Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20080619

Dossier : A-44-08

Référence : 2008 CAF 221

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

 

LA NATION No 195 DE SALT RIVER, AUSSI APPELÉE

BANDE INDIENNE No 759 DE SALT RIVER,

LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE SALT RIVER ET

LES CONSEILLERS CHRIS BIRD, TONI HERON,

SONNY MCDONALD ET MIKE BEAVER

 

appelants

et

FRIEDA MARTSELOS

intimée

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 18 juin 2008.

Jugement rendu à Vancouver (Colombie-Britannique), le 19 juin 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                         LA JUGE TRUDEL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE LINDEN

                                                                                                                     LA JUGE SHARLOW

 

 


 

Date : 20080619

Dossier : A-44-08

Référence : 2008 CAF 221

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

LA NATION No 195 DE SALT RIVER, AUSSI APPELÉE

BANDE INDIENNE No 759 DE SALT RIVER,

LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE SALT RIVER ET

LES CONSEILLERS CHRIS BIRD, TONI HERON,

SONNY MCDONALD ET MIKE BEAVER

 

appelants

et

FRIEDA MARTSELOS

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LA JUGE TRUDEL

[1]               En Cour fédérale, l’intimée, la chef Frieda Martselos, a contesté avec succès une décision du conseil de bande de la Première nation de Salt River prononçant sa destitution. L’appel en l’espèce porte sur la légitimité de la décision du conseil et de la résolution qu’il a adoptée pour donner effet à cette décision.

Les faits

[2]               La Première nation no 195 de Salt River, aussi appelée Bande indienne de Salt River no 759 (la PNSR), est une Première nation autochtone et une bande au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5 (la Loi sur les Indiens), dont les affaires sont administrées par un conseil formé d’un chef et de six conseillers.

 

[3]               Le 23 avril 2004, la PNSR a adopté un code électoral dans le but d’améliorer son administration à la suite d’événements entourant une élection tenue en novembre 2002 et qui s’est traduite par le renvoi, puis la réintégration de la majorité d’un ancien conseil (voir la décision Première nation Salt River no 195 (Conseil) c. Première nation Salt River no 195, 2003 CFPI 670, confirmée par 2003 CAF 385). Il n’est pas contesté que le code électoral [traduction] « se situe entre l’administration ordonnée de la collectivité et le chaos » (mémoire des faits et du droit des appelants, au paragraphe 3; mémoire des faits et du droit de l’intimée, au paragraphe 4).

 

[4]               Le présent appel, fondé sur le code électoral et l’interprétation de ses dispositions, s’inscrit dans le contexte suivant :

-                     Le 30 avril 2007, par une majorité de 11 voix, l’intimée Frieda Martselos (la chef) a remporté une élection partielle et a été élue chef de la PNSR pour un mandat devant prendre fin en août 2008.

-                     Le 7 mai 2007, quatre des cinq membres élus du conseil (les appelants) ont adopté une résolution du conseil de bande (la RCB) prononçant la destitution de la chef.

 

 

 

[5]               La RCB énumère 21 motifs de destitution :

[traduction]

1.         S’être conduite d’une manière autocratique, sans tenir compte de l’autorité légitime du conseil, en s’attribuant le pouvoir exclusif d’administrer les affaires de la PNSR, attitude qui va à l’encontre des coutumes et de la constitution de la PNSR;

 

2.                   Avoir méconnu et renié le droit coutumier et constitutionnel du conseil d’administrer les affaires de la PNSR par des mesures démocratiques et régulières, à raison d’une voix par membre élu du conseil;

 

3.                   Avoir refusé de communiquer avec les membres du conseil et de convoquer une réunion de conseil afin de diriger les affaires de la PNSR;

 

4.                   S’être introduite dans le bureau du sous-chef sans l’autorisation du conseil;

 

5.                   Avoir licencié les vérificateurs légalement nommés de la bande sans l’autorisation du conseil et contrairement à une résolution du conseil de bande valide qui nommait ces vérificateurs;

 

6.                   Avoir prétendu nommer un vérificateur sans l’agrément du conseil et contrairement à une résolution du conseil de bande valide qui nommait les vérificateurs en fonction;

 

7.                   Avoir emporté ou prétendu autoriser à emporter à Edmonton ou dans un autre endroit non connu et non autorisé des registres essentiels de la bande, y compris des registres financiers, des résolutions du conseil de bande, des dossiers électroniques et un ordinateur, le tout étant essentiel au maintien d’une bonne administration de la PNSR et à la bonne vérification des finances de la PNSR;

 

8.                   Avoir avisé à tort les banques de la bande qu’elle était la seule responsable des questions administratives et financières concernant la bande;

 

9.                   Avoir tenté d’obtenir l’accès à des fonds appartenant à la bande et détenus dans les comptes bancaires de la bande, et ce à l’insu du conseil et sans l’autorisation de celui-ci;

 

10.               Avoir menacé à tort et sans justification les banques de la bande d’intenter contre elles des poursuites au cas où elles continueraient d’honorer les chèques dûment écrits avec l’autorisation du conseil, tentant ainsi de geler les comptes bancaires de la bande;

 

11.               Avoir licencié l’agent financier de la bande sans l’autorisation du conseil;

 

12.               Avoir changé les serrures du bureau de la bande, expulsé les employés ainsi que les conseillers de la PNSR de leurs bureaux et refusé à ces derniers l’accès à leurs dossiers;

 

13.               Avoir tenté, par les actes susmentionnés, d’empêcher la PNSR de verser les salaires payables le 4 mai 2007 à près de 15 employés et de 30 étudiants;

 

[14.]          Avoir embauché deux personnes comme employés de la PNSR sans l’autorisation du conseil;

 

[15.]          Avoir rétrogradé Dave Poitras, administrateur de la bande, sans l’autorisation du conseil;

 

[16.]          Avoir prétendu annuler une élection partielle à venir sans l’autorisation du conseil;

 

[17.]          Avoir convoqué une assemblée générale des membres sans l’autorisation du conseil;

 

[18.]          Avoir licencié, sans l’autorisation du conseil, les étudiants collégiaux et autres qui travaillaient pour la PNSR;

 

[19.]          Avoir mis fin au poste de sous-chef sans l’autorisation du conseil;

 

[20.]          Avoir licencié, sans l’autorisation du conseil, les avocats Jerome Slavic et Gary Laboucan;

 

[21.]          Avoir prêté serment en tant que chef sans l’autorisation du conseil et avec l’intention de diriger la PNSR d’une manière autocratique, contrairement aux principes démocratiques inscrits dans la constitution de la PNSR.

 

[6]               La chef a tenté de faire annuler la RCB en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

 

[7]               En réponse, les appelants ont demandé à la Cour de décerner un bref de quo warranto, réitérant leur décision de destituer de son poste la chef récemment élue de la PNSR. 

 

Décision de la Cour fédérale

[8]               Dans un jugement rendu le 8 janvier 2008, le juge Beaudry (le juge) a annulé la résolution du conseil de bande (la RCB) destituant la chef de ses fonctions et a rejeté la demande pour l’obtention d’un bref de quo warranto (jugement répertorié sous la référence 2008 CF 8). D’où le présent appel.

[9]               À l’audience devant la Cour fédérale, les parties se sont entendues sur les questions en litige (au paragraphe 2 des motifs modifiés du jugement).

 

[10]           La première question, qui porte sur la convocation de la réunion du 7 mai 2007, touche essentiellement l’équité procédurale. La chef a soutenu que la réunion n’a pas été dûment convoquée conformément au principe énoncé à l’alinéa 2(3)b) de la Loi sur les Indiens. Pour étayer sa position, elle a avancé trois arguments, qui ont tous été rejetés par le juge suivant la norme de la décision correcte. Ses arguments étaient les suivants :

1.      on a omis de lui donner avis de la tenue de la réunion et de lui donner l’occasion de présenter des observations pour son propre compte;

2.      la réunion s’est déroulée sans qu’un ordre du jour ait été préparé par la chef, ce qui constitue un manquement;

3.      on a omis de donner avis de la réunion à la conseillère Joline Beaver.

 

[11]           En ce qui concerne le premier argument, le juge a indiqué qu’aucune disposition du code ou de la Loi sur les Indiens n’impose que l’avis prenne une forme particulière. Il a conclu que la chef a été avisée de la réunion à la fois oralement et par écrit et savait que la réunion avait pour objet général d’examiner les reproches des appelants à l’égard de sa conduite (au paragraphe 23 des motifs modifiés du jugement).

 

[12]           Quant au deuxième argument, le juge a statué que le code permet au conseil, lorsque les intérêts et priorités du conseil diffèrent de ceux du chef, d’apporter à l’ordre du jour les changements requis pour rendre compte de ces divergences. Le juge Beaudry a conclu : « Il ne serait pas conforme aux visées démocratiques du [code] que le chef puisse faire obstacle aux tentatives faites par le conseil pour se réunir en refusant simplement de rédiger et de présenter un ordre du jour » (au paragraphe 25 des motifs modifiés du jugement).

 

[13]           Enfin, pour ce qui est du troisième argument, le juge a conclu que « [l]a présomption de régularité procédurale s’applique en l’espèce » et qu’« [i]l était loisible à la [chef] de présenter une preuve susceptible de réfuter la présomption » (aux paragraphes 27 et 28 des motifs modifiés du jugement). Il a estimé qu’aucune preuve de ce genre n’avait été présentée à la Cour (au paragraphe 28 des motifs modifiés du jugement).

 

[14]           Devant notre Cour, la chef soulève à nouveau la question de l’équité procédurale, mais elle renonce à son troisième et dernier motif de plainte.

 

[15]           Par ailleurs, la seconde question porte sur l’interprétation juridique du code électoral et son application aux faits de l’espèce. Les parties l’ont formulée en ces termes : « Existe-t-il des motifs de destitution de la chef? » (au paragraphe 2 des motifs modifiés du jugement). À l’audience de l’appel, les appelants ont reformulé la question, demandant à notre Cour de décider [traduction] « si le conseil était habilité à prendre la décision consignée dans la RCB ».

 

[16]           En Cour fédérale, la chef a plaidé qu’aucun des motifs énumérés dans la RCB contestée n’est prévu à l’article 19.1 du code, lequel dresse la liste des motifs pour lesquels un chef ou un conseiller peut être destitué.

 

[17]           Les dispositions pertinentes sont rédigées comme suit :

[traduction]

19.        DESTITUTION

 

19.1           Motifs de destitution

La destitution d’un chef ou d’un conseiller peut être prononcée par le conseil pour les motifs suivants :

 

19.1.1      Il a été absent à trois (3) assemblées consécutives de la Première nation ou à trois réunions consécutives du conseil, alors que la réunion ou l’assemblée lui avait été notifiée par avis écrit ou oral, et il n’a communiqué par écrit au conseil aucune raison valable justifiant son absence;

19.1.2      Il se présente aux réunions du conseil, aux assemblées communautaires ou aux autres événements publics dans un état d’ébriété ou d’intoxication par la drogue, ou en affichant un comportement désordonné, violent ou autrement irresponsable, entravant ainsi la conduite des affaires ou jetant le discrédit sur le conseil de la Première nation;

19.1.3      Il néglige de remplir ses obligations selon ce que prévoit l’annexe B ou contrevient aux Lignes directrices relatives aux conflits d’intérêts en ce qui concerne le chef et le conseil, qui sont reproduites à l’annexe C;

19.1.4      Il a été accusé ou reconnu coupable d’un acte criminel en application du Code criminel;

19.1.5      Il s’est livré à des pratiques électorales malhonnêtes, dont la preuve fut découverte et établie après le délai d’appel;

19.1.6      Il ne résidait pas dans le voisinage de Fort Smith durant son mandat;

19.1.7      Il a été suspendu trois (3) fois conformément à l’article 18, durant son mandat;

19.1.8      Il n’a pas démissionné ou n’a pas repris ses fonctions après une absence de soixante (60) jours, contrairement à ce que requiert l’article 16.3.

 

19.2           Après confirmation satisfaisante des motifs de destitution, le conseil peut, par résolution exposant les motifs, destituer de ses fonctions le chef ou le conseiller.

 

[18]           Les appelants ont répondu que les motifs de destitution relevaient plus particulièrement de l’article 19.1.3 du code, qui traite des obligations du chef et du conseil énoncées à l’annexe B du même code, en particulier de l’article 5, intitulé « Administration », qui énonce ce qui suit à l’alinéa a) :

[traduction]

5.         ADMINISTRATION

a)         Le Conseil garantira l’administration stable, compétente et efficace de la Première nation. 

 

 

[19]           Là encore, examinant la décision du conseil suivant la norme de la décision correcte, le juge a constaté la gravité du conflit entre les parties et a dit ne pas penser « que l’on puisse dire que la demanderesse, en sa qualité de chef, a manqué à son obligation d’[traduction] “ assurer l’administration stable, compétente et efficace de la Première nation ” au cours de la semaine qui a suivi son élection [même si] [d]e toute évidence, elle a mal interprété ses fonctions de chef » (au paragraphe 31 des motifs modifiés du jugement). Il a convenu avec les appelants que cette interprétation erronée a occasionné « confusion, tension et stress », mais, a-t-il estimé, « [e]n fin de compte, la bande n’a pas subi de pertes financières et il n’y a pas eu détournement de fonds » (au paragraphe 31 des motifs modifiés). 

 

[20]           Le juge a conclu « que les raisons pouvant justifier la destitution de la [chef] de sa fonction de chef si peu de temps après son élection sont insuffisantes » [non souligné dans l’original] (au paragraphe 37 des motifs modifiés).

 

[21]           Par conséquent, comme il a été mentionné, le juge Beaudry a accueilli la demande de la chef et a annulé la RCB, sans dépens. La décision du juge de ne pas adjuger de dépens à l’intimée est contestée par voie d’appel incident (mémoire des faits et du droit de l’intimée, aux paragraphes 84 à 94). L’appel incident sera examiné plus loin.

 

[22]           Enfin, le juge a refusé de décerner le bref de quo warranto que sollicitaient les appelants. Toutefois, ces derniers ne font pas appel de cette partie du jugement.

Questions en litige

[23]           Notre Cour doit trancher les questions suivantes :

1. Quelles sont les normes de contrôle appropriées?

2. La convocation et la tenue de la réunion du 7 mai 2007 sont-elles conformes à l’équité procédurale?

3. En se fondant sur l’interprétation qu’il convient de donner au code électoral et d’après les faits de l’espèce, était-il raisonnable de la part du conseil de destituer Mme Martselos de ses fonctions de chef de la PNSR?

 

Analyse

 

Normes de contrôle

[24]           Étant donné que le présent appel porte sur une décision de la Cour fédérale, les principes énoncés dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, s’appliquent. La détermination de la norme de contrôle appropriée est une question de droit; si notre Cour constate une erreur à cette étape de l’analyse du juge, il lui faudra y substituer la norme de contrôle appropriée et soit examiner la décision rendue par le conseil, soit renvoyer l’affaire à la lumière de cette correction (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, au paragraphe 43; Nagalingam c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CAF 153, au paragraphe 30).

 

[25]           Pour décider de la norme de contrôle à appliquer, le juge a abordé les deux questions dont avaient convenu les parties comme une seule et même question générale, se demandant « si le conseil a outrepassé ses pouvoirs » (au paragraphe 16 des motifs modifiés du jugement).

 

[26]           Après avoir arrêté que les questions en litige avaient trait à la compétence et à l’équité procédurale, le juge a choisi d’examiner la décision du conseil selon la norme de la décision correcte (Canada (Procureur général) c. Clegg, 2008 CAF 189, au paragraphe 19; Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29). Cependant, je suis partiellement en désaccord avec la caractérisation qu’a faite le juge des questions en litige.

 

[27]           À mon avis, la question de savoir si la destitution était justifiée constitue une question mixte de fait et de droit, et non exclusivement une question de compétence ainsi que l’a conclu le juge (au paragraphe 18 des motifs modifiés du jugement).

 

[28]           En me fondant sur l’analyse relative à la norme de contrôle (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]) et sur les quatre facteurs bien connus, je conclus que l’interprétation du code par le conseil doit être évaluée à la lumière de la norme de la décision correcte, alors que l’examen des faits par le conseil et les mesures que le conseil a prises à la suite de cet examen commandent un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. 

 

[29]           En premier lieu, je remarque que le code électoral ne comporte pas de clause privative, ce qui n’emporte ni devoir de réserve ni examen plus rigoureux. 

 

[30]           Deuxièmement, bien que le conseil jouisse d’une plus grande expertise relativement à des questions comme la connaissance des coutumes de la bande et la détermination des faits (voir les décisions Vollant c. Sioui, 2006 CF 487, au paragraphe 31; Giroux c. Salt River First Nation, 2006 CF 285, au paragraphe 54, modifiée pour d’autres motifs dans 2007 CAF 108 [Giroux]), les conseillers, qui sont élus par les membres de la PNSR, n’ont pas d’expertise particulière dans l’interprétation du code électoral (voir Première nation de Grand Rapids c. Nasikapow, [2000] A.C.F. no 1896 (C.F.) (QL), au paragraphe 62, [Grand Rapids]; Okeymow c. Nation crie Samson, 2003 CFPI 737, aux paragraphes 27 et 28, [Okeymow]), et n’ont certes pas à cet égard une expertise plus grande que celle de notre Cour.

 

[31]           Pour ce qui est du troisième facteur, je reconnais que l’adoption du code électoral constitue un exercice, par la PNSR, des droits que lui reconnaît la loi. La bande a adopté des dispositions fixant les règles de sa procédure électorale, mais l’objet du code électoral ne requiert pas la mise en équilibre attentive d’une diversité d’intérêts. Ce facteur suggère une norme de retenue moins élevée (voir les décisions Okeymow, précitée, aux paragraphes 30 et 31, et Grand Rapids, précitée, au paragraphe 63); toutefois, dans la mesure où le conseil se prononçait sur le droit de la chef d’occuper ses fonctions, un examen plus rigoureux s’impose (Giroux, précitée, au paragraphe 54).

 

[32]           Enfin, il importe que le conseil interprète correctement le code à l’égard des questions principales pour agir dans les limites de sa compétence. L’interprétation du code doit être fondée en droit, et aucune retenue n’est justifiée sur ce point. Si la Cour conclut que l’interprétation du code est fondée en droit, l’application de cette interprétation aux faits et l’exercice par le conseil de son pouvoir discrétionnaire engage à une plus grande retenue, donnant lieu à l’application de la norme de la décision raisonnable. 

 

[33]           Cela dit, j’aborderai maintenant les autres questions soulevées en appel.

 

 

 

La convocation et la tenue de la réunion du 7 mai 2007 sont-elles conformes à l’équité procédurale?

[34]           Le dossier indique que le 4 mai 2007, les appelants ont signé un document intitulé [traduction] « Avis à Frieda Martselos, chef élue », lequel informait Mme Martselos que le conseil [traduction] « envisage sa destitution immédiate du poste de chef élue pour les motifs énumérés dans les articles de destitution énoncés ci-dessous » (dossier d’appel, vol. 2, à la page 252). Ces articles consistaient dans les 21 motifs de destitution reproduits au paragraphe 5 des présents motifs du jugement. Les appelants ont tenté à deux occasions de remettre le document à la chef, par l’intermédiaire de la GRC puis d’un fonctionnaire du ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada, mais la chef a refusé de le recevoir, refusant ensuite d’ouvrir l’enveloppe.

 

[35]           Je souscris à l’avis du juge Beaudry selon lequel « [l]a demanderesse ne peut invoquer le fait qu’elle a refusé de se présenter à la réunion ou d’accepter signification de l’enveloppe contenant l’information pertinente pour faire valoir par la suite que son droit à l’équité procédurale n’a pas été respecté » (au paragraphe 23 des motifs modifiés du jugement).

 

[36]           Si la chef avait ouvert l’enveloppe, elle aurait été correctement informée des intentions du conseil. Le contenu de l’avis était complet et explicite. L’aveuglement volontaire de la chef ne lui permet pas d’invoquer l’absence de préavis.

 

[37]           Quant à l’argument de la chef portant que la réunion n’a pas été dûment convoquée parce qu’elle n’avait pas préparé un ordre du jour comme le prévoit l’alinéa 3a) du code électoral, j’estime d’un commun accord avec le juge Beaudry qu’il ne saurait être retenu (voir au paragraphe 25 des motifs modifiés du jugement). La chef fait valoir avec raison que le but de l’ordre du jour est d’aviser les conseillers à l’avance, de façon à leur permettre de se préparer. C’est précisément le but que visait le préavis contenu dans l’enveloppe qui n’a pas été ouverte.

 

[38]           À l’audience, la chef a développé cet argument, ajoutant que la conséquence logique de l’alinéa 3a) du code, qui prescrit au chef de préparer l’ordre du jour, est que seul le chef est habilité à convoquer une réunion du conseil. Je ne partage pas cet avis.

 

[39]           La chef demande à notre Cour de déceler dans le code électoral une intention que le législateur n’a pas exprimée. Le code est muet quant aux personnes autorisées à convoquer une réunion du conseil (sauf dans le cas d’une [traduction] « réunion spéciale », prévue à l’article 2.1.7 du code). Auss,i la chef ne m’a-t-elle pas convaincue que la conclusion du juge Beaudry est erronée.

 

En se fondant sur l’interprétation qu’il convient de donner au code électoral et d’après les faits de l’espèce, était-il raisonnable de la part du conseil de destituer Mme Martselos de ses fonctions de chef de la PNSR?

[40]           Il n’est pas contesté que l’un des principaux objectifs du code électoral est d’administrer efficacement les ressources financières et naturelles de la PNSR, de manière stable et responsable, sur une base solide de [traduction] « principes de saine administration » (Avis aux électeurs, dossier d’appel, vol. 1, à la page 109).

 

[41]           Le code énonce clairement dans son préambule qu’il est dans le meilleur intérêt de la PNSR d’être guidée par l’application de principes démocratiques et que les coutumes et traditions de la bande requièrent l’élection démocratique, équitable et transparente du chef et du conseil.

 

[42]           Je reconnais qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait du conseil de la bande, mais le conseil doit néanmoins agir en fonction de la primauté du droit et en vue d’assurer la protection de la bande (voir Nation crie de Long Lake c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] A.C.F. no 1020 (C.F.) (QL), au paragraphe 21; Première nation de Qualicum c. Recalma‑Clutesi, 2006 CF 854, au paragraphe 28). L’administration ordonnée fait partie intégrante de la primauté du droit. Elle suppose que dans l’exercice des pouvoirs dont il est investi, le conseil doit expliquer aux personnes directement touchées par ses décisions ainsi qu’aux membres de la bande, envers lesquels il est responsable en tant qu’organisme élu, les motifs justifiant ces décisions.

 

[43]           La RCB du 7 mai 2007 se borne à déclarer que la chef s’est conduite [traduction] « d’une manière qui va à l’encontre des coutumes, de la constitution et de la bonne administration de la PNSR et qui constitue des motifs de destitution », à savoir les 21 motifs énoncés ci-dessus (dossier d’appel, vol. 1, à la page 92).

 

[44]           La plupart des faits invoqués à l’appui des motifs de destitution ont été énergiquement contestés par la chef, et le dossier n’établit pas clairement ce qui s’est réellement passé. Ce qui ressort nettement de la preuve, en revanche, c’est la tension existant entre les appelants et la chef et la décision prise par celle-ci, après l’élection partielle, de reporter toute réunion avec le conseil, officiellement ou de façon informelle, jusqu’à ce qu’une vérification indépendante ait été faite et une assemblée générale, convoquée pour le 15 mai 2007, tenue (voir la transcription de la réunion du 3 mai 2007 dans le dossier d’appel, vol. 5, à la page 807).

 

[45]           Je vois mal comment la décision du conseil, en l’occurrence, peut constituer un exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire. Pour les mêmes motifs exactement, le code électoral permettait au conseil soit de suspendre (article 18), soit de destituer (article 19) la chef de son poste.

 

[46]           La RCB ne comporte aucune indication relativement au processus décisionnel du conseil. Ni la chef, ni les membres ne sont informés, en lisant la RCB, de la façon dont le conseil a décidé quels étaient les faits acceptés par rapport aux faits allégués, ni des éléments sur lesquels il s’est fondé pour arrêter la solution qu’il a retenue. Ni la chef, ni les membres n’étaient en mesure de vérifier « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » qui a mené à l’adoption de la RCB contestée (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). C’est à ces facteurs que tient principalement le caractère raisonnable dans le cadre d’un contrôle judiciaire (ibid.). Je conclus en conséquence que la décision du conseil est déraisonnable parce qu’elle manque de justification, de transparence et d’intelligibilité. 

 

[47]           Dans les circonstances, j’estime qu’il est superflu et inapproprié pour notre Cour de commenter le bien-fondé des motifs sur lesquels le conseil a fondé sa décision. Je m’empresse d’ajouter que je ne fais pas miennes les conclusions du juge Beaudry relativement à la suffisance des motifs de la destitution et à la gravité de la sanction imposée par le conseil.

 

[48]           Je réitère simplement que le conseil doit respecter la primauté du droit dans l’exercice de ses pouvoirs, en gardant à l’esprit l’importance prédominante que doivent tenir les intérêts de la bande. Avec égards, un code électoral plus élaboré, interprété et appliqué de manière équitable et transparente, contribuerait considérablement à atteindre ce noble objectif et à éviter, peut-on espérer, des situations comme celle qui nous occupe, qui sont contre-productives et extrêmement perturbantes pour toutes les personnes concernées.

 

[49]           En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

[50]           J’examinerai maintenant l’appel incident.

 

Appel incident : les dépens de l’instance en Cour fédérale

[51]           La chef (qui est appelante dans l’appel incident) soutient que le juge Beaudry a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa demande pour obtenir des dépens sur une base procureur‑client, demande qu’elle a justifiée en faisant valoir que les questions soulevées dans sa demande revêtaient une [traduction] « importance collective cruciale » pour les membres de la PNSR. À titre subsidiaire, elle avance que puisqu’elle a eu gain de cause devant la Cour fédérale, elle a droit, à tout le moins, aux dépens entre parties. Je ne suis pas d’accord. 

 

[52]           En vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, l’adjudication des dépens relève entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

 

[53]           L’intervention de notre Cour est limitée aux cas dans lesquels le juge statuant sur la requête, manifestement, « n’a pas suffisamment accordé d’importance à toutes les considérations pertinentes, a commis une erreur de droit ou a mal interprété les faits » (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada, 2007 CSC 2, au paragraphe 49). Le juge a fait remarquer que la chef avait elle-même contribué à créer un certain degré de « confusion, tension et stress » relativement à la situation, et il a refusé d’adjuger des dépens en sa faveur même si elle a obtenu gain de cause dans sa demande (au paragraphe 31 des motifs modifiés du jugement). Compte tenu de cette décision, il était inutile que le juge Beaudry examine la demande de la chef pour obtenir des dépens sur une base procureur‑client. Le juge n’a commis aucune erreur en concluant comme il l’a fait. 

 

[54]           La chef renouvelle sa demande pour obtenir des dépens sur une base procureur‑client dans le cadre du présent appel et de l’appel incident. L’adjudication de dépens sur la base procureur‑client constitue l’exception plutôt que la règle (Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des  Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, au paragraphe 86). De plus, la chef n’a pas démontré que la présente affaire soulève une question d’intérêt et d’importance pour le public. Tant la nature du litige que la conduite de la chef dont a fait état le juge, militent contre la conclusion recherchée.

 

[55]           Par conséquent, je rejetterais l’appel incident avec dépens.

 

« Johanne Trudel »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

            A. Linden, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            K. Sharlow, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                          A-44-08

 

 

INTITULÉ :                                                         NATION No 195 DE SALT RIVER ET AL. c. FRIEDA MARTSELOS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 Le 18 juin 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                              LA JUGE TRUDEL

 

Y ONT SOUSCRIT :                                           LE JUGE LINDEN

                                                                              LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                        Le 19 juin 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Harvey, c.r.

Christopher Watson

 

POUR LES APPELANTS

David C. Rolf

K. Colleen Verville

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MacKenzie Fujisawa s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES APPELANTS

 

Parlee McLaws s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTIMÉE

 

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