Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20090219

Dossiers : A-88-08

A-87-08

A-86-08

 

Référence : 2009 CAF 48

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE BLAIS

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

A-88-08

OLEG ROMAR

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

 

A-87-08

DAVID ELKINS

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

 

A-86-08

RAPHAEL EVANSON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 3 février 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 février 2009.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                              LE JUGE BLAIS

                                                                                                                        LA JUGE TRUDEL

 

 

 

 


Date : 20090219

Dossiers : A-88-08

A-87-08

A-86-08

Référence : 2009 CAF 48

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE BLAIS

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

A-88-08

OLEG ROMAR

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

 

A-87-08

DAVID ELKINS

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

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A-86-08

RAPHAEL EVANSON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Questions en litige

 

[1]               Nous sommes saisis de trois appels réunis pour fins des procédures et d’audition commune par ordonnance du 6 mai 2008.

 

[2]               Les appelants ont soumis une question spécifique dont la résolution, si elle leur est adverse, suffit à disposer de leurs appels. Ils prétendent que le juge Angers de la Cour canadienne de l’impôt (juge) s’est mépris lorsqu’il a conclu, au paragraphe 121 des motifs de sa décision, que le Manuel de l’Institut canadien des comptables agréés (ICCA) était muet quant aux principes comptables généralement reconnus (PCGR) applicables au Canada aux états financiers des sociétés ARMC et ARMC 2. Puisque les PCGR renfermaient des règles prescrivant l’escompte de billets promissoires dans un contexte inflationniste, disent-ils, le juge a commis une erreur de droit en appliquant des principes comptables américains à la détermination de la valeur des dépenses de recherche et de développement inscrites par les deux sociétés à leurs états financiers.

 

[3]               Si, au contraire, cette Cour devait accepter cette première prétention des appelants, s’ensuivent alors trois autres questions corollaires sur lesquelles notre Cour doit adjuger. Y-a-t-il véritablement eu un projet de recherche entrepris par les deux sociétés? Les dépenses de recherche scientifique et de développement expérimental (RS&DE) réclamées par les appelants étaient-elles raisonnables au sens de l’article 67 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), telle que modifiée (Loi)? Et, enfin, les déductions réclamées avaient-elles pour effet de réduire indûment ou artificiellement le revenu des appelants en vertu du paragraphe 245(1) de la Loi, tel qu’il existait à l’époque pertinente?

 

[4]               Finalement, les appelants demandent que les frais tant en appel que devant la Cour canadienne de l’impôt leurs soient octroyés s’ils ont gain de cause en appel. À l’inverse, compte tenu du consentement à jugement de l’intimée pour certaines des dépenses réclamées, lequel n’empêcherait tout de même pas que leurs appels soient rejetés pour la majeure partie, ils demandent d’être exonérés des dépens en appel.

 

[5]               Ils sollicitent également d’être relevés de la condamnation en Cour canadienne de l’impôt aux frais de trois experts de l’intimée (les Dr. Kenneth, Norgard et Brodeur), appelés à témoigner sur les questions relatives à la recherche entreprise par les deux sociétés.

 

[6]               Compte tenu de la conclusion à laquelle j’en suis venu sur la question des PCGR applicables, il ne sera pas nécessaire de traiter à fond de celles qui lui sont corollaires. Il suffit de dire ceci.

 

[7]               L’audition des trois causes devant le juge a donné lieu de la part des parties au litige à une véritable guerre, tout azimut, d’experts (expertise et contre-expertise) relativement aux questions de savoir si :

 

a)         les recherches pour lesquelles des déductions étaient réclamées étaient des recherches scientifiques (voir les paragraphes 41 à 66 des motifs de la décision);

 

b)         ces recherches ont contribué à la promotion de la science et de la technologie (ibidem);

 

c)         véritablement les dépenses furent engagées au titre des billets à ordre payables en devises brésiliennes (ibidem, aux paragraphes 67 à 71);

 

d)         il « était connu que la devise brésilienne subissait des dévaluations rapides et que l’inflation était en hausse » (ibidem, aux paragraphes 71, 83 à 90);

 

e)         les pratiques commerciales au Brésil étaient adaptées à l’inflation (ibidem, aux paragraphes 91 à 96);

 

f)          les bénéfices des deux sociétés en cause (ARMC et ARMC 2) étaient présentés de façon à refléter l’image la plus fidèle de leurs affaires selon les principes comptables généralement reconnus (ibidem, aux paragraphes 98 à 121);

 

g)         les dépenses engagées dans les circonstances étaient raisonnables (ibidem, aux paragraphes 129 à 143 où pas moins de quatre experts furent entendus avec contre-expertise); et enfin

 

h)         les opérations pour lesquelles les déductions furent réclamées furent réalisées conformément aux habitudes ou pratiques normales du commerce (ibidem, aux paragraphes 154 à 157).

 

[8]               Dans des motifs de jugement de soixante-cinq (65) pages, le juge a fort minutieusement examiné et avec moult détails discuté la preuve qui lui était soumise, particulièrement celle d’experts sur les trois questions corollaires.

 

[9]               Le procureur des appelants reproche au juge de ne pas avoir retenu les témoignages des appelants et de ne pas en avoir fait mention dans sa décision. Il reconnaît, cependant, que l’appréciation de la preuve était du ressort du juge et que nous ne pouvons substituer la nôtre à la sienne.

 

[10]           Dans l’affaire Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 18, la Cour suprême, sous le vocable « Reconnaître l’expertise du juge de première instance et sa position avantageuse » nous rappelle en ces termes la conduite qu’il convient pour une cour d’appel d’adopter à l’égard de conclusions de fait :

 

[18]     Le juge de première instance est celui qui est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait, parce qu’il a l’occasion d’examiner la preuve en profondeur, d’entendre les témoignages de vive voix et de se familiariser avec l’affaire dans son ensemble. Étant donné que le rôle principal du juge de première instance est d’apprécier et de soupeser d’abondantes quantités d’éléments de preuve, son expertise dans ce domaine et sa connaissance intime du dossier doivent être respectées.

 

 

[11]           Il était parfaitement loisible au juge, à partir de la preuve d’expert dont il disposait, de tirer les conclusions auxquelles il en est arrivé. Les appelants n’ont pu faire ressortir d’erreurs manifestes et dominantes qui justifieraient une intervention de notre part.

 

[12]           Ceci m’amène à discuter de la question principale. À vrai dire, je pourrais le faire en l’absence de toute description des faits. Mais pour une meilleure compréhension du débat, j’en énoncerai quelques-uns d’ordre général, et d’autres plus spécifiques à la question en litige.

 

Les faits à la source du litige

 

[13]           Les appelants se sont vus refuser par le ministre du Revenu national (ministre) des pertes d’entreprises déduites suite à leur participation dans les sociétés ARMC et ARMC 2.

 

[14]           Aux paragraphes 4 à 9 des motifs de sa décision, le juge fait la genèse des deux sociétés. Il écrit :

 

ARMC

 

[4]     ARMC a été formée le 16 juillet 1985 par des conseillers financiers et fiscaux, à savoir Corporation Planagex Ltée (Planagex) et Investmed R.B. Inc. (Investmed). Ces deux sociétés étaient contrôlées par les promoteurs d’ARMC, à savoir les appelants Oleg Romar et Yves Beaudry. Le contrat de société d’ARMC fait mention d’un prix d’émission de 1 $ pour chaque unité de participation dans la société. Aux termes de la clause 4.2, pour chaque unité de participation, 24,528 % était payable en devises canadiennes au moment de l’émission des unités ou leur acquisition, et 75,472 % était sous forme de billet promissoire payable en quatre versements annuels égaux à compter de la 7e année jusqu’à la dixième année de l’émission des unités de participation. Ces quatre versements annuels étaient payables en devises brésiliennes et le montant payable en cruzeiros était fixé au taux de conversion en vigueur le jour de l’émission des unités de participation, c’est-à-dire le taux en vigueur lors de l’émission en 1985. Les quatre versements annuels portaient des intérêts non composés de 11,5 % payables au moment où le versement annuel serait effectué.

 

[5]     Au cours de son exercice financier, qui s’est terminé le 31 décembre 1985, ARMC a reçu de ses membres des fonds en dollars canadiens totalisant 18 199 908 $. Elle a reçu également de ses membres des billets en devises brésiliennes totalisant 369 199 023 074 cruzeiros payables de 7 à 10 ans plus tard au taux de 11,5 %. Au cours du même exercice financier, ARMC a versé 4 199 750 $ à Investmed soit 23,08 % des fonds en dollars canadiens reçu par ARMC de ses membres à titre de frais de souscription, d’administration et autres.

 

ARMC 2

 

[6]     ARMC 2 est une société de personnes constituée le 25 février 1986 en vertu également des lois de l’Ontario par les mêmes promoteurs qu’ARMC. Le contrat de société prévoit un prix d’émission de 1 $ par unité de participation et, aux termes de la clause 4.2, chaque unité était payable de la même façon que pour ARMC, soit 24,528 % en devises canadiennes et le solde, soit 75,472 %, sous forme de billets payable chacun en quatre versements annuels égaux à compter de la 7e année jusqu’à la dixième année suivant l’émission des unités de participation en devises brésiliennes et le montant payable en cruzeiros était fixé au taux de conversion en vigueur le jour de l’émission des unités de participation, c’est à dire en 1986. Les quatre versements annuels portaient des intérêts non composés de 11 % payables au moment où le versement annuel serait effectué.

 

[7]     L’exercice financier d’ARMC 2 se termine le 31 décembre 1986. Au cours de son exercice, ARMC 2 a reçu de ses membres des fonds en dollars canadiens totalisant 19 050 413 $. Elle a reçu de ses membres des billets en devises brésiliennes totalisant 612 358 624 cruzeiros payables dans les 7 à 10 ans plus tard au taux de 11 %. ARMC 2 a versé 23,08 % des fonds reçus en dollars canadiens à Techmed, soit 4 396 010.

 

[8]     Ces deux sociétés ont, au cours de leurs exercices respectifs, conclu des contrats en recherches scientifiques et de développement expérimental (ci après RS & DE) avec la compagnie Coral Sociedade Brasilieira De Pesquisas & Desenvolvimento (ci-après Coral), une société contrôlée par monsieur Allen F. Campbell, un homme d’affaires du Texas, par l’entremise d’une société néerlandaise contrôlée par lui afin qu’elle établisse et dirige des activités de recherche dans son laboratoire situé à Cambridge en Angleterre et un autre au Brésil.

 

[9]     Les fonds investis dans ARMC et ARMC 2 devaient donc servir aux recherches de Coral. Le contrat d’ARMC a été conclu le 16 juillet 1985 et celui d’ARMC 2 le 25 février 1986.

 

 

[15]           Subséquemment, aux paragraphes 12, 13, 20 et 21, il décrit les paiements effectués à Coral par chacune des deux sociétés :

 

[12]   Au cours de son exercice financier de 1985, ARMC a versé à Coral la somme de 350 000 $ canadiens pour chaque produit, soit 14 000 158 $ au moyen d’un chèque émis à l’ordre de Coral et transféré au compte que Coral détenait au Canada. ARMC a aussi émis, au cours du même exercice financier, 18 billets en devises brésiliennes à l’ordre de Coral au titre des 40 projets conclus avec Coral. En fonction des taux de change en vigueur lors des transactions intervenues entre ARMC et Coral en 1985, l’équivalent en dollars canadiens du montant principal de 369 199 023 074 cruzeiros était de 56 000 623 $ canadiens, soit 1 400 000 $ canadiens pour chacun des 40 projets.

 

[13]   Dans ses états financiers pour la période du 16 juillet au 31 décembre 1985, ARMC a inscrit une dépense de 70 000 781 $ canadiens au titre du contrat signé avec Coral. ARMC s’est appuyée non seulement sur les paiements comptant de 14 000 158 $ canadiens fait à Coral mais aussi sur le principal des billets à terme en devises brésiliennes signés par ARMC en faveur de Coral, soit 369 199 023 074 cruzeiros, principal qu’elle a converti en devises canadiennes, soit un montant de 56 000 623 $ canadiens selon le taux de change en vigueur le jour de la transaction avec Coral.

 

[…]

 

[20]   Au cours de son exercice financier se terminant le 31 décembre 1986, ARMC 2 a versé à Coral la somme de 14 654 404 $ canadiens, c’est-à-dire près de 350 000 $ pour chacun des 42 projets. ARMC 2 a aussi émis 13 billets en devises brésiliennes à l’ordre de Coral pour les 42 projets pour un montant de 612 358 624 cruzados.

 

[21]   Dans ses états financiers pour la période du 25 février au 31 décembre 1986, ARMC 2 a inscrit une dépense de recherche de 73 272 012 $ canadiens au titre du contrat de services conclu avec Coral le 25 février 1986. Pour inscrire une dépense semblable, ARMC 2 a fait la même chose que ARMC : elle a inscrit le montant initial versé comptant et la valeur des billets à terme en devises brésiliennes mais converties en devises canadiennes selon le taux de change en vigueur au jour des transactions intervenues avec Coral.

 

 

[16]           Aussi bien les dix-huit (18) billets à terme en devises brésiliennes signés par ARMC que les treize (13) d’ARMC 2, signés ou émis à l’ordre de Coral dans les deux cas, ne contenaient aucune clause de correction pour l’inflation, d’ajustement monétaire ou d’ajustement pour le taux de change. Si un contrat de couverture (hedge agreement) visant à protéger ARMC et ARMC 2 et leurs membres en cas d’appréciation de la devise brésilienne fut conclu entre les deux sociétés et Coral, il n’en existait toutefois aucun assurant la protection de Coral en cas de dépréciation de celle-ci.

 

[17]           Enfin, les billets furent cédés par Coral à la Fiducie Medical Research Trust. Ni Coral ni la Fiducie n’ont réclamé le paiement des billets une fois rendus à terme de sorte que les deux sociétés et leurs membres n’ont jamais eu à débourser quoique ce soit en conséquence de ces billets.

 

[18]           La recherche avait pour but de développer des trousses de diagnostic. Elle fut exécutée dans les laboratoires de Coral à Cambridge, en Angleterre. Aucune ne fut, cependant, menée dans ses locaux du Brésil.

 

[19]           Les deux sociétés ont réclamé des dépenses de RS&DE de l’ordre de plus de 143 272 793 $ canadiens. Celles-ci ont généré des pertes équivalentes pour les années 1985 et 1986.

 

Le consentement à jugement de l’intimée

 

[20]           Bien que le juge ait conclu que toutes les dépenses de RS&DE inscrites dans les états financiers des deux sociétés étaient déraisonnables dans les circonstances, l’intimée s’est dite prête à consentir à jugement pour certains montants payés comptant par les deux sociétés à Coral.

 

[21]           Dans le cas d’ARMC, le montant se chiffre à 1 750 020 $ canadiens, correspondant à cinq produits affichant une possible utilité diagnostique, au coût estimé de 348 914 $ canadiens chacun.

 

[22]           L’intimée accepte les paiements de 348 914 $ canadiens par produit versés par ARMC 2 à Coral pour les quarante-deux (42) produits visés dans son contrat avec Coral. Le total s’élève donc à 14 654 404 $ canadiens.

 

[23]           Comme les appelants participaient dans les deux sociétés, avec quelque six-cents (600) autres associés, l’intimée consent à ce que soit attribuée aux appelants seulement une portion des montants ci-haut mentionnés, correspondant à leur participation respective dans chacune des deux sociétés.

 

[24]           Le jugement à intervenir dans chacun des trois dossiers reflètera donc cette concession de l’intimée.

 

Le Manuel de l’ICCA était-il muet quant aux PCGR applicables au Canada et le juge a-t-il erré en appliquant de manière supplétive les principes comptables américains?

 

 

[25]           Pour mieux saisir l’importance du débat relatif à la question de l’application des PCGR, il importe de contraster la position des deux parties opposantes.

 

[26]           Le procureur des appelants soutient que la valeur des dépenses de RS&DE s’apprécie à partir du coût d’origine. C’est-à-dire que dans le présent contexte, cela signifie qu’il faut calculer la dépense engagée ou encourue par les billets promissoires payables en devises brésiliennes selon le taux de change en dollars canadiens en vigueur à la date de l’émission de ces billets. Selon cette méthode de calcul, les sociétés ARMC et ARMC 2 auraient affiché respectivement des dépenses de recherche de l’ordre de 70 et 73 millions de dollars canadiens dans leurs états financiers pour les années 1985 et 1986 respectivement.

 

[27]           Tout en reconnaissant la démarche initiale de prendre en compte le coût d’origine pour déterminer la valeur des dépenses de recherche, l’intimée affirme, et j’en conviens, que l’objectif fondamental de l’exercice est d’établir une image fidèle des affaires du contribuable et de son bénéfice réel pour l’année visée. Il cite Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, aux paragraphes 33 à 37 et 53, à l’appui de son opinion : voir aussi Bernick c. La Reine, 2004 D.T.C. 6409, au paragraphe 26 (C.A.F.).

 

[28]           Comme le juge l’a décidé, il fallait pour ce faire, dit l’intimée, « escompter la valeur des paiements dus à long terme à moins d’avoir des taux d’intérêt raisonnables, ce qui n’était pas le cas en l’espèce » : voir le paragraphe 121 des motifs de sa décision.

 

[29]           Déterminer si, à l’époque, soit dans les années 1985-1986, le Manuel de l’ICCA contenait des PCGR couvrant, comme en l’espèce, une situation impliquant des transactions avec paiements différés dans une économie hautement inflationniste est, à mon avis, une simple question de fait. Ou le Manuel traite de la question, ou il n’en traite pas.

 

[30]           Toutefois, pour pouvoir en faire une question de droit, les appelants nous réfèrent aux articles 1650.05 à 1650.10 du Manuel de juin 1983. Et ils font de ces articles une interprétation qui, selon eux, couvre les transactions avec paiements différés. Comme leur raisonnement le veut, l’interprétation de ces articles ou, si l’on préfère, la portée de ces articles impliquerait alors une question de droit.

 

[31]           L’approche ne manque pas d’ingéniosité, mais elle nécessite une interprétation de ces dispositions qui va bien au-delà de ce que le but et le texte de ces articles peuvent supporter.

 

[32]           Les passages auxquels on nous réfère traitent de la conversion des devises étrangères et des objectifs de la conversion dans le contexte où le but ultime de la conversion est d’exprimer en dollars canadiens les postes des états financiers d’un établissement étranger. Les articles 1650.05 et 1650.06 reflètent bien cette réalité :

 

OBJECTIFS DE LA CONVERSION

 

1650.05   Opérations conclues en devises étrangères : l’objectif de la conversion est d’exprimer ces opérations d’une façon compatible avec celle qui est adoptée pour exprimer les opérations effectuées au Canada. Étant donné que ces dernières sont automatiquement mesurées en dollars canadiens, le dollar canadien est l’unité de mesure appropriée en ce qui concerne les opérations conclues en devises étrangères. En conséquence, c’est la méthode temporelle qui doit être utilisée pour la conversion des opérations conclues en devises étrangères.

 

1650.06   Établissements étrangers : le but ultime de la conversion est d’exprimer en dollars canadiens les postes des états financiers de l’établissement étranger, de façon à présenter le mieux possible l’incidence des variations du cours du change sur l’entreprise, compte tenu des faits et de la situation économiques.

 

    [Je souligne]

 

[33]           Il m’apparaît assez clairement que ces dispositions ne traitent pas spécifiquement de la manière dont doivent être inscrites aux états financiers de sociétés canadiennes des transactions soumises à des paiements différés à long terme et à une spirale inflationniste, et j’ajouterais, anticipée de plus de 200 %.

 

[34]           Un des experts comptables, M. Weiner, produit par l’intimée a affirmé lors de son témoignage que le Manuel de l’ICCA était muet sur la question : voir le volume III des Extraits de documents pour l’audition, aux pages 9756 et 9757.

 

[35]           Face à ce vacuum des PCGR, il a effectué des recherches pour en arriver à une opinion. Il s’est inspiré de la pratique au niveau des comptables, de la littérature dans le domaine et des normes publiées par des organismes habilités dans des juridictions étrangères à développer des pratiques comptables : ibidem, à la page 9756.

 

[36]           Dans les publications qu’il a consultées sur le sujet, il a retenu celle de M. Ross Skinner, parue en 1972, un auteur canadien que, par méprise, le juge a cru être américain. Il est intéressant de voir que l’auteur insiste sur la nécessité d’escompter le montant de la transaction lorsque les paiements des sommes promises sont différés sur une longue période, à des taux d’intérêts déraisonnables dans un contexte hautement inflationniste et, j’ajouterais, exacerbés par le fait qu’ils soient non composés.

 

[37]           Dans le cadre de ses recherches, M. Weiner s’est arrêté à une opinion du Accounting Principles Board, qui a donné lieu à une directive de la part de l’organisme américain aussi tôt qu’en août 1971. Je la reproduis dans son intégralité en en soulignant certains passages plus pertinents :

 

In respect of discounting, APB Opinion No. 21: Interest on Receivables and Payables addressing the specific issue of discounting was issued (August 1971) by the Accounting Principles Board:

 

12.  Note exchanged for property, goods, or services. When a note is exchanged for property, goods, or service in a bargained transaction entered into at arm’s length, there should be a general presumption that the rate of interest stipulated by the parties to the transaction represents fair and adequate compensation to the supplier for the use of the related funds. That presumption, however, must not permit the form of the transaction to prevail over its economic substance and thus would not apply if

 

(1)  interest is not stated; or

(2)  the stated interest rate is unreasonable (emphasis added by author); or

(3)  the stated face amount of the note is materially different from the current cash sales price for the same or similar items or from the market value of the note at the date of the transaction.

 

In these circumstances, the note, the sales price, and the cost of the property, goods, or service exchanged for the note should be recorded of [sic] the fair value of the property, goods, or services or at an amount that reasonably approximates the market value of the note, whichever is the more clearly determinable. The amount may or may not be the same as its face amount, and any resulting discount of premium should be accounted for as an element of interest over the life of the note. In the absence of established exchange prices for the related property, goods, or service or evidence of the market value of the note, the present value of a note that stipulates either no interest or a rate of interest that is clearly unreasonable (emphasis added by author) should be determined by discounting all future payments on the notes using an imputed rate of interest as described in paragraphs 13 and 14. This determination should be made at the time the note is issued, assumed or acquired; any subsequent changes in the prevailing interest rates should be ignored.

 

                                                                                                                                        [Je souligne]

 

[38]           Le juge a retenu le témoignage de M. Weiner. Au paragraphe 110 des motifs de sa décision, il écrit :

 

[110]  Le témoin signale que les PCGR qu'il a suivis dans son rapport sont ceux qui étaient en vigueur en 1985 et 1986. Étant donné que le manuel de l’ICCA était muet sur la façon d’inscrire des transactions de paiement différé, le témoin a consulté certaines publications, notamment celle d’un auteur américain Ross M. Skinner « Accounting Principles. A Canadian Viewpoint »; 1972, p. 48, dont voilà l'extrait pertinent :

 

« In transactions where payment is not called for within a short period of time after performance it is clear that fair measurement of the amount of the transaction requires that the payments provided for under the contract be discounted, unless a reasonable rate of interest is provided for in the contract (emphasis added by author).

 

Thus, while this concept of discounting delayed payment transactions is obviously economically sound, it has complications in practice. Since most business transactions do not involve abnormal payment delays there may be a tendency in practice to ignore the discount factor implicit in the occasional transactions involving delayed payments.

 

The error in this has recently been recognized in APB Opinion No. 21, entitled « Interest on Receivables and Payables ».

 

In Canada, there has been no equivalent official recommendation. In its absence, occasional examples may be encountered of delayed payment amounts being recorded of [sic] face value rather than fair value. The practice, however, should no longer be regarded as generally accepted.

 

 

[39]           Avec respect, il appartenait au juge du procès d’apprécier la preuve, particulièrement celle des experts destinée à l’aider dans sa prise de décision. Je manquerais à mon devoir de réserve si je devais m’immiscer dans un processus de remise en question de celle-ci sur ce point.

 

[40]           Ce manquement serait d’autant plus flagrant et répréhensible que la décision du juge est supportée par une confluence de deux opinions contemporaines de firmes comptables des plus respectables.

 

[41]           En effet, comme le rapporte le juge à partir des preuves qui lui étaient soumises, la firme Clarkson Gordon, oeuvrant dans les années 1980, fut chargée de vérifier les états financiers d’ARMC au 31 décembre 1985 : voir le paragraphe 99 des motifs de la décision.

 

[42]           L’année suivante, la même firme fut sollicitée par ARMC 2 pour préparer ses états financiers. C’est alors qu’elle s’est aperçue que le taux d’intérêt de 11 % était nettement insuffisant compte tenu que les obligations étaient payables en devises brésiliennes. Il faut dire que, dans les trois années se terminant le 31 décembre 1984, le taux cumulatif d’inflation au Brésil s’élevait à 1,321 % : voir l’opinion de la firme comptable Peat Marwick datée du 4 mars 1986 adressée à la firme comptable Clarkson Gordon, volume III des Extraits de documents pour l’audition, à la page 9427.

 

[43]           Au paragraphe 101 des motifs de sa décision, le juge rapporte l’extrait suivant du témoignage de M. Doug Cameron qui travaillait pour la firme Clarkson Gordon :

 

The consequence of that was that we felt that the value of the notes was overstated in these financial statements, the value of the notes and the research expense was overstated in these financial statements by a significant amount.

 

                                                                                                                                        [Je souligne]

 

[44]           La firme Clarkson Gordon apprenait au 27 février 1986 que le taux d’intérêt pour un prêt à court terme de trois mois au Brésil s’élevait, selon la norme, à déjà 225 % alors qu’il était stipulé à seulement 11 % dans les transactions d’ARMC et d’ARMC 2 pour un long terme de sept à dix ans. Elle a donc consulté la firme Peat Marwick afin d’obtenir une opinion sur son analyse comptable des états financiers d’ARMC pour l’année 1985.

 

[45]           Le 4 mars 2986, Peat Marwick transmettait à Clarkson Gordon un avis fondé sur les PCGR au Canada : voir le volume III des Extraits de documents pour l’audition, à la page 9423. Cet avis faisait, lui aussi, état du fait que le Manuel de l’ICCA était silencieux à l’égard de plusieurs questions comptables, notamment celle de l’escompte dans le cas de dettes à long terme. Tout comme M. Weiner, l’expert comptable, la firme Peat Marwick s’est tournée vers des énoncés d’autres organismes professionnels comptables, des documents de travail et des recherches au Canada et aux États-Unis, des pratiques adoptées par des autorités réglementaires ou par législation et, enfin, des méthodes en usage à ce moment-là : ibidem, aux pages 9425 et 9427.

 

[46]           À la page 9429, la firme comptable souligne que l’opinion émise aux États-Unis en août 1971 pour fins de PCGR américains (opinion prônant la nécessité d’escompter les paiements futurs lorsque les taux d’intérêt sont déraisonnables) est généralement suivie au Canada. Elle ajoute que les taux élevés d’intérêt au Canada depuis 1980 ont accéléré le recours à la pratique d’escompter dans les rapports financiers au Canada.

 

[47]           S’adressant plus spécifiquement aux états financiers d’ARMC, elle conclut d’une façon non équivoque à la nécessité d’escompter les billets promissoires. Je reproduis cette conclusion que l’on retrouve aux pages 9433 et 9434 :

 

 

IV   CONCLUSION

 

The transaction represented by the Research and Development Proposal and Agreement is so pervasive a component of the Partnership’s financial statements, and the failure to discount would have so material an impact on those financial statements, that we cannot conclude with credibility that failure to discount would be a generally accepted practice in this circumstance. Consequently, we believe the promissory note in question should be discounted at a rate that provides a reasonable return on the borrowing, which would require consideration of both a monetary correction factor and a higher rate of interest. Failure to discount, in our view, would result in an overstatement of the R&D expense and the related liability.

 

Similarly, the notes receivable by the Partnership from individual investors should be discounted, as their terms in aggregate are identical to the terms of the notes payable.

 

We believe every effort should be made to determine a reasonable discount rate as this would be the most meaningful disclosure. If a reasonable estimate of the fair value of the transaction cannot be made because a reasonable discount rate cannot be determined, then a denial of opinion on the financial statements would be the necessary alternative.

 

 

[48]           Suite à cette opinion, la firme Clarkson Gordon retira les états financiers de 1985 qu’elle avait préparés pour ARMC.

 

[49]           Cette partie de la preuve que je viens de résumer qui, j’en suis conscient, ne rend pas justice à l’analyse détaillée que le juge en a faite, appuie et justifie la conclusion du juge qu’il fallait escompter la valeur des paiements dus à long terme, compte tenu des taux d’intérêt déraisonnables : voir le paragraphe 121 des motifs de sa décision.

 

Les dépens

 

[50]           Même si l’appel est accueilli en partie pour donner suite au consentement à jugement de l’intimée, un fait demeure. Les appelants ne se sont pas désistés de leurs appels. Ils ont cherché, mais sans succès, à faire reconnaître des dépenses de RS&DE de l’ordre de plus de 143 millions de dollars canadiens. Ils sont redevables des frais qu’ils ont ainsi occasionnés en appel pour la poursuite de cet objectif qui va bien au-delà du consentement à jugement.

 

[51]           En ce qui a trait aux frais de trois experts produits par l’intimée en Cour canadienne de l’impôt, je crois qu’il n’y a pas lieu d’accéder à la demande des appelants d’être relevés de leur paiement. Les appelants ont fait entendre des experts sur les questions relatives à la recherche entreprise par ARMC et ARMC 2. Une preuve d’expertise par l’intimée devenait alors, à toute fin pratique, nécessaire dans les circonstances. Au surplus, elle s’est avérée utile pour la détermination de la question en litige.

 

Conclusion

 

[52]           Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel à la seule fin de donner effet au consentement de l’intimée. Conformément à ce consentement, je reconnaîtrais aux appelants le droit à leur part respective des pertes autres qu’en capital générées par les paiements comptants de 1 750 020 $ canadiens dans la société ARMC et de 14 654 404 $ canadiens dans la société ARMC 2.

 

[53]           À tous autres égards, je rejetterais les appels avec dépens, limités à un seul jeu pour l’audition qui fut commune.

 

[54]           Copies des présents motifs seront déposées dans les dossiers A-87-08 et A-86-08 pour valoir au soutien des jugements à intervenir.

 

[55]           J’aimerais remercier les procureurs de chacune des parties pour la qualité de leur mémoire des faits et du droit ainsi que pour l’efficacité de leurs représentations orales à l’audience.

 

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            Pierre Blais, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-88-08

 

 

INTITULÉ :                                                   OLEG ROMAR c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 3 février 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE BLAIS

                                                                        LA JUGE TRUDEL

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 février 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Dominic C. Belley

POUR L’APPELANT

 

Me Guy Laperrière

Me Janie Payette

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-87-08

 

 

INTITULÉ :                                                   DAVID ELKINS c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 3 février 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE BLAIS

                                                                        LA JUGE TRUDEL

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 février 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Dominic C. Belley

POUR L’APPELANT

 

Me Guy Laperrière

Me Janie Payette

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-86-08

 

 

INTITULÉ :                                                   RAPHAEL EVANSON c. SA MAJESTÉ LA

                                                                        REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 3 février 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE BLAIS

                                                                        LA JUGE TRUDEL

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 février 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Dominic C. Belley

POUR L’APPELANT

 

Me Guy Laperrière

Me Janie Payette

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

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