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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal


 

Date : 20110908

Dossier : A-480-10

Référence : 2011 CAF 247

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

 

ROGER LADOUCEUR

intimé

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 7 septembre 2011.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 8 septembre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                       LA JUGE SHARLOW           

                                                                                                                         LE JUGE PELLETIER

 


Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal


 

Date : 20110908

Dossier : A-480-10

Référence : 2011 CAF 247

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

 

et

 

 

ROGER LADOUCEUR

intimé

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Le Procureur général du Canada interjette appel d’une décision rendue par la Cour fédérale (motifs du juge Hughes) : 2010 CF 1148. La Cour fédérale a annulé la décision rendue par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) le 9 juillet 2009.

A.        Le contexte

 

[2]               L’intimé, M. Ladouceur, a subi de graves blessures à la cheville durant son service militaire à Chypre et il a droit à une pension d’invalidité en application de la Loi sur les pensions, L.R. 1985, ch. P-6. La question que devait trancher le Tribunal portait sur le montant de la pension d’invalidité.

 

[3]               Le paragraphe 35(1) de la Loi sur les pensions prévoit que le montant est calculé « en fonction de l’estimation du degré [de son] invalidité ». Le paragraphe 35(2) prévoit que les estimations sont « basées sur les instructions du ministre et sur une table des invalidités qu’il établit ».

 

[4]               Le ministre a établi une table des invalidités avec instructions. La question principale que devait trancher le Tribunal était de savoir comment cette table devait être appliquée au cas de M. Ladouceur. Plus précisément, le Tribunal devait déterminer lequel des deux tableaux, soit le tableau 17.9 et le tableau 17.12, était applicable à l’invalidité de M. Ladouceur. Le tableau 17.9 accorde à M. Ladouceur une pension d’invalidité plus élevée que celle visée au tableau 17.12.

 

[5]               Le Tribunal a décidé que le tableau 17.12 s’appliquait. Monsieur Ladouceur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale et a eu gain de cause.

 

[6]               La Cour fédérale a annulé la décision du Tribunal pour trois motifs : le Tribunal n’a pas opté pour le tableau le plus approprié, il s’est fondé à tort sur l’opinion qu’il a reçue d’un conseiller médical, et il s’est fondé sur certaines décisions non citées. Le procureur général interjette appel pour ces trois motifs.

 

B.        L’analyse

 

(1)        Le caractère raisonnable de la décision du Tribunal d’opter pour le tableau 17.12

 

[7]        Les parties conviennent, devant notre Cour, que la norme de contrôle applicable à la décision par laquelle le Tribunal a opté pour le tableau 17.12 est celle de la raisonnabilité.

 

[8]        Les motifs du juge de la Cour fédérale n’indiquent pas clairement s’il a appliqué la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Cependant, son analyse à l’égard du tableau choisi par le Tribunal semble être fondée sur la norme de la décision correcte. Il a effectué sa propre analyse de la table des invalidités et des instructions issues du ministre et a estimé que le tableau 17.9 était « le tableau qui convenait le mieux » (paragraphe 14). Il n’a pas appliqué la méthodologie relative à la norme de raisonnabilité requise par l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 54, [2008] 1 R.C.S. 190, qui consiste à examiner si la décision rendue par le Tribunal, telle qu’elle est expliquée dans ses motifs, appartient aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En définitive, il a ordonné que l’affaire soit renvoyée devant le Tribunal pour nouvel examen « qui devra tenir compte [de ses] motifs », notamment du tableau qui, selon lui, convenait le mieux.

 

[9]        Pour choisir le tableau qu’il devait appliquer, le Tribunal a dû tirer des conclusions de fait relativement à la condition physique et médicale de M. Ladouceur. Il s’agit là de questions qui exigent l’application de la norme plus déférente de la raisonnabilité : Beauchene c. Canada (PG), 2010 CF 980, paragraphe 21; Gilbert c. Canada (PG), 2010 CF 1300. Il devait ensuite interpréter les tableaux et les instructions données – textes de nature législative étroitement liés à la loi constitutive du Tribunal ‑ et appliquer son interprétation à ses propres conclusions de fait. Là encore, la norme applicable est celle de la raisonnabilité : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 54, [2008] 1 R.C.S. 190. Par conséquent, je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de la raisonnabilité est celle qui doit être appliquée en l’espèce.

 

[10]      Conformément à cette norme de contrôle qui commande un degré élevé de déférence, M. Ladouceur doit convaincre la Cour que la décision du Tribunal d’opter pour le tableau 17.12 était déraisonnable compte tenu des éléments de preuve dont le Tribunal disposait, du libellé des tableaux et des instructions données par le ministre. En d’autres termes, il doit démontrer que la décision du Tribunal n’appartient pas aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47.

 

[11]      À mon avis, M. Ladouceur ne s’est pas acquitté de ce fardeau. La décision du Tribunal d’opter pour le tableau 17.12 était raisonnable. Le Tribunal a conclu que M. Ladouceur souffrait d’arthrite post-traumatique de la cheville gauche, une affection qui, à son avis, est compatible avec le libellé clair du tableau 17.12. Le Tribunal, soulevant un exemple tiré des instructions données pour le tableau 17.9, a fait observer que ce tableau [traduction] « est davantage applicable à un trouble neurologique qui influe sur la fonction des membres inférieurs en général ». À son avis, d’autres tables, comme le tableau 17.12, doivent être [traduction] « utilisée[s] pour évaluer les invalidités liées à une partie précise du corps », comme une cheville. Le Tribunal a fait remarquer que le libellé des instructions ne lui permet pas de choisir un tableau qui accorderait au demandeur une pension d’invalidité plus avantageuse. Tous ces facteurs ont permis au Tribunal de justifier sa conclusion selon laquelle le tableau 17.12 s’applique.

 

(2)        La valeur accordée par le Tribunal à l’opinion reçue d’un conseiller médical

 

[12]      En arrivant à sa conclusion, le Tribunal a tenu compte de l’opinion d’un conseiller médical :

[traduction]

 

Le tableau 17.12 doit être utilisé. C’est ce qui ressort de l’extrait suivant de la décision du Tribunal :

 

Le Tribunal a été informé par le conseiller médical que le tableau 17.12 – Perte fonctionnelle ‑ Membres inférieurs – Cheville, est la table appropriée à utiliser pour l’affection arthrite post‑traumatique de la cheville gauche donnant droit à une indemnisation.

 

[13]      L’identité du conseiller médical n’est pas révélée. On ne sait pas non plus si l’opinion a été donnée par écrit ou verbalement. On n’en connaît pas davantage sur les circonstances qui ont amené le conseiller médical à fournir cette opinion. On ne sait pas non plus si le conseiller a obtenu des renseignements ou des documents à cet égard, et, dans un tel cas, quels sont les renseignements ou documents qu’il a reçus en particulier.

 

[14]      Seul le Tribunal a reçu l’opinion du conseiller médical. Si l’opinion avait été consignée par écrit, elle aurait été versée au dossier du Tribunal produit devant la Cour fédérale et, dans le cadre du présent appel, devant notre Cour. Si l’opinion a été fournie verbalement, elle aurait dû être documentée et ce document aurait dû être versé au dossier.

 

[15]      Dans le cadre l’instance ayant mené à la décision du Tribunal, M. Ladouceur n’a pas reçu l’opinion du conseiller médical. Il n’a jamais eu l’occasion de la vérifier, de la contester ou de la réfuter.

 

[16]      Laissant de côté la question de savoir si le choix du tableau approprié pouvait faire l’objet d’une opinion médicale ou s’il s’agit d’un point litigieux sur lequel un expert ne devrait pas se prononcer, je suis d’accord avec le juge de la Cour fédérale que le fait pour le Tribunal d’avoir reçu cette opinion et de lui avoir accordé une valeur était une erreur susceptible de contrôle. Pour ce seul motif, je conviens avec lui que la décision du Tribunal doit être annulée.

 

[17]      Comme le juge de la Cour fédérale, je ne vois aucune autorisation expresse ou tacite permettant au Tribunal de recevoir l’opinion du conseiller médical et d’en tenir compte de la manière dont il l’a fait. De plus, la manière dont il a reçu cette opinion était inéquitable d’un point de vue procédural.

 

[18]      La Loi sur le Tribunal des anciens combattants [révision et appel], L.C. 1995, ch. 18 (la « LTAC ») nous éclaire sur la façon dont le Tribunal peut recevoir la preuve et en tenir compte, comme l’opinion d’un conseiller médical.

 

[19]      En vertu du paragraphe 38(1) de la LTAC, le Tribunal peut requérir l’avis d’un expert médical indépendant et soumettre le demandeur à des examens médicaux. Avant de recevoir en preuve l’avis ou les rapports d’examens obtenus, le Tribunal accorde au demandeur en vertu du paragraphe 38(2) la possibilité de faire valoir ses arguments sur leur admissibilité. Ces dispositions ne s’appliquent pas en l’espèce car M. Ladouceur n’a pas été examiné par un expert médical indépendant, mais elles tendent à indiquer que la présente affaire commandait l’observation de règles d’équité procédurale. En l’espèce, le conseiller médical a dit au Tribunal quel tableau devait s’appliquer. Nous ne pouvons que supposer qu’en donnant son opinion, le conseiller doit avoir examiné et évalué la preuve médicale et les autres éléments de preuve. Cette tâche s’apparente à celle que vise le paragraphe 38(1), et celle-ci exige l’observation stricte des règles d’équité procédurale au profit du demandeur.

 

[20]      Un autre indice du degré d’équité procédurale qui devrait s’appliquer figure à l’article 14 de la LTAC. Conformément à l’article 14, le Tribunal a les pouvoirs d’un commissaire nommé au titre de la partie I de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. 1985, ch. I-11. Grâce à de tels pouvoirs, le Tribunal peut assigner devant lui des témoins et leur enjoindre de comparaître, de déposer et de produire des documents; voir les articles 4 et 5 de la Loi sur les enquêtes. Il serait donc possible ensuite pour le demandeur de contre-interroger un témoin ou de réfuter cette preuve.

 

[21]      Enfin, je fais remarquer que le degré d’équité procédurale qui doit être accordé à des affaires comme celle de l’espèce devrait être assez élevé étant donné l’importance de la question pour le demandeur : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 25.

 

[22]      En recevant l’opinion du conseiller médical sans en informer M. Ladouceur et sans lui donner l’occasion de la vérifier, de la contester ou de la réfuter, le Tribunal a été fondamentalement inéquitable envers M. Ladouceur. Si M. Ladouceur avait eu cette possibilité, il aurait pu être en mesure de convaincre le Tribunal que son invalidité relevait du tableau 17.9 et non du tableau 17.12, ou, subsidiairement, il aurait pu être en mesure de convaincre la Cour que la décision du Tribunal d’opter pour le tableau 17.12 était déraisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve. À cet égard, je ne retiens pas l’argument du procureur général portant que s’il y a eu une erreur de nature procédurale en l’espèce, elle était mineure et devrait être écartée.

 

[23]      Étant donné que le Tribunal n’a pas régulièrement reçu l’opinion du conseiller médical et vu l’incidence importante que cette erreur a pu avoir sur M. Ladouceur, la décision du Tribunal d’opter pour le tableau 17.12 plutôt que le tableau 17.9 ne saurait être confirmée.

 

(3)        L’importance que le Tribunal a accordée à certaines décisions non citées

 

[24]      À l’appui de sa décision d’opter pour le tableau 17.12 plutôt que le tableau 17.9, le Tribunal a donné un autre motif. Voici ce qu’il a déclaré :

 

[traduction]

En restant juste envers les autres demandeurs avec la même invalidité, le Tribunal estime que le même tableau doit être utilisé afin d’assurer l’équité des évaluations.

 

 

Selon l’interprétation que lui donne M. Ladouceur, cet extrait signifie que le Tribunal a tenu compte de certaines autres décisions qu’il avait rendues. Il affirme que cette décision était inéquitable d’un point de vue procédural puisque les décisions n’ont été ni dévoilées ni citées.

 

[25]      Je ne crois pas que l’observation du Tribunal renvoie à des décisions précises qu’il a déjà rendues. J’estime plutôt que le Tribunal a simplement souligné l’importance de traiter les personnes ayant subi des blessures similaires de la même manière. Cependant, si j’ai tort et si le Tribunal renvoyait à certaines de ses autres décisions, il aurait dû à tout le moins en donner les références, et sous réserve d’une obligation légale de confidentialité, il aurait dû les fournir sur demande.

 

C.        Décision

 

[26]      La Cour fédérale a annulé la décision du Tribunal et l’a renvoyée pour nouvel examen à une formation du Tribunal différemment constituée, qui devait tenir compte des motifs de la Cour.

 

[27]      Je conviens que la décision du Tribunal devrait être écartée et renvoyée à une formation du Tribunal différemment constituée qui devra statuer à nouveau sur toutes les questions mais en s’appuyant sur un raisonnement différent. Si le Tribunal différemment constitué devait recevoir l’opinion d’un conseiller médical, il devrait la divulguer à M. Ladouceur, et lui divulguer également les renseignements et les instructions fournis au conseiller médical. Il devrait donner à M. Ladouceur l’occasion de réagir à cette opinion au moyen d’un contre-interrogatoire ou d’une contre‑preuve. Après avoir reçu les observations des parties, le Tribunal devrait examiner de nouveau toutes les questions, y compris le tableau qui devrait s’appliquer, en tenant compte des lois applicables et de l'ensemble de la preuve documentaire dont il dispose.

 

[28]      Compte tenu de ce qui précède, j’accueillerais l’appel, mais uniquement de manière à modifier le jugement de la Cour fédérale en y supprimant les mots « qui devra tenir compte des présents motifs » au paragraphe 2.

 

[29]      Comme la Cour est d’accord avec la Cour fédérale pour dire que la décision du Tribunal devrait être annulée, M. Ladouceur a essentiellement gain de cause dans le présent appel. Je suis d’avis de lui adjuger ses dépens, établis à 5 000 $, montant qui inclut les débours et les taxes.

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

           K. Sharlow, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

           J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-480-10

 

APPEL DU JUGEMENT DU 16 NOVEMBRE 2010 RENDU PAR LE JUGE HUGHES DE LA COUR FÉDÉRALE DANS LE DOSSIER NO T-1853-09

 

 

INTITULÉ :                                                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. Roger Ladouceur

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 7 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                Le juge Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             La juge Sharlow

                                                                                                Le juge Pelletier

                                                                                               

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 8 septembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melanie Toolsie

POUR L’APPELANT

 

Yehuda Levinson

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’APPELANT

 

 

Levinson & Associates

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

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