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Date : 20201215


Dossier : A-421-19

Référence : 2020 CAF 216

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JOHN CHRISTOPHER BEWSHER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, GILLES CHIASSON ET DR DONALD CAMPBELL

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 14 décembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20201215


Dossier : A-421-19

Référence : 2020 CAF 216

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JOHN CHRISTOPHER BEWSHER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, GILLES CHIASSON ET DR DONALD CAMPBELL

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] La Cour est saisie d’un appel interjeté à l’égard d’une décision du juge Barnes de la Cour fédérale (2019 CF 1350) datée du 28 octobre 2019, ayant rejeté l’appel de la décision d’un protonotaire qui avait rejeté la requête de l’appelant visant à supprimer des parties de la défense des intimés.

[2] L’appelant est un ancien membre de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui a été libéré pour des raisons médicales en 2018 après avoir reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique (TSPT); il fait état de pertes en raison du manquement allégué des intimés à leurs obligations fiduciaires et de l’atteinte alléguée à ses droits fondamentaux. Plus particulièrement, l’appelant allègue que les intimés avaient envers lui un devoir de diligence, qu’ils ont enfreint leurs obligations fiduciaires respectives lorsqu’ils l’ont affecté à un poste isolé à haut risque, malgré les résultats de tests psychologiques montrant qu’il n’était pas apte à une affectation aussi dangereuse. Il soutient, en outre, que ses droits aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11, ont également été enfreints.

[3] Après que les intimés ont déposé leur défense, l’appelant a présenté une requête écrite visant à faire radier certaines parties de cette défense en application des alinéas 221(1)a) et c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, au motif qu’aucun moyen de défense raisonnable n’avait été divulgué ou que le moyen de défense était scandaleux, frivole ou vexatoire. En somme, l’appelant a voulu refuser aux intimés la possibilité de faire valoir qu’ils n’avaient aucune obligation fiduciaire à son égard. Il a également demandé la radiation des actes de procédure au moyen desquels les intimés ont nié tout lien de causalité entre un manquement à l’obligation fiduciaire et les dommages-intérêts demandés, ainsi que l’argument de la limitation du préjudice des intimés. Enfin, l’appelant a également fait valoir que la prescription prévue par la loi invoquée par les intimés, fondée sur l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, l’article 111 de la Loi sur les pensions, ch. P-6, et la partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R -10, n’avait aucune chance d’être accueillie et devait être radiée.

[4] Le protonotaire Steele a rejeté la majeure partie de la requête, estimant qu’il serait prématuré de résoudre ces questions au stade des actes de procédures et qu’il n’était pas évident et manifeste que les arguments des intimés n’avaient aucune possibilité d’être accueillis.

[5] En appel, la Cour fédérale a confirmé la décision du protonotaire, déclarant que la possibilité d’invoquer les défenses de causalité et d’atténuation est une question qui doit, à juste titre, être tranchée au procès. Il en a été de même pour la limitation de la responsabilité imposée par la loi qui est invoquée, dont la faisabilité de la mise en application soulève des questions de preuve qui doivent plutôt être tranchées au procès.

[6] Devant nous, comme ce fut le cas devant la Cour fédérale, l’appelant n’a pas affirmé que le protonotaire avait commis une erreur en choisissant le mauvais critère juridique à appliquer à une requête en radiation. D’ailleurs, le critère relatif à une requête en radiation aux termes de l’alinéa 221(1)a) est bien établi et a été défini dans l’arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 979 et 980. Selon ce critère, la tâche du protonotaire était de décider s’il était évident et manifeste, tenant les faits invoqués comme avérés, que les défenses contestées n’avaient aucune chance raisonnable d’être accueillies (voir également l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17).

[7] Malgré ses quelques tentatives pour trouver des erreurs de droit isolables, il est clair que l’appelant conteste l’application du critère juridique par le protonotaire et la Cour fédérale aux faits de l’espèce. Il s’agit clairement d’une question mixte de fait et de droit, ce qui en fait une question susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, par. 66 à 79; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 36. Comme l’a expliqué notre Cour à de nombreuses reprises, il s’agit d’une norme de contrôle qui appelle un degré élevé de retenue : arrêts Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286, par. 46; Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, par. 40; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, par. 62.

[8] L’appelant ne m’a pas convaincu du fait que la Cour fédérale a commis une erreur en confirmant la conclusion du protonotaire selon laquelle il n’est pas évident que la défense de limitation du préjudice était vouée à l’échec. Le protonotaire a reconnu que l’argument pouvait sembler faible de prime abord, mais il a néanmoins conclu, à juste titre, que ce n’était manifestement pas suffisant pour radier la défense. Comme l’a souligné la Cour fédérale, la question de savoir si l’argument de la limitation du préjudice peut constituer un moyen de défense en cas de manquement à une obligation fiduciaire n’a pas été écartée catégoriquement par la Cour suprême dans l’arrêt Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534, 131 N.R. 321 [arrêt Canson]. En outre, on ne peut pas exclure catégoriquement que l’appelant ait pu prendre certaines mesures et demander de l’aide pour alléger ses prétendues pertes si les faits allégués dans la défense sont admis, comme il se doit aux fins d’une requête en radiation. En conséquence, le juge de la requête n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en concluant qu’il incombait plutôt au juge du procès de trancher la question.

[9] Le même raisonnement s’applique à la causalité. L’appelant fait valoir que, selon une [traduction] « vision de la causalité fondée sur le bon sens », les manquements par les intimés à leur obligation fiduciaire lorsqu’ils ont approuvé son affectation ont conduit à son incapacité à mener jusqu’au bout sa carrière. Selon lui, il n’existe aucun fait invoqué par les intimés qui pourrait soit contredire ce lien factuel, soit étayer un autre lien entre le manquement et le préjudice. Il semble également indiquer qu’il n’est pas nécessaire de prouver le préjudice une fois qu’un manquement à l’obligation fiduciaire a été établi, puisque le manquement est un préjudice en soi.

[10] À mon avis, cette thèse est indéfendable. Le lien de causalité est un élément essentiel dans la plupart des demandes civiles, et son appréciation dépend entièrement des éléments de preuve présentés par les parties. En l’espèce, non seulement le manquement et le préjudice n’ont été établis, mais le lien entre les deux est certainement une question que le juge du procès doit trancher. Même dans le contexte d’une demande en equity en raison d’un manquement à une obligation fiduciaire, lorsque l’objectif est non seulement de placer le bénéficiaire dans une position aussi bonne que celle dans laquelle il se serait trouvé en l’absence du manquement, mais également de dissuader l’inconduite des fiduciaires, les pertes doivent néanmoins découler du manquement. Comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Canson, à la page 551, « l’indemnisation fondée sur l’equity doit se limiter à la perte découlant des actes [du fiduciaire] relativement au droit qu’il s’est engagé à protéger » : voir également l’arrêt Southwind c. Canada, 2019 CAF 171, par. 58 et 60.

[11] En conséquence, le protonotaire et la Cour fédérale n’ont pas commis d’erreur en concluant que la causalité est une question qui doit plutôt être tranchée par le juge qui préside. Il se peut, comme l’a fait observer le protonotaire, que le lien de causalité soit facilement établi une fois qu’un manquement est démontré, mais il n’y a aucune raison de conclure que le lien de causalité est évident et manifeste, et d’empêcher le juge qui préside de rendre une décision à cet égard, compte tenu de tous les éléments de preuve qui seront présentés par les parties.

[12] L’appelant conteste également la décision du protonotaire, confirmée par la Cour fédérale, de refuser de radier la prescription prévue par la loi invoquée par les intimés dans leur défense. Selon l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, il est interdit aux particuliers de poursuivre la Couronne pour toute perte ouvrant droit au paiement d’une pension au titre de la Loi sur les pensions. Selon la défense, l’appelant perçoit une pension d’invalidité en lien avec son TSPT, la condition même qui sous-tend sa demande de dommages-intérêts. L’objectif de l’article 9 est d’empêcher la double indemnisation d’une même réclamation, et a été interprété comme interdisant tous les recours contre la Couronne lorsqu’une pension versée avait le même fondement factuel que la demande : arrêt Sarvanis c. Canada, 2002 CSC 28, [2002] 1 R.C.S. 921, par. 28.

[13] L’appelant soutient que sa pension n’a pas le même fondement factuel que sa demande en dommages-intérêts, parce que les faits ne se chevauchent pas dans le temps, mais aussi parce que l’objet de la pension est différent de l’objet de l’indemnisation qui sous-tend sa demande. L’appelant prétend que la demande relative au manquement à l’obligation fiduciaire est fondée sur des événements qui se sont produits avant son affectation à un poste isolé à haut risque où il a été exposé à des événements traumatisants, alors que le fondement de sa pension est le diagnostic de TSPT de 2016 par suite des blessures psychologiques qu’il a subies après avoir été exposé à ces événements traumatisants.

[14] Malgré toute la créativité dont il a fait preuve dans la définition de son recours, l’appelant ne peut pas échapper, au moins à ce stade préliminaire de l’instance, à la portée de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif en faisant preuve d’ingéniosité. D’après la jurisprudence citée par la Cour fédérale (au paragraphe 13 de ses motifs), il est clair qu’un demandeur ne peut pas obtenir de dommages-intérêts relativement à un manquement à des obligations lorsque les faits à l’origine de cette demande sont les mêmes que ceux qui sous-tendent sa pension d’invalidité.

[15] Il est préférable que le juge du procès décide de l’applicabilité de l’article 9, compte tenu du dossier de preuve complet. Il serait prématuré d’empêcher les intimés d’invoquer ce moyen de défense prévu par la loi, et la Cour fédérale n’a certainement pas commis d’erreur manifeste et dominante en arrivant à cette conclusion.

[16] Enfin, je ne suis pas en mesure de conclure que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant de radier l’acte de procédure des intimés selon lequel l’appelant n’a pas épuisé ses droits dans les processus de grief et d’appel prévus par la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada. Ayant reçu l’autorisation du protonotaire de modifier leur défense afin de plaider les faits pertinents nécessaires à cette défense, les intimés ont avancé quelques faits nouveaux. Vu les affaires précédentes où un tel moyen de défense a été admis (voir, par exemple, l’arrêt Canada c. Prentice, 2005 CAF 395, [2006] 3 R.C.F. 135 et la décision Villeneuve c. Canada, 2006 CF 456, 303 F.T.R. 1), il est loin d’être « évident et manifeste » que ce moyen de défense est voué à l’échec en l’espèce. En conséquence, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu qu’il s’agissait d’une question fondée sur des éléments de preuve qui doit plutôt être tranchée au procès.

[17] Pour tous les motifs précités, je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-421-19

 

INTITULÉ :

JOHN CHRISTOPHER BEWSHER c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, GILLES CHIASSON ET DR DONALD CAMPBELL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE Tenue PAR VIDÉOCONFÉRENCE organisée PAR LE GREFFE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Julien Matte

 

Pour l’appelant

 

Sarah Drodge

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

North End Law

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour les intimés

 

 

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