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Date : 20201201


Dossiers : A-268-19

A-269-19

Référence : 2020 CAF 207

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

AE HOSPITALITY LTD.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe le 1er décembre 2020.

Jugement prononcé à l’audience à Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA JUGE WOODS

 


Date : 20201201


Dossiers : A-268-19

A-269-19

Référence : 2020 CAF 207

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

AE HOSPITALITY LTD.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

(Prononcés à l’audience à Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2020.)

LA JUGE WOODS

[1] Dans des décisions rendues le 20 juin 2016, le ministre du Revenu national a confirmé les cotisations établies à l’endroit d’AE Hospitality Ltd. (AE) selon lesquelles cette dernière a omis de déduire et de verser les cotisations prévues par la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, et le Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 (le RPC), à l’égard de 218 travailleurs offrant des services à titre de serveurs, de barmans, de chefs et de superviseurs (les travailleurs). Le litige porte sur la question de savoir si les travailleurs embauchés par AE étaient des employés ou des entrepreneurs indépendants, pour la période comprise entre le 1er janvier 2013 et le 31 décembre 2013. La Cour canadienne de l’impôt (motifs de la juge D’Auray) a rejeté les appels interjetés par AE à l’encontre de ces décisions (2019 CCI 116). AE fait maintenant appel de ces décisions devant notre Cour.

[2] AE est une société de dotation qui fournit du personnel à deux sociétés liées offrant des services de traiteur (les traiteurs).

[3] AE embauchait directement des superviseurs, des serveurs et des barmans pour les événements auxquels participaient les traiteurs (le personnel de service) et laissait aux chefs principaux des traiteurs le soin d’embaucher des chefs au nom d’AE. AE n’embauchait que des travailleurs expérimentés n’ayant pas besoin de formation.

[4] Le chef principal ou le chef de cuisine des traiteurs choisissait les chefs appelés à travailler lors des événements. Le coordonnateur des réservations d’AE offrait des quarts de travail au personnel de service en utilisant un logiciel spécialisé. Le personnel de service ne pouvait offrir ses quarts de travail en sous-traitance sans l’approbation d’AE. Si un membre du personnel de service acceptait un quart de travail et qu’il n’était plus disponible par la suite, AE était responsable de lui trouver un remplaçant. Les travailleurs étaient libres d’accepter ou de refuser les quarts de travail.

[5] AE ne garantissait pas de nombre minimal d’heures de travail à ses travailleurs, et ces derniers pouvaient négocier leur tarif horaire, qui se chiffrait entre 16 $ et 20 $ l’heure.

[6] Les événements auxquels participaient les traiteurs pouvaient compter de deux invités à deux mille invités. Lors d’événements d’importance, un superviseur agissait à titre d’agent de liaison entre le personnel de service, le chef principal et le client des traiteurs. Les clients faisaient part des problèmes survenant lors de l’événement au superviseur, lequel était chargé de trouver les solutions. Le superviseur pouvait corriger le travail des serveurs lorsqu’il était insatisfait de la manière dont le travail était fait et il pouvait obliger le personnel de service à accomplir ses tâches. Les petits événements ne nécessitaient pas de superviseur.

[7] Les chefs principaux relayaient les instructions des traiteurs aux chefs et répartissaient les tâches entre les chefs en conséquence. Pour faciliter leur travail, les chefs disposaient d’images des plats à préparer. Les chefs principaux pouvaient apporter des correctifs s’ils n’étaient pas satisfaits de la manière dont les aliments étaient placés dans l’assiette.

[8] Les barmans devaient fournir leurs propres outils de bar pour chaque quart de travail. Les autres travailleurs n’avaient pas à fournir leurs propres outils. Les serveurs et les barmans devaient porter un tablier portant le logo des traiteurs.

[9] La Cour canadienne de l’impôt a reconnu qu’AE et les travailleurs avaient l’intention commune que les travailleurs fournissent leurs services en tant qu’entrepreneurs indépendants. Toutefois, elle a conclu que la réalité objective de la relation entre AE et les travailleurs ne confirmait pas l’intention subjective des parties. Les facteurs comme le degré de contrôle exercé par AE, la possibilité de profit et le risque de perte pour les travailleurs ainsi que l’intégration jouaient tous en faveur d’une relation d’employé. Le facteur additionnel relatif aux outils a été jugé peu important. Par conséquent, la Cour canadienne de l’impôt a conclu que les travailleurs étaient des employés.

[10] La Cour canadienne de l’impôt a conclu subsidiairement qu’AE était une agence de placement pour les chefs et qu’AE était donc considérée comme un employeur pour l’application de la Loi sur l’assurance-emploi et du RPC.

[11] AE demande à notre Cour d’annuler les jugements rendus par la Cour canadienne de l’impôt pour l’un ou l’autre des motifs suivants : 1) la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur dans son application du critère juridique servant à déterminer si les travailleurs étaient des employés ou des entrepreneurs indépendants; 2) la Cour canadienne de l’impôt n’a pas suivi la jurisprudence propre à l’industrie ou ne l’a pas prise en considération; 3) la Cour canadienne de l’impôt s’est fondée sur des précédents qui n’avaient pas été invoqués par les parties et pour lesquels les parties n’ont pas eu la possibilité de formuler des observations; 4) la Cour canadienne de l’impôt a mal interprété le Règlement sur le Régime de pensions du Canada quand elle a conclu qu’AE agissait comme une agence de placement pour les chefs.

[12] À notre avis, AE ne peut avoir gain de cause.

[13] AE soutient que la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en faisant une mauvaise application du critère énoncé dans l’arrêt 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 85, [2013] A.C.F. no 327 (QL). Ce critère oblige la Cour à examiner la réalité objective de la relation entre les parties pour établir si la réalité confirme l’intention subjective des parties. L’argument d’AE est sans fondement. Il est clair que la Cour canadienne de l’impôt a tenu compte des facteurs objectifs à la lumière de l’intention des parties (par. 84 et 158).

[14] À l’audience, AE a soutenu que la Cour canadienne de l’impôt avait mal appliqué l’enseignement de l’arrêt Connor Homes et qu’elle aurait dû appliquer le critère de la manière prévue dans la décision Institut de l’assurance de l’Ontario c. M.R.N., 2020 CCI 69. Il s’agit d’une décision récente de la Cour canadienne de l’impôt qui a été rendue après la décision frappée d’appel en l’espèce. Nous ne souscrivons pas à l’observation d’AE sur ce point. Les principes juridiques applicables sont énoncés dans l’arrêt Connor Homes et la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en les appliquant. Il n’y a aucune raison de s’étendre davantage sur ces principes juridiques ici.

[15] AE soutient également que la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur dans son analyse des facteurs que sont le degré de contrôle, la propriété des outils, la possibilité de profit ou le risque de perte, ainsi que l’intégration. Toutefois, AE ne fait que mettre en avant des éléments de preuve contradictoires et nous invite à tirer des conclusions de fait différentes ou à réévaluer les éléments de preuve. Notre Cour peut réévaluer les éléments de preuve dont disposait la Cour canadienne de l’impôt et substituer ses propres conclusions à celles de la Cour canadienne de l’impôt uniquement s’il y a une erreur manifeste et dominante : Singh c. Canada, 2020 CAF 146, au paragraphe 6. AE n’a relevé aucune erreur manifeste et dominante.

[16] AE soutient en outre que la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en ne prenant pas en considération des précédents dans lesquels on a conclu que des [traduction] « travailleurs se trouvant dans une situation semblable » étaient des entrepreneurs indépendants. Les facteurs qui servent à déterminer si un travailleur est un employé ou un entrepreneur indépendant et leur poids relatif dépendent des circonstances et des faits particuliers de l’affaire : 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983, par. 48; Connor Homes, par. 41. De subtiles différences dans les faits ou les circonstances peuvent mener à des résultats différents, même lorsque les décisions concernent le même secteur industriel. La Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en omettant de prendre en considération ou de suivre les précédents invoqués par AE.

[17] Enfin, AE soutient que la Cour canadienne de l’impôt a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur des précédents que les parties n’avaient pas invoqués et en ne leur offrant pas la possibilité de formuler des observations. On peut conclure au manquement à l’équité procédurale lorsque le juge, en se fondant sur des textes supplémentaires, « introduit un principe de droit qu’aucune des parties n’aurait invoqué explicitement ou [qui n’est pas] susceptible de se déduire logiquement, ou s’il [a] ainsi engagé l’affaire sur une voie d’analyse substantiellement nouvelle et différente » (Heron Bay Investments Ltd. c. Canada, 2010 CAF 203, [2010] A.C.F. no 967 (QL), par. 24). Selon nous, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[18] AE a fait référence à l’analyse qu’a faite la Cour canadienne de l’impôt d’un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2019 CSC 28, [2019] 2 R.C.S. 406. Même si la Cour a renvoyé à cet arrêt dans ses motifs, au paragraphe 159, sans demander aux parties leurs observations à ce sujet, il n’en découle aucun préjudice parce que la Cour (au paragraphe 158) avait déjà conclu, sans renvoyer à ce récent jugement, que les travailleurs étaient des employés d’AE. La Cour n’a pas manqué à l’équité procédurale en n’invitant pas les parties à formuler des observations.

[19] AE a également fait référence à l’analyse qu’a faite la Cour canadienne de l’impôt (au paragraphe 153) de la décision Johnson c. M.R.N., 2018 CCI 201, rendue par cette même cour. La Cour canadienne de l’impôt a mentionné que la décision avait fait l’objet d’un appel devant notre Cour, mais nous précisons que l’appel a depuis été retiré. La Cour canadienne de l’impôt n’avait pas l’obligation de demander des observations sur la décision Johnson. Plus précisément, l’extrait de la décision Johnson auquel il était fait référence n’avait pas « introduit un principe de droit qu’aucune des parties n’aurait invoqué explicitement ou [qui n’était pas] susceptible de se déduire logiquement, ou [...] ainsi engagé l’affaire sur une voie d’analyse substantiellement nouvelle et différente » (Heron Bay, par. 24).

[20] Compte tenu de notre conclusion sur la principale question en litige dans les présents appels, il n’est pas nécessaire d’examiner si AE a agi comme une agence de placement.

[21] Par conséquent, nous rejetons les appels, avec un seul mémoire de dépens, lesquels sont fixés à 4 000 $, tout compris.

« Judith Woods »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

A-268-19 et A-269-19

 

INTITULÉ :

AE HOSPITALITY LTD. c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er décembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

PRONONCÉS À L’AUDIENCE PAR :

LA JUGE WOODS

 

COMPARUTIONS :

Ian R. Dick

 

Pour l’appelante

 

John Chapman

Leonard Elias

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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