Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190416


Dossier : A-122-18

Référence : 2019 CAF 83

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES

appelante

et

CORPORATION DES PILOTES DU SAINT-LAURENT CENTRAL INC.

intimée

Audience tenue à Montréal (Québec), le 21 février 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 avril 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20190416


Dossier : A-122-18

Référence : 2019 CAF 83

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES

appelante

et

CORPORATION DES PILOTES DU SAINT-LAURENT CENTRAL INC.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’Administration de pilotage des Laurentides (l’Administration, ou l’appelante) en appelle d’un jugement du juge Grammond de la Cour fédérale (le juge ), rendu le 23 mars 2018 accueillant la requête en contrôle judiciaire de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central Inc. (la Corporation, ou l’intimée) à l’encontre de la suspension, par l’appelante, des brevets de pilotage de deux de ses membres, les capitaines Donald Morin et Michel Simard.

[2]  La question au cœur du présent appel est celle de savoir si l’Administration pouvait raisonnablement utiliser le pouvoir disciplinaire que lui confère la Loi sur le pilotage, L.R.C. (1985), c. P-14 [Loi], afin de sanctionner les pilotes dans une situation où ceux-ci auraient refusé de fournir leurs services, sans pour autant que la sécurité de la navigation ne soit mise en danger.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le présent appel devrait être rejeté.

I.  Contexte juridique et factuel

[4]  La Loi, originalement adoptée en 1971, a opéré une réforme en profondeur de l’encadrement du transport maritime au Canada. Quatre administrations régionales de pilotage ont alors été créées, soient les Administrations du Pacifique, de l’Atlantique, des Laurentides et des Grands Lacs. L’article 18 de la Loi définit en ces termes la mission de ces Administrations :

18. Une Administration a pour mission de mettre sur pied, de faire fonctionner, d’entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans la région décrite à l’annexe au regard de cette Administration.

18. The objects of an Authority are to establish, operate, maintain and administer in the interests of safety an efficient pilotage service within the region set out in respect of the Authority in the schedule.

[5]  L’Administration se voit accorder, pour mener à bien cette mission, un large pouvoir de règlementation relatif au pilotage (article 20 de la Loi), notamment celui d’établir des zones de pilotage obligatoire dans la région où elle exerce son activité, et de déterminer les conditions relatives à l’émission de brevets et de certificats de pilotage. Elle est également responsable  de délivrer les brevets et certificats de pilotage qui satisfont les diverses exigences règlementaires (article 22 de la Loi). Au surplus, un pouvoir de suspension et d’annulation des brevets lui est accordé. L’alinéa 27(1)c) de la Loi, au cœur du présent litige, prévoit à ce sujet que :

27 (1) Le président de l’Administration peut suspendre un brevet ou un certificat de pilotage pour une période maximale de quinze jours lorsqu’il a des raisons de croire que son détenteur :

c) a été négligent dans l’exercice de ses fonctions;

27 (1) The Chairperson of an Authority may suspend a licence or pilotage certificate for a period not exceeding fifteen days where the Chairperson has reason to believe that the licensed pilot or the holder of the pilotage certificate

(c) has been negligent in the duty of the licensed pilot or holder of the pilotage certificate; or

[6]  L’Administration a aussi pour mission de fournir elle-même le service de pilotage aux navires qui le requièrent. L’article 15 de la Loi lui accorde, à cette fin, le pouvoir d’embaucher des pilotes directement (15(1)), ou encore, lorsque la majorité des pilotes d’une région ont formé une personne morale, de conclure un contrat de service avec celle-ci (15(2)). C’est ce que l’Administration a fait en concluant un contrat de service avec la Corporation en l’espèce. Cette relation est encadrée par diverses dispositions de la Loi, notamment en ce qui a trait au renouvellement du contrat de service (15.1 et 15.2). Qui plus est, l’article 15.3 de la Loi dispose que :

15.3 Il est interdit à la personne morale qui a conclu un contrat de louage de services en vertu du paragraphe 15(2) de même qu’à ses membres ou actionnaires de refuser de fournir des services de pilotage pendant la durée de validité d’un contrat ou au cours des négociations en vue du renouvellement d’un contrat.

15.3 A body corporate with which an Authority has contracted for services under subsection 15(2) and the members and shareholders of the body corporate are prohibited from refusing to provide pilotage services while a contract for services is in effect or being negotiated.

[7]  Selon l’article 48.1, la personne qui contrevient à cette disposition est « passible d’une amende maximale de 10 000$ par jour au cours duquel se commet ou se poursuit l’infraction ».

[8]  Par ailleurs, la navigation elle-même est régie par un ensemble de normes qui se retrouvent essentiellement dans des avis aux navigateurs ou des avis à la navigation émis par la Garde côtière canadienne. L’Avis aux navigateurs 27A revêt une importance toute particulière pour les fins du présent litige. Cet Avis prescrit des règles de navigation particulières pour les navires de fort gabarit et de forte longueur dans le tronçon Québec-Montréal, et prévoit notamment qu’ « [e]n tout temps les navires doivent favoriser le transit de jour dans le tronçon [entre­] Québec et Montréal » (Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 209). L’article 7 du Règlement sur les abordages, C.R.C., c. 1416, adopté sous l’autorité de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, c. 26, dispose que les pilotes doivent naviguer avec une prudence particulière lorsque la navigation peut être difficile ou dangereuse et doivent, dans cette optique, respecter les directives contenues dans les Avis à la navigation.

[9]  C’est dans ce contexte qu’ont pris naissance les faits à l’origine de cet appel. Le 24 novembre 2016, des représentants de l’Administration, de la Corporation, de la Garde côtière, du ministère des Transports et de l’Administration portuaire de Montréal se sont rencontrés pour discuter des insatisfactions exprimées à l’égard des restrictions imposées par l’Avis aux navigateurs 27A. En raison de l’expérience acquise avec le passage fréquent des navires dits « post-Panamax » appartenant à l’armateur Hapag-Lloyd, les participants ont convenu qu’il serait approprié d’autoriser ces navires à transiter de nuit, dans la mesure où deux pilotes seraient à bord et que d’autres mesures de sécurité soient respectées.

[10]  Le 26 novembre 2016, soit deux jours après la réunion spéciale, l’un des quatre navires de l’armateur Hapag-Lloyd a profité de l’entente décrite plus haut pour poursuivre sa route entre Montréal et Québec sans devoir s’ancrer, et ce malgré l’arrivée de la nuit. Puis, le 27 novembre 2016, le président de la Corporation a écrit un courriel aux participants de la réunion pour leur exprimer ses attentes quant à la formulation des différentes composantes de l’entente du 24 novembre 2016. Il convient de reproduire ci-dessous une partie dudit courriel :

…nous sommes prêt[s] à aller de l’avant avec ce qui a été entendu vendredi dernier dès maintenant, nous avons déjà accepté une exception hier en fin d’après-midi afin qu’un de ces navires puisse continuer sa descente et ne pas devoir ancrer à Trois-Rivières, mais l’avis 27-A doit être modifié[], ou du moins [on doit] avoir l’assurance de la part du comité que [celui-ci] sera modifié[] afin d’inclure le double pilotage comme une condition sine qua non[] au passage de ces navires en amont de Québec.

(Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 216.)

[11]  Dans la même veine, la Corporation émettait un bulletin à l’intention de ses membres le 1er décembre 2016, dans lequel on précisait que dès l’obtention d’une « confirmation écrite [de la règle] du double pilotage », les pilotes des navires en question pourront, après avoir « analysé […] les circonstances, […] continuer leur montée [de nuit] comme dans le cas de toutes les autres affectations ».

[12]  Le 6 décembre 2016, l’Administration a assigné les pilotes Morin et Simard au pilotage d’un navire post-Panamax de Hapag-Lloyd, le Barcelona Express, de Trois-Rivières à Montréal. En fin de matinée, un représentant de la Corporation a avisé une dirigeante de l’Administration que le Barcelona Express ne pourrait pas naviguer de nuit et devrait donc mouiller à Lanoraie.

[13]  Des discussions ont alors eu lieu au cours de l’après-midi afin de trouver une solution. D’un côté, l’Administration a tenté d’offrir des garanties permettant de répondre aux inquiétudes de la Corporation quant à l’officialisation de l’entente du 24 novembre 2016 et de la règle du double pilotage pour les navires post-Panamax. Elle a aussi relayé deux courriels de la Garde côtière confirmant l’intention de la Garde côtière de modifier l’Avis 27A au sujet du double pilotage, bien que la portée exacte de ces deux courriels prêtait à confusion. De l’autre, la Corporation a exigé que la règle du double pilotage soit consacrée par une modification du contrat de service. Devant l’impasse, et n’ayant pas reçu confirmation de la Corporation que l’Avis 27A avait été modifié, MM. Morin et Simard ont ancré le Barcelona Express à Lanoraie à la nuit tombante.

[14]  Ce n’est que le lendemain matin, à 6h45, que MM. Morin et Simard ont finalement levé l’ancre du Barcelona Express afin de poursuivre leur route, de jour, vers Montréal. Le même jour, la Garde côtière publiait l’Avis Q-1872/2016, selon lequel les navires de grande largeur sont désormais soumis au double pilotage. Le transit de nuit n’y est toutefois pas mentionné.

[15]  Il faudra attendre le 12 décembre 2016 pour que la « dérogation provisoire » à l’Avis 27A soit finalement émise. Celle-ci précise que le « transit de nuit est autorisé » pour les navires post-Panamax « lorsqu’ils sont en montant dans le tronçon Québec-Montréal », et que « ces navires sont soumis au double pilotage par l’Administration de pilotage des Laurentides » (Dossier d’appel, vol. 2, à la p. 318).

II.  Les décisions antérieures

A.  Décision de l’Administration

[16]  Le 7 décembre 2016, le premier dirigeant de l’Administration a suspendu les brevets de pilotage de MM. Morin et Simard, pour dix jours, sous l’autorité de l’alinéa 27(1)c) de la Loi.

[17]  Le 8 décembre 2016, le conseil d’administration de l’Administration a confirmé les suspensions mais en a réduit la durée à sept jours, comme l’y autorise le paragraphe 27(4) de la Loi. Les motifs de cette suspension sont énoncés dans les « Considérant » de la résolution adoptée par le conseil d’administration, qu’il est utile de reproduire ici :

CONSIDÉRANT que le navire « BARCELONA EXPRESS » a été ancré et son voyage retardé pendant environ 13 heures le 6 décembre 2016;

CONSIDÉRANT l’engagement constaté par écrit de l’Administration, d’assigner deux (2) pilotes à quatre (4) navires spécifiques d’Hapag-Lloyd, dont le « BARCELONA EXPRESS »;

CONSIDÉRANT que les pilotes Michel Simard et Donald Morin, qui avaient la conduite du « BARCELONA EXPRESS », avaient été informés par les répartiteurs de l’Administration et par courriel, que le transit de nuit était autorisé par la Garde côtière et que cette dernière avait modifié l’avis aux navigateurs no 27A, de telle sorte que la restriction concernant la navigation de nuit du « BARCELONA EXPRESS » était levée;

CONSIDÉRANT que les pilotes Michel Simard et Donald Morin ont insisté, malgré ces informations, pour que leur Corporation donne préalablement son consentement pour que le navire « BARCELONA EXPRESS » puisse poursuivre sa route de nuit;

CONSIDÉRANT que la [Corporation] et ses deux (2) pilotes ont pris prétexte de la situation, malgré les engagements antérieurs de la [Corporation] et l’autorisation donnée par la Garde côtière, pour exiger comme condition à la poursuite du voyage que l’Administration accepte une modification au contrat de service en vigueur;

CONSIDÉRANT qu’une telle demande de modification du contrat de service est contraire aux articles 15.3 et 27 de la Loi sur le pilotage;

CONSIDÉRANT que l’arrêt du voyage du « BARCELONA EXPRESS » ne peut être justifié par des raisons de sécurité et s’appuyait plutôt sur des considérations abusives et illégales;

CONSIDÉRANT que la décision d’ancrer le navire « BARCELONA EXPRESS » sans motif pertinent, est un acte de négligence au sens du paragraphe 27(1)(c) de la loi sur le pilotage;

CONSIDÉRANT la suspension du brevet des pilotes Michel Simard et Donald Morin par lettre du premier dirigeant du 7 décembre 2016;

[18]  La Corporation a contesté cette décision par une demande en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, au motif que le pouvoir de suspension de l’Administration en vertu de l’alinéa 27(1)c) de la Loi était limité aux seuls cas où la sécurité de la navigation est mise en péril.

B.  Décision de la Cour fédérale

[19]  Après avoir offert un aperçu du cadre législatif, résumé les faits en litige, et rejeté les moyens préliminaires de l’Administration quant à l’intérêt pour agir de la Corporation et à la théorie des « mains propres », le juge s’est attardé au mérite du dossier. Il en est venu à la conclusion que la décision de l’Administration de suspendre les brevets en vertu de l’alinéa 27(1)c) de la Loi était déraisonnable, compte tenu du fait qu’elle n’était pas fondée sur des considérations de sécurité, comme l’exigeait selon lui cette disposition et l’économie générale de la Loi. La suspension avait davantage pour but, de l’avis du juge, de sanctionner ce que l’Administration considérait comme le non-respect par la Corporation de ses obligations contractuelles, une question qui ne relève pas de la discipline au sens où l’entend la Loi.

[20]  Le juge a également rejeté l’argument de l’Administration voulant que son pouvoir disciplinaire doive être étendu à une violation de l’article 15.3 de la Loi, lequel interdit le refus de service. À son avis, il serait déraisonnable d’étendre ainsi le pouvoir disciplinaire de l’Administration, dans la mesure où le pouvoir disciplinaire prévu aux articles 27 à 29 de la Loi ne vise pas des questions contractuelles ni des questions de rapports collectifs de travail. Permettre à l’Administration de sanctionner des violations de l’article 15.3 de la Loi de par son pouvoir de suspension reviendrait selon le juge à lui permettre de se faire justice à elle-même, et de décider unilatéralement de la portée des obligations contractuelles de la Corporation. Seul un tiers neutre, arbitre ou juge, peut statuer sur les recours contractuels que peut avoir l’Administration.

[21]  Le juge a donc accueilli la demande de contrôle judiciaire de la Corporation et annulé les deux suspensions. C’est cette décision qui fait l’objet du présent appel.

III.  Questions en litige

[22]  La question de fond sur laquelle porte le présent appel est celle de savoir si le juge a erré en concluant que la décision de l’Administration de suspendre les pilotes en vertu de l’alinéa 27(1)c) de la Loi était déraisonnable. Pour répondre à cette interrogation, il faut nécessairement se pencher sur la portée de cette disposition, et plus particulièrement sur la question de savoir si l’Administration peut se prévaloir de ce pouvoir pour sanctionner un comportement ou un geste qui ne met pas en péril la sécurité de la navigation.

[23]  L’appelante soutient également que le juge a erré en ne faisant pas droit aux moyens préliminaires qu’elle avait soulevés devant lui, à savoir que la Corporation n’a pas l’intérêt juridique requis pour demander le contrôle judiciaire des suspensions et n’a pas les « mains propres ». Je traiterai de ces deux motifs d’appel avant d’aborder la question de fond.

[24]  Avant d’aller plus loin, il importe de dire quelques mots relativement au caractère théorique du présent litige. Bien que cette question n’ait pas été soulevée par les parties et n’ait pas été débattue en Cour fédérale, il n’en demeure pas moins que la suspension des brevets imposée par l’appelante a pris fin depuis longtemps; en conséquence, la demande de contrôle judiciaire semble à première vue avoir perdu tout intérêt et être sans objet.

[25]  Dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 [Borowski], la Cour suprême a indiqué qu’une cour a toujours le pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire qui est devenue théorique du fait que la source du litige entre les parties n’existe plus. Les facteurs pertinents dont il faut tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont étroitement liés aux motifs qui sous-tendent la pratique de ne pas trancher des débats théoriques. Puisque la capacité des tribunaux de trancher des litiges prend sa source dans le système contradictoire, il devra en premier lieu subsister un débat contradictoire entre les parties malgré la disparition du litige original.

[26]  La nécessité d’économiser des ressources judiciaires limitées requiert également que l’on n’entende uniquement des affaires où une décision de la cour aura des effets réels sur les droits des parties. À ce chapitre, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour suprême dans l’arrêt Borowsky, écrivait :

…[I]l peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique (…) Le simple fait … que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu. [Soulignements ajoutés.]

(Borowsky à la p. 360.)

[27]  C’est précisément la situation dans laquelle se trouvait la Cour fédérale en l’espèce. En vertu de l’article 27 de la Loi, l’Administration ne peut suspendre un brevet de pilotage que pour une période maximale de quinze jours. Il est donc raisonnable de penser que la contestation d’une telle suspension sera toujours devenue théorique lorsqu’elle sera entendue par un juge dans le cadre d’une demande en contrôle judiciaire. Le refus d’entendre la demande sur cette base aurait donc pour effet, à toutes fins pratiques, d’immuniser l’exercice de ce pouvoir par l’Administration de toute forme de contrôle judiciaire. Compte tenu du fait que les parties continuent au surplus de défendre des positions diamétralement opposées sur la question en litige, et qu’il y a donc un débat contradictoire tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, je suis d’avis qu’il y a lieu d’exercer notre pouvoir discrétionnaire et de trancher la question malgré son caractère théorique.

IV.  Norme de contrôle

[28]  En appel d’une décision de la Cour fédérale statuant sur une demande de contrôle judiciaire, cette Cour doit se demander si le juge a bien identifié la norme de contrôle et l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 au para. 45 [Agraira]). En d’autres termes, une cour d’appel doit se mettre à la place du juge de première instance et examiner de novo la décision administrative faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire, plutôt que de relever les erreurs qu’aurait pu commettre la cour de révision (Hoang c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 63, [2017] A.C.F. no 321 au para. 26; Agraira au para. 45; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23 au para. 247).

[29]  En revanche, les décisions de nature discrétionnaire prises par la Cour fédérale qui ne découlent pas de son pouvoir de surveillance sont soumises à la norme de contrôle énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Il en va ainsi des décisions prises par le juge relativement aux objections préliminaires soulevées par l’appelante, à savoir l’absence d’intérêt pour agir et l’objection fondée sur la conduite fautive des deux pilotes et de la Corporation (voir Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, [2015] A.C.F. no 697 aux paras. 37-39, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 36591 (28 janvier 2016); Canada c. Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177, [2015] A.C.F. no 961 au para. 88). Pour que la Cour puisse intervenir à cet égard, l’appelante doit donc démontrer que le juge a commis soit une erreur sur une question de droit isolable soit une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte.

V.  Analyse

A.  L’intérêt pour agir

[30]  L’appelante soutient que la demande de contrôle judiciaire aurait dû être rejetée au seul motif que l’intimée ne possédait pas l’intérêt pour agir en l’espèce, celle-ci n’ayant aucun intérêt distinct de ceux de ses membres pris individuellement. Elle plaide également que le juge a erré en s’appuyant sur la doctrine de la qualité pour agir, dans la mesure où cet argument n’avait même pas été plaidé par l’intimée. Qui plus est, seul le législateur peut reconnaître à quelqu’un la qualité pour agir en justice au nom d’autrui; or en l’espèce, ni la Loi ni le contrat de service ne confère cette qualité à l’intimée.

[31]  L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), c. F-7 [LCF] dispose qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par « quiconque est directement touché par l’objet de la demande ». Selon la jurisprudence qui s’est développée autour de cette exigence, un requérant ne pourra se dire « directement touché » que si la décision contestée l’affecte dans ses droits, lui impose une obligation ou lui porte préjudice (voir notamment Rothmans of Pall Mall Canada Ltd. c. Canada (M.R.N.), [1976] A.C.J. no. 59, [1976] 2 C.F. 500 (C.A.F.); Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur Général), 2009 CAF 116, [2009] A.C.F. no 449, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 33208 (22 octobre 2009); Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, [2010] A.C.F. no 1424 au para. 58; Bernard c. Close, 2017 CAF 52, [2017] A.C.F. no 275 au para. 2 [Bernard], autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 37575 (24 août 2017)).

[32]  Ceci étant dit, l’article 18.1 de la LCF a été interprété avec souplesse, de façon à ce que la Cour puisse exercer une certaine discrétion et reconnaître l’intérêt requis lorsque les circonstances le justifient (Friends of the Island Inc c. Canada (Ministre des Travaux Publics), [1993] 2 C.F. 229, [1993] A.C.F. no 233 aux paras. 79-80 (C.F.), inf. pour d’autres motifs par 185 N.R. 48; voir, aussi, Thomas A. Cromwell, Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada (Toronto: Carswell, 1986) aux pp. 163-164; Canadian Telecommunications Union, Division No. 1 of the United Telegraph Workers v. Canadian Brotherhood of Railway, Transport, [1982] 1 F.C. 603 (C.A.)). Comme cette Cour l’a rappelé dans l’arrêt Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2012] A.C.F. no 398 l’exigence de l’intérêt pour agir doit s’interpréter en tenant compte des objectifs de la LCF, notamment la justice, l’équité, l’utilité, l’ordre, l’efficacité et la réduction au minimum des frais, des retards et du gaspillage, et non de manière à constituer un piège (au para. 55).

[33]  Dans le cas présent, je suis prêt à considérer que la Corporation a un intérêt distinct de celui des deux pilotes qui ont fait l’objet d’une sanction disciplinaire. J’en arrive à cette conclusion non pas tant parce que la suspension de certains pilotes pourrait avoir un impact sur la capacité de la Corporation de remplir ses obligations, un argument qui me paraît purement spéculatif et qui n’est pas étayé par la preuve, mais bien plutôt parce que l’Administration invoque non seulement les agissements des deux pilotes mais également ceux de la Corporation elle-même dans ses motifs de suspension.

[34]  Dans la lettre du 7 janvier 2016 envoyée aux deux pilotes, le premier dirigeant de l’Administration met directement en cause la Corporation. En effet, il lie la décision d’ancrer le navire Barcelona Express au désir des pilotes et de la Corporation de faire pressions sur l’Administration pour obtenir des modifications au contrat de service. Le rôle de la Corporation dans les agissements reprochés aux pilotes est relevé de façon encore plus explicite dans la lettre du 9 décembre 2016, qui confirme la suspension des pilotes par le conseil de l’Administration :

La levée de cette restriction des voyages de nuit a également été portée à l’attention de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent central Inc. dont vous êtes membre. Cette Corporation imposait cependant, comme condition au transit de nuit du « BARCELONA EXPRESS », que notre Administration accepte une modification à notre contrat de service en vigueur. Une telle demande était abusive et illégale. Elle ne pouvait d’aucune façon justifier l’arrêt des services au navire qui était alors sous votre conduite. Vous avez néanmoins insisté pour que ce soit votre Corporation seulement qui autorise la poursuite du voyage. Votre décision d’ancrer le navire, vu l’absence de consentement de votre Corporation et malgré la levée de toute restriction de transit de nuit par l’Administration et la Garde côtière canadienne, constitue clairement une négligence dans l’exercice de vos fonctions.

(Dossier d’appel, vol. 2, aux pp. 384-385, et vol. 3, aux pp. 502-503.)

[35]  À la lecture de cet extrait de la décision contestée, il ne fait nul doute que la Corporation a un intérêt réel et distinct de celui des pilotes. Si la Corporation n’est pas directement affectée dans ses droits, il est évident que la décision contestée lui porte préjudice en alléguant que la demande de modification du contrat de service comme condition au transit de nuit était illégale et abusive. Nous sommes très loin d’une situation comme celle, par exemple, de l’arrêt Bernard, où la demanderesse s’était vu refuser l’intérêt pour agir parce qu’elle n’était pas membre du syndicat en cause devant l’arbitre, et qu’elle n’avait aucun lien avec les auteurs des griefs. Compte tenu de ces circonstances, je n’ai aucune hésitation à conclure que le juge n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante dans l’exercice de sa discrétion en reconnaissant l’intérêt pour agir à la Corporation.

[36]  De façon subsidiaire, je suis également d’avis que la Corporation avait la qualité pour agir au nom des deux pilotes sanctionnés. Tel que le mentionne le juge aux paragraphes [38] et suivants de ses motifs, le législateur a explicitement reconnu au paragraphe 15(2) de la Loi le droit exclusif de la Corporation de conclure un contrat de service avec l’Administration, et donc de représenter ses membres non seulement au moment de la négociation de ce contrat mais également dans le cadre de son exécution. Le contrat de service reprend d’ailleurs ce principe d’exclusivité de la représentation à son article 3.01 (Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 84.). Ce contrat témoigne, comme le note avec raison le juge au paragraphe [39] de ses motifs, « d’un régime qui existait lors de l’entrée en vigueur de la Loi et que le Parlement a voulu maintenir ». Il découle de ce qui précède que la Corporation est habilitée à représenter ses membres, comme un syndicat, dans tout litige relatif à la prestation de service opposant un pilote et l’Administration.

[37]  Le contrat de louage de services va plus loin encore à cet égard. L’article 15.02, qui se retrouve dans la section intitulée « Dispositions générales », énonce en effet ce qui suit :

Dans tout litige impliquant un pilote et l’Administration, la Corporation peut de plein droit intervenir pour prendre fait et cause en faveur du pilote.

(Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 96.)

[38]  Quant à l’article 16.03, qui se retrouve dans la section « Procédures disciplinaires ou judiciaires », il prévoit que l’Administration doit transmettre à la Corporation tout rapport sur la conduite d’un pilote qui le rend passible de mesures disciplinaires, et ce avant la prise de toute telle mesure (Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 98). Cette disposition ajoute que la Corporation et le pilote ont dix jours ouvrables pour répondre aux allégations contenues dans ce rapport.

[39]  Au vu de la Loi et du contrat de service, il m’apparaît clair que la Corporation s’est vue explicitement reconnaître la qualité pour agir au nom de ses pilotes, tant dans le cadre d’un litige relevant du contrat de services que dans le contexte d’une sanction disciplinaire. S’il en va ainsi, c’est parce que l’Administration joue un double rôle, agissant tant comme pourvoyeur de service que comme autorité réglementaire. Il est indéniable, au surplus, que la Corporation n’agit pas sans le consentement des deux pilotes, ces derniers ayant déposé des affidavits et s’étant soumis à des interrogatoires au préalable dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire présentée par la Corporation.

[40]  La Corporation avait donc non seulement l’intérêt pour agir en son nom propre, mais également la qualité pour représenter les deux pilotes dont les brevets de pilotage ont été suspendus.

B.  La doctrine des « mains propres »

[41]  L’appelante soutient que le juge a erré en n’appliquant pas la théorie des mains propres, suivant laquelle une cour peut refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre le pourvoi en contrôle judiciaire si la partie demanderesse a agi illégalement, a fait preuve de mauvaise foi, ou a manqué de transparence. Le reproche que formulait l’appelante à l’encontre de la Corporation était d’avoir requis que la lettre d’entente jointe au contrat de service soit modifiée de façon à garantir le double pilotage de tous les navires post-Panamax, à défaut de quoi le Barcelona Express serait ancré. De l’avis de l’appelante, cette dernière exigence constituait une violation flagrante de l’article 15.3 de la Loi, une question sur laquelle il était possible de se prononcer sans analyser le fond du litige, contrairement à ce qu’a décidé le juge. Selon elle, le véritable débat de fond portait plutôt sur la question de savoir si les pilotes étaient justifiés d’ancrer le navire la nuit en raison de l’absence de modification formelle de l’Avis 27A.

[42]  L’appelante ne m’a pas convaincu que le juge a commis une erreur de droit isolable ou une erreur manifeste et déterminante en exerçant sa discrétion sur cette question. D’une part, il appert des lettres envoyées aux deux pilotes les 7 et du 9 décembre 2016 que le fait d’avoir requis une modification au contrat de service constituait précisément un motif de suspension (Dossier d’appel, vol. 3, aux pp. 498 et 501). Or, la Corporation a contesté fermement, tout au long du procès, qu’une telle demande constituait une violation de l’article 15.3 de la Loi. Dans ces circonstances, le juge a eu raison de conclure, au paragraphe [55] de ses motifs, que « les actes reprochés à la Corporation et leur qualification juridique sont précisément ce sur quoi les parties ont lié la contestation principale ». Une mésentente sur le fond du litige ne peut fonder l’application de la théorie des mains propres.

[43]  Je note par ailleurs que la Corporation insistait pour que l’Avis 27A soit modifié de façon à ce qu’il soit précisé non seulement que le transit de nuit des navires de type post-Panamax est autorisé, mais également que ces navires sont soumis au double pilotage. Il ressort en effet de la preuve que ces deux questions étaient intimement liées tout au long des échanges qui ont eu lieu entre les deux parties suite à la réunion du 24 novembre 2016. Dans un courriel envoyé le 27 novembre 2016 aux participants de ladite réunion, le président de la Corporation écrit d’ailleurs ce qui suit:

Lors de notre dernière réunion, nous avons convenu de soumettre les 4 navires de Hapag Lloyd, soit les Detroit, Livorno, Genoa et Barcelona Express aux mêmes conditions que les navires de forte longueur.

Ce que cela entraîne comme principal changement est que ces navires pourront continuer leurs montées vers Montréal et ce même si une partie, ou à la limite, l’entièreté de leur montée se produit de noirceur.

[…]

La prémisse de base qui a été discutée lors de la même réunion est que tous les navires de forts gabarits (post-panamax, plus de 32,50 m de large) sont soumis au double pilotage.

Nous avons discuté que cela devait être écrit quelque part et l’idée de l’inscrire à l’avis 27-A a été accepté.

(Dossier d’appel, vol. 1, à la p. 216.)

[44]  Par conséquent, en supposant même que le véritable objet du litige consiste à déterminer si les pilotes étaient justifiés d’ancrer le navire en raison de l’absence de modification formelle de l’Avis 27A, comme le soutient l’appelante, il m’apparaît clair que la question du double pilotage était au cœur du litige au même titre que le transit de nuit. Le juge pouvait donc raisonnablement conclure qu’il ne pouvait se prononcer sur la prétendue violation de l’article 15.3 de la Loi sans analyser le fond du litige entre les deux parties.

C.  Raisonnabilité de la suspension

[45]  L’appelante soutient que le juge a identifié la bonne norme de contrôle en l’espèce, soit celle de la raisonnabilité, mais qu’il a plutôt appliqué la norme de la décision correcte en ne faisant preuve d’aucune déférence à l’égard de son interprétation de l’article 27 de la Loi. Au soutien de son interprétation à l’effet que la négligence dont il est question à l’alinéa 27(1)c) de la Loi ne se limite pas aux questions de sécurité, l’appelante fait valoir que l’efficacité est également un objectif important visé par le législateur, que le texte même de l’article 27 réfère à toutes sortes de conduites généralement inacceptables, non professionnelles ou par ailleurs interdites par la Loi ou la réglementation, que la notion même de négligence doit être interprétée dans son sens large, et que l’existence d’une possible sanction pénale pour le refus de service ne s’oppose aucunement à ce qu’une suspension de brevet soit également ordonnée.

[46]  Ces arguments ne me paraissent pas fondés, et j’estime que le juge a eu raison de les rejeter. Il ne me paraît pas faire de doute que l’objet principal de la Loi et la mission principale de l’Administration est celle d’assurer la sécurité de la navigation. Le libellé de l’article 18 révèle on ne peut plus clairement que la mise en place d’un système de pilotage efficace vise précisément l’atteinte de cet objectif. Il convient de reprendre ici le texte de cette disposition :

18. Une Administration a pour mission de mettre sur pied, de faire fonctionner, d’entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans la région décrite à l’annexe au regard de cette Administration.

18. The objects of an Authority are to establish, operate, maintain and administer in the interests of safety an efficient pilotage service within the region set out in respect of the Authority in the schedule.

[47]  Loin d’être une finalité au même titre que la sécurité, l’efficacité n’en est qu’une composante. Cette finalité s’accorde d’ailleurs avec la preuve extrinsèque déposée par l’intimée, notamment le Rapport de la Commission royale d’enquête sur le pilotage (Cahier conjoint des lois, règlements, jurisprudence et doctrine (Cahier conjoint), onglet 59, à la p. 519) ainsi que des débats parlementaires ayant entouré l’adoption de la Loi (Cahier conjoint, onglet 62, à la p. 5990; onglet 63, à la p. 1207).

[48]  L’appelante a fait valoir que les lois et la réglementation antérieures prévoyaient expressément le pouvoir pour l’Administration de suspendre le brevet d’un pilote en cas de refus ou de retard de celui-ci d’assurer la conduite d’un navire (voir Acte concernant le pilotage, 1873, 36 Victoria, c. 54, art. 70; Loi concernant la marine marchande au Canada, S.R.C. 1906, c. 113, art 550g); Loi concernant la marine marchande au Canada, S.R.C. 1927, c. 186, art. 530g); Loi concernant la marine marchande, S.R.C. 1934, c. 44, art 361(1)(h); Loi concernant la marine marchande, S.R.C. 1952, c. 29, art. 329(f); Loi concernant la marine marchande, S.R.C. 1970, c. S-9, art. 314(f); Règlement général de la circonscription de pilotage de Montréal, C.P. 1961-1475, Gaz. C. 1961.II.1597). Il n’y a aucune raison de croire, selon l’appelante, que le législateur a voulu supprimer ce pouvoir en adoptant ce qui est maintenant l’alinéa 27(1)c) de la Loi. Selon ce raisonnement, la disposition actuelle ne serait que la consolidation des pouvoirs confiés à l’Administration depuis 1873.

[49]  Il me semble au contraire que le libellé différent du pouvoir de suspension des brevets retenu par le législateur en 1971 témoigne d’une volonté de restreindre ce pouvoir aux seuls cas mentionnés dans cette nouvelle disposition. Il est important de se rappeler, au surplus, que le régime de négociation collective du paragraphe 15(2) de la Loi, lequel se concilie mal avec l’interprétation que l’appelante fait de l’alinéa 27(1)c) de la Loi, n’existait tout simplement pas sous les anciennes lois.

[50]  Dans la mesure où le pouvoir de réglementation de l’Administration ne peut être exercé que dans l’optique d’assurer la sécurité de la navigation (Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261 aux pp. 268-269), et non pour des considérations économiques (Administration de pilotage du Pacifique c. Alaska Trainship Corp., [1980] 2 C.F. 54 aux pp. 76-77 (C.A.), il me semble que le juge était bien fondé d’appliquer le même raisonnement, par analogie, au pouvoir de celle-ci de suspendre un brevet. Comme le note le juge au paragraphe [64] de ses motifs, il est entièrement « logique que le régime disciplinaire de l’article 27 doive lui aussi se rapporter à cet objectif fondamental […] qu’est la promotion de la sécurité maritime ».

[51]  Quant à l’argument de l’appelante à l’effet que l’article 27 de la Loi va bien au-delà des simples conditions de sécurité et vise au contraire des conduites inacceptables ou non professionnelles, c’est à bon droit que le juge l’a rejeté. Il est vrai que certains motifs de suspension paraissent à première vue avoir un lien plus ténu avec la sécurité de la navigation, comme par exemple le fait pour un pilote d'avoir la conduite d’un navire alors que son permis est suspendu (alinéa 27(1)a) de la Loi), ou de ne pas remplir les conditions exigées du détenteur de brevet (alinéa 27(1)d) de la Loi). Il n’en demeure pas moins, comme le souligne le juge, que toutes les conditions s’inscrivent dans le cadre d’un régime dont l’objectif ultime est d’assurer la sécurité de la navigation (Décision au para. 66). « Si le législateur a jugé qu’il était nécessaire de mettre en place un régime de permis pour assurer la réalisation de cet objectif », écrit à bon droit le juge, « il va de soi que des infractions peuvent être créées pour assurer l’intégrité de ce régime » (Ibid.). Je souscris entièrement à ce raisonnement.

[52]  Ayant déterminé, sur la base d’une admission à cet effet de l’un des dirigeants de l’Administration (Dossier d’appel, vol. 4, à la p. 752) et de la résolution adoptée le 8 décembre 2016 (Dossier d’appel, vol. 4, à la p. 698), que les gestes reprochés aux capitaines Morin et Simard n’avaient pas mis en danger la sécurité de la navigation, le juge a conclu que l’appelante avait sanctionné ceux-ci pour des motifs étrangers aux objectifs du régime des articles 27 à 29 de la Loi. Ce faisant, le juge a bien appliqué la norme de la décision raisonnable, soit celle qu’il avait préalablement considérée être la norme pertinente dans les circonstances. Contrairement à ce que soutient l’appelante, la décision de l’Administration ne faisait pas partie des issues possibles acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits et du droit, et ce malgré toute la déférence étant due à ce genre de détermination. Tel que le notent les auteurs Brown et Evans, « [w]hether express or implied, the purposes and objects of a statute prescribe the limits of the legal authority of a decision-maker exercising discretionary power, even when the power is conferred in subjective terms » (Donald J.M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles, Toronto : Thomson Reuters Canada Limited, 2017, à la p. 15:2241).

[53]  Enfin, je suis tout à fait d’accord avec l’analyse que fait le juge des deux missions distinctes de l’Administration, à savoir celle d’assurer la sécurité de la navigation notamment par un régime d’attribution de brevets et de certificats de pilotage, et celle qui consiste à offrir elle-même les services de pilotage. Les pouvoirs de sanction de l’Administration lorsqu’elle agit dans le cadre de cette dernière mission sont nécessairement plus étendus que ceux qu’elle exerce sous l’autorité des articles 27 à 29 de la Loi, qui peuvent être assimilés à un régime de discipline professionnelle visant à maintenir la sécurité et la protection du public. Lorsqu’elle agit comme employeur ou dans le cadre de la relation contractuelle qui la lie avec la Corporation, il est tout à fait indiqué que l’Administration ne puisse être juge et partie et doive s’en remettre à un tiers (juge ou arbitre) pour trancher les différends qui peuvent surgir dans la prestation des services rendus par les pilotes. C’est d’ailleurs la voie qui avait été privilégiée dans l’arrêt Administration de pilotage des Laurentides c. Corporation des pilotes du Saint-Laurent central inc., 2015 CAF 295, [2015] A.C.F. no 1495.

[54]  Par conséquent, en supposant même que la décision prise par les pilotes d’ancrer le Barcelona Express pour la nuit puisse être assimilée à un refus de service (ce que nie avec vigueur la Corporation, laquelle soutient plutôt que cette décision a été prise uniquement pour se conformer à la réglementation toujours en vigueur le 6 décembre 2016), elle ne saurait équivaloir à de la négligence au sens de l’alinéa 27(1)c) de la Loi. Comme le note le juge, c’est vers l’arbitrage que devait se tourner l’Administration si elle estimait que la Corporation ne respectait pas ses obligations, tel que l’y autorisait l’article 17 du Contrat de services (Dossier d’appel, vol. 2, à la p. 98). Une situation urgente aurait également pu faire l’objet d’une demande d’injonction interlocutoire devant les tribunaux. Le pouvoir disciplinaire prévu à l’article 27, que le législateur a pris soin de circonscrire à certaines dispositions spécifiques de la Loi, n’était pas le mécanisme approprié pour faire face à ce genre de circonstances. C’est donc à bon droit que le juge a conclu que la décision de l’Administration était également déraisonnable à ce chapitre.

VI.  Conclusion

[55]  Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’appel devrait être rejeté, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

  Richard Boivin »

« Je suis d’accord.

  Marianne Rivoalen »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-122-18

 

INTITULÉ :

ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES c. CORPORATION DES PILOTES DU SAINT-LAURENT CENTRAL INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 février 2019

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 avril 2019

 

 

COMPARUTIONS :

Patrick Girard

Patrick Desalliers

 

Pour l’appelante

 

Jean Lortie

Sophie Brown

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour l’intimée

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.