Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Cour d'appel fédérale

    CANADA

Federal Court of Appeal

Date : 20091204

Dossier : A-632-08

Référence : 2009 CAF 357

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NOËL

 

ENTRE :

ASSOCIATION DES CRABIERS ACADIENS INC., une corporation dûment

constituée en vertu des lois du Nouveau-Brunswick, JEAN-GILLES CHIASSON,

en son nom personnel et ès qualités de président de l’Association des crabiers

acadiens inc., ASSOCIATION DES CRABIERS GASPÉSIENS INC., une association

personnifiée immatriculée selon les lois du Québec, MARC COUTURE, en son nom

personnel et ès qualités d’administrateur de l’Association des crabiers gaspésiens inc.,

ASSOCIATION DES CRABIERS DE LA BAIE, une association non personnifiée

immatriculée selon les lois du Québec, DANIEL DESBOIS, en son nom personnel

et ès qualités d’administrateur de l’Association des crabiers de la Baie, et

ROBERT F. HACHÉ

 

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 17 novembre 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2009.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                                                                             LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                                 LE JUGE NOËL


Cour d'appel fédérale

    CANADA

Federal Court of Appeal

Date : 20091204

Dossier : A-632-08

Référence : 2009 CAF 357

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NOËL

 

ENTRE :

ASSOCIATION DES CRABIERS ACADIENS INC., une corporation dûment

constituée en vertu des lois du Nouveau-Brunswick, JEAN-GILLES CHIASSON,

en son nom personnel et ès qualités de président de l’Association des crabiers

acadiens inc., ASSOCIATION DES CRABIERS GASPÉSIENS INC., une association

personnifiée immatriculée selon les lois du Québec, MARC COUTURE, en son nom

personnel et ès qualités d’administrateur de l’Association des crabiers gaspésiens inc.,

ASSOCIATION DES CRABIERS DE LA BAIE, une association non personnifiée

immatriculée selon les lois du Québec, DANIEL DESBOIS, en son nom personnel

et ès qualités d’administrateur de l’Association des crabiers de la Baie, et

ROBERT F. HACHÉ

 

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

[1]               Pour faciliter l’accès aux motifs et leur compréhension, j’inclus une table des matières.

 

 

Table des matières

Para.

 

Les questions en litige et les motifs d’appel                                                                                        2

 

La législation pertinente                                                                                                                    11

 

L’historique des faits et des procédures                                                                                            12

 

Le contexte, le but et les objectifs des paragraphes 18(3), 18.4(1) et 18.4(2) de la Loi                      26

 

Analyse de la décision dont il est fait appel et des arguments des appelants                                        40

 

            1.  La demande de conversion en action                                                                               40

 

                        a)  la nature de la contestation en cause                                                                     41

 

                        b)  la nature de la décision attaquée                                                                          42

 

                        c)  l’insuffisance de la preuve par affidavit                                                                 57

 

                        d)  la nécessité de faciliter l’accès à la justice et d’éviter des frais et des

                              délais inutiles                                                                                                      60

 

                        e)  conclusion                                                                                                           64

 

            2.  La réunion des instances                                                                                                  65

 

Conclusion                                                                                                                                       66

 

 

Les questions en litige et les motifs d’appel

 

[2]               Les appelants s’attaquent à une décision du juge Shore de la Cour fédérale (juge) (Assoc. des crabiers acadiens inc. c. Canada (Procureur général) 2008 C.F. 1358). Par cette décision, le juge entérinait celle rendue par le protonotaire Morneau (protonotaire) : voir Assoc. des crabiers acadiens inc. c. Canada (Procureur général), 2008 C.F. 519.

[3]               Selon les critères jurisprudentiels établis, le protonotaire et le juge ont-ils eu tort de refuser la demande des appelants de convertir en action la demande de contrôle judiciaire qu’ils ont déposée à l’encontre d’un plan de gestion de la pêche au crabe des neiges adopté en 2007 par le ministre des Pêches et des Océans du Canada (ministre)?

 

[4]               Dans la mesure où une conversion leur serait consentie, les appelants demandaient également au protonotaire et au juge une réunion de leur action avec l’action en dommages-intérêts intentée dans le dossier de la Cour fédérale portant numéro T-1271-07 : Anglehart et al. c. Procureur général du Canada.

 

[5]               Bien qu’au terme de la conclusion à laquelle ils en sont venus ils n’aient pas eu à se prononcer sur cette deuxième question, le protonotaire et le juge l’ont fait en obiter. Ils auraient rejeté la demande de réunion des deux instances, si conversion il y avait eue.

 

[6]               À l’encontre de la décision du juge, les appelants ont soulevé plusieurs motifs d’appel que je vais résumer sans pour autant qu’il me soit nécessaire de tous les analyser. Même si certains des reproches adressés aux motifs de la décision du juge peuvent s’avérer bien fondés, je crois que ce dernier et le protonotaire en sont arrivés à la bonne conclusion pour les raisons que j’énoncerai plus loin. Mais auparavant les motifs d’appel.

 

[7]               En premier lieu, les appelants soumettent que le juge a appliqué la mauvaise norme de contrôle à la décision rendue par le protonotaire. Selon eux, la décision du protonotaire portait sur une question d’une incidence déterminante sur le litige. Or disent-ils, le juge en est erronément venu à la conclusion contraire en exigeant plutôt que la question en soit une susceptible de mettre un terme au litige. Ce faisant, il a dénaturé le test développé par la jurisprudence.

 

[8]               Deuxièmement, les appelants reprochent au juge d’avoir confondu les finalités d’une demande de conversion en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les cours fédérales, L.R. 1985, ch. F-7 (Loi) et d’une demande de communication de documents en vertu de la règle 317 des Règles  des cours fédérales, DORS/98-106 (règles). Cette confusion, ajoutent-ils, a fait en sorte que le juge a opposé une fin de non-recevoir à leurs arguments quant à la nécessité pour eux d’obtenir de l’information additionnelle et, partant, de procéder par action plutôt que par le truchement d’un contrôle judiciaire.

 

[9]               Troisièmement, les appelants s’en prennent à l’analyse qui fut faite de leur demande de conversion. À cet égard, l’allégation d’erreur est double. Les appelants soutiennent que les deux instances qui ont adjugé sur la demande de conversion ont mal interprété la jurisprudence relative à une telle demande, ce qui les a conduites à une mauvaise application de certains des critères d’analyse développés par notre Cour. Elles auraient également omis de considérer certains autres critères pertinents qui, eussent-ils été pris en compte, les auraient amenées à l’octroi de la demande de conversion plutôt qu’à son rejet.

 

[10]           Enfin, en ce qui a trait à la réunion des actions en dommages-intérêts, les appelants font à nouveau reproche au juge d’avoir omis de considérer tous les facteurs d’analyse qu’il a énumérés et de s’être mépris sur certains de ceux qu’il a analysés.

 

La législation pertinente

 

[11]           Je m’empresse de reproduire la législation pertinente en l’espèce, soit l’article 18.4 de la Loi ainsi que les règles 105, 317 et 318 :

 

18.4 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3.

 

(2) Elle peut, si elle l’estime indiqué, ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

 

 

105. La Cour peut ordonner, à l’égard de deux ou plusieurs instances :

a) qu’elles soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement;

b) qu’il soit sursis à une instance jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard d’une autre instance;

c) que l’une d’elles fasse l’objet d’une demande reconventionnelle ou d’un appel incident dans une autre instance.

 

 

317. (1) Toute partie peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant. La requête précise les documents ou les éléments matériels demandés.

 

(2) Un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande.

 

(3) Si le demandeur n’inclut pas sa demande de transmission de documents dans son avis de demande, il est tenu de signifier cette demande aux autres parties.

 

 

318. (1) Dans les 20 jours suivant la signification de la demande de transmission visée à la règle 317, l’office fédéral transmet :

a) au greffe et à la partie qui en a fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause;

b) au greffe les documents qui ne se prêtent pas à la reproduction et les éléments matériels en cause.

 

(2) Si l’office fédéral ou une partie s’opposent à la demande de transmission, ils informent par écrit toutes les parties et l’administrateur des motifs de leur opposition.

 

(3) La Cour peut donner aux parties et à l’office fédéral des directives sur la façon de procéder pour présenter des observations au sujet d’une opposition à la demande de transmission.

 

(4) La Cour peut, après avoir entendu les observations sur l’opposition, ordonner qu’une copie certifiée conforme ou l’original des documents ou que les éléments matériels soient transmis, en totalité ou en partie, au greffe.

18.4 (1) Subject to subsection (2), an application or reference to the Federal Court under any of sections 18.1 to 18.3 shall be heard and determined without delay and in a summary way.

 

(2) The Federal Court may, if it considers it appropriate, direct that an application for judicial review be treated and proceeded with as an action.

 

 

105. The Court may order, in respect of two or more proceedings,

(a) hat they be consolidated, heard together or heard one immediately after the other;

 

(b) that one proceeding be stayed until another proceeding is determined; or

 

(c) that one of the proceedings be asserted as a counterclaim or cross-appeal in another proceeding.

 

 

317. (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.

 

 

 

 

(2) An applicant may include a request under subsection (1) in its notice of application.

 

(3) If an applicant does not include a request under subsection (1) in its notice of application, the applicant shall serve the request on the other parties.

 

 

318. (1) Within 20 days after service of a request under rule 317, the tribunal shall transmit

 

(a) a certified copy of the requested material to the Registry and to the party making the request; or

(b) where the material cannot be reproduced, the original material to the Registry.

 

(2) Where a tribunal or party objects to a request under rule 317, the tribunal or the party shall inform all parties and the Administrator, in writing, of the reasons for the objection.

 

(3) The Court may give directions to the parties and to a tribunal as to the procedure for making submissions with respect to an objection under subsection (2).

 

 

(4) The Court may, after hearing submissions with respect to an objection under subsection (2), order that a certified copy, or the original, of all or part of the material requested be forwarded to the Registry.

 

 

L’historique des faits et des procédures

 

[12]           Les appelants exploitent commercialement la pêche au crabe des neiges dans la région sud du Golfe St-Laurent. En leur nom personnel et en tant qu’administrateurs de leur Association respective des crabiers, ils ont contesté par voie de contrôle judiciaire le plan de gestion (Plan) de la pêche au crabe des neiges. Ce plan fut annoncé par le ministre vers le 25 avril 2007.

 

[13]           Comme le mentionne le juge au paragraphe 4 des motifs de sa décision, leur contestation a porté sur quatre aspects du Plan :

 

1)         l’imposition d’une période de pêche distincte pour un secteur particulier de la zone 12;

 

2)         la répartition du total autorisé de captures entre les divers groupes de pêcheurs;

 

3)         l’attribution par le ministre d’une partie du total autorisé de captures à certains regroupements de pêcheurs; et

 

4)         l’interdiction d’utiliser dans certaines zones, et ce à compter de l’année 2008, des casiers à crabe dont le maillage est supérieur à soixante-quinze (75) millimètres.

 

 

[14]           Selon les appelants, le ministre aurait fondé sa décision, quant à ces éléments du Plan, sur des motifs étrangers à la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14. Pour en faire la preuve, ils veulent établir l’existence et l’origine d’ententes entre le ministère des Pêches et des Océans du Canada (ministère) et les pêcheurs de crabes, particulièrement l’entente de 1990.

 

[15]           En élargissant l’accès à la ressource par l’octroi de permis additionnels, le ministre aurait dérogé à cette entente qui limitait à 130 le nombre de permis de pêche en circulation, pour la zone 12. Il y aurait aussi eu dérogation à cette partie de l’entente qui instaurait un programme de quotas individuels de captures, assorti d’une répartition qui se voulait permanente entre les 130 pêcheurs traditionnels : voir l’affidavit de M. Robert Haché, dossier d’appel, volume 1, aux pages 69 à 73.

 

[16]           Dans les années qui suivirent cette entente de 1990, les pêcheurs de crabe, soucieux d’assurer la reconstruction et l’accroissement des stocks de crabes des neiges dans la zone 12, ont investi, selon ce qui est allégué, plus de 10 millions $ dans le financement des activités de recherche, de protection et de gestion de cette ressource. Ils auraient aussi investi des sommes considérables dans leurs entreprises de pêche respectives : ibidem, à la page 74.

 

[17]           L’existence même et le contenu de l’entente de 1990, que le ministre aurait violée pour des raisons étrangères à la Loi sur les pêches, constituent la pierre angulaire du recours des appelants. Or ces deux constituants sont contestés par l’intimé : ibidem, voir le paragraphe 8 de l’affidavit de M. Rhéal Vienneau, à la page 99.

 

[18]           L’entente de 1990 fut suivie d’ententes subséquentes jusqu’à l’adoption contestée du plan de gestion de 2007. Selon les appelants, les considérations prises en compte par le ministère « sont des considérations reliées à l’impact politique de ses décisions au sein de groupes de pêcheurs plus nombreux et plus influents politiquement que les pêcheurs traditionnels de crabe » : ibidem, à la page 84. Ce faisant, le ministre aurait excédé les limites de sa compétence.

 

[19]           Dans une lettre adressée au ministre et au sous-ministre, les pêcheurs de crabe de la zone 19 ont demandé que la pêche dans une partie de la zone 12 (soit celle des appelants) soit interdite ou que l’ouverture de la saison de la pêche y soit retardée. S’ensuivit, sans plus de détail, une directive du sous-ministre du ministère enjoignant au personnel de donner suite à la demande des pêcheurs de la zone 19.

 

[20]           La décision ministérielle qui intervint fut de retarder l’ouverture de la pêche dans une partie de la zone 12, tel qu’il appert du plan de gestion approuvé par le ministre : voir au dossier d’appel, volume 2, à l’onglet G, le mémoire soumis au ministre pour prise de décision et endossé par ce dernier.

 

[21]           Par voie de requête préliminaire, les appelants ont sollicité de la Cour fédérale une demande de communication de la preuve en vertu de la règle 317. Les documents recherchés ne faisant pas partie du dossier à partir duquel le ministre prit sa décision, la demande fut rejetée par le protonotaire : voir Assoc. des crabiers acadiens inc. c. Canada (Procureur général), 2007 C.F. 781, 68 Admin. L.R. (4ième) 217. Il n’y eut pas d’appel de cette décision.

 

[22]           Nous avons cependant été informés à l’audience qu’un appel est pendant devant notre Cour pour l’année 2008 et que cet appel vise à faire déterminer les paramètres du contenu du dossier qui sert à la prise de la décision ministérielle et, par le fait même, l’étendue du droit d’accès des appelants aux documents qui ont servi de soutien à cette prise de décision. Cet appel se trouve au stade de la demande d’audience : Assoc. des crabiers acadiens inc. et al. c. Procureur général du Canada, A-285-09.

 

[23]           Les appelants se sont également vus refuser, cette fois par l’intimé, accès à l’échange de correspondance entre les pêcheurs de la zone 19 et le ministre ou ses représentants. L’accès à cet échange, disent-ils, leur aurait permis de connaître la nature des arguments soulevés par les pêcheurs et les motifs pour lesquels le ministre leur a donné suite.

 

[24]           C’est dans ce contexte factuel allégué qu’est survenue la demande de conversion des appelants, ceux-ci se disant, entre autres choses, incapables d’une part d’accéder à l’information dont ils ont besoin pour prouver le bien-fondé de leurs prétentions et, d’autre part, de recevoir des garanties procédurales suffisantes pour l’obtention du jugement déclaratoire sollicité par voie de contrôle judiciaire.

 

[25]           Tel que déjà mentionné, la demande de conversion du contrôle judiciaire en une action a été rejetée par le protonotaire et le juge de même que celle de la réunion de leur action, si la conversion avait été acceptée, avec l’action en dommages-intérêts dans le dossier Anglehart et al. c. Procureur général du Canada, C.F. T-1271-07.

 

Le contexte, le but et les objectifs des paragraphes 18(3), 18.4(1) et 18.4(2) de la Loi

 

[26]           Il n’est pas inutile, pour mieux informer les motifs qui vont suivre, de rappeler brièvement le contexte, le but et les objectifs recherchés par les paragraphes 18(3), 18.4(1) et 18.4(2) de la Loi.

[27]           Dans les arrêts Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287 et Manuge v. Canada, 2009 CAF 29, (ce dernier arrêt étant en attente d’être entendu au mérite par la Cour suprême du Canada) notre Cour sanctionnait la volonté claire et sans équivoque du législateur fédéral de confier à la Cour fédérale et à la Cour d’appel fédérale la révision judiciaire du droit administratif fédéral. Cette volonté s’exprimait dans le contexte du remembrement d’un droit administratif fédéral devenu dysfonctionnel par son étalement au niveau des cours provinciales.

 

[28]           Cette réforme, entreprise au début des années 70, du droit administratif fédéral était dictée par des impératifs de justice, d’équité, d’efficacité, de sécurité juridique et de finalité des décisions administratives dans l’intérêt public : voir l’arrêt Grenier au paragraphe 24 et l’arrêt Manuge au paragraphe 49.

 

[29]           Le véhicule procédural retenu pour contester une décision administrative fédérale fut et demeure la demande de contrôle judiciaire.

 

[30]           Tel qu’il appert du paragraphe 18.4(2), le contrôle judiciaire se veut une procédure rapide et sommaire permettant à l’administration de procéder, sans délai ou dans un court délai, à l’implantation de sa décision administrative si celle-ci est contestée et jugée légale ou, dans le cas contraire, d’y apporter rapidement les correctifs requis pour la rendre conforme à la loi et opérante.

 

[31]           Pour sa part, l’administré est également fixé dans un court délai quant à l’existence de ses droits et de ses obligations. Si la légalité de la décision est confirmée, il doit s’y soumettre. Si toutefois la décision est déclarée illégale, il peut le cas échéant exercer un recours en responsabilité contre l’administration.

 

[32]           Je dis bien le cas échéant car, faut-il le rappeler, une décision administrative illégale n’est pas inéluctablement source de responsabilité. L’illégalité peut être d’ordre purement technique, sans qu’elle n’ait été engendrée par une faute. Ou elle peut résulter d’une erreur de bonne foi, raisonnable ou invincible. De même, elle peut ne pas avoir porté à conséquence. Enfin, il peut n’y avoir aucune relation de cause à effet entre la décision illégale et les dommages encourus. Il n’y a, par conséquent, pas obligatoirement matière à action en dommages du seul fait de l’illégalité de la décision. La procédure de contrôle judiciaire s’avère donc, d’une manière générale, le remède approprié pour faire décider de la légalité d’une décision.

 

[33]           À l’inverse, une décision légale n’est pas nécessairement source ou gage d’immunité. Son exécution peut avoir été si fautive, négligente ou abusive qu’elle engendrera une responsabilité de l’exécutant et de son commettant. En pareil cas, l’action en dommages sera la procédure appropriée puisque la légalité de la décision n’est pas remise en cause.

 

[34]           Le législateur a tout de même prévu au paragraphe 18.4(2) de la Loi une exception à la procédure de contrôle judiciaire. Il s’agit d’une mesure dérogatoire à la procédure habituelle. Cette mesure permet à un demandeur en contrôle judiciaire d’obtenir la conversion de son contrôle judiciaire existant en une action.

 

[35]           La conversion en une action ne s’opère pas de plein droit. Elle est soumise au contrôle de la Cour fédérale et il faut la justifier. La Cour est investie d’un pouvoir discrétionnaire d’accepter une demande de conversion « si elle l’estime indiquée ».

 

[36]           Les procédures de contestation des décisions administratives mises à la disposition des administrés, soit le contrôle judiciaire et sa conversion en une action lorsque le contrôle judiciaire est intenté en Cour fédérale, ont pour objectif ultime l’atteinte et la distribution d’une justice administrative rapide, efficace et équitable tant pour l’administré que pour l’administration.

 

[37]           Afin de mieux encadrer l’exercice de la discrétion prévue au paragraphe 18.4(2), la jurisprudence a développé certains facteurs d’analyse d’une demande de conversion. Il va sans dire que chaque cas de demande de conversion est un cas d’espèce tributaire de ses faits et de ses circonstances. Et selon ces faits et ces circonstances, le poids individuel ou collectif de ces facteurs peut varier. Voyons ce que sont ces facteurs.

 

[38]           Le mécanisme de conversion permet, lorsque cela est nécessaire, d’atténuer l’effet des restrictions et des contraintes qui découlent du caractère sommaire et expéditif de la procédure de contrôle judiciaire : par exemple, une communication de la preuve beaucoup plus limitée, une preuve par affidavit plutôt qu’un témoignage oral, des règles de contre-interrogatoire sur affidavit différentes et moins avantageuses que celles sur interrogatoire au préalable (voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (1998), 146 F.T.R. 249 (C.F.)).

[39]           Ainsi une conversion sera possible a) lorsqu’une demande de contrôle judiciaire ne fournit pas de garanties procédurales suffisantes lorsqu’on cherche à obtenir un jugement déclaratoire (Haig c. Canada, [1992] 3 C.F. 611 (C.A.F.), b) lorsque les faits permettant à la Cour de prendre une décision ne peuvent être établis d’une manière satisfaisante par simple affidavit (Macinnis c. Canada, [1994] 2 C.F. 464 (C.A.F.)), c) lorsqu’il y a lieu de faciliter l’accès à la justice et d’éviter des coûts et des délais inutiles (Drapeau v. Canada (Minister of National Defence), [1995] A.C.F. no. 536 (C.A.F.)) et d) lorsqu’il est nécessaire de remédier aux lacunes qu’une demande de contrôle judiciaire présente en matière de réparation, tel l’octroi de dommages-intérêts (Hinton c. Canada, [2009] 1 R.C.F. 476).

 

Analyse de la décision dont il est fait appel et des arguments des appelants

1.         La demande de conversion en action

 

[40]           La voie est maintenant pavée, en ce qui a trait à la demande de conversion, pour l’analyse de la décision dont il est fait appel ainsi que de certains des arguments des appelants. Je débuterai par la nature de la contestation en cause.

 

a)         la nature de la contestation en cause

 

 

[41]           Il s’agit en l’espèce d’un cas classique d’une contestation de la légalité d’une décision administrative discrétionnaire qui normalement doit se faire par demande de contrôle judiciaire et, en conséquence, procéder sommairement et rapidement dans l’intérêt des parties au litige.

b)         la nature de la décision attaquée

 

[42]           Les appelants reconnaissent que la décision du ministre est la résultante de l’exercice d’une discrétion. Mais ils soutiennent qu’ils ignorent les véritables considérations qui ont amené le ministre à prendre la décision qu’il a prise. Ils ajoutent que la décision ne contient pas de motifs expliquant les raisons pour lesquelles le ministre a accédé à la demande des pêcheurs de crabes de la zone 19. De là naît leur allégation que la décision fut prise pour des motifs étrangers à la Loi sur les pêches.

 

[43]           Enfin, comme il s’agit d’une décision ministérielle, le dossier n’est, disent-ils ni aussi bien constitué, ni aussi complet qu’un dossier qui sert à une prise de décision par un tribunal. Dans ce dernier cas, on pourra y retrouver les représentations des parties et la décision du tribunal sera motivée. Toutes ces carences justifieraient la conversion en action de leur demande de contrôle judiciaire.

 

[44]           Si, comme les appelants le prétendent, la décision du ministre n’est pas motivée, il leur est facile de faire valoir cet argument dans une procédure de contrôle judiciaire. Il n’est aucunement nécessaire de transformer ce dernier en une action. Ou la décision est motivée, ou elle ne l’est pas. La mise en preuve de la décision et une preuve par affidavit peuvent très bien établir l’existence de ce fait. Le juge appelé à décider du contrôle judiciaire sera en mesure de constater ce fait et de tirer les conclusions qui en découlent quant à la légalité de la décision.

 

[45]           Le débat à l’audience sur l’existence de motifs au soutien de la décision ministérielle aurait pu être écourté si l’intimé avait mis l’accent sur la pièce « G », que l’on retrouve à la page 464 du volume 2 du dossier d’appel, et pris soin de passer le contenu de celle-ci en revue.

 

[46]           La pièce « G » consiste en un mémoire au ministre qui, typiquement, contient une analyse de la situation, des commentaires positifs et négatifs quant aux modes de résolution des situations conflictuelles et un éventail de solutions possibles, incluant le status quo, avec discussion des avantages et des inconvénients des différentes options envisagées.

 

[47]           Ce mémoire contient les recommandations que les appelants contestent. C’est ce mémoire qui fut approuvé et signé par le ministre et qui devint la décision ministérielle et le Plan de gestion pour l’année 2007. Les appelants ont reçu copie de ce Plan.

 

[48]           On peut y lire un énoncé des problèmes qu’évoquent depuis plusieurs années les pêcheurs de la zone 19 et qui résultent d’une pêche faite près de la ligne de démarcation de leur zone avec la zone 12 et du fait que la saison de la pêche dans la zone 12 ouvre avant celle de la zone 19. On y voit les quatre propositions de solutions avancées par les pêcheurs de la zone 19, suivies d’une analyse de la migration du crabe d’une zone à l’autre, d’un constat qu’il y a eu une augmentation du nombre de bateaux de pêche dans la zone litigieuse et que les volumes de prises ont fluctué au cours des années, sans pour autant afficher une tendance particulière.

 

[49]           Enfin, le document fait état d’une grogne inévitable au sein d’un groupe de pêcheurs ou d’un autre, quelle que sera et selon la décision prise. À ce document sont jointes les représentations faites au ministère par les appelants concernant la gestion de la pêche au crabe des neiges.

 

[50]           On peut voir dans ce Plan de gestion de 2007 que la problématique concernant les zones 12 et 19 n’est pas nouvelle et se situe dans un continuum de discussions, de représentations et d’analyses auxquelles les appelants ne sont nullement étrangers.

 

[51]           Avec respect, je ne crois pas que l’on puisse dire que la décision du ministre ne contient aucune motivation.

 

[52]           Je note au paragraphe 96 de l’affidavit de M. Haché, produit au soutien de la demande des appelants (dossier d’appel, volume 1, page 90), que ce dernier constate que les documents qui lui furent transmis par les procureurs du ministère « ne font état d’aucune donnée scientifique permettant de justifier la décision du MPO » (ministère) «  de retarder l’ouverture de la pêche dans le corridor de la zone 12 (d’une largeur d’un mille nautique) qui longe la zone 19 ».

 

[53]           Dans la mesure où ce qui est mis en cause par les appelants est la suffisance plutôt que l’absence de motifs au soutien de la décision, il s’agit d’une question qu’il appartiendra au juge saisi de la demande de contrôle judiciaire d’apprécier, en gardant à l’esprit, comme il se doit, qu’il s’agit d’une décision administrative, discrétionnaire et polycentrique à laquelle il y a lieu d’accorder une grande déférence. À l’instar de ce que je disais précédemment pour l’absence de motifs, je ne crois pas que la question de la suffisance de ceux-ci justifie la conversion du contrôle judiciaire en une action.

 

[54]           Au paragraphe 97 de son affidavit au soutien des revendications des appelants, M. Haché émet l’opinion qu’à la lecture des documents qui lui furent transmis par les procureurs du ministère, il constate que la fermeture temporaire de la zone 12 « résulte en fait simplement de pressions politiques exercées par les pêcheurs de la zone 19 ».

 

[55]           Il s’agit là d’une preuve d’opinion que le juge aura à soupeser avec les considérations liées à la Loi sur la pêche que l’on retrouve dans le plan de gestion de 2007, notamment celles qui ont trait à la protection, à la reconstitution et au développement de la ressource.

 

[56]           Encore une fois, je ne crois pas que cette opinion d’un témoin constitue un élément qui justifie la conversion demandée.

 

c)         l’insuffisance de la preuve par affidavit

 

[57]           Les appelants veulent faire la preuve de l’historique des ententes qui possiblement ont été conclues avec le ministère et que ce dernier n’a pas respectées. Une preuve par affidavit, concluent-ils, sera alors beaucoup trop lourde à recueillir et à administrer, et pratiquement impossible d’évaluation par le juge.

 

[58]           Je ne suis pas en désaccord avec cette conclusion. Mais encore faut-il que la preuve que l’on veut introduire soit pertinente à la détermination de la question en litige. Ici il s’agit de déterminer si le ministre avait l’autorité pour prendre la décision qu’il a prise concernant le plan de gestion 2007 et s’il l’a fait conformément aux pouvoirs qui lui sont conférés et aux obligations qui lui sont imposées par la Loi sur les pêches.

 

[59]           Comme le protonotaire et le juge, je ne vois pas, dans le cadre du présent recours en contrôle judiciaire et compte tenu de la question en litige telle que définie, la pertinence de l’historique du développement de la pêche au crabe des neiges ainsi que de l’existence et de la validité d’ententes possibles entre les parties en 1990, 1997 et 2002.

 

d)         la nécessité de faciliter l’accès à la justice et d’éviter des frais et des délais inutiles

 

[60]           Il m’apparaît clairement que ce facteur joue en nette défaveur des appelants et de leur demande de conversion.

 

[61]           La demande de contrôle judiciaire en l’instance est prête à être entendue au mérite. La convertir en une action résulterait en des délais additionnels. Il s’ensuivrait également une augmentation considérable des frais par rapport au contrôle judiciaire, compte tenu de l’abondante et controversée preuve que les appelants veulent introduire.

 

[62]           Cette augmentation des coûts et des délais serait d’autant plus substantielle que les appelants veulent que leur action soit alors jointe à l’action en dommages dans le dossier T-1271-07 : Anglehart et al. c. Procureur général du Canada.

 

[63]           Or, d’une part, cette dernière action renferme un nombre considérable de demandeurs (100 corporations et au-delà de 200 demandeurs individuels). D’autre part, le litige dans cette affaire ne se limite pas à l’année 2007 comme en l’espèce. La contestation y porte sur chacune des années 2003 à 2008 et soulève plusieurs motifs, sauf celui de la légalité du plan de gestion de 2007 (voir Le Procureur général du Canada c. Anglehart et al., 2009 CAF 241, au paragraphe 10) alors qu’il s’agit de l’unique motif de contestation dans le présent dossier. Il en résulterait une complication indue et inutile de la gestion de l’instance des appelants et de son contenu pour une seule question pourtant bien précise, bien cernée et bien facile à gérer dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

 

e)         conclusion

 

[64]           Comme le protonotaire et le juge, je suis d’avis que cette demande de conversion en action ne rencontre pas les critères établis en la matière.

 

2.         La réunion des instances

 

[65]           En l’absence de conversion, la réunion des instances est une question théorique qui n’appelle pas de réponse. Je dirais toutefois ceci : les importantes différences au niveau des parties demanderesses, des motifs de contestation, des années en litige et des conclusions recherchées constitueraient des oppositions sinon dirimantes, du moins très sérieuses, au mariage désiré des instances.

 

Conclusion

 

[66]           Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

            Pierre Blais, j.c. »

 

« Je suis d’accord.

            Marc Noël, j.c.a. »

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-632-08

 

 

INTITULÉ :                                                   ASSOCIATION DES CRABIERS ACADIENS

                                                                        INC. et al. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU

                                                                        CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 17 novembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 4 décembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Patrick Ferland

Me David Quesnel

 

POUR LES APPELANTS

 

Me Ginette Mazerolle

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Heenan Blaikie

Montréal (Québec)

 

POUR LES APPELANTS

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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