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Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110502

 

Dossier : A-255-10

 

Référence : 2011 CAF 147

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE STRATAS

 

 

ENTRE :

 

 

JAMES T. GRENON

 

appelant

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

 

Audience tenue à Calgary (Alberta), le 23 mars 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                           LE JUGE STRATAS


Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110502

 

Dossier : A-255-10

 

Référence : 2011 CAF 147

 

 

ENTRE :

 

JAMES T. GRENON

appelant

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               L’appelant, James Grenon, se pourvoit à l’encontre de l’ordonnance interlocutoire du juge Campbell Miller de la Cour canadienne de l’impôt (2010 CCI 364) rejetant sa requête visant à contraindre un témoin de Sa Majesté à répondre à des questions posées en interrogatoire préalable et à obliger Sa Majesté à produire un nouveau témoin pour poursuivre l’interrogatoire. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

Norme d’examen

[2]               Dans Canada c. Lehigh Cement Ltd., 2011 CAF 120, la juge Dawson, s’exprimant au nom de la Cour, a bien expliqué, aux paragraphes 24 et 25, la norme de contrôle applicable aux décisions statuant sur les requêtes visant à contraindre un témoin à répondre à un interrogatoire préalable :

24. Pour déterminer la portée de l’interrogatoire préalable autorisé, il convient d’examiner le contexte factuel et procédural de l’affaire, en tenant compte des principes juridiques applicables. Voir Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., 2007 CAF 379, 162 A.C.W.S. (3d) 911, au paragraphe 35. Comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Ltd., 2010 CAF 142, 407 N.R. 180, au paragraphe 13, « bien que les principes généraux établis par la jurisprudence soient utiles, ils n’énoncent pas de formule magique applicable à tous les cas. En la matière, la règle du cas‑par‑cas demeure de mise ».

25. En conséquence, la décision quant à savoir si une question donnée est autorisée repose essentiellement sur les faits. En appel, la décision du juge sera révisée à titre de décision sur une question mixte de fait et de droit. En conséquence, la Cour n’interviendra que lorsqu’une erreur manifeste et dominante ou une erreur de droit isolable est établie. Voir l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 SCC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., précité, au paragraphe 35.

 

 

 

[3]               C’est essentiellement cette norme que propose M. Grenon en l’espèce. La Couronne, pour sa part, invoque Kossow c. Canada, 2009 CAF 83, où le juge Létourneau, rendant jugement pour la Cour, a écrit au paragraphe 24 :

Avant de procéder à l’examen des questions soumises pour l’interrogatoire, la juge a exposé les principes juridiques, appuyés par la législation et la jurisprudence applicables, qui devraient guider l’examen. Je ne détecte aucune erreur dans son approche. Le rôle de notre cour n’est pas de substituer son point de vue à celui de la juge quant à l’appréciation de la pertinence des questions, de l’opportunité de permettre des questions complémentaires et de la justesse des réponses fournies si elle n’a pas commis d’erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou d’erreur de principe (Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1992), 45 C.P.R. (3d) 116 (C.A.F.)).

 

 

 

[4]               À mon avis, la norme de contrôle formulée dans Kossov ne diffère pas de celle qui est énoncée dans Lehigh ou dans la jurisprudence qui y est citée. Statuer sur une requête visant à contraindre un témoin à répondre à une question d’un interrogatoire préalable suppose généralement de trancher la question de la pertinence (une question mixte de fait et de droit), mais peut aussi comporter l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du juge de refuser de contraindre un témoin à répondre même si le critère de la pertinence est rempli. La juge Dawson explique également ce point aux paragraphes 34 et 35 de Lehigh :

34. Il appert de la jurisprudence qu’une question est pertinente lorsqu’il est raisonnablement possible qu’elle mène à l’obtention de renseignements pouvant directement ou indirectement permettre à la partie qui sollicite la réponse de faire valoir ses arguments ou de réfuter ceux de son adversaire ou de la lancer dans une enquête qui pourra produire l’un ou l’autre de ces effets. Pour déterminer s’il est satisfait à ce critère, il convient d’examiner les allégations que la partie qui procède à l’interrogatoire tente d’établir ou de réfuter. Voir Eurocopter, au paragraphe 10, Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2008 CAF 287, 381 N.R. 93, aux paragraphes 61 à 64; Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., aux paragraphes 30 à 33.

35. Lorsque la pertinence est établie, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser de permettre une question. Pour exercer ce pouvoir discrétionnaire, il convient de soupeser la valeur possible de la réponse au regard du risque qu’une partie abuse du processus de communication préalable. Voir Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., au paragraphe 34. La Cour peut refuser d’autoriser une question pertinente lorsque la réponse exigerait trop d’efforts et de dépenses de la part de la partie à laquelle elle est posée, lorsqu’il y a d’autres moyens d’obtenir les renseignements sollicités ou lorsque la question fait partie d’une « recherche à l’aveuglette » de portée vague et étendue : Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 438, 312 N.R. 273, au paragraphe 10; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2008 CAF 131, 166 A.C.W.S. (3d) 850, au paragraphe 3.

 

Ce sont les principes à appliquer pour statuer sur le bien‑fondé des requêtes de l’appelant.

 

 

 

[5]               En l’espèce, le juge Miller a refusé de contraindre le témoin à répondre aux questions contestées, estimant que les réponses ne satisferaient pas au critère de pertinence. Sa décision doit donc être maintenue sauf si elle est mal fondée en droit ou si elle procède d’une erreur de fait manifeste et dominante.

 

Contexte

[6]               En 1999 et 2000, un litige en matière de pension alimentaire pour enfant consécutif à la rupture du mariage de M. Grenon lui a occasionné des frais judiciaires qu’il a déduits du revenu qu’il a déclaré au fisc sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5suppl.) à l’égard de ces années d’imposition. La déduction a été refusée, et l’opposition de M. Grenon au nouvel avis de cotisation a été rejetée. En 2002, M. Grenon a interjeté appel devant la Cour de l’impôt.

 

[7]               La déduction de frais judiciaires engagés lors d’un litige en matière de pension alimentaire pour enfant n’est autorisée par aucune disposition expresse de la Loi de l’impôt sur le revenu. Une telle déduction repose sur l’application combinée des dispositions générales d’imposition de cette loi, les articles 2, 3 et 9.

 

[8]               En gros, l’effet de ces dispositions est d’obliger le contribuable à inclure tout revenu tiré d’une entreprise ou d’un bien dans le calcul de son revenu pour fins fiscales et de lui permettre d’en déduire les pertes afférentes à une entreprise ou un bien. L’excédent des revenus sur les dépenses engagées pour les gagner constitue le revenu assujetti au fisc. Si les dépenses excèdent les revenus, la différence constitue une perte.

 

[9]               La Loi de l’impôt sur le revenu comporte de multiples règles régissant le calcul des revenus ou des pertes afférents à une entreprise ou un bien. L’article 18, notamment, prévoit un grand nombre de restrictions à la déductibilité des dépenses. Par exemple, la disposition applicable en l’espèce, l’alinéa 18(1)a), énonce en cette matière un critère fondé sur l’objet, ainsi formulé :

18. (1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

18. (1) In computing the income of a business or property no deduction shall be made in respect of

a)    les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien […].

(a) an outlay or expense except to the extent that it was made or incurred by the taxpayer for the purpose of gaining or producing income from the business or property….

 

 

[10]           Suivant les actes de procédure déposés devant la Cour de l’impôt, la Couronne reconnaît que M. Grenon a engagé le montant des frais judiciaires déclarés pour les années d’imposition en cause et que ces frais concernent un litige en matière de pension alimentaire pour enfant, mais fait valoir que la dépense n’ayant pas effectuée en vue de tirer un revenu d’un bien, l’alinéa 18(1)a) n’en permet pas la déduction.

 

[11]           Les actes de procédure indiquent que la finalité du litige sur la pension alimentaire pour enfant était objet de débat. Dans le troisième avis d’appel modifié, daté du 14 mai 2008, M. Grenon allègue qu’il est un parent ayant la garde conjointe de ses enfants et qu’il a engagé les frais judiciaires pour obtenir une ordonnance de pension alimentaire. Au paragraphe 11 de cet avis d’appel, il allègue l’existence d’un lien factuel entre le litige en matière de pension alimentaire et les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97-175, édictées sous le régime de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.) :

[traduction] 11. Il fallait que l’appelant engage ces frais judiciaires pour faire établir le juste montant de la pension alimentaire et obtenir une ordonnance correspondant à l’obligation financière commune que son épouse et lui assument de façon générale ainsi qu’en vertu de la Loi sur le divorce et des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants (les Lignes directrices) à l’égard de l’entretien des enfants. L’ordonnance rendue par la Cour a établi un montant inférieur à celui que demandait l’épouse de l’appelant.

 

 

[12]           La Couronne allègue, au paragraphe 7 de sa réponse au troisième avis d’appel modifié en date du 10 juillet 2008, que le nouvel avis de cotisation contesté reposait sur l’hypothèse que M. Grenon n’avait pas la garde et qu’il avait engagé les frais judiciaires en défense contre une action intentée par son ex‑épouse pour obtenir une pension alimentaire pour ses enfants et pour elle.

 

[13]           La Couronne se réclame d’un courant jurisprudentiel récemment résumé dans l’arrêt Nadeau c. M.R.N., [2004] 1 R.C.F. 587; 2003 CAF 400, statuant que les frais judiciaires engagés en défense à une action pour pension alimentaire ne sont pas déductibles, aux termes de l’alinéa 18(1)a), parce qu’il ne s’agit pas d’une dépense effectuée en vue de tirer un revenu d’un bien. M. Grenon conteste l’application de cette disposition par la Couronne et il invoque, à titre subsidiaire, les arguments constitutionnels qu’il a fait valoir dans ses actes de procédure (qui sont tous contestés par la Couronne). 

 

[14]           Avant d’aborder les arguments constitutionnels de M. Grenon, il est nécessaire de mentionner une décision antérieure de la Cour de l’impôt rendue en l’espèce. Le juge Beaubier s’est prononcé, en juin 2006, sur trois requêtes présentées par M. Grenon concernant le déroulement de son appel (2006 CCI 342). L’une d’elles visait à obtenir « des conseils et des directives concernant la compétence de la Cour à l’égard de la constitutionnalité des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants ». Le juge Beaubier s’est exprimé ainsi sur ce point :

La réponse est que pour l’appel en question, qui est interjeté contre une cotisation établie aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »), la Cour peut se prononcer sur les questions touchées par cette cotisation. Toutefois, les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants (les « Lignes directrices ») ne relèvent pas en soi de la Cour, tel qu’il est indiqué dans la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

 

 

 

[15]           Une autre requête visait à faire suspendre l’instance devant la Cour de l’impôt jusqu’à ce que jugement soit rendu sur la constitutionnalité des Lignes directrices. Cette requête a été rejetée, notamment parce que la déductibilité des frais judiciaires se détermine en fonction de la Loi de l’impôt sur le revenu non des Lignes directrices. La troisième requête concernait l’autorisation de déposer le troisième avis d’appel modifié, et elle a été partiellement accueillie.

 

[16]           M. Grenon a porté la décision du juge Beaubier en appel en invoquant divers moyens, dont la crainte raisonnable de partialité. La Couronne a formé un appel incident. Notre Cour a rejeté l’appel, et elle a accueilli l’appel incident afin de corriger une erreur évidente dans les modifications autorisées par le juge Beaubier (2007 CAF 239). La Cour suprême du Canada a rejeté le 6 décembre 2007 la demande d’autorisation d’appel de M. Grenon (Bulletin de la CSC, 2007, p. 1795).

 

[17]           Je signale incidemment que M. Grenon a contesté la constitutionnalité des Lignes directrices devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, laquelle a rejeté son action, jugeant qu’il n’avait pas la qualité voulue pour agir et que son recours constituait une attaque indirecte contre le jugement de divorce et relevait de l’abus de procédure parce qu’il aurait pu invoquer les moyens constitutionnels lors de l’instance en divorce mais qu’il ne l’avait pas fait : Grenon v. Canada (Attorney General), 2007 ABQB 403. Il n’a pas interjeté appel de cette décision.

 

[18]           Ce qui reste de l’argumentation constitutionnelle de M. Grenon après la décision du juge Beaubier est exposé en détail dans le troisième avis d’appel modifié. Selon M. Grenon, si l’application de l’alinéa 18(1)a) aboutit à l’interdiction des déductions des frais judiciaires en cause, cette disposition ou, dans les présentes circonstances, son application viole le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi garanti au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu’elle lui impose un traitement différent sur le fondement d’un motif énuméré (le sexe) ou d’un motif analogue (la situation de famille ou de garde) ou entraîne un effet inconstitutionnel en subventionnant les frais judiciaires du conjoint d’un sexe donné mais non de l’autre dans les litiges en matière de pension alimentaire pour enfant. Je résume ci‑dessous les principaux arguments avancés par M. Grenon à l’appui de sa contestation constitutionnelle (figurant au paragraphe 25 du troisième avis d’appel modifié).

a.       L’autorisation de déduire des frais judiciaires constitue une subvention de l’État à l’égard de ces frais. Le fisc a adopté une politique d’application de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu qui permet à la personne demandant une pension alimentaire pour enfant (une femme dans la vaste majorité des cas) de déduire les frais judiciaires mais refuse ce droit à la personne en défense (un homme dans la vaste majorité des cas). Cette différence de traitement contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte et n’est pas légitimée par application de l’article premier parce qu’il ne s’agit pas d’une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

b.      L’application discriminatoire de l’alinéa 18(1)a) aux frais judiciaires engagés en matière de pension alimentaire pour enfant repose sur des hypothèses incomplètes, biaisées et mal fondées qui sont dépourvues d’assise factuelle et n’ont pas fait l’objet de l’analyse voulue.

c.       Les Lignes directrices constituent un facteur contextuel clé dans la discrimination systématique subie par les hommes dans le domaine du droit familial. Elles engendrent une inégalité inhérente entre les femmes – bénéficiaires de pensions alimentaires – et les hommes – qui les versent – entraînant un effet discriminatoire inconstitutionnel pour les hommes. Voici certaines des lacunes particulières des Lignes directrices à l’origine de cette discrimination :

                                                          i.          elles n’appliquent pas le principe de l’obligation financière commune des époux de subvenir aux besoins de leurs enfants, énoncé à l’article 26.1 de la Loi sur le divorce;

                                                         ii.          elle s’attachent arbitrairement au revenu du parent versant la pension sans évaluation véritable ou raisonnable des besoins des enfants ou des coûts réels de leur entretien;

                                                       iii.           elles ne tiennent pas compte du coût que représente la garde d’enfants dans toute proportion inférieure à 40 % du temps;

                                                       iv.          elles appliquent aux seuls parents payeurs de lourdes présomptions de fait et d’onéreuses obligations de divulgation de renseignements financiers;

                                                        v.          elles appliquent une formule linéaire injustement simpliste liée au revenu du parent payeur, sans tenir compte que ce qu’il en coût réellement pour élever des enfants n’augmente pas en proportion de l’augmentation du revenu;

                                                       vi.          elles prescrivent arbitrairement que le parent n’ayant pas la garde (ou dont la garde s’exerce moins de 40 % du temps) est le parent payeur, même lorsqu’il appert de la situation financière que l’inverse devrait être ordonné.

 

[19]           Le présent appel est régi par les Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688a, lesquelles font obligation à M. Grenon de se soumettre à un interrogatoire préalable de la Couronne mais lui donnent également le droit d’interroger au préalable un témoin de la Couronne qui, aux termes de la règle 93(3), est « un officier, un fonctionnaire ou un employé – actuel ou ancien – bien informé » (« knowledgeable current or former officer, servant or employee ») désigné par le procureur général du Canada.

 

[20]           La portée de l’interrogatoire préalable est établie par la règle 95(1) :

95. (1) La personne interrogée au préalable répond, soit au mieux de sa connaissance directe, soit des renseignements qu’elle tient pour véridiques, aux questions pertinentes à une question en litige ou aux questions qui peuvent, aux termes du paragraphe (3), faire l’objet de l’interrogatoire préalable. Elle ne peut refuser de répondre pour les motifs suivants :

 

95. (1) A person examined for discovery shall answer, to the best of that person’s knowledge, information and belief, any proper question relevant to any matter in issue in the proceeding or to any matter made discoverable by subsection (3) and no question may be objected to on the ground that

 

a) le renseignement demandé est un élément de preuve ou du ouï-dire;

(a) the information sought is evidence or hearsay,

 

b) la question constitue un contre-interrogatoire, à moins qu’elle ne vise uniquement la crédibilité du témoin;

 

(b) the question constitutes cross-examination, unless the question is directed solely to the credibility of the witness, or

 

c) la question constitue un contre-interrogatoire sur la déclaration sous serment de documents déposée par la partie interrogée.

 

(c) the question constitutes cross-examination on the affidavit of documents of the party being examined.

 

 

[21]           M. Grenon a demandé au témoin de la Couronne interrogé au préalable de s’engager à fournir certains renseignements et documents. Le témoin s’est opposé à 16 de ces demandes sur les conseils de l’avocat de la Couronne. Voici les questions contestées (numérotées pour plus de commodité) :

[traduction]

1.  

Demander au ministère de la Justice et chercher dans les dossiers du comité fédéral-provincial-territorial sur le droit de la famille relatifs à l’élaboration des Lignes directrices dans quelle mesure ce concept a été pris en compte par rapport à la thèse de Martin Browning selon laquelle les frais d’entretien des enfants ne sont pas linéaires.

  1.  

Produire le ou les documents se rapportant expressément à l’attribution de ce mandat au comité sur le droit de la famille ou CDF.

  1.  

Indiquer pourquoi les Lignes directrices ne traitent pas de l’évaluation des « situations familiales subséquentes » et ne comportent pas de chapitre sur ce point.

 

  1.  

Indiquer pourquoi on n’a pas envisagé l’inclusion de la question des conjoints subséquents lors de l’élaboration des Lignes directrices.

  1.  

Indiquer pourquoi la question particulière des frais encourus par le parent non gardien n’est pas abordée dans les Lignes directrices et, si elle l’est, dans quelle mesure.

  1.  

Indiquer dans quelle mesure les Lignes directrices tiennent compte des frais non monétaires supportés par les parents gardiens.

  1.  

Indiquer pourquoi les Lignes directrices n’abordent pas la question de l’âge des enfants visés par une ordonnance de pension alimentaire. 

  1.  

Indiquer pourquoi le gouvernement fédéral n’a pas entrepris d’étude nationale concernant les frais d’entretien des enfants et produire tout document se rapportant à une décision de ne pas procéder à une telle enquête sur le coût réel de l’entretien des enfants.

  1.  

Produire les procès‑verbaux des délibérations du comité fédéral‑provincial-territorial sur le droit de la famille pouvant exister concernant l’élaboration des Lignes directrices.

  1.  

Fournir les trois propositions mentionnées à la page 3 reçues par les économistes nommés dans la note de bas de page no 1.

  1.  

Indiquer quel est le document du ministère de la Justice mentionné audit paragraphe 4 du document 38. Produire également les documents que les consultants dont le ministère a demandé l’opinion ont pu recevoir ainsi que toute analyse subséquente de ces opinions par le ministère.

  1.  

Fournir tout document en possession de la Couronne relatif au point que vous avez mentionné et indiquer si le comité sur le droit de la famille a effectué des analyses connexes.

  1.  

Produire les documents d’information générale fondant l’analyse de ce modèle et d’autres modèles relatifs à la question de linéarité.

  1.  

Indiquer de quels renseignements selon lesquels les frais d’entretien des enfants demeuraient constants au cours de leur vie ou de leur enfance disposait la Couronne pour l’élaboration des Lignes directrices.

  1.  

Indiquer quels renseignements existaient ou quelles analyses ont été faites sur cette question et produire tout document écrit sur cette question.

  1.  

Indiquer si la Couronne a procédé ou non à une analyse concernant la proportionnalité des frais d’entretien d’enfants en fonction du revenu et, le cas échéant, produire toute analyse ou document connexe, y compris toute opinion d’expert fournie à la Couronne sur cette question.

[22]           Le comité mentionné dans la question 1 et dans quelques autres est le Comité fédéral‑provincial-territorial sur le droit de la famille, constitué de représentants du ministère fédéral de la Justice et des ministères homologues des provinces et territoires. En 1995, ce comité a préparé un rapport, intitulé Rapport et recommandations du Comité fédéral-provincial-territorial sur le droit de la famille concernant les pensions alimentaires pour enfants, qui a été publié par le ministère fédéral de la Justice. M. Grenon allègue que ce rapport a formé l’assise des Lignes directrices, et la plupart des questions contestées concernent d’une façon ou d’une autre ce rapport ou des rapports de recherche ou documents qui y sont liés.

 

[23]           L’argumentation constitutionnelle de M. Grenon repose notamment sur la prémisse voulant que puisqu’il est beaucoup plus probable que les personnes touchant les pensions alimentaires pour enfant soient des femmes, tout avantage juridique qui leur est conféré en matière de réclamation de telles pensions produit nécessairement un désavantage pour les hommes, qui seront beaucoup plus susceptibles d’avoir à les verser. Les questions contestées visaient entre autres à recueillir des éléments de preuve ou des aveux étayant directement ou indirectement cette prémisse, parce qu’ils pourraient contribuer à l’établissement des « facteurs contextuels » constituant un élément essentiel de toute allégation de discrimination fondée sur un motif analogue. Elles visaient aussi à prémunir M. Grenon contre toute tentative de la Couronne de prouver que les Lignes directrices ne sont pas discriminatoires ou qu’elles peuvent se justifier au sens de l’article premier de la Charte.

 

Décision du juge Miller

[24]           Le juge Miller a considéré que les questions contestées se rapportent à l’élaboration, l’exhaustivité et la justesse des Lignes directrices. Se fondant sur son interprétation des actes de procédure, il a conclu que les présumées lacunes des Lignes directrices ne sont pas des faits en cause et que M. Grenon n’a pas droit à une ordonnance prescrivant la production d’éléments de preuve tendant à démontrer l’existence de ces lacunes ou à les éclairer. Il a également conclu que les tentatives de M. Grenon de mettre au jour la preuve fondant les Lignes directrices, même si elles visent à étayer son allégation de désavantage ou stéréotype préexistant, auraient pour effet de mettre en cause la constitutionnalité des Lignes directrices et iraient ainsi à l’encontre de la décision du juge Beaubier.

 

[25]           Le juge Miller n’a pas conclu que les Lignes directrices elles‑mêmes ne sont pas pertinentes pour le litige constitutionnel. Au contraire, il a confirmé que M. Grenon pouvait obtenir communication d’éléments de preuve établissant que les Lignes directrices ont l’effet discriminatoire allégué ou en soumettre. Il a toutefois jugé que les tentatives de M. Grenon d’obtenir des éléments de preuve relatifs à l’élaboration des Lignes directrices vont trop loin parce que les actes de procédure n’établissent pas de lien évident entre la preuve fondant ces lignes directrices, sur laquelle portent les questions contestées, et le refus de la déduction des frais judiciaires sous le régime de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

Analyse

[26]           La prétention centrale du présent appel est que le juge Miller a mal interprété les actes de procédure en concluant que les Lignes directrices ne sont pas des faits en cause et que les paragraphes 25 et 26 du troisième avais d’appel modifié ne renferment que des arguments, non des allégations factuelles pertinentes pour l’appel.

 

[27]           Tels que je les comprends, les motifs du juge Miller ne concluent pas que les Lignes directrices ne sont pas des [traduction] « faits en cause ». D’ailleurs, on peut y lire que [traduction] « [l]es Lignes directrices elles‑mêmes sont un fait », mais que les allégations de lacunes, qui sont formulées au paragraphe 25 du troisième avis d’appel modifié, relèvent de l’argumentation (voir le paragraphe 13 des motifs). Ni l’interprétation que le juge a faite des actes de procédure ni sa conclusion que ceux‑ci n’allèguent pas de lien entre la portée et l’application de l’alinéa 18(1)a) et le fondement analytique des Lignes directrices ne me paraissent entachés d’erreur.

 

[28]           Je ne perds pas de vue les reproches formulés par M. Grenon à l’égard de la partie des motifs du juge Miller semblant souscrire à l’argument de la Couronne que, dans l’interprétation d’actes de procédure, on se reporte à la section relative aux faits pour connaître les faits pertinents et à la section relative à l’argumentation pour connaître les arguments juridiques. M. Grenon soutient qu’il y a lieu de prendre acte d’allégations relatives à des faits importants même si elles sont incorporées dans un argument et que l’inclusion d’allégations factuelles dans l’argumentation constitue tout au plus un vice de forme qui peut se corriger en modifiant les actes de procédure. J’estime qu’on ne saurait réduire l’interprétation des actes de procédure faite par le juge Miller à une préférence donnée à la forme plutôt qu’au fond. Il ressort des motifs du juge qu’il a considéré ces actes dans leur intégralité en tentant d’établir si les questions satisfaisaient au critère de la pertinence. Si ce que M. Grenon affirme à présent être une allégation de fait n’a pas été clairement présenté comme tel dans ses actes de procédure (peu importe où), il n’a pas motif de se plaindre. C’est d’autant plus vrai lorsque n’importe quelle analyse raisonnable indiquerait que les allégations factuelles sont très éloignées des principales questions soulevées en appel, dont la portée est nécessairement limitée par la décision du juge Beaubier.

 

[29]           M. Grenon conteste la conclusion du juge Miller selon laquelle le paragraphe 26 du troisième avis d’appel modifié est exclusivement argumentatif, faisant valoir qu’une telle qualification pourrait l’empêcher de présenter une preuve se rapportant aux allégations factuelles qui y sont incorporées (par exemple l’allégation que dans 92,8 % des cas soumis aux tribunaux les pensions alimentaires sont versées par des hommes). Ce grief n’est pas fondé, pour deux raisons. Premièrement, les questions d’interrogatoire préalable contestées ne concernent rien de ce qui est exposé au paragraphe 26, de sorte que tout ce que le juge Miller a pu écrire au sujet de ce paragraphe est une simple remarque incidente. Deuxièmement, le juge Miller a clairement reconnu que M. Grenon pouvait à bon droit tenter de faire déterminer si les Lignes directrices avaient eu des effets discriminatoires. Il a notamment indiqué de façon approbative, au paragraphe 16, qu’aucune objection n’avait été élevée lorsque M. Grenon avait demandé au témoin de la Couronne si la Couronne convenait que les hommes paient les pensions alimentaires dans 92,8 % des cas.

 

[30]           Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas lieu d’intervenir en appel dans la décision du juge Miller de ne pas ordonner que le témoin réponde aux questions contestées. Pour ce qui est de la requête pour ordonnance enjoignant à la Couronne de présenter un témoin plus informé, M. Grenon ne conteste pas la conclusion du juge Miller que le rejet de la première requête voue la deuxième à l’échec.

 

Conclusion

[31]           La Couronne a demandé les dépens devant les deux juridictions. En Cour de l’impôt, le juge Miller a rejeté la requête de M. Grenon en indiquant que [traduction] « les dépens suivront l’issue de la cause ». Rien dans le dossier n’indique que notre Cour devrait modifier l’ordonnance du juge de la Cour de l’impôt en matière de dépens, et la Couronne n’a soumis aucun motif fondant une telle intervention.

 

[32]           Je suis d’avis de rejeter l’appel et d’adjuger à la Couronne les dépens devant notre Cour uniquement.

 

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

     Pierre Blais, Juge en chef »

 

 

« Je suis d’accord

     David Stratas, j.c.a. »

    

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

Dossier :                                                                            A-255-10

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE INTERLOCUTOIRE RENDUE LE 2 JUILLET 2010 PAR L’HONORABLE JUGE MILLER, RÉFÉRENCE 2010 TCC 364

 

INTITULÉ :                                                                           JAMES T GRENON c.

                                                                                                SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Calgary (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                   Le 23 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 2 mai 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Robinson

Pour l’appelant

 

Carla Lamash

Rob Neilson

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronald J. Robinson

Pour l’appelant

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

 

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