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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20101104

Dossier : A-171-10

Référence : 2010 CAF 292

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

PAUL E. RICHARD

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 1er novembre 2010.

Jugement rendu à Montréal (Québec), le 4 novembre 2010.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                           LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                                LE JUGE NOËL

 


Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20101104

Dossier : A-171-10

Référence : 2010 CAF 292

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

PAUL E. RICHARD

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté contre la décision du juge Beaudry de la Cour fédérale (le juge de première instance) de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant, M. Paul E. Richard, à l’égard de la décision par laquelle la Commission des droits de la personne (la Commission) avait refusé de statuer sur la plainte déposée par M. Richard contre le Conseil du Trésor, parce que les événements à l’origine de la plainte remontaient à plus de vingt ans.

 

[2]               L’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi), prévoit à ce sujet :

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

[…]

 

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

 

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

 

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

 

[3]               C’est la deuxième fois que la Commission refuse de donner suite à la plainte de M. Richard. Le 21 juin 2007, la Commission a informé M. Richard qu’elle n’examinerait pas sa plainte parce que celle‑ci avait été déposée après l’expiration du délai d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Monsieur Richard a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision, et le juge Martineau a renvoyé l’affaire à la Commission pour réexamen : voir Richard c. Canada (Conseil du Trésor), 2008 CF 789, 330 F.T.R. 236 [Richard].

 

[4]               À la suite de la décision du juge Martineau, M. Richard et le procureur général ont présenté d’autres observations à la Commission sur les questions du délai de prescription et du pouvoir discrétionnaire de la Commission de prolonger ce délai. Le 19 août 2009, la Commission a décidé de ne pas statuer sur la plainte, parce qu’elle était convaincue que la capacité du procureur général de répondre adéquatement à la plainte serait compromise, plus de vingt ans s’étant écoulés entre les événements à l’origine de la plainte et le dépôt de celle‑ci. Monsieur Richard a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

 

[5]               Le juge de première instance a conclu que « les preuves sont suffisantes pour étayer les conclusions de la Commission et que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée » (au paragraphe 23 des motifs). En réponse à l’argument de l’appelant selon lequel le procureur général n’avait produit aucune preuve établissant que le Conseil du Trésor subirait un préjudice en raison du temps écoulé, le juge de première instance a estimé qu’eu égard aux lignes directrices du Conseil du Trésor afférentes à la conservation et à la destruction des documents, il ne voyait pas comment on pourrait s’attendre à ce que le procureur général « produise des preuves sur la façon dont les documents auraient pu être pertinents pour ses moyens de défense, alors qu’il ignorait quels documents auraient pu exister, lesquels auraient été probablement détruits depuis longtemps » (au paragraphe 24 des motifs).

 

[6]               Quant aux témoins dont fait état M. Richard dans sa plainte, le juge de première instance a conclu que le procureur général avait démontré qu’il serait difficile, sinon impossible, de les retracer. De plus, vu l’absence de documentation, la plainte reposerait entièrement sur les souvenirs conservés par ces témoins; à son avis, il était improbable que ceux‑ci se souviennent avec exactitude d’événements s’étant produits plus de vingt ans plus tôt.  

 

[7]               En appel devant notre Cour, M. Richard réitère les observations formulées devant le juge de première instance. Il plaide que le procureur général n’a pas fourni d’éléments de preuve établissant que le retard porterait gravement atteinte à sa capacité de se défendre. 

 

[8]               La question que doit trancher une cour d’appel à l’égard d’une décision statuant sur un contrôle judiciaire est de savoir si le tribunal de révision a retenu la norme de contrôle appropriée et s’il a correctement appliqué cette norme : voir Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, au paragraphe 43.

 

[9]               En l’espèce, le juge de première instance a correctement sélectionné la norme de la décision raisonnable : voir Bredin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 360, au paragraphe 16; Richard, au paragraphe 10; Khanna c. Canada (Procureur général), 2008 CF 576, au paragraphe 24.

 

[10]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a écrit que le caractère raisonnable d’une décision tient à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[11]           Compte tenu de ce critère, l’appel ne peut être accueilli.

 

[12]           Pour pouvoir évaluer adéquatement la question du préjudice, il faut se reporter à la plainte de M. Richard, fondée sur l’orientation sexuelle. Dans sa plainte, M. Richard décrit ses antécédents professionnels au sein du gouvernement fédéral de 1977 à 1985. Il fait état de six décisions en matière de dotation dont les résultats lui ont été défavorables, et d’un conflit en milieu de travail. Certaines des décisions en matière de dotation ont été prises dans le cadre de réorganisations ministérielles. Il attribue ces résultats à l’homophobie de certaines personnes qui y sont nommément désignées. Pour enquêter de façon appropriée sur ces plaintes, il faudrait avoir accès à des renseignements concernant les concours de dotation afin de déterminer si les résultats pourraient s’expliquer par des facteurs autres que l’homophobie dénoncée par M. Richard. La documentation relative à ces opérations serait essentielle pour la tenue d’une telle enquête. Quant à l’enquête portant sur le conflit de travail, elle repose en grande partie sur le souvenir d’événements survenus il y a plus de 20 ans qu’ont conservés des personnes que l’on peut tout aussi bien retracer que ne pas retracer.

 

[13]           À mon avis, le juge de première instance a conclu à juste titre que la capacité du procureur général de préparer une défense à l’égard de la plainte serait compromise parce que les documents pertinents ont vraisemblablement été détruits conformément aux Lignes directrices concernant la conservation des documents administratifs communs du gouvernement du Canada, qui prévoient que les documents administratifs courants doivent être conservés deux ans après l’achèvement de toutes les mesures administratives. Monsieur Richard soutient que le procureur général n’a même pas tenté d’établir que son dossier du personnel a bien été détruit.

 

[14]           Toutefois, comme l’a fait remarquer le juge de première instance au paragraphe 24 de ses motifs :

Toute la documentation pertinente aura à l’évidence été probablement détruite conformément aux lignes directrices et, de ce fait, je ne vois pas comment on pourrait s’attendre à ce que le [procureur général] produise des preuves sur la façon dont les documents auraient pu être pertinents pour ses moyens de défense, alors qu’il ignorait quels documents auraient pu exister, lesquels auraient été probablement détruits depuis longtemps.

 

 

Il est vrai que ce disant, le juge de première instance a tenu pour acquis que la politique de conservation des documents avait été appliquée conformément à ses dispositions. Cependant, compte tenu de la preuve indiquant que le Conseil du Trésor n’avait aucune idée des griefs de M. Richard jusqu’à ce qu’il reçoive une copie de la plainte déposée par ce dernier à la Commission, il est raisonnable de présumer que la politique a été suivie pour le dossier de M. Richard et tous les dossiers pertinents pour cette enquête.

 

[15]           Quant aux témoins, M. Richard prétend qu’un grand nombre d’entre eux peuvent être aisément retracés. De fait, en cherchant sur Internet, il en a retrouvé cinq. Dans sa décision, la Commission a relevé l’observation du procureur général portant qu’aucun moyen ne permet de savoir si les personnes que M. Richard a trouvées sur Internet sont bien les personnes mentionnées dans sa plainte. Selon la preuve, le Conseil du Trésor a réussi à trouver trois personnes du même nom que les personnes nommées dans la plainte de M. Richard, mais aucune d’entre elles ne correspond à celles avec lesquelles M. Richard a eu affaire.  

 

[16]           Fait plus convaincant encore, la plainte de M. Richard, à défaut de documentation, repose entièrement sur la mémoire et les souvenirs des témoins. Qui plus est, M. Richard ne dénonce pas des gestes ouverts de discrimination à son égard. Sa plainte est fondée sur des conclusions qu’il a tirées d’une série d’événements mettant en cause différents acteurs. Par conséquent, pour pouvoir évaluer si M. Richard a été victime d’un traitement discriminatoire, il serait indispensable d’apprécier l’ensemble du contexte dans lequel il travaillait, une tâche difficile même lorsqu’il s’agit d’événements récents. Comme l’a signalé le juge de première instance, la « raison d’être des délais de prescription est de permettre de recueillir des éléments de preuve crédibles (Price c. Concord Transportation Inc., 2003 CF 946, 238 F.T.R. 113) » (au paragraphe 26 des motifs; non souligné dans l’original).

 

[17]           Au soutien de sa thèse, M. Richard a invoqué certaines décisions de la Cour fédérale. Il s’est appuyé plus particulièrement sur la décision rendue dans Canada (Procureur général) c. Burnell, [1997] A.C.F. no 931, pour affirmer qu’« [u]ne assertion de préjudice n’est pas une vérité évidente. Il faut produire des preuves spécifiques pour l’étayer » : voir au paragraphe 27. Cela dit, le passage du temps, de longues périodes de temps, n’est pas sans incidence. Plus les événements en cause sont anciens, plus il est facile de constater la preuve d’un préjudice, jusqu’au point où naît ce que l’on a appelé une présomption réfutable de préjudice : voir par exemple les motifs du juge Robertson dans l’arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd, [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.), [1993] A.C.F. no 103, à la page 471. Voir également Ring c. Canada, [1973] A.C.F. no 1007, au paragraphe 18; Nichols c. Canada, [1990] A.C.F. no 567 (C.F.); Kearns c. Chrysler Canada, [1996] A.C.F. no 1484 (C.F.), au paragraphe 10; Smith c. Via Rail Canada Inc., 2007 CAF 286, au paragraphe 13. Le passage du temps, en l’espèce, allège le fardeau de preuve de l’intimé.

 

[18]           Monsieur Richard s’est aussi fondé sur un arrêt très récent de la Cour suprême du Canada, Christensen c. Archevêque catholique romain de Québec, 2010 CSC 44, qui porte sur le point de départ des délais de prescription. Dans Christensen, la Cour suprême a décidé que les tribunaux du Québec avaient commis une erreur en concluant, relativement à une requête en irrecevabilité d’une plainte pour cause de prescription, que la date à laquelle la prescription a commencé à courir contre le plaignant pouvait être déterminée en fonction du dossier de requête. La Cour suprême a renvoyé l’affaire à la Cour supérieure du Québec pour que celle‑ci l’instruise. Aucune question de cette nature ne se pose en l’espèce.

 

[19]           En dernier lieu, M. Richard soutient que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle ne pondère pas le préjudice subi par le procureur général et celui que subira M. Richard si sa plainte n’est pas instruite. Cet argument met en relief le caractère définitif de la décision de ne pas statuer sur une plainte; toutefois, les délais de prescription, de par leur nature même, emportent que des demandeurs peuvent être privés de leur recours par l’écoulement du temps. Tel est le cas en l’espèce.

 

 

 

 

[20]           Je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            Le juge en chef Blais »

 

« Je suis d’accord.

            Le juge Noël »

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-171-10

 

(APPEL D’UN JUGEMENT OU D’UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 22 AVRIL 2010, DOSSIER NUMÉRO T‑1586‑09)

 

 

INTITULÉ :                                                                          PAUL E. RICHARD c.

                                                                                                PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 1er novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                LE JUGE NOEL

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 4 novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul E. Richard

POUR L’APPELANT

 

Jean-Robert Noiseux

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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