignant dans une action d’incitation à la contrefaçon de brevet.

[72] Le régime canadien des brevets est purement législatif : Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 au para. 12. Bien que certains éléments du droit canadien sur les brevets ne soient pas établis explicitement dans la Loi sur les brevets, ou dans une autre loi, et qu’ils soient plutôt le fruit de la jurisprudence (l’incitation à la contrefaçon de brevet en étant elle-même un bon exemple), tous ces éléments doivent trouver leur fondement dans un texte législatif.

[73] Comme je l’ai indiqué plus haut, l’incitation à la contrefaçon de brevet est simplement une forme de contrefaçon, et non un délit distinct. Par conséquent, le fondement législatif d’une action relative à l’incitation à la contrefaçon est identique à celui d’une action concernant la contrefaçon directe : le paragraphe 55(1), lequel est reproduit au paragraphe 61 ci-dessus.

[74] Simplot fait valoir (au paragraphe 78 de son mémoire en réponse à l’appel d’Elea, dossier de la Cour no A-482-19), et la juge a souscrit à cet argument (au paragraphe 61 de ses motifs), qu’« il n’est peut-être pas nécessaire de s’appuyer sur l’article 55 de la Loi sur les brevets pour mettre en cause un fabricant qui a incité à la contrefaçon, étant donné que la question n’a jamais encore été abordée [...] ». La juge a par la suite ajouté qu’aucun précédent n’établit si oui ou non l’action relative à l’incitation à la contrefaçon doit relever de l’article 55. Toutefois, pour que l’on conclue que la mise en cause de Simplot a des possibilités raisonnables de succès, il doit y avoir un fondement à cette conclusion. Ce n’est pas suffisant de se dire qu’« on ne sait jamais ce qui peut arriver ».

[75] Ni Simplot ni la juge n’ont invoqué d’autre disposition de la Loi sur les brevets pouvant étayer la mise en cause en l’espèce. Simplot fait observer que la contrefaçon n’est pas définie dans la Loi sur les brevets et que, par conséquent, on ne peut s’attendre à ce que son action fondée sur l’incitation y soit prévue explicitement. Simplot mentionne qu’il existe de la jurisprudence (qu’elle appelle la common law fédérale) sur presque tous les aspects du droit des brevets, et elle invite notre Cour à ajouter à la jurisprudence en examinant sa mise en cause.

[76] Il est vrai que la Loi sur les brevets ne définit pas la contrefaçon, mais elle définit les droits exclusifs que fournit un brevet (voir l’article 42) et la jurisprudence a établi une définition de la contrefaçon qu’elle a déduite de ces droits exclusifs (Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902 au para. 34). Plus important encore, la Loi sur les brevets définit, à l’article 55, les personnes envers lesquelles un contrefacteur peut être responsable. À mon avis, aucune autre disposition de la Loi sur les brevets ne peut conférer la qualité requise pour intenter une action en contrefaçon de brevet (Signalisation de Montréal Inc. c. Services de Béton Universels Ltée, [1993] 1 C.F 341, 1992 CanLII 2427 (C.A.F.) au para. 3 (Signalisation)), ou une action relative à l’incitation à la contrefaçon de brevet.

[77] La question qui se pose alors est de savoir si la mise en cause de Simplot peut être fondée au titre du paragraphe 55(1) (les autres paragraphes de l’article 55 ne sont pas pertinents en l’espèce). Cette disposition porte sur la responsabilité d’un contrefacteur « envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci ». Simplot n’est manifestement pas le breveté, alors elle doit démontrer à tout le moins une possibilité raisonnable de succès à établir qu’elle est une personne « se réclamant du breveté ».

[78] Une personne se réclamant du breveté est une personne qui tire son droit d’utilisation de l’invention brevetée du breveté, à quelque degré que ce soit : Hospira 2020 au para. 108; voir également Signalisation au para. 24; Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33, [2018] A.C.F. no 140 au para. 127. Selon la jurisprudence, les « personnes se réclamant du breveté » peuvent comprendre les titulaires de licence exclusive (Spun Rock Wools Ltd. v. Fiberglas Canada Ltd., [1943] S.C.R. 547, 3 C.P.R. 87), les titulaires de licence non exclusive (Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd., [1982] 1 R.C.S. 907, 1982 CanLII 185), les titulaires de licence implicite (Jay-Lor International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358, [2007] A.C.F no 688), et même les acquéreurs de produits brevetés ou de produits servant à l’exécution d’un processus breveté (Signalisation).

[79] À titre de contrefacteur (selon la théorie de sa mise en cause), Simplot ne tire aucun droit du breveté et ne peut raisonnablement être considérée comme une personne visée par la définition de personne se réclamant du breveté. Par ailleurs, le rôle de Simplot dans les circonstances alléguées dans la mise en cause ne peut, par aucune analogie raisonnable, être assimilé à celui d’une personne se réclamant du breveté. Il est assez facile de comprendre la logique selon laquelle une personne qui tire ses droits d’un breveté (un titulaire de licence par exemple) devrait être capable de faire respecter ses droits relatifs au brevet et d’être indemnisée pour les préjudices qu’elle subit de la contrefaçon du brevet. Mais Simplot ne peut revendiquer de tel droit. Bien au contraire, Simplot est la partie à qui on reproche d’avoir contrefait le brevet et qui aurait commis le préjudice. En réalité, Simplot cherche à faire valoir contre Elea un droit détenu uniquement par McCain.

[80] À mon avis, il est évident et manifeste que Simplot n’a aucune possibilité raisonnable d’établir qu’elle est une personne se réclamant du breveté.

[81] Simplot soutient également que sa mise en cause est simplement incidente à l’action principale et que la Cour fédérale a compétence à l’égard de la mise en cause, car elle a compétence à l’égard de l’action principale. Cependant, comme l’établit la jurisprudence à laquelle il est renvoyé au paragraphe 26 plus haut, une mise en cause doit, en soi, être valable à titre d’instance indépendante, distincte de l’action principale, et ne peut être une simple procédure incidente à celle-ci. En outre, une demande qui n’est pas fondée par ailleurs sur le droit fédéral ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale simplement parce qu’elle découle essentiellement des mêmes faits que ceux d’une demande connexe qui, elle, relève de la compétence fédérale : Peter G. White au para. 56. Il est clair que la mise en cause de Simplot est en fait une action indépendante intentée contre Elea, indépendante de la procédure de McCain contre Simplot. Bien que la responsabilité potentielle d’Elea envers Simplot dans la mise en cause dépendrait en partie de l’issue de l’instance principale, la cause d’action dans la mise en cause découle des modalités de la relation entre Elea et Simplot. Les questions de contrefaçon de brevet seraient accessoires. Cela demeure le cas même lorsqu’on prend en compte l’arrêt Gottfriedson, au paragraphe 34, où il est écrit que l’on peut tenir compte de l’action principale si elle est utile pour cerner l’objet du litige dans la mise en cause.

[82] Je conclurais qu’il est évident et manifeste que Simplot n’a aucune possibilité raisonnable d’établir qu’elle a la qualité pour agir dans la mise en cause fondée sur la Loi sur les brevets. Pour que Simplot établisse une possibilité raisonnable que sa mise en cause soit accueillie, elle devrait fonder sa thèse à l’égard de la compétence de la Cour fédérale sur autre chose que la Loi sur les brevets.

3) La compétence fondée sur la Loi sur les Cours fédérales

[83] Simplot soutient que le fondement de la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la mise en cause peut se trouver au paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, reproduit au paragraphe 60 ci-dessus.

[84] Puisque j’ai déjà conclu que la Loi sur les brevets ne peut pas constituer le fondement de la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la mise en cause, une importante question concernant cette disposition est de savoir si la « loi fédérale » fondant la compétence de la Cour fédérale peut être la Loi sur les Cours fédérales elle-même. En d’autres termes, cette disposition peut-elle renvoyer à elle-même?

[85] Dans l’arrêt Windsor Bridge, la Cour suprême du Canada a examiné la même question, à propos d’une disposition différente, mais semblable de la Loi sur les Cours fédérales, soit l’article 23. Cette disposition confère compétence concomitante à la Cour fédérale « dans tous les cas [...] de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit » en diverses matières. La Cour suprême a conclu au paragraphe 52 qu’il verserait dans la tautologie que la Loi sur les Cours fédérales puisse elle-même être la loi fédérale envisagée par l’expression « loi fédérale ou […] autre règle de droit » à l’article 23.

[86] À mon avis, le même raisonnement doit s’appliquer à la question de savoir si, pour l’application du paragraphe 20(2), la Loi sur les Cours fédérales est « une loi fédérale ou […] toute autre règle de droit » conférant compétence : voir Alpha Marathon Technologies Inc. c. Dual Spiral Systems Inc., 2017 CF 1119, [2017] A.C.F. no 1197 aux para. 78 à 80. Un tel raisonnement serait une tautologie.

[87] Simplot invoque le passage de l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., 2006 CAF 323, [2007] 3 R.C.F. 588 au para. 123, indiquant que rien dans l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales n’indique qu’il est conçu dans le but de limiter la créativité du juge à façonner les réparations appropriées. Je n’en doute pas. Toutefois, je ne vois rien d’incompatible entre la liberté du juge à façonner des réparations et l’exigence selon laquelle il doit d’abord y avoir une attribution de compétence par une loi fédérale, conformément à la première étape prévue dans l’arrêt ITO (reproduite au paragraphe 58 ci-dessus).

[88] Simplot fait observer qu’il n’est pas nécessaire que la compétence de la Cour fédérale soit fondée sur une loi fédérale, puisqu’elle peut provenir « de toute autre règle de droit ». Toutefois, cela n’aide pas la cause de Simplot. Étant donné que la compétence de la Cour fédérale et le droit des brevets en général trouvent leur source dans la législation, Simplot doit quand même rattacher sa thèse à une loi fédérale. Pour les motifs déjà exposés, Simplot ne peut pas fonder sa mise en cause sur la Loi sur les brevets ni sur la Loi sur les Cours fédérales. Aucune autre loi fédérale n’a été suggérée à titre de fondement pour la compétence de la Cour fédérale.

[89] Simplot soutient que la règle 194 des Règles doit recevoir une interprétation large pour que soit réalisé son objet, soit d’éviter les instances multiples. La règle 194 dispose qu’« [u]n défendeur peut, avec l’autorisation de la Cour, mettre en cause une personne […] dont il prétend : [...] qu’elle devrait être liée par la décision sur toute question en litige entre lui et le demandeur ». Même si la règle 194 prévoit les mises en cause, il s’agit d’une disposition procédurale. Il ne peut pas constituer la source d’une compétence de la Cour fédérale indépendamment de la Loi sur les Cours fédérales elle-même.

[90] Simplot soutient qu’elle serait placée dans la position absurde d’avoir à prouver la contrefaçon dans une instance distincte engagée devant une cour provinciale pour demander une indemnisation. Cependant, les préoccupations à propos des instances multiples ou de résultats incompatibles ne peuvent justifier que l’on conclue à la compétence de la Cour fédérale là où aucune loi fédérale ne lui confère compétence. La Cour suprême du Canada a eu l’occasion d’examiner la question des inconvénients dans l’arrêt Bank of Montreal v. Royal Bank of Canada, [1933] S.C.R. 311, [1933] 3 D.L.R. 444 à la p. 316, où la Cour suprême a reconnu que [traduction] « [l’o]n pourrait également invoquer plusieurs raisons pratiques favorables à l’attribution à la Cour de la compétence pour connaître de ces demandes d’indemnisation ». Toutefois, la Cour suprême a refusé de conclure à la compétence parce que ne pas le faire causerait des difficultés. La Cour suprême a examiné cette question de nouveau de nombreuses années plus tard dans l’arrêt Thomas Fuller et elle est arrivée à la même conclusion que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Innotech Pty. Ltd. c. Phoenix Rotary Spike Harrows Ltd., [1997] A.C.F. no 855, 1997 CanLII 5243.

[91] J’ai de l’empathie pour Simplot, qui doit intenter une action en justice distincte devant une cour différente pour faire valoir ses droits relativement à la garantie et à l’indemnisation contre Elea. Cependant, cette difficulté ne peut résoudre le problème de l’absence de compétence de la Cour fédérale en l’espèce.

[92] Simplot s’appuie sur la décision Libbey-Owens-Ford Glass Co. v. Ford Motor Co. (1968), 55 C.P.R. 165 (C. de l’É.), 1968 CarswellNat 27 (Libbey-Owens-Ford). Il a été conclu dans cette décision qu’il était [traduction] « tout à fait défendable » de soutenir qu’une mise en cause, présentée par un défendeur dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet, demandant une indemnisation sur le fondement d’un contrat relevait de la compétence de la Cour de l’Échiquier. La Cour de l’Échiquier a cité l’alinéa 21c) de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1952, ch. 98, à titre de fondement de sa compétence. L’alinéa 21c) était très semblable au paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales actuelle, conférant compétence « dans tous les autres cas où un recours est sollicité sous l’autorité d’une loi du Parlement du Canada ou en vertu de la common law ou en equity concernant un brevet d’invention [...] ».

[93] La décision Libbey-Owens-Ford en effet étaye la thèse de Simplot. Cependant, je ne peux la concilier avec la jurisprudence subséquente. Dans l’arrêt ITO, la Cour suprême a décidé que la compétence de la Cour fédérale devait être attribuée par une loi adoptée par le législateur. Cette exigence se serait appliquée tout autant à la compétence de la Cour de l’Échiquier. La conclusion dans l’arrêt Windsor Bridge, au paragraphe 52, selon laquelle l’intention derrière un libellé semblable à celui du paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’était pas de renvoyer à lui-même semblerait s’appliquer également à l’alinéa 21c) de la Loi sur la Cour de l’Échiquier. En conséquence, appliquant le droit tel qu’il existe aujourd’hui, je ne peux voir comment la défenderesse dans l’affaire Libbey-Owens-Ford pourrait avoir une cause défendable à l’égard de la compétence de la Cour sur sa mise en cause.

[94] Il convient de souligner que, dans la décision plus récente Burns Foods (1985) Ltd. c. Maple Lodge Farms Ltd., [1994] A.C.F. no 1692, 58 C.P.R. (3d) 234 (Burns Foods), la Cour fédérale a tiré une conclusion opposée à celle tirée dans la décision Libbey-Owens-Ford. La décision Burns Foods portait également sur la question de la compétence de la Cour pour statuer sur une demande d’indemnisation fondée sur un contrat présentée contre un mise en cause par un défendeur dans le cadre d’une action en contrefaçon de brevet. La Cour fédérale, dans la décision Burns Foods, a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour statuer sur une telle demande d’indemnisation. Simplot soutient que la Cour fédérale a affirmé clairement que sa décision était fondée sur les éléments de preuve propres à cette affaire. Toutefois, la seule distinction notée par Simplot est que l’affaire Burns Foods ne portait pas sur une action en incitation à la contrefaçon de brevet. Cette distinction n’aide pas Simplot puisque, comme je l’ai déjà indiqué, l’allégation d’incitation de Simplot n’a pas de possibilité raisonnable de succès.

[95] En conclusion, je suis d’avis que la Loi sur les Cours fédérales ne confère pas à la Cour fédérale compétence pour statuer sur la mise en cause de Simplot.

4) La compétence fondée sur le droit contractuel

[96] Simplot ne soutient pas sérieusement que la Cour fédérale a compétence uniquement par l’effet du droit contractuel. Si j’ai bien compris, toutes ses observations sont à l’appui de la thèse voulant que le fondement de la compétence de la Cour fédérale se trouve ailleurs, par exemple, dans la Loi sur les brevets ou la Loi sur les Cours fédérales, et l’aspect contractuel de la mise en cause de Simplot est accessoire.

[97] Puisque j’ai conclu précédemment que la compétence de la Cour fédérale ne peut pas être fondée sur l’une ou l’autre de ces lois, ni sur toute autre règle de droit fédérale qui n’est pas rattachée à ces lois, il n’est pas nécessaire d’examiner davantage la question de la compétence que tirerait la Cour fédérale du droit contractuel.

5) Dispositif sur l’appel concernant la mise en cause

[98] Ayant conclu que la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la mise en cause ne peut être fondée sur la Loi sur les brevets, la Loi sur les Cours fédérales ou uniquement le droit contractuel, je conclurais que la Cour fédérale n’a pas compétence sur la mise en cause, peu importe sa nature essentielle. Cela dit, je profite de l’occasion pour dire qu’à mon avis, la nature essentielle de la mise en cause est contractuelle, puisqu’elle est fondée sur le contrat conclu entre Elea et Simplot. La responsabilité de Simplot envers McCain à l’égard de la contrefaçon de brevet est nécessaire à la thèse soutenue par Simplot dans sa mise en cause, mais le fondement de la mise en cause est la relation entre Simplot et Elea, telle qu’elle est définie dans le contrat. Simplot ne peut invoquer l’incitation. La Loi sur les brevets n’est pas directement pertinente à l’égard de la mise en cause; elle n’est pertinente que de façon incidente du fait de l’action principale.

[99] J’accueillerais l’appel en ce qui concerne la mise en cause. Je radierais la mise en cause en entier, sans autorisation de la modifier.

V. Conclusion

[100] Comme je l’ai indiqué au paragraphe 4 plus haut, notre Cour a été saisie de deux appels. Compte tenu de ce qui précède, j’accueillerais l’appel d’Elea dans le dossier de la Cour no A-482-19 et j’accueillerais en partie l’appel de McCain dans le dossier de la Cour no A-486-19. Je rejetterais la partie de ce dernier appel concernant la défense et la demande reconventionnelle, et j’en accueillerais la partie concernant la mise en cause. Je radierais également la mise en cause en entier, sans autorisation de la modifier.

[101] Au moyen d’une lettre communiquée à notre Cour après l’audience, les parties ont indiqué s’être entendues sur le calcul des dépens et leur montant. J’adjugerais des dépens conformément à cette entente. Étant donné qu’Elea a eu gain de cause en appel, j’ordonnerais à Simplot de payer à Elea pour l’instance devant notre Cour des dépens de 2 500 $, tout inclus. En outre, j’annulerais l’adjudication des dépens de la Cour fédérale contre Elea et j’ordonnerais : (i) que la somme payée à Simplot par Elea au titre de cette adjudication de dépens soit remboursée avec intérêts; (ii) qu’Elea se fasse payer les dépens de l’instance devant la Cour fédérale selon la somme dont conviendront Elea et Simplot ou, faute d’entente, selon la somme qui sera déterminée par la Cour fédérale.

[102] En ce qui concerne l’appel de McCain, le gain n’est pas complet. Conformément à l’entente entre les parties, je n’adjugerais pas de dépens à l’égard de cet appel.

[103] Avant de terminer, je souhaite remercier les avocats pour l’excellente qualité de leurs observations, tant écrites qu’orales, et pour leur coopération mutuelle dans cette affaire. Cela a grandement facilité l’examen des questions en litige et la préparation des présents motifs.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D. G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-486-19 et A-482-19

 

DOSSIER :

A-486-19

 

INTITULÉ :

MCCAIN FOODS LIMITED c. J.R. SIMPLOT COMPANY, SIMPLOT CANADA (II) LIMITED et ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

 

ET DOSSIER :

A-482-19

 

INTITULÉ :

ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH c. MCCAIN FOODS LIMITED, J.R. SIMPLOT COMPANY et SIMPLOT CANADA (II) LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 décembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Mark Davis

Kassandra Shortt

Pour MCCAIN FOODS LIMITED

Steven B. Garland

M. Daniel J. Hnatchuk

Pour J.R. SIMPLOT COMPANY et SIMPLOT CANADA (II) LIMITED

Peter Wilcox

Benjamin Reingold

POUR ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR MCCAIN FOODS LIMITED

SMART & BIGGAR S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR J.R. SIMPLOT COMPANY et SIMPLOT CANADA (II) LIMITED

BELMORE NEIDRAUER LLP

Toronto (Ontario)

POUR ELEA VERTRIEBS-UND-VERMARKTUNGSGESELLSCHAFT, MBH

 

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