Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190815


Dossier : A-377-18

Référence : 2019 CAF 222

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

 

 

MARILYN NELSON

 

 

demanderesse

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

défendeur

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 25 juin 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 août 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20190815


Dossier : A-377-18

Référence : 2019 CAF 222

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

 

 

MARILYN NELSON

 

 

demanderesse

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NEAR

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Marilyn Nelson, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale, le 29 octobre 2018 (AD-18-348). La division d’appel a accepté d’entendre l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre d’une décision rendue par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale le 23 avril 2018 (GE-17-3920), mais elle a finalement confirmé la conclusion de la division générale selon laquelle la demanderesse avait perdu son emploi en raison de son inconduite, un critère d’exclusion prévu à l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23.

[2]  La demanderesse voudrait que la Cour annule la décision visée par le contrôle et renvoie l’affaire à la division d’appel afin que celle-ci en ordonne le renvoi à la division générale pour nouvel examen. Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la demande sans dépens.

II.  Résumé des faits

[3]  La présente affaire découle du congédiement de la demanderesse, réceptionniste pour la Nation Gitxaala (l’employeur). La demanderesse travaillait au poste sanitaire de Kitkatla dans la réserve de l’employeur et vivait dans la réserve à l’époque des faits.

[4]  La demanderesse a été congédiée par voie de lettre datée du 8 juin 2017, après que l’employeur eut reçu un rapport d’un membre de la communauté l’informant que, le 3 juin 2017, la demanderesse avait été vue en état d’ébriété en public dans la réserve, en violation des conditions de son emploi. Dans la lettre de cessation d’emploi adressée à la demanderesse, l’employeur renvoyait à une plainte antérieure concernant un incident semblable survenu le 28 avril 2017. L’employeur y mentionnait également une rencontre qu’il avait eue avec la demanderesse le 9 mai 2017 et au cours de laquelle il disait avoir discuté de ses politiques interdisant la consommation d’alcool et de drogues dans la réserve et avoir informé la demanderesse qu’une autre plainte constituerait un motif de congédiement. La demanderesse conteste le résumé que l’employeur a fait de cette rencontre.

[5]  La Nation Gitxaala est une réserve où la consommation d’alcool est interdite. De fait, le règlement n1 sur la prohibition de l’alcool de la Nation Gitxaala (Liquor Control Bylaw No. 1) interdit la fabrication, la vente et la possession de boissons alcoolisées et de drogues sur les terres de la Nation Gitxaala, de même que l’intoxication (règlement no 1). L’employeur a incorporé le règlement no 1 dans ses politiques régissant la conduite des employés. Plus précisément, l’alinéa 34f) de la politique de gestion du personnel de l’employeur prévoit ce qui suit : [traduction] « [l]es motifs justifiant l’imposition de mesures disciplinaires, y compris le congédiement, peuvent inclure notamment les suivants : f) violation du règlement no 1 de la Nation Gitxaala (interdiction de consommer de l’alcool et des drogues illicites) ». L’article 1 du document d’orientation de l’employeur prévoit en outre ce qui suit : [traduction] « Dans le cadre de votre orientation au sein de la Nation Gitxaala, veuillez prendre note de certaines attentes et normes qui sont exigées de tous nos employés ». Les employés doivent « [r]especter le règlement no 1 de la Nation Gitxaala qui interdit la consommation d’alcool et de drogues illicites dans la communauté ». Ce document précise en outre que « [c]ertains comportements ne seront pas tolérés de la part des employés de la Nation Gitxaala : a) Possession ou consommation, dans la communauté, de boissons alcoolisées ou de drogues, pendant les heures de travail ou en dehors de celles-ci ». On y mentionne également la [traduction] « tolérance zéro à l’égard des facultés affaiblies ».

[6]  La demanderesse a signé le document d’orientation le 7 juillet 2016, soit peu après avoir commencé à travailler à temps plein pour l’employeur. Elle a également signé une déclaration dans laquelle elle attestait avoir lu et compris la politique de gestion du personnel, y compris l’alinéa 34f) interdisant l’infraction au règlement n1, et acceptait de s’y conformer. La déclaration stipule notamment ce qui suit : « Je comprends et reconnais également que, si j’enfreins les conditions des politiques de gestion du personnel de la Nation Gitxaala, je m’expose à des mesures disciplinaires, y compris le congédiement ».

[7]  Le 26 juin 2017, à la suite de son congédiement, la demanderesse a présenté une demande de prestations d’assurance-emploi à la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission). Dans sa demande, elle a indiqué avoir été congédiée parce que son employeur l’avait accusée de consommer de l’alcool ou des drogues. Elle a reconnu avoir bu de l’alcool à son domicile, mais a précisé qu’il s’agissait uniquement d’une consommation dans un « contexte social » et que d’autres employés avaient eu des comportements semblables sans être congédiés. La Commission a communiqué avec l’employeur, qui a confirmé que la demanderesse avait été congédiée pour avoir enfreint le règlement n1.

[8]  La demanderesse a par la suite communiqué avec la Commission pour vérifier l’état de sa demande. Elle a confirmé qu’elle savait que le règlement n1 était une condition d’emploi, mais a déclaré qu’elle ne pensait pas être sommairement congédiée, puisque l’employeur avait mis en place une politique prévoyant des mesures disciplinaires progressives, ce qui, selon elle, signifiait que l’employeur aurait dû lui donner un avertissement ou lui imposer une suspension avant de la congédier. La demanderesse a mentionné l’article 16 de la politique de gestion du personnel, aux termes duquel des mesures disciplinaires progressives [traduction] « seront appliquées ». Il définit en outre l’échelle des diverses mesures disciplinaires pouvant être prises par l’employeur, lesquelles incluent des avertissements verbaux, des avertissements écrits, une suspension ou une période de probation. Lorsque le représentant de la Commission a interrogé la demanderesse au sujet de la rencontre du 9 mai 2017, celle-ci a déclaré qu’elle n’avait jamais reçu d’avertissement au sujet de sa consommation d’alcool et qu’elle n’avait jamais reçu de copie de sa lettre de congédiement. Elle a ajouté que d’autres employés avaient reçu des avertissements ou des suspensions pour des infractions semblables, au lieu d’être sommairement congédiés.

[9]  Le 28 juillet 2017, la Commission a rejeté la demande de prestations. Elle a conclu que la demanderesse avait perdu son emploi en raison de son inconduite et elle a exclu la demanderesse du bénéfice des prestations d’assurance-emploi pour une période indéfinie, en application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi. La Commission a maintenu l’exclusion après réexamen.

[10]  La demanderesse a alors interjeté appel auprès de la division générale. La division générale a confirmé la conclusion de la Commission, à savoir que le comportement de la demanderesse constituait une inconduite et que la demanderesse était de ce fait exclue du bénéfice des prestations en application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi. La division générale a notamment conclu que la demanderesse avait été congédiée parce qu’elle avait consommé de l’alcool dans la réserve, en violation du règlement n1, ce qui, à son avis, constituait une condition du contrat de travail de la demanderesse. La division générale a conclu que la demanderesse avait bel et bien eu le comportement dont on l’accusait et que ce comportement répondait au critère d’inconduite, car les actions de la demanderesse étaient délibérées et qu’« elle savait ou aurait dû savoir qu’elles étaient de nature à entraîner son congédiement » (motifs de la division générale, par. 41). Enfin, la division générale a conclu que, même si l’employeur avait établi une politique prévoyant des mesures disciplinaires progressives, il n’était pas tenu de la suivre et que, quoi qu’il en soit, la gravité de la mesure disciplinaire prise par l’employeur est une question qui relève du droit du travail; elle ne concerne pas la question visant à déterminer si le comportement de la demanderesse constituait une inconduite pour l’application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi.

[11]  La demanderesse a interjeté appel de cette décision auprès de la division d’appel.

III.  Décision de la division d’appel

[12]  La division d’appel a conclu que la demanderesse avait soulevé des moyens d’appel admissibles suivant les alinéas 58(1)b) et c) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34 (LMEDS) qui justifiaient une intervention. Elle a également conclu que la division générale avait rendu sa décision sans tenir compte de la politique progressive de l’employeur en matière de mesures disciplinaires, ni de la manière dont l’employeur avait traité d’autres employés ayant eu un comportement semblable ni du libellé du règlement n1. Elle a ajouté que la division générale avait commis une erreur de droit en ne déterminant pas si, dans les faits, la demanderesse avait reçu un avertissement au sujet de sa consommation d’alcool, lors de la rencontre du 9 mai 2017 ou à un autre moment (par. 15 à 38).

[13]  Jugeant que le dossier était complet, la division d’appel a exercé le pouvoir que lui confère l’article 59 de la LMEDS de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre. La division d’appel a souscrit dans les grandes lignes à la conclusion de la division générale selon laquelle la demanderesse avait été congédiée parce qu’elle avait consommé de l’alcool dans la réserve en violation des conditions de son emploi. Elle a conclu à l’inconduite, car malgré le caractère imprécis du dossier au sujet de la rencontre du 9 mai 2017, les éléments de preuve présentés indiquaient que la demanderesse avait tout au moins « été avertie que l’employeur était préoccupé par son comportement » (par. 54). La demanderesse devait donc savoir que le congédiement était une réelle possibilité. La division d’appel a en outre conclu qu’il était déraisonnable pour la demanderesse de compter sur la politique de mesures disciplinaires progressives de l’employeur ou sur le fait que d’autres employés avaient été suspendus ou avaient reçu des avertissements pour avoir consommé de l’alcool, étant donné qu’elle avait déjà reçu un avertissement et qu’elle savait que son époux avait été congédié sans avertissement.

IV.  Questions en litige

[14]  Je formulerais ainsi les questions en litige devant notre Cour :

  • 1) Était-il raisonnable pour la division d’appel d’apprécier la preuve et de formuler des conclusions de fait comme s’il s’agissait d’un tribunal de première instance?

  • 2) Était-il raisonnable pour la division d’appel de conclure que le comportement de la demanderesse constituait une inconduite pour l’application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi?

  • a) La division d’appel a-t-elle adopté, à tort, l’évaluation subjective faite par l’employeur pour déterminer s’il y avait eu inconduite de la part de la demanderesse, sans faire sa propre analyse objective en application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi?

  • b) La division d’appel a-t-elle commis des erreurs de fait ou des erreurs de fait et de droit concernant les points suivants :

  • (i) L’interdiction de consommer de l’alcool en dehors des heures de travail était-elle une condition d’emploi ayant un lien rationnel avec les fonctions occupées par la demanderesse?

  • (ii) La demanderesse aurait-elle dû savoir qu’elle serait congédiée pour avoir consommé de l’alcool dans la réserve en dehors des heures de travail?

V.  Norme de contrôle

[15]  Quand elle est saisie du contrôle judiciaire d’une décision où la division d’appel a interprété et appliqué une loi étroitement liée à son mandat, notre Cour doit appliquer la norme de la décision raisonnable (Mehra c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 93, par. 5; Atkinson c. Canada, 2014 CAF 187, par. 24 à 32). Il est un fait bien établi que, lorsqu’un organisme administratif interprète sa loi constitutive et que cette loi lui est particulièrement familière, il y a présomption de déférence en cas de contrôle judiciaire (Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, par. 22; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54).

VI.  Analyse

1.  Était-il raisonnable pour la division d’appel d’apprécier la preuve et de formuler des conclusions de fait comme s’il s’agissait d’un tribunal de première instance?

[16]  La demanderesse soutient que, lorsque la division d’appel a exercé les pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 59 de la LMEDS de « rendre la décision que la division générale aurait dû rendre », elle a indûment apprécié de nouveau la preuve et formulé de nouvelles conclusions de fait. Selon la demanderesse, la division d’appel n’est pas autorisée à formuler de nouvelles conclusions de fait, ni à apprécier la crédibilité de la preuve ou à réévaluer autrement la preuve lorsqu’elle est saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la division générale. Dans la présente affaire, la division d’appel aurait [traduction] « réexaminé l’ensemble de l’affaire à partir du dossier de la division générale avant de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, par. 27).

[17]  Je ne suis pas d’accord. Il est vrai que la division d’appel ne peut intervenir pour le seul motif qu’elle aurait apprécié les éléments de preuve versés au dossier d’une manière différente que ne l’a fait la division générale (Garvey c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 118, par. 5). Lorsque la division d’appel juge qu’il existe des motifs légitimes d’intervenir dans la décision rendue par la division générale, compte tenu des moyens d’appel énoncés au paragraphe 58(1) de la LMEDS, elle peut trancher toute question de fait nécessaire pour statuer sur une demande. Le paragraphe 64(1) de la LMEDS indique clairement que le « Tribunal », qui inclut la division générale et la division d’appel aux termes de l’article 44 de cette même Loi, « peut trancher toute question de droit ou de fait pour statuer sur une demande […] ». Il semble donc que la loi accorde à la division d’appel le pouvoir de formuler des conclusions de fait, y compris celles que la demanderesse conteste. À la lumière de ces conclusions, il était loisible à la division d’appel, au titre de l’article 59 de la LMEDS, de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre, et ce, sans renvoyer l’affaire à la division générale pour réexamen. L’exercice de ce pouvoir est conforme à l’alinéa 3(1)a) du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, D.O.R.S./2013-60, qui exige que le Tribunal « veille à ce que l’instance se déroule de la manière la plus informelle et expéditive que les circonstances, l’équité et la justice naturelle permettent [...] ».

[18]  En l’espèce, la division d’appel a conclu que la demanderesse avait établi l’existence de moyens d’appel qui justifiaient son intervention conformément au paragraphe 58(1) de la LMEDS. Ces moyens incluent notamment l’erreur 1) de fait de la division générale qui n’a pas tenu compte de la manière dont l’employeur avait traité d’autres employés et 2) de droit de la division générale qui n’avait pas formulé de conclusion de fait quant à savoir si la demanderesse avait déjà reçu un avertissement au sujet de sa conduite. La division d’appel s’est ensuite attachée à bon droit, en application de l’article 59 de la LMEDS, à corriger ces erreurs et à rendre la décision que la division générale aurait dû rendre. À cette fin, elle devait évaluer le dossier et formuler des conclusions de fait conformément à l’article 64 de la LMEDS. Je suis d’avis que cette approche était raisonnable et qu’elle n’est entachée d’aucune erreur. Bref, ce qui constitue une erreur susceptible de révision pour l’application du paragraphe 58(1) de la LMEDS ce que la division d’appel peut faire lorsqu’elle découvre une telle erreur sont deux choses distinctes. Par conséquent, rien ne justifie l’intervention de notre Cour.

[19]  La demanderesse affirme, en invoquant l’arrêt Simpson c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 82, de notre Cour, que la division d’appel n’a pas compétence pour apprécier de nouveau la preuve ou pour substituer ses propres conclusions à celles de la division générale. Cependant, l’affaire Simpson portait sur le rôle d’une cour de justice saisie du contrôle judiciaire d’une décision administrative, et non sur les pouvoirs conférés par la loi aux organismes administratifs en général ou sur les pouvoirs particuliers de la division d’appel lorsqu’elle contrôle une décision de la division générale. Je n’interviendrais pas dans la décision de la division d’appel pour ce motif.

2.  Était-il raisonnable pour la division d’appel de conclure que le comportement de la demanderesse constituait une inconduite pour l’application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi?

a)  La division d’appel a-t-elle, à tort, adopté l’évaluation subjective de l’employeur pour déterminer si la demanderesse avait eu un comportement qui constituait une inconduite pour l’application de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi, sans procéder à sa propre analyse objective?

[20]  La demanderesse prétend que la division d’appel a commis une erreur de droit en adoptant la définition subjective de l’employeur quant à ce qui constitue une inconduite, plutôt qu’en faisant sa propre appréciation objective comme l’exige l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi. La demanderesse soutient essentiellement que la division d’appel a mal déterminé ce qui constitue une inconduite en se fiant uniquement aux politiques de l’employeur, au lieu de tenir compte d’autres facteurs pertinents, notamment en déterminant si la consommation d’alcool de la demanderesse avait nui à son rendement au travail.

[21]  Je ne peux malheureusement pas souscrire à cette thèse non plus. Quand elle a conclu que la consommation d’alcool par la demanderesse constituait une inconduite (par. 57), la division d’appel a, à juste titre, adopté la définition objective d’inconduite formulée par notre Cour dans l’arrêt Mishibinijima c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 36 (au paragraphe 14) : « [...] il y a inconduite lorsque le prestataire savait ou aurait dû savoir que sa conduite était de nature à entraver l’exécution de ses obligations envers son employeur et que, de ce fait, il était réellement possible qu’il soit congédié ».

[22]  À la lumière de cette définition, la division d’appel a procédé à une appréciation complète du dossier qui avait été présenté à la division générale, y compris le témoignage de la demanderesse et les normes de conduite des employés prévues dans les politiques de l’employeur. La division d’appel a notamment tenu compte du fait que la demanderesse avait été avertie par l’employeur qu’il était au courant d’autres incidents semblables et était préoccupé par sa conduite, et du fait que la demanderesse savait que l’employeur s’attendait à ce qu’elle s’abstienne de consommer de l’alcool dans la réserve. Au terme de cette analyse, la division d’appel a conclu (par. 57) que la demanderesse savait ou aurait dû savoir qu’il était réellement possible qu’elle soit congédiée si elle continuait de consommer de l’alcool dans la réserve et, partant, que son comportement constituait une inconduite. Je suis d’avis que cette démarche est objective et n’est entachée d’aucune erreur de droit.

b)  La division d’appel a-t-elle commis des erreurs de fait ou des erreurs de fait et de droit concernant le point suivant :

(i)  L’interdiction de consommer de l’alcool en dehors des heures de travail était-elle une condition d’emploi ayant un lien rationnel avec les fonctions occupées par la demanderesse?

[23]  La demanderesse prétend que la division d’appel a conclu à tort que l’interdiction de consommer de l’alcool imposée par l’employeur constituait une condition d’emploi qui était liée aux fonctions qu’elle occupait. Elle soutient en outre qu’il n’existe aucun lien rationnel entre sa consommation d’alcool et son rendement au travail, puisque sa consommation d’alcool avait lieu en dehors des heures de travail, et que rien n’indique qu’elle s’est présentée au travail en état d’intoxication ou avec des facultés de quelque autre manière affaiblies. La demanderesse allègue également que la division d’appel a commis une erreur en concluant que les politiques de l’employeur interdisant la consommation d’alcool dans la réserve constituaient une condition explicite ou implicite de son contrat de travail, ajoutant qu’aucune copie écrite de ce contrat n’avait été produite en preuve devant la division générale.

[24]  À mon avis, les observations de la demanderesse ne sont pas fondées. Bien que la demanderesse fasse valoir, à juste titre, qu’il doit exister un lien de causalité entre son comportement en dehors du travail et son emploi pour établir un motif d’inconduite pour l’application de la Loi sur l’assurance-emploi (Canada (Procureure générale) c. Brissette (C.A.), [1994] 1 C.F. 684, par. 14 [Brissette]; Canada (Procureur général) c. Cartier, 2001 CAF 274, par. 12), la division d’appel a expressément reconnu l’existence d’un tel lien. Plus précisément, la division d’appel a déclaré que « la bande a intérêt à maintenir sa crédibilité et [à] faire respect[er] son autorité, et elle a un intérêt légitime à veiller à ce que le personnel immédiat ne soit pas vu en train d’enfreindre ses règlements » (par. 45). À mon avis, cette conclusion était raisonnable compte tenu du fait que l’employeur est une réserve où la consommation d’alcool est interdite. Il est naturel que l’employeur ait intérêt à faire appliquer ses politiques pour éviter que les employés aient des comportements qui nuiraient à l’intégrité de ses règlements et qu’il manifeste peu de tolérance envers les employés qui, comme la demanderesse, ont sciemment enfreint ces politiques.

[25]  De plus, il n’importe guère que l’interdiction de consommer de l’alcool ne soit qu’une condition d’emploi prévue dans les politiques de l’employeur et qu’elle ne soit pas stipulée dans le contrat de travail conclu entre la demanderesse et l’employeur. Ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Brissette, il peut s’agir « d’une condition morale ou matérielle explicite ou implicite » (par. 10) ». Bien que la demanderesse invoque l’arrêt Locke c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 262 [Locke] (par. 4 à 7) à l’appui du principe selon lequel les politiques de l’employeur ne peuvent à elles seules servir à déterminer si les agissements d’une personne constituent une inconduite, les faits dans l’affaire Locke diffèrent de ceux en l’espèce : dans cette affaire, l’employeur n’avait pas de politique écrite interdisant le comportement en litige (fumer de la marihuana après un quart de travail, sur le terrain de l’employeur). Il fallait donc évaluer d’autres facteurs contextuels pour déterminer si l’employé savait ou aurait dû savoir que son comportement pourrait constituer une infraction passible de congédiement. La situation en l’espèce diffère, car les politiques de l’employeur définissent clairement les normes de conduite attendues de la demanderesse et des autres employés, notamment concernant l’interdiction de consommer de l’alcool dans la réserve. Qui plus est, c’est précisément en se basant sur des politiques écrites que notre Cour a conclu, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Lemire, 2010 CAF 314 (par. 17, 19 et 20), que le défendeur avait enfreint une condition de son emploi.

[26]  Je suis donc d’avis qu’il était raisonnable pour la division d’appel de conclure, sur le fondement des politiques de l’employeur, que l’interdiction de consommer de l’alcool dans la réserve constituait une condition explicite ou implicite de l’emploi de la demanderesse, qu’elle fût expressément prévue ou non dans un contrat écrit.

(ii)  La demanderesse aurait-elle dû savoir qu’elle serait congédiée pour avoir consommé de l’alcool en dehors des heures de travail, à l’intérieur de la réserve?

[27]  Enfin, la demanderesse soutient que la division d’appel a commis une erreur en concluant qu’elle savait ou qu’elle aurait dû savoir qu’il était réellement possible qu’elle soit congédiée en raison de sa consommation d’alcool dans la réserve. La demanderesse invoque notamment l’article 16 de la politique de gestion du personnel de l’employeur au soutien de son argument selon lequel, d’une part, ce dernier était tenu de lui donner un avertissement ou de lui imposer une suspension avant de la congédier et, d’autre part, elle ne pouvait pas savoir qu’elle serait congédiée sans s’être vu imposer au préalable des mesures disciplinaires progressives. Elle ne croyait pas qu’elle serait congédiée, car l’employeur avait donné des avertissements et imposé des suspensions à d’autres employés qui avaient été pris à consommer de l’alcool dans la réserve.

[28]  Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur ce qui constitue une inconduite, notre Cour a conclu qu’il est pertinent d’examiner les mesures disciplinaires prises par l’employeur à l’égard d’autres employés ayant eu un comportement comparable pour déterminer si un employé aurait dû savoir qu’il « serait probablement » congédié (Locke, par. 7 et 8). Or, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Marion, 2002 CAF 185, notre Cour a indiqué sans équivoque que le rôle du décideur est, non pas de déterminer si la sévérité de la mesure disciplinaire imposée par l’employeur était justifiée, mais plutôt de décider si le comportement de l’employé constituait une inconduite pour l’application de la Loi sur l’assurance-emploi (par. 2 et 3) :

[…] le conseil arbitral a conclu que le geste du prestataire, soit d’avoir consommé de la drogue i.e. fumé un joint, sur les lieux de travail, ne l’excluait pas en vertu de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 (Loi) du bénéfice des prestations d’assurance. Il a fourni comme motif que le congédiement, sans avertissement, dans ces circonstances où l’employé affichait 14 ans de service et où il s’agissait de la première infraction de cette nature était une sanction démesurée et injuste puisque d’autres confrères de travail, pour un comportement analogue (consommation de boissons alcooliques), avaient reçu une suspension en guise d’avertissement.

Le rôle du conseil arbitral n’était pas de se demander si la sévérité de la sanction imposée par l’employeur était justifiée ou non ou si le geste de l’employé constituait un motif valable de congédiement, mais plutôt de se demander si ce geste posé par l’employé constituait une inconduite au sens de la Loi :  Fakhari et Le Procureur général du Canada, (1996) 197 N.R. 300 (C.A.F.), A.G.C. v. Namaro, (1983) 46 N.R. 541 (C.A.F.), Canada v. Jewell, (1994) 175 N.R. 350 (C.A.F.), A.G.C. v. Secours, (1995) 179 N.R. 132 (C.A.F.), Procureur général du Canada c. Langlois, A-94-95, 21 février 1996 (C.A.F.).

[Non souligné dans l’original.]

[29]  De même, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Jolin, 2009 CAF 303, notre Cour constate que « [c]e n’est pas parce que la sanction disciplinaire s’avère plus sévère que celle prévue par le prestataire que son comportement n’est pas de l’inconduite » (par. 11). Par conséquent, la seule question que doit trancher notre Cour est de déterminer s’il était raisonnable pour la division d’appel de conclure que la demanderesse aurait dû savoir qu’il était « réellement possible » qu’elle soit congédiée à cause de sa conduite, vu la manière dont l’employeur avait traité d’autres employés ayant commis des infractions semblables.

[30]  Je suis d’avis qu’il convient de répondre à cette question par l’affirmative. Même si la demanderesse, à ses dires, ne s’attendait pas à être congédiée sans recevoir au préalable un avertissement ou une suspension, elle a reconnu qu’une rencontre avait eu lieu avec l’employeur le 9 mai 2017 pour discuter de sa consommation d’alcool. Même si l’employeur n’a pas officiellement consigné les détails de cette rencontre dans le dossier de la demanderesse, comme le prévoit l’article 16 de la politique de gestion du personnel sur les avertissements verbaux, je suis d’avis que la division d’appel a raisonnablement déduit des faits que la demanderesse aurait dû savoir que l’employeur était au courant de son comportement et préoccupé par ce dernier. D’autant plus que les politiques de l’employeur prévoient uniformément que des mesures disciplinaires [traduction] « y compris le congédiement » peuvent être imposées si un employé enfreint le règlement n1 ou enfreint de quelque autre manière l’interdiction de consommer de l’alcool, imposée par l’employeur.

[31]  Je suis toutefois d’avis que la division d’appel a conclu à tort que, puisque la demanderesse savait que l’employeur avait sommairement congédié son époux, elle ne pouvait pas compter sur la politique de l’employeur relative aux mesures disciplinaires progressives ni sur le sort d’autres employés, qui avaient d'abord reçu des avertissements ou avaient été suspendus pour avoir consommé de l’alcool dans la réserve. Le dossier ne précise pas la nature de l’infraction commise par l’époux; il était donc déraisonnable pour la division d’appel d’attacher de l’importance à cet élément dans l’analyse de ce que la demanderesse savait, ou aurait dû prévoir, quant à la réaction de l’employeur à l’égard de sa consommation d’alcool. Cependant, comme j’ai déjà établi qu’il était raisonnable pour la division d’appel de conclure que la demanderesse savait ou aurait dû savoir qu’elle pourrait être congédiée pour avoir consommé de l’alcool dans la réserve, cette erreur n’est pas en soi déterminante en l’espèce. Par conséquent, je ne renverrais pas la demande à la division d’appel pour nouvel examen de ce point.

VII.  Conclusion

[32]  Je rejetterais la demande sans dépens.

« D. G. Near »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE PAR LA DIVISION D’APPEL DU

TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE DU CANADA LE 29 OCTOBRE 2018

NUMÉRO DE RÉFÉRENCE 2018 TSS 1031, NUMÉRO DE DOSSIER DU TRIBUNAL AD-18-348

DOSSIER :

A-377-18

 

 

INTITULÉ :

MARILYN NELSON c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 juin 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

Holly Popenia

 

Pour la demanderesse

Matthew Vens

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Community Legal Assistance Society

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le défendeur

 

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