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Date : 20121128

Dossier : A-110-12

Référence : 2012 CAF 312

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE MAINVILLE                 

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

CHEF JESSE JOHN SIMON et CONSEILLERS FOSTER NOWLEN AUGUSTINE, STEPHEN PETER AUGUSTINE, ROBERT LEO FRANCIS, MARY LAURA LEVI, ROBERT LLOYD LEVY, JOSEPH DWAYNE MILLIEA, JOSEPH JAMES LUCKIE TYRONE MILLIER, MARY-JANE MILLIER, JOSEPH DARRELL SIMON,

ARREN JAMES SOCK,  JONATHAN CRAIG SOCK ET MARVIN JOSEPH SOCK en leur nom et au nom des membres de la PREMIÈRE NATION D’ELSIPOGTOG, et au nom des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU-BRUNSWICK, et au nom des membres des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU-BRUNSWICK

 

intimés

 

 

Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 20 novembre 2012

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                             LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                             LE JUGE NOËL

                                                                                                                               LE JUGE WEBB


Date : 20121128

Dossier : A-110-12

Référence : 2012 CAF 312

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE MAINVILLE                 

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

CHEF JESSE JOHN SIMON et CONSEILLERS FOSTER NOWLEN AUGUSTINE, STEPHEN PETER AUGUSTINE, ROBERT LEO FRANCIS, MARY LAURA LEVI, ROBERT LLOYD LEVY, JOSEPH DWAYNE MILLIEA, JOSEPH JAMES LUCKIE TYRONE MILLIER, MARY-JANE MILLIER, JOSEPH DARRELL SIMON,

ARREN JAMES SOCK,  JONATHAN CRAIG SOCK ET MARVIN JOSEPH SOCK en leur nom et au nom des membres de la PREMIÈRE NATION D’ELSIPOGTOG, et au nom des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU-BRUNSWICK, et au nom des membres des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU-BRUNSWICK

 

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Le Procureur général du Canada interjette appel d’une ordonnance de la juge Simpson de la Cour fédérale (la « juge »), datée du 30 mars 2012 et dont les motifs sont publiés à 2012 CF 387, laquelle accueillait une requête en injonction interlocutoire interdisant l’application de la règle de la stricte conformité aux taux et normes provinciaux en matière d’aide au revenu dans les réserves des Premières Nations de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de l’Île‑du‑Prince‑Édouard jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur une demande sous-jacente de contrôle judiciaire présentée dans le dossier T-1649-11 de la Cour fédérale.

 

[2]               Le Procureur général du Canada (l’« appelant ») soulève de nombreux motifs d’appel, et ce faisant cherche essentiellement à ce que notre Cour examine et tranche de novo la requête dont la juge était saisie. Or, notre Cour ne statue pas de novo dans le cadre d’un appel contre une ordonnance accueillant une injonction interlocutoire. Elle doit plutôt faire preuve de déférence à l’endroit du juge ayant accueilli ou rejeté une demande de réparation de cette nature. Notre Cour n’interviendra pas à moins qu’il soit établi que le juge de la Cour fédérale s’est fondé sur un principe juridique erroné, n’a pas accordé assez de poids à un facteur pertinent, a commis une erreur grave dans l’application des faits, ou encore qu’une injustice manifeste serait autrement causée.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne peux conclure que la décision de la juge comporte une telle erreur ni qu’une injustice manifeste a été causée en raison de l’ordonnance. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.

 

HISTORIQUE ET CONTEXTE

[4]               Le Canada offre depuis un certain temps des services et programmes essentiels aux « Indiens » résidant dans des « réserves », termes définis dans la Loi sur les Indiens, L.R.C., ch. I-5. Aucune loi fédérale particulière ne régit ces services et programmes essentiels. Ils relèvent plutôt de diverses directives du Conseil du Trésor et politiques du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, depuis peu renommé Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (« Affaires autochtones »).

 

[5]                Ces services et programmes ont été à l’origine fournis directement par le gouvernement fédéral, mais au cours des dernières années – dans le but d’accroître l’autonomie administrative des Autochtones – la prestation de plusieurs de ces services et programmes essentiels destinés aux « Indiens » résidant dans des réserves a été confiée aux administrations des « bandes » au sens de la Loi sur les Indiens.

 

[6]               Étant donné que la Loi sur les Indiens n’établit pas de cadre régissant de façon appropriée le transfert de l’administration des programmes aux bandes au sens de la Loi sur les Indiens, depuis un certain temps, les Affaires autochtones utilisent à cette fin des ententes de financement. Dans le cadre du présent appel, deux types d’ententes de financement sont en cause : a) les ententes globales de financement (« EGF »); et b) les ententes de financement Canada – Premières Nations (« ententes de financement de base »). Le choix du type d’entente de financement dépend généralement de la capacité de gestion des administrations de bande. Les deux types d’ententes de financement sont semblables en ce qu’elles établissent les modalités de prestation des services et programmes et qu’elles traitent de leur gestion financière et de la présentation des rapports.

 

[7]               En ce qui a trait aux services et programmes sociaux fournis dans le cadre de ces ententes de financement, les Premières Nations doivent respecter certaines des politiques et directives des Affaires autochtones, dont les manuels nationaux et régionaux établissant les exigences et les objectifs généraux des cinq principaux programmes offerts dans les réserves : (1) le programme d’aide au revenu; (2) le programme d’aide à la vie autonome; (3) le programme de réinvestissement de la Prestation nationale pour enfants; (4) le programme pour la prévention de la violence familiale; et (5) le programme de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations.

 

[8]               Pendant plusieurs années, les Affaires autochtones ont eu recours dans leurs manuels relatifs aux programmes d’aide au revenu à une approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » avec les programmes provinciaux d’assistance sociale. Essentiellement, les Affaires autochtones accordaient dans une certaine mesure, mais de façon limitée, une marge de manœuvre aux Premières Nations dans la détermination de l’admissibilité et du niveau de soutien en matière d’aide au revenu. Par conséquent, les critères d’admissibilité et les niveaux de soutien des programmes d’aide au revenu devaient être « raisonnablement comparables » à ceux appliqués en vertu des programmes d’assistance sociale offerts aux non-autochtones par les autorités de la province dans laquelle était située la réserve en question.  

 

[9]               Les Affaires autochtones ont récemment décidé de modifier leurs manuels de programme de façon à cesser d’utiliser l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » en ce qui a trait au programme d’aide au revenu. Cette approche a maintenant été remplacée par une exigence d’observation stricte des critères d’admissibilité et des taux d’aide au revenu provinciaux. Les Affaires autochtones soutiennent que l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable », appliquée de longue date et décrite dans ses manuels, doit être abandonnée parce qu’elle n’est pas conforme à une directive du Conseil du Trésor datant de 1964 (« directive de 1964 »). Cette directive autorisait les Affaires autochtones à adopter des normes et procédures provinciales ou municipales en ce qui a trait à la gestion de l’aide destinée aux Indiens.

 

[10]           Les intimés se sont opposés à ce changement. Ils ont fait valoir qu’il est inconstitutionnel et que de toute façon il avait été mis en œuvre de façon inappropriée dans les provinces de l’Atlantique. Ils ont en conséquence exercé un recours devant la Cour fédérale faisant notamment valoir que le changement :

[traduction]

 

a) constitue un abandon ou une sous‑délégation inconstitutionnel en faveur des provinces des pouvoirs conférés au gouvernement fédéral par le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867;

 

b) a été fait sans que soit fournie l’occasion d’une véritable consultation, ce qui constitue un manquement aux obligations de la Couronne qui découlent de sa relation sui generis avec les Autochtones du Canada, du principe de l’honneur de la Couronne et de certains instruments internationaux;

 

c) n’a pas répondu aux exigences en matière d’équité procédurale conformément à la théorie de l’attente légitime découlant de l’historique des rapports entre la Couronne et les intimés.  

 

            (Avis modifié de demande de contrôle judiciaire, p. 39 à 41 du dossier d’appel)

 

[11]           Dans le cadre de la procédure de contrôle judiciaire en cause en l’espèce, les intimés ont également présenté à la Cour fédérale une demande de mesure provisoire sous la forme d’une ordonnance enjoignant à l’appelant de ne pas remplacer l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » jusqu’au règlement définitif de leur demande. 

 

LA DÉCISION DE LA JUGE

[12]           Ayant pris en compte les éléments de preuve devant elle, la juge a conclu que les Premières Nations avaient été consultées par les Affaires autochtones en ce qui a trait à la mise en œuvre du changement de l’approche de la « comparabilité raisonnable », mais qu’elles avaient choisi d’abandonner le processus. Elle a toutefois aussi conclu qu’il n’y avait jamais eu de véritable consultation au sujet du bien‑fondé du changement avant qu’il soit engagé, et que les Affaires autochtones n’avaient jamais laissé entendre que les consultations pourraient retarder ou empêcher la mise en œuvre du changement.  

 

[13]           Le Procureur général a soutenu que la requête avait un caractère théorique étant donné que les Premières Nations, plus particulièrement l’intimée, la Première Nation d’Elsipogtog, avaient consenti dans leurs ententes de financement à ce que l’approche de la « comparabilité raisonnable » soit remplacée par la règle de la « stricte conformité » aux critères d’admissibilité et taux provinciaux. La juge a conclu qu’aucune des ententes de financement au dossier ne renvoyait directement au nouveau manuel des Affaires autochtones exigeant une application stricte de ces critères et taux et que, par conséquent, elle ne pouvait conclure à l’existence d’une forme quelconque de consentement à ce changement.

 

[14]           La juge a ensuite procédé à l’analyse en trois étapes utilisée en matière d’injonction, qui a été énoncée dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (« RJR MacDonald »).

 

[15]           Dans un premier temps, abordant la question du préjudice irréparable, la juge a conclu que le préjudice que les Premières Nations subiraient d’un éventuel « démantèlement administratif » des ententes actuelles de financement des programmes sociaux pourrait être indemnisé par l’octroi de dommages-intérêts.

 

[16]           La juge a néanmoins conclu que certains bénéficiaires d’aide au revenu et leurs familles subiraient un préjudice irréparable si le changement était mis en œuvre. Elle a fondé sa conclusion sur les éléments de preuve établissant que de nombreux bénéficiaires actuels subiraient une baisse des montants d’aide qu’ils recevaient par suite du changement prévu, et que certains d’entre eux risquaient de devenir inadmissibles à l’aide au revenu. Elle a de plus conclu que le changement causerait un stress émotif et psychologique à ces individus, particulièrement vulnérables même aux petits changements dans les ressources disponibles pour satisfaire leurs besoins essentiels. 

 

[17]           La juge a également conclu que la prépondérance des inconvénients était favorable à la délivrance de l’ordonnance demandée puisque a) comme il a déjà été signalé, les bénéficiaires subiraient des conséquences préjudiciables en attendant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire, et b) il n’était pas urgent d’assurer la conformité avec les critères d’admissibilité et les taux provinciaux étant donné que les Affaires autochtones et les Premières Nations appliquent l’approche de la « comparabilité raisonnable » depuis plusieurs années.

 

[18]           Enfin, en ce qui a trait à l’analyse du critère relatif à la question sérieuse, elle a statué qu’il suffisait de conclure que l’obligation d’équité, énoncée dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (« Baker »), pourrait emporter l’obligation pour les Affaires autochtones de consulter les Premières Nations au sujet de la façon de se conformer à la directive de 1964.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[19]           Les questions à trancher en l’espèce peuvent être ainsi formulées :

a.       Quelle est la norme de contrôle applicable en appel d’une ordonnance accordant une mesure provisoire sous la forme d’une injonction interlocutoire?

 

b.      La juge s’est-elle fondée sur un principe juridique erroné, a-t-elle négligé d’accorder suffisamment de poids aux facteurs pertinents ou a‑t‑elle commis une erreur grave dans l’appréciation des faits en statuant a) qu’une question sérieuse avait été soulevée dans le cadre de la procédure b) qu’un préjudice irréparable serait subi et c) que la prépondérance des inconvénients jouait en faveur de la délivrance de l’ordonnance?

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[20]           En vertu du paragraphe 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive. Sont comprises dans ces mesures, les injonctions interlocutoires et provisoires, lesquelles sont précisément visées par les articles 373 et 374 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Bien que le pouvoir de la Cour fédérale d’accorder des injonctions interlocutoires soit issu de la loi, il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire du genre de celui exercé en equity dans les juridictions de common law : voir A.I.E.S.T., local de scène no 56 c. Société de la Place des Arts de Montréal, 2004 CSC 2, [2004] R.C.S. 43, au par. 13; Trudel c. Clairol Inc. of Canada, [1975] 2 R.C.S 236, à la p. 246; Chinese Business Chamber of Canada c. Canada, 2006 CAF 178, au par. 4.

 

[21]           Comme je l’ai déjà mentionné, l’appelant demande essentiellement un examen de novo de la requête. Tel qu’il est écrit au paragraphe 22 de son mémoire, l’appelant demande que notre Cour [traduction] « substitue son pouvoir discrétionnaire à celui de la juge des requêtes et accueille l’appel ». Tel n’est pas le mandat de notre Cour dans le cadre du présent appel.

 

[22]           Notre Cour doit faire preuve de déférence et faire montre de prudence lorsqu’elle révise la décision discrétionnaire d’un juge de la Cour fédérale accueillant ou rejetant une demande d’injonction interlocutoire. Notre Cour ne modifiera pas la décision à moins qu’il soit établi que le juge de la Cour fédérale s’est fondé sur un principe juridique erroné, n’a pas accordé assez de poids à un facteur pertinent, a commis une erreur grave dans l’appréciation des faits, ou encore qu’une injustice manifeste serait autrement causée : Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux p. 154 à 156.

 

LA JUGE S’EST-ELLE FONDÉE SUR UN PRINCIPE JURIDIQUE ERRONÉ, A‑T‑ELLE NÉGLIGÉ D’ACCORDER ASSEZ DE POIDS AUX FACTEURS PERTINENTS OU A‑T‑ELLE COMMIS UNE ERREUR GRAVE DANS L’APPRÉCIATION DES FAITS

 

[23]           La juge a correctement fait état du critère applicable, à savoir celui énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald. C’est l’application de ce critère aux circonstances de l’espèce que l’appelant conteste.

 

Question sérieuse

[24]           L’appelant souligne avec justesse que l’obligation d’équité ainsi que la théorie de l’attente légitime ne peuvent pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure (Baker, au par. 26). L’appelant soutient donc que la juge a commis une erreur lorsqu’elle a conclu, en se fondant sur Baker, que la question d’une consultation véritable au sujet du bien‑fondé du changement consistant à remplacer l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » par la règle de la « stricte conformité » constituait une question sérieuse.

 

[25]           En l’espèce, les conclusions de la juge quant à l’existence d’une question sérieuse sont indissociables de la procédure dans son ensemble et des autres questions soulevées par les intimés. Ces derniers font valoir de nombreux moyens pour contester le changement apporté aux manuels des Affaires autochtones, notamment qu’il existe une obligation de les consulter sur son bien-fondé. Ils soutiennent que cette obligation découle de la relation sui generis existant entre le Canada et les Autochtones, du principe de l’honneur de la Couronne et de certains instruments internationaux. Les intimés s’appuient en outre sur la théorie de l’attente légitime découlant de l’historique des rapports de la Couronne et des intimés.

 

[26]           Bien qu’ils ne puissent citer aucune jurisprudence traitant spécifiquement du droit qu’ils revendiquent à des consultations significatives au sujet des programmes gouvernementaux offerts dans les réserves, les intimés font valoir qu’en vertu d’une interprétation téléologique des arrêts Baker et Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, le Canada pourrait bien avoir l’obligation de consulter les Autochtones sur des sujets autres que les droits ancestraux et ceux issus de traités. Il s’agit là d’un nouvel argument, lequel devra être étayé par des éléments de preuve et faire l’objet d’une argumentation exhaustive afin qu’il en soit disposé régulièrement dans le cadre de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire. La nouveauté de l’argument ne le prive pas nécessairement de son caractère sérieux.

 

[27]           Selon l’analyse préconisée dans RJR-MacDonald, le critère de l’existence d’une question sérieuse est peu rigoureux. Dans le contexte de la présente affaire, l’étendue de l’obligation de consulter est en soi une question sérieuse. En l’espèce, les Affaires autochtones ont confié la mise en œuvre de programmes sociaux, comme celui de l’aide au revenu, à des administrations de bandes, et celles-ci ont adapté pendant de nombreuses années ces programmes aux besoins particuliers de leurs réserves en appliquant l’approche de la « comparabilité raisonnable ». Dans le contexte de l’évolution du droit en matière de consultations autochtones, il n’est pas déraisonnable d’envisager, comme l’a fait la juge, qu’il pourrait exister une obligation de consultation véritable au sujet du bien‑fondé du changement à cette approche avant sa mise en œuvre. Par conséquent, la juge n’a pas commis d’erreur en concluant que les intimés avaient satisfait au critère peu rigoureux relatif à l’existence d’une question sérieuse.

 

[28]           L’appelant ajoute que la juge a également commis une erreur en omettant de reconnaître que le différend concernait les modalités d’un contrat, c.-à-d. les ententes de financement. Comme aucune loi ne sert d’assise à l’examen de la décision de changer la politique fondée sur la « comparabilité raisonnable », l’appelant soutient qu’il n’y a pas ouverture au contrôle judiciaire, et que, par conséquent, la juge ne pouvait accorder une injonction. L’appelant renvoie à l’arrêt de notre Cour dans Irving Shipbuilding c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488 (« Irving Shipbuilding »), ainsi qu’à celui de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (« Dunsmuir »), au soutien de la proposition selon laquelle les obligations de droit public et les recours y afférents n’englobent pas les relations contractuelles avec la Couronne.

 

[29]           La détermination de la nature véritable de la relation en cause constitue le point de départ de l’analyse visant à savoir s’il est possible de se prévaloir d’un recours de droit public. En l’espèce, les EGF et les ententes de financement de base des Premières Nations ne sont pas des ententes commerciales de la nature de celles prises en compte dans Irving Shipbuilding, ni des contrats d’emploi de la nature de ceux dont il est question dans Dunsmuir.

 

[30]           Ces ententes de financement s’apparentent plutôt à des ententes de gouvernement à gouvernement visant la prestation de divers services essentiels. Étant donné que la Loi sur les Indiens ne prévoit pas de cadre législatif approprié à cet égard, on a eu recours à des ententes sui generis pour confier aux autorités des bandes la prestation de services essentiels aux résidents de leurs réserves. Ces ententes doivent donc être interprétées dans le contexte général de la gouvernance autochtone et de la relation spéciale existant entre le Canada et les Premières Nations. Compte tenu de la nature spéciale des ententes de financement, il n’est pas exclu que des recours de droit public et privé puissent être exercés, selon les circonstances et les enjeux.

 

[31]           En l’espèce, les intimés contestent un changement aux manuels des Affaires autochtones auxquels renvoient leurs ententes de financement. Cette contestation repose sur des motifs constitutionnels et elle a également pour fondement le manquement à une obligation de consultation véritable découlant du principe de l’honneur de la Couronne et de la relation spéciale existant entre la Couronne et les Autochtones. En de telles circonstances, il est permis de penser que les intimés pourraient être en droit d’exercer des recours de droit public, tels que le contrôle judiciaire et l’injonction.

 

[32]           L’appelant a aussi fait valoir que la juge avait commis une erreur en étendant l’effet de son ordonnance à l’ensemble des Premières Nations du Nouveau‑Brunswick, de la Nouvelle‑Écosse et de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, alors que seules les Premières Nations Mi’Kmaq du Nouveau‑Brunswick sont intimées. Il n’est pas nécessaire pour notre Cour de trancher cette question, car elle est devenue théorique lorsque les Premières Nations du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle‑Écosse et de l’Île‑du‑Prince‑Édouard se sont jointes aux procédures sous-jacentes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

 

[33]           L’appelant soutient enfin que la juge a commis une erreur en ne concluant pas que les intimés avaient acquiescé aux taux provinciaux d’aide au revenu par la signature de leurs ententes de financement. Ces ententes ne font pas directement mention des critères d’admissibilité et des taux d’aide au revenu, mais elles renvoient de façon générale aux manuels ainsi qu’à la documentation relative au programme des Affaires autochtones. La légalité des changements apportés à ces manuels touche au cœur du litige entre les parties. Le fait que les Premières Nations aient accepté de façon générale de se conformer aux manuels des Affaires autochtones n’a pas nécessairement d’incidence sur la question de savoir si les Affaires autochtones pouvaient apporter des modifications à ces manuels de la façon dont cela a été fait sans consultations préalables des Premières Nations.

 

[34]           En dernier lieu, il importe de souligner que ni les présents motifs ni ceux de la juge ne doivent être interprétés comme exprimant une opinion favorable ou défavorable sur l’une quelconque des questions soulevées par les parties dans le cadre de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire. La juge a seulement conclu que les intimés avaient soulevé au moins un point qui répondait au critère de la question sérieuse auquel il faut satisfaire pour obtenir une injonction interlocutoire. Le bien‑fondé de toutes ces questions reste à déterminer. 

 

 

Préjudice irréparable

[35]           L’appelant conteste de plus l’ordonnance de la juge au motif que l’existence d’un préjudice irréparable n’a pas été démontrée selon la prépondérance des probabilités. L’appelant fait valoir qu’à cet égard seuls des éléments de preuve conjecturaux ont été présentés.

 

[36]           Toutefois, plusieurs éléments du dossier indiquent que même les Affaires autochtones étaient d’avis que le remplacement de l’approche de la « comparabilité raisonnable » par la « stricte conformité » aux critères et taux provinciaux d’aide au revenu causerait de graves difficultés financières à de nombreux bénéficiaires : voir notamment les par. 73 à 76 des motifs de la juge.

 

[37]           Il était en outre raisonnable pour la juge de conclure que les baisses d’aide au revenu causeraient préjudice aux bénéficiaires qui ne pourraient subséquemment obtenir une réparation pécuniaire. Il s’agit d’une conclusion que les tribunaux n’ont pas hésité à tirer en matière de prestations d’invalidité : El-Timani c. Canada Life Assurance Co., 2001 CarswellOnt 2336 (C.S.J. Ont.); 28 CCLI (3d) 195, aux par. 8 et 9; Ausman c. Equitable Life Insurance Co. of Canada, 2002 CarswellOnt 3922 (C.S.J. Ont.); 46 CCLI (3d) 14, aux par. 45 à 54.

 

[38]           Comme le notait la juge dans ses motifs, même les petits changements dans les ressources disponibles pour satisfaire aux besoins des Canadiens les plus pauvres et les plus vulnérables peuvent causer un préjudice grave. Accroître l’appauvrissement de personnes qui sont déjà vulnérables n’est pas une situation qui devrait être prise à la légère. 

[39]           À mon avis, la juge n’a pas commis d’erreur en concluant à l’existence d’un préjudice irréparable.

 

Prépondérance des inconvénients

[40]           L’appelant soutient enfin que la juge a commis une erreur en concluant que la prépondérance des inconvénients jouait en faveur des intimés. L’appelant reconnaît que le maintien de l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » n’occasionnerait pas de nouveaux coûts pour le Canada, mais il fait néanmoins valoir que l’intérêt public milite en faveur de la mise en œuvre immédiate de la directive de 1964.

 

[41]           L’appelant n’a pas le monopole de l’intérêt public : RJR-MacDonald, au par. 70. Toutes les parties concernées par des procédures en injonction interlocutoire peuvent invoquer des considérations d’intérêt public et peuvent faire pencher la balance des inconvénients en leur faveur en établissant qu’il est dans l’intérêt public d’accorder ou de refuser le recours demandé. En outre, la notion d’« intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables : RJR-MacDonald, au par. 71.

 

[42]           L’argument fondé sur l’intérêt public de l’appelant consiste essentiellement à affirmer qu’il a le pouvoir exclusif et absolu de substituer la règle de la « stricte conformité » à l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable », ce qui est la question même à trancher dans la demande sous-jacente de contrôle judiciaire. Son argument touche au bien-fondé de cette demande plutôt qu’à la question de la balance des inconvénients. À l’exception de ce qui précède, l’appelant n’a présenté aucun élément de preuve attestant qu’il serait exposé à un préjudice en raison du prolongement de l’application, pour une période limitée, de l’approche fondée sur la « comparabilité raisonnable » utilisée de longue date par les Affaires autochtones. 

 

[43]           Bien que la directive de 1964 ait été adoptée il y a près d’un demi-siècle, la question de la « stricte conformité » a été ignorée pendant de nombreuses années par les Affaires autochtones.  Dans ces circonstances, l’argument de l’appelant suivant lequel l’intérêt public commande sa mise en œuvre immédiate sonne creux.

 

[44]           L’ordonnance de la juge a comme conséquence de maintenir une situation de longue date et d’ainsi permettre, exactement comme par les années passées, le maintien de l’application du critère de « comparabilité raisonnable » pour les besoins du programme d’aide au revenu ainsi qu’en ce qui concerne les exigences d’ordre administratif et la production de rapports. La juge n’a commis aucune erreur en concluant que le préjudice découlant de la réduction des prestations versées aux bénéficiaires vulnérables était beaucoup plus important que les inconvénients mineurs que l’appelant pourrait subir en raison d’un court délai dans la mise en œuvre du changement vers l’application de la règle de la « stricte conformité ».

 

 

 

 

 

CONCLUSION

[45]           Je suis donc d’avis de rejeter l’appel avec dépens.  

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

      Marc Noël, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

     Wymann W. Webb, j.c.a. » 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-110-12

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE LA JUGE SIMPSON, DATÉE DU 30 MARS 2012, No T-1649-11

 

INTITULÉ :                                                  Canada (Procureur général) c. Chef Simon et al

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 20 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE NOËL

                                                                        LE JUGE WEBB      

 

DATE :                                                          Le 28 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jonathan D.N. Tarlton

Julien Matte

Melissa Chan

 

POUR L’APPELANT

 

Naiomi W. Metallic

Jason Cooke

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANT

 

Burchells LLP

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR L’INTIMÉ

 

 

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