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Date : 20201209


Dossier : 20-A-12

Référence : 2020 CAF 211

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2020.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20201209


Dossier : 20-A-12

Référence : 2020 CAF 211

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1]  Mme Bernard est une plaideuse quérulente (Bernard c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 144 et Bernard c. Canada (Institut professionnel de la fonction publique), 2019 CAF 236) pour l’application de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[2]  Récemment, elle a déposé une  plainte à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral au motif que l’intimé l’avait mal représentée. L’intimé ne lui avait pas permis de participer à un vote de ratification. La Commission a rejeté sa plainte (2020 CRTESPF 11). Mme Bernard souhaite présenter une demande de contrôle judiciaire à l’égard du rejet de la Commission.

[3]  Conformément aux termes de l’ordonnance l’ayant déclarée  plaideuse quérulente et du paragraphe 40(3) de la Loi, Mme Bernard doit obtenir l’autorisation de la Cour pour déposer sa demande. Le paragraphe 40(4) établit les critères d’autorisation.

[4]  Les plaideurs quérulents ne demandent pratiquement jamais d’autorisation. Par conséquent, la Cour n’a pas encore examiné les critères d’obtention d’une autorisation, à l’exception de certaines brèves observations incidentes dans quelques dossiers.

[5]  Le sens ordinaire des mots qui composent le paragraphe 40(4) est assez explicite. Ce dernier dispose que le tribunal doit être convaincu que les deux critères sont respectés avant d’accorder une autorisation : « l’instance que l’on cherche à engager ou à continuer ne constitue pas un abus de procédure » et qu’elle « est fondée sur des motifs valables ».

[6]  Même si le tribunal est convaincu qu’il est satisfait à ces deux critères, il peut ne pas accorder d’autorisation. En effet, le paragraphe 40(4) dispose que le tribunal « peut [...] autoriser [l’instance] » et non qu’il doit l’autoriser. Le tribunal conserve un pouvoir discrétionnaire résiduel lui permettant de ne pas accorder d’autorisation.

[7]  Il incombe au plaideur quérulent de prouver qu’une autorisation devrait être accordée, selon la prépondérance des probabilités (Hainsworth v. Canada (Attorney General), 2011 ONSC 2642, par. 11). Pour s’acquitter de ce fardeau, il doit fournir des éléments de preuve dans un affidavit présenté à l’appui de sa demande.

A.  Les deux exigences

1)  L’instance ne constitue pas un abus de procédure

[8]  « L’abus de procédure » peut prendre plusieurs formes (National Bank Financial Ltd. v. Barthe Estate, 2015 NSCA 47, 359 N.S.R. (2d) 258, par. 214 et 215; Intact Insurance Company v. Federated Insurance Company of Canada, 2017 ONCA 73, 134 O.R. (3d) 241, par. 20). On peut citer en exemple le fait de soulever à nouveau des questions déjà tranchées ou d’ester en justice pour faire du tort à quelqu’un ou poursuivre une vengeance personnelle, plutôt que de chercher à obtenir une réparation véritablement nécessaire.

[9]  La vengeance personnelle révèle souvent  le plaideur quérulent. Par conséquent, notre Cour a parfois mentionné qu’un plaideur quérulent devait démontrer l’existence d’un véritable motif pour introduire une nouvelle instance (Canada c. Olumide, 2017 CAF 42, [2018] 2 R.C.F. 328, par. 29; Bernard c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 144, par. 26; Simon c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 28, par. 12).

[10]  Une instance intentée pour un véritable motif peut malgré tout être menée de façon abusive. Donc, avant d’accorder l’autorisation, la Cour doit avoir l’assurance que le plaideur quérulent poursuivra le recours de façon acceptable. L’affidavit du plaideur quérulent devrait traiter de la question.

[11]  La Cour sera plus inclinée à accorder l’autorisation lorsqu’un ou plusieurs des engagements qui suivent sont pris dans l’affidavit : plan de déroulement de l’instance, représentation par un mandataire ou un avocat fiable, accès à des conseils juridiques et respect de ceux-ci au fil de l’instruction et respect des Règles, ordonnances et directives du tribunal. Cette liste n’est pas exhaustive.

[12]  La volonté du plaideur quérulent d’obéir aux Règles, ordonnances et directives de la Cour est essentielle. Dans plusieurs cas, c’est l’impossibilité d’encadrer ces plaideurs qui mène avant tout à une conclusion de quérulence. L’affidavit déposé à l’appui de la demande devrait traiter de la question. Par exemple, il pourrait décrire de façon détaillée ce que le plaideur quérulent fera en application des Règles pour que l’instance proposée soit prête pour l’audience, notamment en proposant un échéancier.

[13]  Le non-respect d’ordonnances antérieures de la Cour, comme le défaut d’acquitter des dépens, pourrait mener la Cour à conclure que le plaideur quérulent ne se conformera pas aux Règles, ordonnances et directives de la Cour. Ainsi, les plaideurs quérulents devraient justifier leur manquement et proposer un plan pour y remédier. Il faut cependant user de circonspection si le manquement est attribuable à  la pauvreté ou à l’indigence. Il ne faudrait pas empêcher les personnes qui doivent se serrer la ceinture ou qui sont dans le besoin de s’adresser à la Cour pour faire valoir une prétention valable pour ce seul motif.

2)  Instance fondée sur des motifs valables

[14]  La Cour doit examiner le fondement de l’instance proposée pour en évaluer la viabilité. Il doit exister des motifs valables, fondés sur les faits et le droit, de croire qu’il est possible que le plaideur quérulent obtienne gain de cause. Lorsque la voie de droit empruntée par le plaideur quérulent se révélera difficile, mais pas impossible, il est satisfait à ce critère.

[15]  Autrement dit, l’instance proposée ne doit pas être vouée à l’échec. Pour de plus amples instructions sur cette norme, voir les arrêts Wenham c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 199, aux paragraphes 22 à 33 (suivant la jurisprudence de la Cour suprême) et Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557.

[16]  Pour décider si l’instance proposée est vouée à l’échec, la Cour doit tenir compte de la norme de contrôle établie dans les arrêts Apotex Inc. v. Allergan Inc., 2020 CAF 208, aux paragraphes 9 et 10; Hébert c. Wenham, 2020 CAF 186, aux paragraphes 11 à 14 et Raincoast Conservation Foundation c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 224, au paragraphe 16. Lorsque, comme en l’espèce, le plaideur quérulent sollicite le contrôle judiciaire d’une décision administrative, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable et que la décision administrative est assujettie à relativement peu de contraintes au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la voie présente un obstacle difficile à franchir. Dans ce cas, le plaideur quérulent doit soulever une lacune significative qui touche au cœur même de la décision administrative.

[17]  Pour le plaideur quérulent, il ne suffit pas d’invoquer de simples allégations ou hypothèses à l’appui sa thèse. Il doit plutôt établir, dans son affidavit, l’existence d’un fondement factuel et juridique valable étayant l’instance. L’affidavit doit comprendre une ébauche d’avis de demande ou de déclaration et décrire les éléments de preuve, voire en être assorti. Plus l’affidavit est détaillé, mieux c’est. Il n’est toutefois pas nécessaire pour le plaideur quérulent de prouver ce qu’il avance : il ne s’agit pas d’une requête en jugement sommaire. Pour accorder l’autorisation, la Cour doit seulement être convaincue que des arguments valables fondent le recours.

[18]  Il se peut que des plaideurs quérulents multiplient en vain les demandes d’autorisation d’intenter divers nouveaux recours. Dans ces circonstances, il est toutefois compréhensible que la Cour se montre sceptique à l’égard d’une énième tentative. Or, pareille attitude de la part de la Cour serait déplacée. La Cour doit demeurer ouverte d’esprit. Des plaideurs quérulents ayant crié au loup trop souvent par le passé pourraient un jour faire face à un loup et avoir véritablement besoin d’aide.

[19]  Devant notre Cour, les requêtes présentées aux termes du paragraphe 40(4) sont tranchées à la lumière de documents écrits. Parfois, les documents d’un plaideur quérulent ne répondent pas aux critères, car ce dernier n’a pas la capacité de se représenter efficacement. La Cour doit être à l’affût de cette possibilité. Parfois, elle peut demander au plaideur quérulent de solliciter des conseils ou de l’aide. Elle peut également parfois donner l’occasion au plaideur quérulent de corriger des documents lacunaires.

B.  Le pouvoir discrétionnaire résiduel

[20]  Il doit être satisfait aux deux critères prévus au paragraphe 40(4) de la Loi. Dès lors que l’un d’eux n’est pas respecté, l’affaire prend fin; il n’est pas loisible à la Cour d’accorder l’autorisation.

[21]  Toutefois, si les deux critères sont respectés, le paragraphe 40(4) dispose que le tribunal « peut » ‑ et non doit ‑ accorder l’autorisation. Le tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire résiduel.

[22]  Il ne serait pas sage de tenter de définir la teneur de ce pouvoir discrétionnaire en détail dans la présente affaire. Au fil du temps, les faits des instances à venir en révéleront la teneur et la portée. Il sera en grande partie régi par l’objet général du paragraphe 40(4) examiné ci-après.

[23]  Ce pouvoir discrétionnaire pourrait permettre au tribunal d’assortir l’autorisation de certaines conditions et de la révoquer en cas de manquement. Par exemple, la Cour pourrait exiger que le plaideur quérulent propose un échéancier ou un plan acceptable pour l’instruction de l’instance ou qu’il soit représenté par un avocat.

C.  Accès à la justice

[24]  D’aucuns pourraient penser que le paragraphe 40(4) devrait être interprété de façon à faciliter l’accès à la justice au plaideur quérulent. Il s’agit cependant d’une interprétation trop simpliste du paragraphe 40(4) qui fait abstraction du sens ordinaire de son libellé.

[25]  Ce n’est pas le rôle de la Cour d’interpréter le paragraphe 40(4) de sorte que des principes abstraits valorisés à grande échelle, comme l’accès à la justice, y trouvent refuge (Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44). Le rôle de la Cour est de discerner le sens véritable de la disposition législative, et non pas de modifier celle-ci (Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174).

[26]  En outre, l’accès à la justice est une notion vague qui est définie différemment selon le contexte. Dans le cas particulier d’une demande d’autorisation présentée au titre du paragraphe 40(4) de la Loi, nous avons affaire à des plaideurs quérulents qui se sont montrés préjudiciables pour le système judiciaire, les autres parties et les autres instances, autrement dit, des plaideurs qui nuisent à l’accès à la justice. Voir l’affaire Olumide, aux paragraphes 17 à 34.

[27]  Compte de ce qui précède, la question soulevée par le paragraphe 40(4) est de savoir si l’encadrement du plaideur quérulent peut être assoupli juste assez pour permettre à ce dernier d’intenter une instance précise et, dans ce cas, de déterminer les mesures qui devraient être prises pour veiller à ce que l’instance soit menée de façon responsable et efficace, sans causer de préjudice à autrui.

[28]  La Cour doit garder à l’esprit cette définition de l’accès à la justice lorsqu’elle applique le paragraphe 40(4) à une cause précise.

D.  Application du paragraphe 40(4) à l’espèce

[29]  La Cour rejette la demande d’autorisation.

[30]  Il n’est pas satisfait au critère de l’instance « fondée sur des motifs valables ». D’une part, l’affidavit de Mme Bernard ne comprend pas d’ébauche de l’avis de demande de contrôle judiciaire ni de description détaillée des motifs et des éléments de preuve au soutien de sa demande.

[31]   Ce qui est plus grave, c’est que sa demande de contrôle judiciaire est vouée à l’échec.

[32]  Mme Bernard a déposé une plainte à la Commission au motif que l’intimé ne lui avait pas permis de participer à un vote de ratification. La Commission a conclu qu’à titre de « cotisante Rand » du syndicat, ce qui est comparable à un membre non syndiqué dans ce contexte, Mme Bernard n’avait pas le droit de participer au vote de ratification.

[33]  En l’espèce, la Commission n’a fait qu’appliquer le droit établi à des faits constants. La décision de la Commission est conforme à plusieurs de ses décisions antérieures et à plusieurs décisions de commissions de relations de travail à l’échelle du Canada. Aucune décision contraire d’une commission des relations de travail n’a été présentée, et la Cour n’en connaît aucune.

[34]  Dans son instance proposée, Mme Bernard doit satisfaire à la norme de la décision raisonnable dans un contexte où la décision de la Commission était assujettie à relativement peu de contraintes. Comme il est mentionné plus haut, il s’agit d’un seuil difficile à atteindre.

[35]  Elle est très loin d’y être arrivée. Aucun argument moindrement défendable n’a été offert à l’appui de la prétention selon laquelle la décision de la Commission était déraisonnable. Par exemple, son interprétation des dispositions pertinentes va à l’encontre de multiples décisions de la Commission, et personne n’affirme que ces décisions sont déraisonnables.

[36]  Par conséquent, Mme Bernard n’a pas satisfait aux critères du paragraphe 40(4) de la Loi selon lequel l’instance proposée doit être fondée sur des motifs valables.

[37]  L’intimé fait valoir que l’instance proposée par Mme Bernard constitue un abus de procédure. Il affirme que l’instance proposée est la dernière rafale d’une campagne antisyndicale visant à porter préjudice à l’intimé. L’intimé a déposé des éléments de preuve pour appuyer ses prétentions. Compte tenu de la conclusion de la Cour selon laquelle le recours n’est fondé sur aucun motif valable, il n’est pas nécessaire d’examiner ces prétentions.

E.  Dispositif

[38]  La requête en autorisation est rejetée avec dépens. L’intimé n’a pas demandé de dépens majorés ni de dépens taxés en fonction d’une échelle différente. Par conséquent, les dépens sont taxés selon l’échelle habituelle, c’est-à-dire la valeur médiane de la colonne III du tarif B.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

20-A-12

 

INTITULÉ :

ELIZABETH BERNARD c. L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 décembre 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Elizabeth Bernard

 

En son propre nom

 

Peter Engelmann

Colleen Bauman

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldblatt Partners LLP

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimé

 

 

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