ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
Requête écrite décidée sans comparution des parties.
Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 22 juin 2010.
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE EVANS
Dossier : A‑524‑09
Référence : 2010 CAF 170
Présent : LE JUGE EVANS
ENTRE :
MARTHA KAHNAPACE
appelante
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimé
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d’une requête présentée par le procureur général du Canada en vue de faire rejeter, en raison de son caractère théorique, l’appel interjeté par Martha Kahnapace à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2009 CF 1246), par laquelle la juge Snider a rejeté sa demande de contrôle judiciaire d’une décision de troisième palier sur le grief confirmant la cote de sécurité maximale assignée à l’appelante.
[2] La juge Snider a rendu sa décision le 4 décembre 2009. Mme Kahnapace purgeait alors une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au deuxième degré. En raison de la gravité de l’infraction, elle a été incarcérée pendant plus de deux ans dans un établissement à sécurité maximale, en vertu du Bulletin politique 107 (la politique 107), qui limite également la fréquence des examens de la cote de sécurité à tous les deux ans. L’appelante alléguait, entre autres choses, dans sa demande de contrôle judiciaire que la politique 107 n’avait pas bien été appliquée à son cas particulier et que, en tout état de cause, elle était nulle parce qu’elle va à l’encontre des lois applicables et viole les droits prévus aux articles 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[3] Le 7 mai 2010, la Cour (le juge Sexton) a rejeté une requête présentée par le ministère public en vue d’obtenir le rejet de l’appel de Mme Kahnapace, en raison de son caractère théorique, parce qu’elle avait été transférée dans un établissement à sécurité moyenne. L’ordonnance de la Cour indiquait que Mme Kahnapace [Traduction] « continue d’être pénalisée par la décision de lui assigner la cote de sécurité maximale » et que l’appel n’était donc pas théorique.
[4] Le 10 mai 2010, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a accueilli l’appel de Mme Kahnapace, a annulé sa condamnation et ordonné la tenue d’un nouveau procès. En raison de cette décision, Mme Kahnapace a été libérée de l’établissement fédéral et a donc cessé d’être assujettie aux politiques correctionnelles fédérales, dont la politique 107. Elle a été détenue dans un établissement provincial dans l’attente d’un nouveau procès.
[5] Par conséquent, le procureur général dit que l’appel de la décision de la juge Snider est désormais théorique puisque le résultat de l’appel ne peut avoir d’incidence sur ses droits. De plus, si l’appel est théorique, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre qu’il soit entendu : l’appel ne peut avoir aucune utilité, il n’y a pas de débat contradictoire entre les parties et il n’existe aucune circonstance spéciale qui déborde l’intérêt public dans l’économie des ressources judiciaires.
[6] Mme Kahnapace soutient que la validité de la politique 107 demeure un litige réel parce que cette politique peut encore porter atteinte à ses droits. En particulier, elle dit qu’il existe un grief non résolu avec Service correctionnel Canada concernant l’application de la politique 107 à son cas particulier, à savoir la date de l’examen de sa cote de sécurité. Dans ce grief, elle soulève, entre autres choses, la question de la validité de la politique 107. Elle soutient que sa mise en liberté à la suite de la décision favorable obtenue dans l’appel de sa condamnation ne met pas fin au grief. Mme Kahnapace n’a pas soulevé ce point, mais la validité de la politique 107 demeurerait un litige réel si elle intentait une action en dommages‑intérêts au motif que son droit à la liberté a été violé en raison de l’application d’une politique invalide.
[7] Ces considérations et les effets futurs possibles de la politique 107 pourraient bien être suffisants pour empêcher l’appel d’être théorique. Toutefois, il ne m’est pas nécessaire d’en arriver à une conclusion sur la question parce que je suis convaincu que, même si l’appel est théorique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre qu’il soit entendu.
[8] Dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, aux pages 358 à 363 (Borowski), la Cour suprême du Canada a décrit les trois principes généraux de la doctrine du caractère théorique qu’une cour doit prendre en considération pour décider si elle doit déroger à la pratique normale de ne pas trancher une question théorique.
[9] Premièrement, pour s’assurer qu’une question est entièrement débattue, il doit exister un débat contradictoire entre les parties. À mon avis, les conséquences de l’application antérieure de la politique 107 au cas de Mme Kahnapace et la possibilité qu’elle puisse y être assujettie à l’avenir sont suffisantes pour répondre à ce critère. La qualité et la rigueur des observations déjà formulées dans la présente affaire par l’avocate de Mme Kahnapace indiquent également que les points litigieux seront entièrement débattus devant la Cour.
[10] Deuxièmement, afin de réserver les ressources judiciaires déjà limitées aux causes où les droits et les obligations d’origine législative des parties sont en jeu, les cours ne statuent généralement pas sur les causes théoriques. Le présent appel conteste la validité d’une politique existante pour des motifs liés à la Charte et pour d’autres motifs. Puisque les questions soulevées par Mme Kahnapace dans son appel ne se limitent pas à sa situation particulière, la décision de l’appel peut effectivement éliminer ou réduire la possibilité de contestations judiciaires futures de la validité de la politique 107 par d’autres détenus auxquels elle s’applique. À mon avis, permettre que l’appel de Mme Kahnapace soit entendu n’offense pas le principe de l’économie des ressources judiciaires.
[11] Troisièmement, la doctrine du caractère théorique sert à rappeler aux tribunaux que, en prononçant des jugements en l’absence d’un débat contradictoire réel entre les parties, ils risquent d’outrepasser leur fonction judiciaire et de s’ingérer dans le domaine législatif. Toutefois, il s’agit d’une question à l’égard de laquelle il importe de garder une certaine souplesse : Borowski, à la page 362.
[12] À mon avis, si la Cour permettait que l’appel soit entendu, il ne pourrait être considéré qu’elle a outrepassé son rôle judiciaire. L’appel soulève la validité législative et constitutionnelle de la politique 107, des questions de droit d’intérêt public qui touchent nombre de personnes détenues dans les pénitenciers. De plus, la politique 107 peut par ailleurs échapper à l’examen judiciaire en raison des changements récurrents apportés au statut des détenus.
[13] Pour ces motifs, la requête présentée par le procureur général en vue d’obtenir le rejet de l’appel de Mme Kahnapace est rejetée avec dépens.
« John M. Evans »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A‑524‑09
INTITULÉ : MARTHA KAHNAPACE c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
REQUÊTE ÉCRITE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE EVANS
DATE DES MOTIFS : Le 22 juin 2010
OBSERVATIONS ÉCRITES :
POUR L’APPELANTE
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POUR L’INTIMÉ
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR L’APPELANTE
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Sous‑procureur général du Canada |
POUR L’INTIMÉ
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