Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20101005

Dossier : A‑9‑10

Référence : 2010 CAF 256

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF JUGE BLAIS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SHAWN RALPH

appelant

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

 

 

Audience tenue à St. John’s (Terre‑Neuve), le 23 septembre 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                           LE JUGE STRATAS

 

 


Date : 20101005

Dossier : A‑9‑10

Référence : 2010 CAF 256

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SHAWN RALPH

appelant

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[1]        Shawn Ralph, l’appelant, est titulaire d’un permis de pêche qui lui a été délivré à titre de pêcheur du noyau appartenant à une entreprise par le ministère des Pêches et des Océans (le MPO). Depuis 1990, il détient un permis de pêche de poisson de fond à l’engin fixe pour les zones 2GHJ 3KL de l’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord‑Ouest (l’OPANO). En 1996, il a demandé et obtenu une modification de son permis aux termes de laquelle il était autorisé, grâce à l’ajout d’une condition de permis, à pêcher le flétan noir – également connu sous l’appellation de turbot – du 15 juillet 1996 au 30 septembre 1996 dans la sous‑zone 0 de l’OPANO (la sous‑zone 0). En 2000, M. Ralph a demandé au MPO d’ajouter une condition similaire à son permis. Cette demande lui a été refusée.

 

[2]        M. Ralph a interjeté appel devant l’Office des appels relatifs aux permis de pêche de l’Atlantique (l’Office) de la décision concernant l’accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0. Après audition de son appel, l’Office en a recommandé le rejet au ministre des Pêches et des Océans (le ministre). Par la suite, après réception du rapport de l’Office, le ministre a rejeté l’appel de M. Ralph. Celui‑ci a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, mais un juge de la Cour fédérale l’a rejetée aux termes de motifs dont la référence est 2009 CF 1274, publiés sous (2009) 357 F.T.R. 300.

 

[3]        La seule question soulevée dans le présent appel de la décision de la Cour fédérale est celle de savoir si la décision du ministre est déraisonnable, et aurait dû être jugée déraisonnable, en raison de l’insuffisance des motifs sur lesquels elle reposait (voir l’énoncé des questions de l’appelant). Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il n’y a pas de fondement suffisant pour modifier la décision. Par conséquent, je rejetterais l’appel sans frais.

 

Les faits

[4]        Les faits additionnels suivants sont pertinents pour évaluer la suffisance des motifs donnés pour rejeter l’appel de M. Ralph.

 

[5]        Bien qu’il ait obtenu la modification de son permis en 1996, ce qui lui donnait le droit de participer à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0 de juillet à septembre 1996, M. Ralph n’a pas pêché le turbot dans cette zone durant cette période. De plus, en 1997, 1998 et 1999, il n’a ni demandé, ni obtenu, une condition de permis similaire. Je m’arrête ici pour souligner que, bien que M. Ralph soutienne que les mots [traduction] « permis de pêche du turbot » étaient réinscrits sur son permis de 1999, la lecture attentive des conditions de permis de pêche commerciale de son permis de pêche de poisson de fond pour cette année‑là (à la page 142 du cahier d’appel) me convainc que le permis se limitait aux zones 2GHJ 3KL de l’OPANO et ne comportait aucune condition qui lui aurait donné accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0. Quoi qu’il en soit, les parties conviennent que M. Ralph n’a fait aucun débarquement de turbot dans la sous‑zone 0 avant 2000.

 

[6]        Le 5 mai 2000, le MPO a décidé qu’il était nécessaire de restreindre la participation à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0 et que cette participation serait réservée aux seuls pêcheurs qui avaient pratiqué activement cette pêche au cours des dernières années. Par la suite, la demande d’accès à la sous‑zone 0 de M. Ralph a été refusée en 2000 au motif qu’il n’avait fait aucun débarquement de turbot dans la sous‑zone 0.

 

[7]        M. Ralph a porté appel devant l’Office de la décision du MPO de lui refuser l’accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0. L’Office est un organisme administratif d’appel de dernier niveau créé par le ministre pour les pêcheurs qui sont insatisfaits des décisions du MPO en matière de permis. La mission de l’Office est de formuler des recommandations au ministre sur les appels au sujet de permis et, dans ce but, elle :

 

i.                     détermine si le requérant a été traité équitablement conformément aux politiques, méthodes et procédures du MPO;

ii.                   détermine si des circonstances atténuantes justifient de déroger aux politiques, méthodes ou procédures établies.

iii.                  accompagne sa recommandation au ministre de raisons détaillées dans les cas où il recommande de déroger à une politique, une pratique ou une procédure.

Le ministre prend la décision définitive quant à l’opportunité d’accueillir ou de rejeter ces recommandations.

 

[8]        En ce qui a trait au second élément de sa mission, l’Office informe les appelants que les « circonstances atténuantes » peuvent comprendre des facteurs tels que la maladie, une défaillance mécanique, la perte d’un navire ou un engagement financier démontré. C’est ce dernier facteur qui est pertinent pour le présent appel.

 

[9]        Lors de son appel devant l’Office, M. Ralph a déclaré qu’il avait dépensé environ 400 000 $ pour préparer son navire en vue de pêcher dans les eaux lointaines et envahies par les glaces de la sous‑zone 0. L’Office a résumé sa compréhension de cette information au paragraphe 9 de ses motifs, rédigé comme suit :

[traduction] Il a expliqué les mesures spéciales qu’il avait dû prendre pour ce type de pêche (soit des filets maillants d’un maillage de 8 ½ pouces, des lignes de sonde plus grosses, des pièces de renforcement contre l’action des glaces, des réservoirs de carburant plus grands, etc.) en vue de se préparer à une pêche à laquelle M. Ralph pensait avoir de nouveau accès. Il a déclaré que la « sous‑zone 0 » était plus éloignée du port d’attache de M. Ralph et qu’il s’agissait d’une zone d’eaux envahies par les glaces et que, pour cette raison, M. Ralph a fait faire des rénovations importantes à son navire afin de pouvoir effectuer de manière sécuritaire cette pêche. Toutes les rénovations ont été faites aux frais de M. Ralph.

 

[10]      Il n’a été présenté à l’Office aucune preuve telle que des factures ou des reçus de paiement. Les parties conviennent que le meilleur élément de preuve en ce qui a trait aux rénovations apportées au navire de M. Ralph est une lettre datée du 30 mai 2002 de Glovertown Marine Ltd. qui a été soumise en preuve à l’Office. La lettre est reproduite au complet dans les motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 39. En substance, la lettre indique que des rénovations importantes ont été faites par l’entreprise depuis 1999 sur le navire de M. Ralph et dresse une liste des travaux effectués. Il y est dit que le travail visait à permettre au navire de pêcher à une plus grande distance de son port d’attache, pour de plus longues périodes et dans des eaux envahies par les glaces et que les rénovations ont coûté [traduction] « près de 400 000 $ ». Malheureusement, la lettre ne précise pas quels travaux ont été effectués avant la modification de mai 2000 de la politique du MPO concernant l’accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0. Les parties conviennent qu’aucune preuve n’a été présentée à l’Office sur ce point. De même, les parties conviennent qu’aucune preuve n’a été présentée à l’Office sur la question de savoir quelles sommes, le cas échéant, ont été payées par M. Ralph à Glovertown Marine Ltd. antérieurement à mai 2000. Selon la preuve présentée, il se peut que M. Ralph n’ait rien payé ou qu’il ait payé la totalité du montant ou un montant moindre.

 

Les décisions de l’Office et du ministre

[11]      La décision de l’Office était brève. Son analyse tient dans le paragraphe suivant :

[traduction]

RECOMMANDATION : APPEL REJETÉ

 

L’Office a examiné tous les renseignements communiqués par le demandeur, ses représentants et le ministère des Pêches et des Océans. L’Office recommande de rejeter l’appel au motif que M. Ralph n’a pas fait la preuve qu’il avait pêché le flétan noir dans la sous‑zone OB antérieurement à l’annonce de mai 2000, qui restreignait l’accès aux pêcheurs ayant des débarquements antérieurs à mai 2000. De plus, M. Ralph n’a présenté aucune preuve ou documentation à l’Office relativement à une demande après 1996 et avant 2000 en vue d’obtenir l’accès à la pêche du flétan noir dans la zone OB. L’Office n’a trouvé aucune circonstance atténuante en l’espèce et conclut que les politiques et les procédures du ministère des Pêches et des Océans ont été appliquées comme il se devait.

 

[12]      Par la suite, M. Ralph a reçu une lettre qui l’informait de la décision du ministre. La lettre était rédigée comme suit :

[traduction]
L’honorable Loyola Hearn m’a demandé de répondre à votre lettre dans laquelle vous demandiez l’accès à la pêche du flétan noir dans la sous‑zone OB. Comme vous le savez, votre demande a été transmise à l’Office des appels relatifs aux permis de pêche de l’Atlantique et une audience a été tenue le 11 décembre 2007 au Battery Hotel & Suites, à St. John’s (Terre‑Neuve et Labrador).

 

Le ministre a rendu sa décision en se fondant sur l’examen approfondi de tous les renseignements dont il disposait et je suis au regret de vous informer que votre appel a été rejeté. Le ministre a conclu que le ministère des Pêches et des Océans a correctement interprété la politique de délivrance de permis et l’a correctement appliquée à votre situation.

 

[13]      Il s’agit là de la totalité des motifs qui ont été donnés à M. Ralph.

 

[14]      La jurisprudence de notre Cour confirme que, même lorsque c’est la décision du ministre qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire, dès que le ministre adopte la recommandation de l’Office, la décision de l’Office est inexorablement liée à celle du ministre étant donné que la décision de l’Office constitue l’un des facteurs présidant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Voir Jada Fishing Co. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (2002), 288 N.R. 237, aux paragraphes 12 et 13 (C.A.F.). Cela explique l’importance des motifs de l’Office en ce qui a trait à la décision du ministre; les deux ensembles de motifs peuvent être interprétés conjointement.

 

Les positions des parties

[15]      M. Ralph fait valoir que l’Office, et par la suite le ministre, n’a pas pris en compte la question de savoir si des circonstances atténuantes avaient été établies eu égard à son engagement financier démontré en vue de pêcher le turbot dans la sous-zone 0.

 

[16]      Dans sa plaidoirie, le procureur général a affirmé que l’Office et le ministre n’étaient pas juridiquement tenus d’expliquer pourquoi il n’y avait pas de circonstances atténuantes. Subsidiairement, il a fait valoir que toute obligation de motiver la décision qu’il pourrait y avoir a été satisfaite par les motifs donnés par l’Office.

 

L’obligation de donner des motifs et la suffisance des motifs

[17]      La Cour a récemment examiné la nature et le contenu de l’obligation de motiver les décisions ainsi que les principes qui s’appliquent à l’évaluation de la suffisance des motifs. En ce qui a trait à la nécessité de motiver les décisions, dans Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, la Cour écrit, au paragraphe 7 :

Rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme signifiant que les décideurs administratifs doivent motiver leurs décisions dans toutes les circonstances. Cela dépend. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême, au paragraphe 43, a considéré l’obligation de common law de donner des motifs comme un sous‑ensemble de l’obligation d’équité procédurale envers les parties. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que le ministre statuant sur la demande d’asile avait une obligation d’équité procédurale envers la demanderesse. Comme la décision revêtait une grande importance pour elle, la demanderesse devait savoir pourquoi sa demande avait été rejetée. Dans l’arrêt Baker, le juge souligne aux paragraphes 23 à 28 que l’obligation d’équité procédurale dépend des circonstances et peut aller de l’absence totale d’obligation à une obligation élevée. Finalement, les décideurs administratifs ne sont pas tous tenus d’agir équitablement : Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, page 670.

 

[18]      La Cour traite ensuite, aux paragraphes 16 et 17, de la façon dont la cour de révision évalue la suffisance des motifs :

                        Lorsqu’un décideur administratif, agissant conformément à une obligation procédurale de recevoir et d’examiner toutes les observations, se prononce comme en l’espèce sur une question importante, quel genre de motifs doit‑il donner? Suivant les décisions susmentionnées, et gardant à l’esprit certains principes fondamentaux en droit administratif, le caractère suffisant des motifs du décideur dans de telles situations doit être évalué à la lumière de quatre objectifs fondamentaux :

a)      L’objectif sur le plan du fond. Au moins de façon minimale, le fond de la décision doit être compris au même titre que la raison pour laquelle le décideur administratif a pris une telle décision.

b)      L’objectif sur le plan de la procédure. Les parties doivent être en mesure de décider s’il convient ou non d’exercer leurs droits de demander le contrôle judiciaire de la décision à un tribunal de révision. Il s’agit d’un aspect de l’équité procédurale en droit administratif. Si les motifs sur lesquels repose la décision ne sont pas indiqués, les parties ne peuvent évaluer s’ils donnent ouverture au contrôle judiciaire.

c)      L’objectif sur le plan de la responsabilité judiciaire. La décision et ses fondements doivent comporter suffisamment de renseignements pour permettre au tribunal de révision d’évaluer, valablement, si le décideur a satisfait aux normes minimales de la légalité. Ce rôle des tribunaux de révision est un aspect important de la règle de droit et doit être respecté : Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir, précité, paragraphes 27 à 31. Dans des cas où la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité, le tribunal de révision doit évaluer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Si le tribunal de révision n’a pas pu évaluer cet aspect parce que la décision comporte trop peu de renseignements, les motifs sont insuffisants : voir, p. ex., Association canadienne des radiodiffuseurs, précité, paragraphe 11.

d)      L’objectif sur le plan de la « justification, de la transparence et de l’intelligibilité » : Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Cet objectif chevauche dans une certaine mesure l’objectif sur le plan du fond. La décision est justifiée et intelligible lorsque son fondement est précisé et qu’il est compréhensible, rationnel et logique. La transparence fait référence à la capacité des observateurs à analyser et à comprendre la décision d’un décideur administratif et les motifs de sa décision. En l’espèce, les observateurs seraient les parties engagées dans l’affaire, les employés dont les postes sont en cause et les employés, employeurs, syndicats et entreprises qui pourraient se heurter à des problèmes semblables à l’avenir. La transparence ne se limite toutefois pas simplement aux observateurs qui ont un intérêt précis dans la décision. Le public en général a également un intérêt dans la transparence : en l’espèce, le Conseil est une institution publique gouvernementale et fait partie de notre structure de gouvernance démocratique.

                        Les motifs d’un décideur administratif dans de telles situations doivent remplir ces objectifs de façon minimale. Comme les tribunaux évaluent si ces objectifs ont été remplis, il faut fermement garder à l’esprit certains principes importants établis par la jurisprudence :

a)      La pertinence de la preuve extrinsèque. La défenderesse souligne que les renseignements concernant les motifs de la décision du décideur administratif peuvent parfois figurer dans le dossier présenté au tribunal et le contexte périphérique. C’est vrai. Les motifs font partie d’un contexte général. Les renseignements qui remplissent les objectifs susmentionnés peuvent provenir de différentes sources. Par exemple, les motifs oraux ou écrits du décideur peuvent être détaillés ou précisés par la preuve extrinsèque, comme les notes qu’il a prises et d’autres questions portées au dossier. Même lorsqu’aucun motif n’a été donné, la preuve extrinsèque peut suffire si elle peut être invoquée pour exprimer le fondement d’une décision. L’arrêt Baker, précité, en donne un bon exemple puisque la Cour suprême a conclu que les notes dans le dossier administratif exprimaient suffisamment le fondement de la décision. Voir également le paragraphe 101 de l’arrêt Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, pour le rôle de la preuve extrinsèque dans l’évaluation du caractère suffisant des motifs.

b)      Le caractère suffisant des motifs ne se mesure pas par la quantité. Il ne s’agit pas de compter le nombre de mots ou de peser la quantité d’encre répandue sur la page. Il s’agit plutôt de se demander si les motifs, en tenant compte de leur contexte et de la preuve documentaire, remplissent, de façon minimale, les objectifs fondamentaux susmentionnés. Un petit nombre de mots bien choisis peuvent souvent être suffisants. À cet égard, la défenderesse souligne que des motifs très brefs énoncés par des expressions abrégées peuvent être suffisants. C’est vrai, pourvu que les objectifs fondamentaux susmentionnés soient remplis de façon minimale. À cet égard, la défenderesse a cité comme exemple que le Conseil prononce parfois des ordonnances sans donner de motifs. La question de savoir si ces ordonnances sont suffisantes dépend des faits particuliers de l’affaire, mais la méthode pour évaluer le caractère suffisant est claire : les préambules, les attendus et les dispositions des ordonnances, lorsqu’interprétés en tenant compte de leur contexte et de la preuve documentaire, doivent remplir, de façon minimale, les objectifs fondamentaux susmentionnés.

c)      La pertinence de l’intention du législateur et du domaine administratif. Les décisions rendues par un juge sur le caractère suffisant des motifs ne doivent pas servir à contrecarrer l’intention du législateur de renvoyer les questions à un décideur spécialisé en droit administratif. Dans bon nombre de cas, le législateur a élaboré des procédures ou a donné le pouvoir au décideur d’élaborer des procédures adaptées à sa spécialisation, afin qu’il puisse rendre justice en temps opportun et de manière efficiente. Lorsqu’ils examinent le caractère suffisant des motifs, les tribunaux devraient tenir compte de la « réalité quotidienne » des tribunaux administratifs, dont un certain nombre sont dotés de non‑juristes : Baker, précité, paragraphe 44; Clifford c. Ontario Municipal Employees Retirement System (2009), 98 O.R. (3d) 210, paragraphe 27 (C.A.). Ils devraient également tenir compte des modes d’expression abrégés ancrés dans les compétences du décideur administratif. Toutefois, la réalité quotidienne des décideurs et leurs modes d’expression ne devraient pas servir à s’éloigner des normes. Les motifs doivent remplir des objectifs fondamentaux – objectifs qui, comme nous l’avons vu, reposent sur des principes fondamentaux comme la responsabilité judiciaire, la règle de droit, l’équité procédurale et la transparence.

d)      Retenue judiciaire. Lorsqu’il évalue les motifs, le tribunal s’assure uniquement que les objectifs sont remplis de façon minimale; cette évaluation ne constitue pas un contrôle de la rédaction ou une critique littéraire. Voir l’arrêt Sheppard, précité, au paragraphe 26.

 

[19]      En même temps, l’exigence de donner des motifs suffisants ne requiert pas du décideur qu’il traite de toutes les questions qui ont été soulevées devant lui. Il incombe au demandeur ou à l’appelant de démontrer qu’une question est suffisamment défendable, pour que, à la lumière des commentaires de la Cour dans Administration de l’aéroport international de Vancouver, le décideur administratif soit obligé de s’expliquer (voir Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc., [2000] 3 C.F. 282, aux paragraphes 24 à 26 (C.A.)). Le décideur administratif n’est nullement tenu d’écrire des motifs relativement à des arguments qui, compte tenu du dossier et de la loi en vigueur, n’ont aucune chance de succès. Le principe est illustré par la jurisprudence selon laquelle le décideur n’est nullement tenu de traiter d’une preuve particulière lorsque le demandeur ou l’appelant ne démontre pas que la preuve dont il n’a pas été tenu compte est importante relativement au point soulevé ou qu’elle a une valeur probante.

 

L’application de ces principes à la présente affaire

[20]      Concernant d’abord la question de savoir si l’Office était tenu de donner des motifs à l’appui de son affirmation selon laquelle il ne pouvait conclure à l’existence de circonstances atténuantes, je répéterai la mise en garde énoncée dans Administration de l’aéroport international de Vancouver selon laquelle ce ne sont pas tous les décideurs administratifs qui sont tenus de motiver leurs décisions en toutes circonstances. Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 43, la Cour suprême a statué que l’obligation d’équité procédurale requérait qu’une explication écrite d’une décision soit donnée dans certaines circonstances, notamment dans les cas où la décision a une grande importance pour l’individu ou lorsque la loi prévoit un droit d’appel.

 

[21]      En l’espèce, la décision de refuser à M. Ralph l’accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0 revêtait une grande importance pour lui : il est manifeste que, au moins à un certain moment dans la période de 1999 à 2002, il a investi 400 000 $ pour adapter son navire à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0.

 

[22]      Il est vrai que l’Office n’est pas le décideur ultime et que, si l’on ne tenait compte que de cela, ce fait serait défavorable à l’obligation de donner des motifs. Cependant, le processus administratif doit être considéré comme un tout. Après avoir entendu les parties, l’Office examine les renseignements et les observations qui lui sont présentés, puis formule une recommandation au ministre, lequel l’accepte ou la rejette. Le ministre n’a pas l’avantage d’entendre ou de voir la preuve présentée à l’Office. Par conséquent, l’Office doit donner des motifs afin que le ministre puisse évaluer sa recommandation et prendre une décision.

 

[23]      Dans ces circonstances, je rejette sans hésitation la prétention selon laquelle, en droit, il n’existait pas d’obligation de motiver la décision de rejeter l’appel de M. Ralph.

 

[24]      Je me pencherai maintenant sur le caractère suffisant des motifs donnés par l’Office à l’appui de sa conclusion selon laquelle il ne pouvait trouver aucune circonstance atténuante justifiant de déroger aux politiques, pratiques ou procédures du MPO.

 

[25]      Pour que M. Ralph établisse l’existence de circonstances atténuantes découlant de son engagement financier démontré à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0, il lui fallait démontrer qu’il avait dépensé de l’argent en vue de cette pêche. Pour que des fonds aient été dépensés en vue de la pêche, les dépenses devaient avoir été faites pendant que M. Ralph satisfaisait, ou au moins croyait qu’il satisfaisait, aux exigences relatives à l’accès à cette pêche. Dans le cas présent, rien ne permet de penser que M. Ralph n’a pas été informé de la politique du 5 mai 2000 qui limitait la participation à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0, à l’époque où cette modification a été apportée. Par conséquent, les dépenses pertinentes doivent avoir été effectuées avant que le MPO ne prenne la décision en mai 2000 de restreindre l’accès à la pêche du turbot dans la sous‑zone 0 aux seuls pêcheurs qui avaient des débarquements de turbot avant 2000.

 

[26]      Comme nous l’avons vu, aucune preuve n’a été présentée à l’Office sur les rénovations effectuées sur le navire de M. Ralph qui ont été menées à terme, s’il y en a eu, ou sur les sommes d’argent qui ont été dépensées à cet égard, le cas échéant, avant la modification de la politique en mai 2000. Vu l’absence de preuve concernant les rénovations que M. Ralph aurait fait faire ou sur les sommes d’argent qu’il aurait dépensées antérieurement à mai 2000, l’Office ne pouvait s’appuyer sur aucune preuve pour conclure que, avant mai 2000, M. Ralph avait démontré un engagement financier en vue de la pêche du turbot dans la sous‑zone 0. Dès lors, en l’absence d’une conclusion d’engagement financier démontré, rien ne permettait non plus de conclure à l’existence de circonstances atténuantes. Bref, cette prétention ne pouvait être soutenue sur le fondement de la preuve présentée. Dans ces circonstances, le défaut de l’Office de donner davantage de motifs ne constituait pas un manquement à l’obligation de donner des motifs. À mon avis, ceci suffit pour trancher l’appel.

 

[27]      Cela dit, je crois qu’il est important de bien faire ressortir que, s’il y avait eu une preuve substantielle de dépenses en vue de la pêche du turbot, les motifs de l’Office auraient été insuffisants. En effet, l’Office s’est contenté de formuler une simple conclusion sans énoncer les principes, le cas échéant, qui ont été appliqués, ou les éléments de preuve, s’il en est, dont il a été tenu compte. Lorsqu’il existe un fondement probatoire suffisant, l’absence d’une telle analyse signifie qu’on n’a pas expliqué à l’appelant pourquoi l’Office a recommandé le rejet de son appel. De plus, pour être raisonnable, une décision doit être justifiée, transparente et intelligible (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47). D’un point de vue logique, il est plus difficile de conclure qu’une décision rendue sans motifs est justifiée, transparente ou intelligible. On ne peut nullement dire que l’obligation de l’Office de motiver sa décision lorsqu’il recommande le rejet d’un appel ne tient pas compte des réalités administratives de l’Office. Dans toute affaire, une ou deux phrases suffiront vraisemblablement à expliquer pourquoi l’Office ne conclut pas à l’existence de circonstances atténuantes.

 

[28]      Il se peut que l’Office ait été fourvoyé par la partie de l’énoncé de sa mission qui ne mentionne que son obligation de donner au ministre des motifs complets de sa décision lorsqu’il conclut à l’existence de circonstances atténuantes et qu’il recommande une dérogation aux politiques, pratiques ou procédures en matière de permis. La mission est énoncée au paragraphe 7 des présents motifs. Il se peut que l’Office ait interprété cette partie de sa mission comme si elle ne lui imposait pas l’obligation de donner des motifs lorsqu’il ne conclut pas à l’existence de circonstances atténuantes. Bien entendu, dans un cas particulier, le ministre peut requérir que l’Office fournisse des motifs complets pour une telle conclusion. Cependant, ce pouvoir du ministre ne diminue pas l’obligation de donner des motifs dans des circonstances appropriées. En termes simples, la mission de motiver la décision d’accueillir l’appel d’un pêcheur ne diminue en rien l’obligation en common law de suffisamment motiver la décision de rejeter l’appel d’un pêcheur.

 

Question procédurale – l’absence d’un dossier certifié du tribunal

[29]      Il y avait une certaine confusion devant la Cour quant à la question de savoir quelle preuve avait été présentée à l’Office. Cette incertitude découlait du fait qu’aucun dossier certifié du tribunal n’a été demandé ou déposé relativement à la demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Chaque partie a plutôt déposé un affidavit à la Cour fédérale. On ne sait pas avec certitude si les exposés des faits contenus dans les affidavits se limitaient aux renseignements présentés à l’Office ni si les documents dans le cahier d’appel avaient été soumis à l’Office.

 

[30]      La Cour remercie les avocats pour l’assistance qu’ils lui ont apportée à l’audience pour clarifier le dossier de preuve.

 

[31]      Une telle confusion devrait être évitée dans les affaires à venir. L’article 317 des Règles des Cours fédérales (les Règles) permet à une partie de demander la transmission de documents ou d’éléments matériels en la possession du décideur. Le demandeur d’un contrôle judiciaire à la Cour fédérale doit inclure une telle demande de transmission dans son avis de demande. L’article 318 des Règles oblige alors le décideur à transmettre à la Cour et à la personne ayant déposé la demande de transmission une copie certifiée des documents et des éléments matériels demandés dans les 20 jours suivant la signification de la demande visée à l’article 317 des Règles.

 

[32]      En l’espèce, l’appelant a demandé à l’Office de transmettre au greffe de la Cour d’appel fédérale une copie du dossier dont disposait l’Office. Cette demande de transmission était contenue dans l’avis d’appel déposé à la Cour. Cette forme de requête n’est ni régulière ni efficace. Des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à la Cour fédérale ne peuvent pas l’être en appel devant notre Cour, sauf lorsqu’une ordonnance est rendue en vue de permettre à une partie de présenter de nouveaux éléments de preuve (voir l’article 351 des Règles). Le moment opportun pour invoquer l’article 317 des Règles est celui où une demande de transmission de documents ou d’éléments matériels est présentée dans l’avis de demande à la Cour fédérale.

 

Conclusion

[34]      Aucune preuve n’a été présentée à l’Office ou au ministre quant au montant d’argent qui a été dépensé par M. Ralph en vue de la pêche du turbot dans la sous‑zone 0 avant la restriction à l’égard de l’accès à cette pêche en 2000. Par conséquent, il n’était pas possible de parvenir à une conclusion quant à l’existence d’un engagement financier de M. Ralph en vue de cette pêche. Il s’ensuit qu’il n’était pas possible de démontrer l’existence de circonstances atténuantes sur le fondement des sommes dépensées par M. Ralph. Il s’ensuit en outre que l’Office n’était pas tenu, en droit, de traiter dans ses motifs des prétentions qui n’étaient pas étayées par des éléments de preuve. Pour ce motif, je rejetterais l’appel.

 

[35]      Par ailleurs, une explication des motifs d’une décision est souhaitable pour un certain nombre de raisons. Les motifs raffermissent la confiance dans le jugement et l’équité des tribunaux administratifs, donnent aux parties l’occasion d’évaluer l’opportunité d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, favorisent une meilleure prise de décision et permettent une surveillance judiciaire efficace. Il convient d’encourager les tribunaux à donner des motifs qui permettent aux parties de savoir comment il a été parvenu à une conclusion. Les tribunaux administratifs peuvent fournir des motifs adéquats sans avoir à assumer un fardeau excessif. Dans un cas comme le présent, si la question des circonstances atténuantes avait pu être soutenue, quelques mots auraient pu suffire pour en traiter.

 

[36]      En l’espèce, ni les motifs de l’Office ni ceux du ministre n’ont permis à M. Ralph de comprendre pourquoi son appel devant le ministre avait échoué. Pour ce motif, je crois qu’il s’agit d’un cas approprié pour que chaque partie assume ses propres dépens dans la présente instance. Par conséquent, je rejetterais l’appel sans frais.

 

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑9‑10

 

INTITULÉ :                                                   SHAWN RALPH c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             St. John’s (Terre‑Neuve et Labrador)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 23 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 5 octobre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

E. Mark Rogers

 

POUR L’APPELANT

 

Jessica Harris

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rogers Bussey Lawyers

St. John’s (Terre‑Neuve)

 

POUR L’APPELANT

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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