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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20090612

Dossiers : A-305-07

A-306-07

 

Référence : 2009 CAF 201

 

CORAM :      LE JUGE BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE RYER

 

Dossier : A-305-07

ENTRE :

GRAIN WORKERS' UNION, SECTION LOCALE 333

demandeur

et

B.C. TERMINAL ELEVATOR

OPERATORS ASSOCIATION;

SASKATCHEWAN WHEAT POOL;

JAMES RICHARDSON INTERNATIONAL

LIMITED; UNITED GRAIN GROWERS

LIMITED, faisant affaire sous la raison sociale

AGRIGORE UNITED;

PACIFIC ELEVATORS LIMITED;

CASCADIA TERMINAL

 

intimés

 

et

 

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA;

CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

intervenants

 

 

 

 

 

Dossier : A-306-07

 

ET ENTRE :

 

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION – CANADA,

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION, SECTION LOCALE 500 et

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION SHIP AND DOCK

FOREMEN, SECTION LOCALE 514

 

demandeurs

 

et

 

BRITISH COLUMBIA MARITIME EMPLOYERS

ASSOCIATION, WATERFRONT FOREMEN EMPLOYERS

ASSOCIATION et VANCOUVER WHARVES LTD.

intimés

 

et

 

 ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA;

CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

intervenants

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 30 mars 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 juin 2009.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LE JUGE EVANS

MOTIFS CONCOURANTS

QUANT À LA CONCLUSION :                                                                    LE JUGE BLAIS

MOTIFS CONCOURANTS :                                                                         LE JUGE RYER

 


Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20090612

Dossiers : A-305-07

A-306-07

 

Référence : 2009 CAF 201

 

CORAM :      LE JUGE BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE RYER

 

Dossier : A-305-07

ENTRE :

GRAIN WORKERS' UNION, SECTION LOCALE 333

demandeur

et

B.C. TERMINAL ELEVATOR

OPERATORS ASSOCIATION;

SASKATCHEWAN WHEAT POOL;

JAMES RICHARDSON INTERNATIONAL

LIMITED; UNITED GRAIN GROWERS

LIMITED, faisant affaire sous la raison sociale

AGRIGORE UNITED;

PACIFIC ELEVATORS LIMITED;

CASCADIA TERMINAL

intimés

 

et

 

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA;

CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

intervenants

 

 

 

 

 

 

Dossier : A-306-07

 

ET ENTRE :

 

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION – CANADA,

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION, SECTION LOCALE 500, et

INTERNATIONAL LONGSHORE AND

WAREHOUSE UNION SHIP AND DOCK

FOREMEN, SECTION LOCALE 514

demandeurs

 

et

 

BRITISH COLUMBIA MARITIME EMPLOYERS

ASSOCIATION, WATERFRONT FOREMEN EMPLOYERS

ASSOCIATION et VANCOUVER WHARVES LTD.

intimés

 

et

 

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA;

CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

intervenants

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.              INTRODUCTION

[1]                Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire par les syndicats demandeurs pour infirmer une décision du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) datée du 8 juin 2007.  Le conseil a déterminé dans cette décision (Décision du CCRI no 384) que les syndicats s’étaient engagés dans une grève illégale au sens du paragraphe 3(1) et de l’article 88.1 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code).  Pendant la durée d’une convention collective, les membres du syndicat ne se sont pas présentés au travail parce qu’ils refusaient de franchir la ligne de piquetage légale des membres d’un autre syndicat érigée dans le cadre d’une grève contre leur employeur.

 

[2]               Le Conseil a conclu que la définition large d’une « grève » prévue dans le Code visait un arrêt de travail résultant du refus par un employé de franchir une ligne de piquetage, mais qu’il ne s’agissait pas d’une atteinte à la liberté d’expression et d’association garantie aux alinéas 2b) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés et que, s’il s’agissait d’une atteinte, elle était justifiée au regard de l’article premier.

 

[3]               La question que doit trancher la Cour est de déterminer si le Conseil a conclu à bon droit que la disposition contestée du Code ne portait pas atteinte aux droits constitutionnels des membres des demandeurs.

 

[4]               Les demandes de contrôle judiciaire ont été jointes parce qu’elles portent sur la même décision du Conseil et soulèvent les mêmes questions.  Les présents motifs sont valables pour les deux et une copie en sera versée dans chaque dossier. L’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’AFPC) et le Congrès du travail du Canada sont intervenus pour appuyer la demande consolidée.

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la définition de « grève » prévue par la loi, telle qu’interprétée par le Conseil, constitue une atteinte au droit à la liberté d’expression des membres du syndicat protégés par l’alinéa 1b), mais qu’elle est justifiée au regard de l’article premier.  Comme les avocats ont convenu que la même analyse fondée sur l’article premier s’appliquerait à une violation de l’alinéa 2d), j’estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les dispositions contestées portent aussi atteinte au droit d’association des membres du syndicat.

 

B.              CONTEXTE FACTUEL

[6]               Dans l’ensemble, les faits pertinents ne sont pas contestés. Le syndicat demandeur, Grain Workers’ Union, section locale 333 (le GWU), représente les employés des terminaux céréaliers du port de Vancouver.  Une convention collective est en vigueur avec la B.C. Terminal Elevator Operators’ Association ( la BCTEOA), une organisation d’employeurs désignée qui représente les exploitants de terminaux.

 

[7]               Les demandeurs, International Longshore et Warehouse Union – Canada, l’International Longshore and Warehouse Union, section locale 500, et l’International Longshore and Warehouse Union Ship & Dock Foremen, section locale 514 (collectivement appelés l’ILWU), représentent les employés des entreprises de débardage qui chargent les céréales pour l’expédition. ILWU-Canada (dont l’ILWU, section locale 500) est partie à une convention collective avec l’intimée B.C. Maritime Employers Association (la BCMEA), qui représente les entreprises de débardage. La BCMEA affecte les employés sur les lieux de travail comme l’exigent ses membres.

 

[8]               L’ILWU, section locale 514 était à l’époque en cause signataire d’une convention collective avec la Waterfront Foremen Employers Association (la WFEA).  La WFEA répartissait les contremaîtres conformément aux demandes des entreprises de débardage membres.  La WFEA n’existe plus à titre d’entité juridique et la BCMEA a assumé la responsabilité légale en son nom dans la présente affaire.

 

[9]               Les conventions collectives sont demeurées en vigueur en tout temps pendant la période en cause et elles contenaient des clauses qui permettaient apparemment aux travailleurs de refuser de franchir les lignes de piquetage érigées par d’autres syndicats lors de moyens de pression :

[Traduction]

19.01 Le syndicat convient que, pendant la durée de la convention collective, il n’y aura pas de ralentissement du travail ou de grève, d’arrêt de travail ou de refus de travailler ou de continuer de travailler.  Les entreprises conviennent que, pendant la durée de la convention collective, il n’y aura pas de lock-out.

 

19.02 Le syndicat convient que, en cas de grève ou de débrayage, le syndicat ne prendra pas de mesure semblable par sympathie et qu’il continuera de travailler.  Les entreprises ne s’attendent pas à ce que les membres du syndicat franchissent une ligne de piquetage. (Non souligné dans l’original.)

 

[10]           En vertu de la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. 1985, ch. G-10, les membres du personnel de la Commission canadienne des grains (la CCG) inspectent les céréales qui sont entreposées dans les terminaux céréaliers de Vancouver et d’où elles sont expédiées.  Les inspecteurs de la CGC sont membres de l’AFPC.  Aucun lien de négociation collective ne lie l’AFPC et l’un ou l’autre des employeurs intimés.

 

[11]           En 2004, les membres de l’AFPC menaient une grève légale contre la CCG et ont érigé des lignes de piquetage aux terminaux céréaliers de Vancouver. Il aurait fallu que les membres du GWU et de l’ILWU franchissent les lignes de piquetage de l’AFPC pour se rendre au travail. Ce qu’ils ont refusé de faire.  Les employeurs ont présenté des demandes auprès du Conseil visant à ce qu’il soit déclaré que l’arrêt de travail de leurs employés par suite de leur refus de franchir les lignes de piquetage de l’AFPC constituait une grève illégale.

 

[12]           Le 24 septembre 2004, le Conseil a déterminé que les membres du GWU se livraient à des activités de grève illégale en contravention avec le Code et a rendu une ordonnance provisoire de retour au travail.  Après la tenue d’une audience distincte, le Conseil a rendu des ordonnances similaires contre l’ILWU le 4 octobre 2004.

 

[13]           En réponse à la déclaration des syndicats qu’ils entendaient s’appuyer sur les alinéas 2b) et d) de la Charte dans leur défense, le Conseil a déterminé qu’il entendrait les arguments constitutionnels lors d’une audience ultérieure.  Ces arguments ont été présentés le 24 octobre 2004, mais le Conseil n’a pas rendu sa décision avant le 8 juin 2007.

 

[14]           Le même jour, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Association c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391 (Health Services), qui portait sur la mesure dans laquelle l’alinéa 2d) de la Charte protège les négociations collectives. Dans le cadre d’un réexamen daté du 27 novembre 2008 (Décision du CCRI no 428), le Conseil a confirmé ses décisions précédentes et déclaré que l’arrêt Health Services n’avait aucune incidence sur le résultat.

 

C.              CADRE LÉGISLATIF ET CONSTITUTIONNEL

[15]           La « grève » est ainsi définie au paragraphe 3(1) du Code canadien du travail :

« grève » S’entend notamment d’un arrêt du travail ou du refus de travailler, par des employés agissant conjointement, de concert ou de connivence; lui sont assimilés le ralentissement du travail ou toute autre activité concertée, de la part des employés, ayant pour objet la diminution ou la limitation du rendement et relative au travail de ceux-ci.

"strike" includes a cessation of work or a refusal to work or to continue to work by employees, in combination, in concert or in accordance with a common understanding, and a slowdown of work or other concerted activity on the part of employees in relation to their work that is designed to restrict or limit output;

 

[16]           Les grèves, telles que définies au paragraphe 3(1), de même que les lock-out, sont interdits pendant la durée d’une convention collective en vertu de l’article 88.1 du Code.  Cette disposition a été adoptée en 1998 et est entrée en vigueur le 1er janvier 1999 :

88.1 Les grèves et les lock-out sont interdits pendant la durée d’une convention collective sauf si, à la fois :

 

a) l’avis de négociation collective a été donné en conformité avec la présente partie, compte non tenu du paragraphe 49(1);

 

b) les conditions prévues par le paragraphe 89(1) ont été remplies.

88.1 Strikes and lockouts are prohibited during the term of a collective agreement except if

 

(a) a notice to bargain collectively has been given pursuant to a provision of this Part, other than subsection 49(1); and

 

(b) the requirements of subsection 89(1) have been met.

 

[17]           Les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés sont l’article premier et les alinéas 2b) et d) :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :  

[…] 

 

b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression,
y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;  

[…]

 

d) liberté d'association.

 

 1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 2. Everyone has the following fundamental freedoms:

 

 

(b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication;

 

 

(d) freedom of association.

 

 

D.              DÉCISIONS DU CONSEIL

[18]           Dans la décision soumise au contrôle, le Conseil, alors composé d’un seul membre, a conclu que le refus collectif des travailleurs de franchir les lignes de piquetage de l’AFPC constituait une grève avant l’expiration de la convention collective interdite par le paragraphe 3(1) et l’article 88.1 du Code.  Le Conseil a déterminé que les clauses des conventions collectives censées accorder aux travailleurs le droit de se livrer à ce type d’activités étaient « invalides et sans effet » (au paragraphe 78).

 

[19]           Aux arguments fondés sur la Charte, le Conseil a répondu que la définition de « grève », au paragraphe 3(1) de Code, ne contrevenait pas à l’alinéa 2d) de la Charte puisque ni la raison d’être ni l’effet de l’interdiction prévue par la loi de participer à des grèves pendant la durée d’une convention collective (y compris les arrêts de travail provoqués lorsque des employés refusent de franchir des lignes de piquetage), ne portaient atteinte à la liberté d’expression des employés.  Il a ajouté que l’interdiction ne contrevenait pas à l’alinéa 2d) puisqu’il n’existe pas de droit constitutionnel de faire la grève.  Subsidiairement, le Conseil a conclu que toute contravention à l’article 2 était justifiée par l’article 1.

 

[20]           Dans sa décision, le Conseil, alors formé de trois membres, a essentiellement confirmé le raisonnement et les conclusions de la décision réexaminée.  Il a de plus jugé que l’arrêt Health Services n’avait aucune incidence sur le résultat, notamment parce que d’une part, l’interdiction de grève pendant la durée d’une convention collective ne constituait pas une « entrave substantielle » au droit de négocier collectivement (au paragraphe 70) et d’autre part, parce que l’article établissant cette interdiction avait été édicté au terme de vastes consultations (au paragraphe 73).  De plus, les clauses des conventions collectives qui autorisaient apparemment les employés à refuser de franchir une ligne de piquetage continuaient à avoir des effets juridiques puisqu’elles empêchaient les employeurs d’engager des poursuites pour être indemnisés pour les pertes encourues en raison de la conduite de leurs employés ou de prendre toute autre mesure disciplinaire (au paragraphe 74).

 

E.              QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

(i) questions non litigieuses

[21]           Dans la présente affaire, les demandeurs ne contestent pas la conclusion du Conseil selon laquelle le refus par les membres du syndicat de franchir une ligne de piquetage constitue une « grève » illégale au sens du  paragraphe 3(1) et de l’article 88.1 du Code.  Ils se limitent à contester la constitutionnalité de l’interprétation que donne le Conseil de ces dispositions.

 

[22]           Les parties ont convenu avec justesse que les décisions du Conseil sur la constitutionnalité des dispositions pertinentes du Code étaient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58.

 

(ii) définition de la question en litige

[23]           Les intimés soutiennent que les demandeurs ont mal circonscrit la question fondamentale qui est jeu en disant qu’il s’agit d’une question de liberté d’expression.  Ils font valoir que le Conseil a déterminé que la conduite des employés en l’espèce constituait une grève illégale.  De ce fait, plaident-ils, les demandeurs tentent maintenant d’invoquer la liberté d’expression pour obtenir une ordonnance déclarant que la Charte garantit le droit à la grève.  Les intimés sont d’avis que cela va à l’encontre des arrêts suivants de la Cour suprême du Canada : Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 (le Renvoi de l’Alberta), AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, et SDGMR c. Saskatchewan [1987] 1 R.C.S. 460 (la trilogie en droit du travail), où les juges à majorité ont conclu qu’un tel droit constitutionnel n’existe pas.  

 

[24]           Je ne suis pas d’accord.  Tout d’abord, la question en litige dans la trilogie en droit du travail consistait à déterminer si le droit d’association de l’alinéa 2d) comprenait le droit à la grève.   À mon avis, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur l’applicabilité de l’alinéa 2d) aux faits de la présente instance.  La disposition pertinente est l’alinéa 2b) et les motifs de la Cour dans la trilogie en droit du travail ne précisent pas dans quelle mesure la liberté d’expression protège la conduite dans le cadre d’un conflit de travail, si elle la protège. 

 

[25]           En second lieu, la Cour n’a pas hésité à se pencher sur la validité de lois régissant des activités expressives lors d’activités de grève au regard de l’alinéa 2b).  Dans l’arrêt T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083 (Kmart Canada), une définition large du piquetage prévue dans une loi interdisait aux employés de distribuer des tracts au public sur des lieux de travail secondaires.  La Cour a statué qu’il s’agissait d’une atteinte à la liberté d’expression des employés garantie à l’alinéa 2b).  Écrivant pour la Cour, le juge Cory a dit ce qui suit à la page 1105 :

Il est évident que, dans le contexte des relations de travail, la liberté d’expression est un élément fondamentalement important et essentiel pour les travailleurs.  Dans tout conflit de travail, il est important que le public connaisse les enjeux.  De plus, la distribution de tracts est une activité qui communique un message.  Compte tenu de l’interprétation très large qui a été donnée à la liberté d’expression, cette activité est clairement visée par l’alinéa 2b) de la Charte.

 

Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156 (Pepsi-Cola), il a été déterminé que l’alinéa 2b) protégeait autant le piquetage des employés aux sites principaux qu’aux sites secondaires. 

 

[26]           Troisièmement, la trilogie en droit du travail date aujourd’hui de plus de vingt ans et dans des arrêts rendus récemment, la Cour suprême a adopté une approche plus nuancée de l’alinéa 2d) dans le contexte des relations collectives de travail.  Ainsi, dans Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016 (Dunmore), la Cour a établi que l’alinéa 2d) comprend le droit pour un employé d’organiser certaines activités « fondamentales » liées et d’y participer.  De plus, s’appuyant sur Dunmore, la Cour à majorité dans Health Services s’est éloignée du raisonnement privilégié dans les arrêts plus anciens, y compris dans la trilogie en droit du travail, pour statuer que l’alinéa 2d) comprend le droit à la négociation collective et protège le processus de négociation collective contre les entrave substantielles créées par des lois.

 

[27]           En somme, la Cour suprême a reconnu l’importance du piquetage comme activité expressive dans les conflits de travail et y a accordé la protection de l’alinéa 2b).  Elle a aussi établi que l’alinéa 2d) protège le droit des employés de se syndiquer et d’engager des négociations collectives.  Dans ces circonstances, je ne peux inférer de la trilogie en droit du travail qu’il faut exclure la protection possible de l’alinéa 2b) au motif que le Conseil a interprété la définition large de « grève » du Code pour y inclure le refus de franchir la ligne de piquetage d’un tiers pour se présenter au travail.

 

[28]           Selon mon analyse, deux questions doivent donc être tranchées dans le cadre du présent appel : la définition de « grève » prévue au Code constitue-t-elle une atteinte aux droits des employés protégés par l’alinéa 2b) et, le cas échéant, cette atteinte est-elle justifiée en vertu de l’article premier?  

 

Première question en litige :             La définition de « grève » prévue au Code, telle qu’interprétée par le Conseil, contrevient-elle à l’alinéa 2b) de la Charte?

 

[29]           Dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec, [1989] 1 R.C.S. 927 (Irwin Toy), la Cour suprême a établi un examen en deux étapes pour déterminer si une règle de droit restreint le droit à la liberté d’expression de la Charte. La première étape consiste à déterminer si l’activité interdite relève de la sphère des activités protégées par la garantie (l’étape de la définition).  Dans l’affirmative, la seconde étape consiste à déterminer si l’objet ou l’effet de la règle de droit contestée restreint l’expression (l’étape de la restriction).

 

[30]           Ce test s’est raffiné avec l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, aux paragraphes 60 à 85, où la Cour a déterminé qu’à l’étape de la définition, il faut de plus déterminer si le lieu ou la méthode de l’activité expressive l’exclut du champ d’application de la protection offerte par l’alinéa 2b).

 

[31]           Les intimés sont d’accord avec la conclusion du Conseil portant que le refus de franchir une ligne de piquetage est une activité qui a un contenu expressif et que le lieu ou la méthode de l’activité expressive ne permet aucunement de rejeter la demande à l’étape de la définition.  Le refus de franchir une ligne de piquetage est une activité qui « tente de transmettre un message » (Irwin Toy, à la page 969).  Il est par conséquent satisfait à l’examen à l’étape de la définition. 

 

[32]           En l’espèce, la question la plus litigieuse est de savoir si l’interdiction des arrêts de travail pendant la durée d’une convention collective, en raison du refus de franchir une ligne de piquetage, restreint la liberté d’expression par son objet ou son effet.

 

(i) objet de l’interdiction

[33]           Dans Irwin Toy (aux pages 975 et 976), la Cour suprême a donné les explications suivantes pour déterminer si une loi avait pour objet de restreindre la liberté d’expression :

En résumé, la qualification de l’objet du gouvernement doit se faire du point de vue de la garantie en cause.  Pour ce qui concerne la liberté d’expression, si le gouvernement a voulu contrôler la transmission d’un message soit en restreignant directement le contenu de l’expression, soit en restreignant une forme d’expression liée au contenu, son objet porte atteinte à la garantie.  D’autre part, s’il vise seulement à prévenir les conséquences matérielles d’une conduite particulière, son objet ne porte pas atteinte à la garantie.  Pour décider si l’objet du gouvernement est simplement de prévenir des conséquences matérielles préjudiciables, il faut se demander si le méfait est dans le message de l’activité ou dans l’influence qu’il est susceptible d’avoir sur le comportement des autres, ou encore si le méfait est uniquement dans le résultat matériel direct de l’activité. (Non souligné dans l’original.)

 

[34]           À mon avis, l’objet des dispositions contestées du Code n’est pas de restreindre la liberté d’expression, mais bien de se prémunir contre les conséquences négatives des grèves pendant la durée d’une convention collective, plus précisément contre les perturbations économiques provoquées par des arrêts de travail imprévisibles.  L’interdiction des grèves en cours de convention collective est une composante importante de l’effort déployé dans le Code pour établir un juste équilibre entre les intérêts des travailleurs et ceux de l’employeur. 

 

[35]           Pour en arriver à cette conclusion, je m’attarde sur deux points en particulier.  En premier lieu, l’interdiction prévue par la loi de se livrer à des activités de grève pendant la durée d’une convention collective est absolue, donc sans égard au contenu expressif d’un arrêt de travail, s’il en existe un.  L’interprétation du mot « grève » en fonction de l’effet qu’a adoptée le Conseil pourrait viser certaines conduites qui ne seraient pas normalement assimilées à une grève.  Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, les demandeurs ne contestent pas l’interprétation large donnée par le Conseil au paragraphe 3(1) et à l’article 88.1.  En second lieu, l’interdiction est temporaire puisqu’elle ne s’applique que lorsqu’une convention collective est en vigueur.

 

[36]           Pour étayer leur prétention selon laquelle l’objet de l’interdiction de grève en cours de convention collective est de restreindre la liberté d’expression, les demandeurs présentent deux arguments.  D’une part, ils soutiennent que puisque les dispositions sont destinées à interdire tous les arrêts de travail pendant la durée d’une convention collective, y compris ceux qui ont un contenu expressif, leur objet est inévitablement de restreindre la liberté d’expression. Ils ajoutent ensuite qu’en l’espèce, la forme d’expression est tellement intimement liée à son contenu que d’interdire l’activité correspond à interdire le message (voir Irwin Toy, aux pages 974 et 975).

 

[37]           Je conviens avec le Conseil que les effets dommageables de l’activité expressive, à savoir l’arrêt de travail, sont immédiats et indépendants du message transmis.  La production ou la prestation de services cesse dès lors que les employés refusent de travailler, que ce soit parce qu’ils refusent de franchir une ligne de piquetage, parce qu’ils participent à une protestation politique ou simplement parce qu’ils désertent de façon massive pour aller à la pêche.

 

[38]           Ma conclusion selon laquelle l’objet de la définition de « grève » dans le Code n’est pas de mettre un frein à la liberté d’expression, mais bien de limiter les conséquences préjudiciables d’arrêts de travail pendant la durée d’une convention collective, est conforme à l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia Public School Employers’ Assn., 2009 BCCA 39, 89 B.C.L.R. (4th) 96 (BCTF), où les syndicats du secteur public s’appuyaient sur l’alinéa 2b) pour contester une définition aussi large de « grève » prévue dans le Labour Relations Code de la province.  Une demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême est en instance.

 

[39]           Au paragraphe 34, la Cour a statué que bien que la définition de « grève » prévue dans la loi soit suffisamment large pour comprendre les arrêts de travail provoqués par la participation des employés à une manifestation politique, la disposition a pour objet de limiter :

[traduction] les effets des arrêts de travail induits par les manifestations politiques et non pas l’expression autrement libre du contenu de la protestation.  Vu son libellé, il s’agit de l’objet de la définition du terme grève.

 

La Cour a de plus souligné (au paragraphe 32) que le Labour Relations Code de la Colombie‑Britannique ne restreint la présence des employés à des rassemblements politiques que pendant les heures de travail et que [traduction] « le contenu et la forme des rassemblements ne sont soumis à aucune autre restriction ».

 

(ii)  effet de l’interdiction

[40]           Pour déterminer si l’interdiction prévue par la loi a pour effet de limiter la liberté d’expression des membres des syndicats demandeurs, mon analyse tient compte des trois facteurs suivants.

 

[41]           Tout d’abord, la jurisprudence sur l’alinéa 2b) indique qu’il est relativement facile de satisfaire à l’exigence que doit remplir la partie qui allègue une atteinte à la liberté d’expression et que la principale question qui se pose dans la grande majorité des cas est de déterminer si l’atteinte peut se justifier en vertu de l’article premier.  Peter W. Hogg est très clair sur cette question dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, 5e édition augmentée (Scarborough, Ontario: Thomson Carswell, 2007), à la page 43-6 (Hogg) :

[traduction]… nous verrons que le libellé général de l’alinéa 2b), renforcé par l’interprétation large qui en a été donnée, signifie que dans la plupart des instances de liberté d’expression, il est aisé de conclure que la règle de droit contestée apporte effectivement une restriction à l’alinéa 2b).  Dès lors, la constitutionnalité de la règle de droit est tributaire du résultat de [...] l’examen fondé sur l’article premier.

 

De fait, la rareté de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et des cours d’appel de niveau intermédiaire sur la question de savoir si une règle de droit a pour effet de porter atteinte à l’une ou l’autre des valeurs circonscrites dans Irwin Toy, porte à conclure qu’il est aisé pour la partie qui invoque une violation de l’alinéa 2b) de satisfaire au critère de l’ « effet ».

 

[42]           En deuxième lieu, la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance fondamentale de la liberté d’expression dans les conflits de travail.  Plus précisément, au paragraphe 35 de l’arrêt Pepsi-Cola, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel, qui écrivaient alors pour la Cour, ont dit ce qui suit :

La liberté d’expression dans le domaine du travail bénéficie non seulement aux travailleurs et aux syndicats, mais aussi à la société dans son ensemble [...] Élément de cette libre circulation des idées qui fait partie intégrante de toute démocratie, la liberté d’expression des syndicats et de leurs membres lors d’un conflit de travail transporte sur la place publique le débat sur les conditions de travail.

 

[43]           Enfin, il m’apparaît incontestable que l’interdiction restreint dans les faits la capacité des employés à exprimer leur soutien pour les membres de l’AFPC qui sont en grève contre leur employeur, la CCG.  Cela est dû au fait qu’elle les empêche de respecter la ligne de piquetage (une activité expressive reconnue) pendant les heures de travail.  « Respecter une ligne de piquetage » peut prendre diverses formes : les employés peuvent choisir de manifester leur solidarité en s’y joignant, en s’en approchant et faisant demi-tour après avoir discuté avec les grévistes, ou encore en ne se rendant tout simplement pas au travail.  De fait, en exigeant que des employés franchissent une ligne de piquetage, l’interdiction a pour effet de forcer les employés à se livrer à une activité qui transmet le message qu’ils n’appuient pas la grève. 

 

[44]           La question qu’il faut trancher est se savoir si, malgré la relative facilité d’établir la preuve d’une violation à première vue de l’alinéa 2b) et la restriction dans les faits de l’activité expressive des employés résultant de l’interdiction, celle-ci se traduit, en droit, par une restriction de la liberté d’expression.

 

[45]           Dans Irwin Toy (à la page 976), la Cour suprême a déterminé que pour qu’il soit démontré qu’une loi a pour effet de retreindre l’expression, le demandeur doit démontrer que l’activité interdite (qui consiste dans la présente affaire à ne pas se présenter au travail en raison du refus de franchir une ligne de piquetage) défend au moins un des principes ou une des valeurs qui sous-tendent la garantie de la liberté d’expression, à savoir :

 (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soit; (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; (3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l’égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné. ... [une] demanderesse doit au moins décrire le message transmis et son rapport avec la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l’enrichissement et l’épanouissement personnels.

 

 

[46]           Dans la présente affaire, l’argumentation est centrée sur la question de savoir si l’activité expressive est liée à « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique ».  À mon humble avis, la valeur qui se dégage cette expression ne devrait pas recevoir une interprétation restrictive.  De fait, en parlant de « participation dans la société » la Cour indique l’ampleur de sa portée.

 

[47]           Dans des contextes différents, la Cour suprême a statué que les conflits de travail soulèvent des questions « fondamentales » d’ordre juridique, politique et social (Kmart Canada, au paragraphe 29), et que le piquetage « transporte sur la place publique le débat sur les conditions de travail » (Pepsi-Cola, au paragraphe 35).  Je n’ai pas à décider s’il doit s’inférer de ces déclarations que le fait d’exprimer son soutien à une grève en ne franchissant pas une ligne de piquetage, et ce faisant, en ne se présentant pas au travail, constitue toujours une participation à « la prise de décisions d’intérêt social et politique » ou une « participation au sein de la société ».  Aux fins du présent appel, je vais limiter mon analyse aux situations où les grévistes qui ont érigé les lignes de piquetage sont en conflit avec une agence du gouvernement à propos de leurs « conditions de travail ».

 

[48]           Le refus de franchir une ligne de piquetage est pour des employé un moyen exceptionnellement efficace d’exprimer publiquement leur solidarité à l’égard des grévistes. En plus d’apporter support moral et encouragement aux grévistes, le respect de la ligne de piquetage est aussi un moyen de contribuer à porter les questions au coeur de la grève à l’attention du grand public, à faire pencher l’opinion publique en faveur de la grève et à faire augmenter la pression subie par l’employeur des grévistes.  Le fait que le refus de franchir une ligne de piquetage pour se présenter au travail occasionnera vraisemblablement une perte de revenus donne encore plus de poids au soutien manifesté.   

 

[49]           La Cour d’appel de la Colombie-Britannique s’est récemment penchée sur cette question dans BCTF.  Il s’agissait de déterminer dans cette affaire si la définition de « grève » prévue au Labour Code de la province, laquelle est à peu de choses près identique à celle du Code canadien du travail, contrevient à l’alinéa 2b) en interdisant aux employés de s’absenter pour assister à une manifestation politique contre l’adoption d’une loi qui [traduction] « modifiait les conditions de travail et écartait les processus de négociation collective » (voir le paragraphe 22).

 

[50]           En concluant que la définition avait pour effet de restreindre l’activité expressive, la Cour a souligné que [traduction] « les objectifs [de l’arrêt de travail] ne se limitait pas aux intérêts économiques des membres du syndicat [...] l’effet de l’interdiction de grève pendant la durée d’une convention collective est une restriction à une forme efficace d’activité expressive qui, pour cette seule raison, porte atteinte à la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) » (BCTF, au paragraphe 37).

 

[51]           Les intimés soutiennent que la présente affaire se distingue de l’affaire BCTF au motif que l’arrêt de travail dans ce cas résultait de la présence des employés à une manifestation politique pour protester contre le gouvernement provincial, et non pas strictement contre leurs conditions d’emploi dans les commissions scolaires.  En revanche, ils prétendent que les refus de franchir les lignes de piquetage en l’espèce visaient à soutenir les efforts de l’AFPC pour obtenir une convention collective plus avantageuse : le conflit qui opposait l’AFPC et l’employeur était de nature purement commerciale.  En conséquence, ils soutiennent que puisqu’aucune preuve ne permet de conclure que l’AFPC était en grève pour faire avancer une cause politique ou sociale plutôt que simplement pour obtenir de meilleures conditions de travail pour ses membres, l’effet de l’interdiction des arrêts de travail en cours de convention collective n’avait pas pour effet de restreindre la participation des employés à « la prise de décisions d’intérêt social et politique ».

 

[52]           Je ne suis pas d’accord.  L’activité expressive qu’est le refus par les membres des syndicats demandeurs de franchir une ligne de piquetage était destinée à soutenir la grève des membres de l’AFPC, qui étaient en conflit avec leur employeur, la CCG, une agence du gouvernement du Canada.  Je souscris aux observations suivantes énoncées dans BCTF (au paragraphe 37) sur la nature des grèves dans le secteur public.

[traduction]

Le droit de grève aux fins de négociation collective a été accordé aux syndicats du secteur public, mis à part les exigences quant au maintien des services essentiels, et la dimension politique de telles grèves ne peut être ignorée.  Contrairement au secteur privé, les principales cibles de l’arme de la grève sont le gouvernement et l’opinion publique; dans cette optique, la grève est politique [...] Les motivations sont mixtes et les objectifs de la grève dans le secteur public ne se laissent pas commodément diviser en deux catégories, à savoir la protestation politique d’une part et la négociation collective d’autre part.  Dans les deux cas, la grève exerce une pression qui va au-delà des employeurs formels du secteur public pour viser les gouvernements dont ils relèvent.  Il s’agit d’une forme efficace d’expression qui est restreinte par son inclusion dans la définition de « grève ». (Non souligné dans l’original.)

 

[53]           J’ajouterais seulement que dans le secteur public, les grèves sont aussi « politiques » en ce que leur solution implique inévitablement des questions d’intérêt public, telles que l’allocation appropriée des ressources publiques, le niveau de services publics à fournir et leur mode de prestation, de même que la base de financement des coûts supplémentaires éventuels.  Ce sont des questions qui touchent la collectivité.

 

[54]           En érigeant une ligne de piquetage pour soutenir sa grève et tenter de s’attirer l’appui du public, et d’influencer par ce fait même le gouvernement, l’AFPC se livrait à des activités « politiques », peu importe les questions précises qui l’opposaient à la CCG et à propos desquelles aucun élément de preuve ne figurait au dossier de l’instance.  En conséquence, lorsque les membres des syndicats demandeurs ont refusé de franchir la ligne de piquetage de l’AFPC pour se présenter au travail, ils apportaient leur aide en ajoutant leur contribution aux efforts l’AFPC visant à amener les questions dans le domaine public dans le but de gagner l’appui du public et augmenter la pression sur le gouvernement.

 

[55]           Ainsi, en incluant les arrêts de travail qui se sont produits dans la présente affaire dans la définition de « grève » et en interdisant ceux qui surviennent pendant la durée d’une convention collective, le Code a pour effet d’empêcher les employés de participer « à la prise de décisions d’intérêt social et politique » et de s’impliquer « au sein de la société » (voir Irwin Toy, à la page 977), et donc de porter atteinte à leurs droits garantis par l’alinéa 2b).

 

[56]           Le fait que les membres des syndicats demandeurs n’ont pas le droit de participer aux négociations de l’AFPC avec la CCG n’empêche pas leur conduite interdite d’être suffisamment liée « à la prise de décisions d’intérêt social et politique » au sens de l’arrêt Irwin Toy.  Respecter une ligne de piquetage pour appuyer des employés du secteur public et augmenter la pression en mobilisant l’opinion publique pour forcer le gouvernement à régler un conflit en mobilisant l’opinion publique est qualifié à bon droit de « participation au sein de la société », une valeur protégée par l’alinéa 2b).

 

[57]           De plus, il est largement reconnu par les membres du mouvement syndical que de ne pas franchir la ligne de piquetage d’un autre syndicat est une obligation éthique.  Je suis donc enclin à penser que, appliquées aux faits de l’espèce, les dispositions contestées du Code ont un effet négatif sur la valorisation, sous-tendue par la liberté d’expression de « la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels » (Irwin Toy, à la page 976).  Toutefois, malgré la vaste portée évidente de cette valeur, je ne tire aucune conclusion faute d’arguments présentés sur la question.  

 

[58]           Les intimés soutiennent que l’interdiction ne limite aucunement la liberté des employés de manifester leur soutien aux grévistes de l’AFPC puisqu’ils disposent de nombreux autres moyens de le faire.  Je ne souscris pas à cet argument.  Comme l’impact de l’interdiction sur la liberté d’expression est à mon avis plus que minimal, sa nature partiale est pertinente pour l’examen au regard de l’article premier, non de l’alinéa 2b). À mon avis, la pertinence de l’arrêt Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, est limitée. Il fallait déterminer dans cette affaire si le gouvernement avait l’obligation positive de créer un cadre législatif offrant les moyens les plus efficaces aux employés pour qu’ils puissent s’exprimer ou s’associer. 

 

Deuxième question en litige :            La contravention à l’alinéa 2b) est-elle justifiée au regard de l’article premier?

 

 

[59]           Lorsqu’une loi restreint un droit garanti par la Charte dans des limites qui sont « raisonnable[s] » et « dont la justification p[eut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique », elle sera déclarée valide même si elle contrevient à un droit garanti ailleurs dans la Charte.  Le cadre d’analyse pour déterminer s’il est satisfait aux exigences de l’article premier a été énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 (Oakes).

 

[60]           L’analyse selon Oakes impose à la partie qui demande la validation de la disposition législative la charge d’établir que l’objectif de la loi contestée « se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles » et que cette loi est proportionnelle à cet objectif. La « proportionnalité » est évaluée selon un test à trois volets : la loi doit avoir un lien rationnel avec son objectif, elle doit porter le moins possible atteinte au droit constitutionnel en question et elle ne doit pas avoir un effet préjudiciable disproportionné sur le droit. 

 

(i) importance de l’objectif recherché par l’interdiction de grève pendant la durée d’une convention collective

[61]           À mon avis, le Conseil a conclu à bon droit que l’objectif de l’interdiction large visant les grèves en cours de convention collective est d’éviter les coûts sociaux et économiques engendrés par des interruptions imprévisibles de la production et de la prestation de services.  Ainsi que l’a reconnu la Cour suprême du Canada, les grèves et le piquetage imposent des coûts sociaux importants aux parties au litige et à la collectivité en général : SDGMR c. Dolphin Delivery, [1986] 2 R.C.S. 573, à la page 591; Alberta Reference, à la page 414.

 

[62]           La Cour d’appel de la Colombie-Britannique est arrivée à une conclusion similaire sur la nature « réelle et urgente » des objectifs de dispositions presque identiques du Labour Code de cette province : BCTF, aux paragraphes 49 à 51.

 

(ii) proportionnalité de l’interdiction

a) lien rationnel entre l’interdiction et l’objectif de la loi

[63]           À première vue, comme les parties semblent en avoir convenu, il existe un lien rationnel entre, d’une part, l’interdiction de grève en cours de convention collective et, d’autre part, l’objectif de la loi de limiter les arrêts de travail imprévisibles et l’interruption de la production et de la prestation de services qui en résulte. Voir aussi BCTF, au paragraphe 55.

 

b)  atteinte minimale aux droits

[64]           Les syndicats demandeurs soutiennent que l’interdiction de grève pendant la durée d’une convention collective porte atteinte aux droits garantis par la Charte plus qu’il n’est nécessaire pour atteindre les objectifs de la loi puisque le Parlement aurait pu prévoir une exception dans les cas où les conventions collectives permettent aux employés de refuser de franchir une ligne de piquetage.  Il faut se rappeler que, dans la présente affaire, les conventions collectives contenaient la clause suivante, qui est apparemment monnaie courante en Colombie-Britannique (voir les motifs du Conseil au paragraphe 59) :

[traduction]

19.02 Le Syndicat convient que, en cas de grève ou de débrayage, le syndicat ne prendra pas de mesure semblable par sympathie et qu’il continuera de travailler.  Les entreprises ne s’attendent pas à ce que les membres du syndicat franchissent une ligne de piquetage. (Non souligné dans l’original.)

 

[65]           Je ne crois pas qu’une telle exception soit nécessaire.  Malgré le langage catégorique utilisé dans Oakes pour décrire le volet de l’« atteinte minimale » ou du « moins restrictif » dans le critère de la proportionnalité, la Cour suprême a laissé une grande marge de manoeuvre aux législatures pour leur permettre d’élaborer les moyens d’atteindre les objectifs des régimes qu’elles adoptent.  La retenue judiciaire est particulièrement indiquée lorsque le régime en cause implique la résolution de questions sociales complexes et la pondération des intérêts de groupes concurrents d’une façon qui place l’intérêt public à l’avant-plan.  Voir Hogg, aux pages 38.35 à 38.42. 

 

[66]           À mon avis, le Code tombe dans la catégorie des régimes à l’égard desquels il convient de faire preuve de retenue judiciaire.  Il n’est pas déraisonnable de supposer que l’ « exception » proposée compromettrait les objectifs de la loi qui sont de renforcer la stabilité des relations industrielles pendant la durée d’une convention collective et de rendre les interruptions de prestation de services et de production plus prévisibles. Permettre aux parties de se soustraire à un principe fondamental du régime fédéral des relations de travail pourrait fort bien mettre les objectifs législatifs du Code en péril,  d’autant plus que les coûts engendrés par des arrêts de travail imprévisibles ne sont pas seulement assumés par les parties à une convention, mais aussi par le public. 

 

[67]           Le Conseil a rendu une décision qui va dans ce sens dans Saskatchewan Wheat Pool, [1994] C.C.R.I. no 1055, où le Conseil a affirmé, au paragraphe 10, que les parties ne pouvaient pas se soustraire à la définition de « grève » prévue dans la loi :

Et elles ne peuvent contourner l’objectif d’ordre public qui consiste à assurer la « paix industrielle », objectif qui sous-tend l’interdiction de faire la grève, en tentant de se dégager des obligations imposées par le Code. [...] Il va sans dire que les parties peuvent négocier des clauses accordant aux employés le droit individuel de refuser du travail et que de telles clauses s’appliqueront conformément à l’interprétation qui leur est donnée, sous réserve d’arbitrage.  Cependant, le syndicat et ses membres ne peuvent invoquer de telles clauses pour se soustraire du Code en revendiquant le droit de refuser collectivement de travailler en contravention [avec le Code].

 

Dans une décision subséquente, Westshore Terminals Ltd., [2000] C.C.R.I. no 61, le Conseil a précisé (au paragraphe 28) qu’en permettant aux parties de modifier par convention la définition de « grève » prévue au Code :

… il risquerait d’en résulter que les parties visées par le Code, selon les dispositions incorporées par négociation dans les conventions collectives, bénéficieraient de protections et de droits inégaux et manquant d’uniformité.  Les aspects de la loi qui touchent à l’intérêt public et la volonté du Conseil de favoriser et d’appuyer l’établissement de saines relations de travail et de pratiques de négociation collective positives risqueraient d’être compromis par les conventions collectives individuelles.  

 

[68]           Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que les dispositions contestées du Code ne portent pas atteinte à la liberté d’expression des employés plus qu’il n’est nécessaire pour réaliser les objectifs de la loi.

c) proportionnalité de l’impact sur le droit 

[69]           Il faut ici déterminer si la portée de la restriction à la liberté d’expression des employés est disproportionnée par rapport aux objectifs visés par la loi.  J’estime qu’elle ne l’est pas.  Même si l’interdiction de grève en cours de convention collective porte fortement atteinte à la capacité des employés d’exprimer leur solidarité syndicale, elle leur laisse la liberté d’exprimer leur soutien aux employés en grève autrement, notamment en se joignant à eux sur la ligne de piquetage à l’extérieur des heures de travail.

 

[70]           Vu les coûts sociaux bien établis des conflits industriels, je ne suis pas convaincu que l’atteinte soit disproportionnée par rapport aux avantages que procure la réalisation des objectifs urgents et réels du Code.

 

[71]           Les avocats avancent que, contrairement aux « grèves de protestation politique » dont il était question dans BCTF, les arrêts de travail résultant du refus des employés de franchir la ligne de piquetage d’un autre syndicat sont relativement prévisibles puisque les syndicats ne peuvent déclencher des grèves qu’à des moments précis du cycle de négociations.  De plus, il est possible pour un employeur dont les employés sont susceptibles de refuser de franchir une ligne de piquetage de savoir si et quand un piquet de grève sera vraisemblablement érigé en s’adressant à l’autre employeur.

 

[72]           Je ne suis pas d’accord.  Tout d’abord, même si le moment du déclenchement d’une grève suivant l’échec des négociations collectives est plus prévisible que dans le cas d’une manifestation politique, sa durée ne l’est pas.  J’ajoute qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’un employeur puisse toujours apprendre d’un autre si la négociation collective qu’il mène débouchera sur vraisemblablement sur une grève.

 

(iii) conclusion

[73]           En conséquence, la violation du droit à la liberté d’expression des employés garanti par l’alinéa 2b) est selon moi justifiée au regard de l’article premier.

 

D.        CONCLUSIONS

[74]           Pour ces motifs, je rejetterais la demande consolidée de contrôle judiciaire avec dépens.  Conformément à l’ordonnance du juge Ryer, rendue le 13 janvier 2008, je n’adjugerais aucuns dépens à l’égard des intervenants.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 


LE JUGE BLAIS (motifs concourants quant à la conclusion)

 

 

[75]           J’ai lu les motifs de mon collègue, le  juge Evans, et je conviens que les demandes devraient être rejetées.

 

[76]           Par contre, en toute déférence, je ne partage pas la conclusion de mon collègue selon laquelle il y a violation de l’alinéa 2b) de la Charte dans la présente affaire.

 

[77]           Je vais m’appuyer sur la présentation des faits de mon collègue plutôt que de les reproduire ici.

 

[78]           Après avoir examiné la jurisprudence, je conclus que la limite qu’impose la loi au droit de grève des demandeurs ne fait pas entrer en jeu la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. 1985, appendice II, no 44] ( la Charte).  Je partage essentiellement les conclusions du Conseil, à savoir que la définition de « grève » prévue au paragraphe 3(1) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code), ne contrevient pas à l’alinéa 2b) parce que ni l’objet, ni l’effet de l’interdiction des grèves pendant la durée d’une convention collective ne porte atteinte à la liberté d’expression des demandeurs.

La définition de « grève » prévue à l’article 3 restreint-elle la liberté d’expression telle que garantie par l’alinéa 2b) de la Charte?

 

[79]           Les deux parties s’appuient sur l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927 (Irwin Toy), pour ce qui est du test applicable pour déterminer s’il y a eu atteinte à la liberté d’expression.  Plus précisément, ce test commande d’examiner : a) si l’activité relève du champ des activités protégées par la liberté d’expression; b) si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale était de restreindre la liberté d’expression.

 

[80]           Même si ce ne sont pas toutes les activités qui sont protégées par la liberté d’expression, le Conseil a déterminé que le refus des demandeurs de franchir la ligne de piquetage de l’AFPC était une activité qui avait un contenu expressif au sens de l’alinéa 2b) de la Charte.  Les parties ne contestent pas cette conclusion.

 

[81]           Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’objet ou l’effet du Code, dans la limite qu’il impose à la liberté des demandeurs de refuser de franchir une ligne de piquetage, était de restreindre la liberté d’expression des demandeurs.

 

Objet de la disposition

[82]           J’abonde dans le même sens que le Conseil et mon collègue pour conclure que l’objet de la disposition n’était pas de restreindre la liberté d’expression.

 

[83]           Comme l’a indiqué le Conseil dans les deux décisions, le Code doit être interprété comme un régime législatif complet.  La disposition en matière de grève, tout comme son objet, ne peuvent être considérés indépendamment des dispositions limitant les droits des employeurs. Les limites imposées aux activités de grève ne visent pas à interdire l’expression lorsqu’elles sont examinées dans leur contexte.  Comme le dit le conseil dans sa décision initiale, l’objet de la définition de « grève » combiné à l’interdiction de l’article 88.1 « fait partie intégrante de l’esprit global du Code, puisqu’elle vise à injecter quelque certitude dans l’univers des relations de travail en réglementant le droit de s’adonner légalement à une activité de grève » (voir le paragraphe 91).  La réglementation des arrêts de travail vise à contrôler les conséquences matérielles de l’expression manifestée, c'est-à-dire l’arrêt de travail des demandeurs, peu importe le message ainsi transmis.

 

[84]           Les mesures de grève des demandeurs ont eu des conséquences négatives sévères sur les affaires des employeurs.  Les employeurs des demandeurs sont des tierces parties qui ne sont pas associées au processus de négociation collective à l’origine de la grève des travailleurs de l’AFPC.  Ils sont les seules parties qui n’ont de pouvoir ni sur les négociations contractuelles liées à la grève légale de l’AFPC, ni sur les mesures de grève de leurs propres travailleurs.

 

[85]           La raison pour laquelle les activités de grève ne sont permises que pendant certaines périodes du cycle de négociation collective est de limiter les conséquences négatives qu’ont les grèves sur les employeurs, et ce pour préserver la sécurité et la stabilité dans les relations de travail dans l’industrie.  Ces dispositions ne visent pas à réduire au silence les travailleurs qui désirent exprimer leur solidarité à l’égard des travailleurs légalement en grève.  Lorsqu’elles visent à « contrôler les conséquences matérielles de certaines activités humaines, indépendamment du message transmis, l’objet qu’[elles] poursui[vent] n’est pas de contrôler l’expression » (Irwin Toy, au paragraphe 49).

 

Effet des dispositions

[86]           L’effet des dispositions contestées doit aussi être examiné au deuxième stade de l’analyse de l’arrêt Irwin Toy.  En se penchant sur l’effet de la restriction, la Cour suprême a indiqué, au paragraphe 53 de cet arrêt, que le demandeur doit démontrer que son activité favorise au moins l’un des principes suivants :

a.       la recherche de la vérité;

b.      la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique;

c.       la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels.

 

[87]           Les demandeurs soumettent que leur expression est liée à la participation des employés de l’AFPC à la prise de décisions d’intérêt social et politique et à une forme d’enrichissement personnel.  Les intervenants soutiennent que les demandeurs tentaient d’influencer la prise de décisions d’intérêt politique et économique dans leur collectivité en manifestant de la solidarité et que cette démonstration avait un impact sur les décideurs.  Les intervenants ajoutent que la forme du message (retrait des services) était indissociable de son contenu; en d’autres mots, que le message « nous porterons le même fardeau que vous sur nos épaules » ne pouvait être présenté autrement.

 

[88]           À mon humble avis, l’activité de grève à laquelle les demandeurs participaient n’avait pas un objet social ni politique.  Il s’agissait d’une intrusion dans un conflit de travail privé entre les employés membres de l’AFPC et leur employeur, la Commission canadienne des grains.  À cet égard, je ne partage pas l’opinion de mon collègue et celle exprimée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia Public School Employers’ Assn., 2009 BCCA 39 (BCTF).  Bien que dans BCTF la Cour ait avancé que, théoriquement, les grèves peuvent viser des questions politiques qui ne sont pas liées aux conditions de travail, rien n’indique dans la présente affaire qu’il y avait une quelconque motivation politique.  Le seul aspect de la grève de l’AFPC qui pouvait permettre d’inférer qu’il y avait un lien avec la prise de décision politique est que l’employeur était une agence gouvernementale.  Selon moi, toutefois, cela n’entraîne pas une redéfinition des questions en cause, lesquelles concernent uniquement les conditions de travail des grévistes membres de l’AFPC.

 

[89]           J’ajoute qu’il y avait d’autres façons pour les demandeurs d’appuyer les travailleurs en grève puisque la restriction ne visait que le retrait des services des demandeurs pour le compte de leur employeur, qui était une tierce partie.  L’effet de l’arrêt de travail des demandeurs a été subi par leur employeur, ce n’était pas une tentative d’attirer l’attention du public sur la grève.  La Charte ne garantit pas aux individus ou aux groupes le moyen d’expression le plus efficace.  Dans Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, au paragraphe 41, le juge Bastarache a précisé qu’un affaiblissement de l’efficacité du message n’emportait pas nécessairement violation de la liberté d’expression.

 

[90]           Si la Cour acceptait l’argument des demandeurs portant que leur arrêt de travail constituait une forme d’expression protégée par l’alinéa 2b), il deviendrait difficile de considérer que toute réglementation de l’activité humaine ne contrevient pas à cette disposition.  Si l’on pousse à l’extrême, toutes les activités humaines transmettent une quelconque forme de message qu’on peut inévitablement façonner de façon à ce qu’il paraisse promouvoir un des principes énoncés dans Irwin Toy.  Je ne crois pas qu’en l’espèce il soit indiqué de le faire.

 

Conclusion

[91]           Les intimés soutiennent que, malgré la façon dont les demandeurs ont formulé les questions (liberté d’expression et d’association), la véritable question est la revendication du droit de se livrer à des activités de grève pendant la durée d’une convention collective et le fait que le refus par les employés de franchir la ligne de piquetage constituait une grève.  Comme les grèves ne bénéficient pas de protection constitutionnelle, les demandeurs ont reformulé les questions pour tenter d’éviter les conséquences qu’engendre une grève illégale.  Je suis d’accord.

 

[92]           Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande avec dépens.

 

 

« Pierre Blais »

j.c.a.


LE JUGE RYER (motifs concourants)

[93]           J’ai eu l’avantage de prendre connaissance des motifs de mes collègues, les juges Blais et Evans.  J’estime aussi que les demandes devraient être rejetées.

 

[94]           À l’instar de mon collègue le juge Blais, je suis d’avis que les dispositions du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code), qui interdisent les grèves et les lock-out pendant la durée d’une convention collective ne portent pas atteinte à la liberté d’expression des demandeurs garantie à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, ch. 11. Ci-après suivent mes motifs à l’appui du raisonnement du juge Blais sur cette question.

 

[95]           Le point de désaccord porte sur la question de savoir si les dispositions contestées du Code ont pour effet de restreindre le droit à la liberté d’expression des demandeurs.  Ces derniers prétendent que ces dispositions inhibent leur « participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique »,  au sens envisagé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Irwin Toy c. Québec (Procureur Général), [1989] 1 R.C.S. 927.

 

[96]           À mon avis, cette expression commande que l’on s’attarde à la prise de décision à laquelle les demandeurs veulent participer.  Dans les circonstances du présent appel, la prise de décision visée par l’arrêt de travail des membres des syndicats demandeurs, exprimée par leur refus de franchir la ligne de piquetage de l’AFPC, était une prise de décision liée aux affaires contractuelles privées entre les employés représentés par l’AFPC et leur employeur, la Commission canadienne des grains.  Une prise de décision qui s’effectue dans un contexte privé ne relève pas, à mon humble avis, de « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique » au sens envisagé par la Cour suprême du Canada dans Irwin Toy.

 

[97]           Il se peut fort bien que la portée de cette expression soit limitée aux circonstances dans lesquelles la partie qui désire participer à la prise de décision dispose du droit légal de le faire. Ainsi, la participation de la British Columbia Teachers Federation et du Hospital Employees Union à des manifestations politiques contre un projet de loi de la Colombie-Britannique en matière de droit du travail, telle que décrite dans l’ arrêt British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia Public School Employers’ Assn., 2009 BCCA 39, peut être considérée comme un exemple de participation à la prise de décisions d’intérêt politique, un droit dont les membres de ces syndicats pouvaient à l’évidence légalement se prévaloir.

 

[98]           Dans la présente affaire, le seul lien entre les négociations privées impliquant l’AFPC et la Commission canadienne des grains et une quelconque prise de décision d’intérêt politique est que la Commission canadienne des grains est une émanation du gouvernement.  J’estime que ce lien est beaucoup trop ténu.  De plus, il n’est pas certain qu’à première vue les membres des syndicats demandeurs pouvaient légalement participer aux négociations collectives entre l’AFPC et la Commission canadienne des grains.

C. Michael Ryer

j.c.a.

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-305-07

 

INTITULÉ :                                                                           Grain Workers’ Union,

                                                                                                section locale 333

 

                                                                                                et

 

                                                                                                B.C. Terminal Elevator Operations’ Association; Saskatchewan Wheat Pool; James Richardson International Limited; United Grain Growers Limited, faisant affaire sous la raison sociale Agrigore United; Pacific Elevators Limited; Cascadia Terminal

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Vancouver (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 30 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                       le juge Evans

 

MOTIFS CONCOURANTS

QUANT À LA CONCLUSION :                                          le juge Blais

MOTIFS CONCOURANTS :                                               le juge Ryer

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 12 juin 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Charles Gordon

 

 

POUR LE DEMANDEUR APPLICANT GRAIN WORKERS UNION, SECTION LOCALE 333

 

Chris Leenheer

 

 

 

 

David Tarasoff

POUR L’INTIMÉE BC TERMINAL ELEVATOR OPERATORS ASSOCIATION ET AL

 

POUR LES INTERVENANTS ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA; CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fiorillo Glavin Gordon

Vancouver (C.-B.)

POUR LE DEMANDEUR GRAIN WORKERS UNION, SECTION LOCALE 333

 

Harris & Company

Vancouver (C.-B.)

 

 

 

Hastings Labour Law Office

Vancouver (C.-B.)

 

POUR L’INTIMÉE BC TERMINAL ELEVATOR OPERATORS ASSOCIATION ET AL

 

POUR LES INTERVENANTS ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA; CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-306-07

 

INTITULÉ :                                                                           Grain Workers’ Union,

                                                                                                section locale 333

 

                                                                                                et

 

                                                                                                B.C. Terminal Elevator Operations’ Association; Saskatchewan Wheat Pool; James Richardson International Limited; United Grain Growers Limited, faisant affaire sous la raison sociale Agrigore United; Pacific Elevators Limited; Cascadia Terminal

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Vancouver (C.-B.

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 30 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                le juge Evans

 

MOTIFS CONCOURANTS QUANT AU RÉSULTAT :   le juge Blais 

MOTIFS CONCOURANTS :                                               le juge Ryer

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 12 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bruce Laughton, c.r.

 

 

POUR LE DEMANDEUR INTERNATIONAL LONGSHORE AND WAREHOUSE UNION – CANADA ET AL

 

Delayne Sartison

Barbara Korenkiewicz

 

 

David Tarasoff

POUR L’INTIMÉE BRITISH COLUMBIA MARITIME EMPLOYERS ASSOCIATION ET AL

POUR LES INTERVENANTS ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA; CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Laughton & Company

Vancouver (C.-B.)

POUR LE DEMANDEUR INTERNATIONAL LONGSHORE AND WAREHOUSE UNION – CANADA ET AL

 

Roper Greyell LLP

Vancouver (C.-B.)

 

 

 

Hastings Labour Law Office

Vancouver (C.-B.)

 

POUR L’INTIMÉE BRITISH COLUMBIA MARITIME EMPLOYERS ASSOCIATION ET AL

 

POUR L’INTERVENANT ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA; CONGRÈS DU TRAVAIL DU CANADA

 

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