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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20080611

Dossier : A-366-07

Référence : 2008 CAF 207

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE BLAIS

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

CANWEST MEDIAWORKS INC.

appelante

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 juin 2008.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 11 juin 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                   LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE SEXTON
                                                                                                                                 LE JUGE BLAIS

 


Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20080611

Dossier : A-366-07

Référence : 2008 CAF 207

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE BLAIS

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

CANWEST MEDIAWORKS INC.

appelante

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               La Cour statue sur l’appel d’une décision de la Cour fédérale par laquelle la juge Snider a fait droit à une requête présentée par le Procureur général du Canada et par le ministre de la Santé (les intimés) en vue de faire rejeter pour défaut de qualité pour agir une demande de contrôle judiciaire introduite par CanWest Media Works Inc. (CanWest) : CanWest Media Works Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 752.

 

[2]               CanWest est une société canadienne dont les revenus proviennent de la publicité qu’elle fait dans des médias dans lesquels elle a des intérêts, notamment la presse écrite, la télévision et les publications en ligne. Dans sa demande de contrôle judiciaire, CanWest réclame un bref de mandamus enjoignant aux intimés d’effectuer une enquête et d’intenter des poursuites contre des entreprises américaines de la presse écrite et électronique qui distribueraient au Canada, dans des magazines, sur des chaînes de télévision par câble et sur l’Internet, de la publicité concernant des médicaments sur ordonnance qui contreviennent à la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F-27 (LAD), et au Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 (RAD).

 

[3]               Ces dispositions législatives et réglementaires interdisent de faire au Canada de la « publicité directe aux consommateurs » (PDC) au moyen de messages publicitaires affirmant qu’un médicament déterminé traite, prévoit ou guérit les maladies, désordres et états physiques anormaux nommément désignés (LAD, paragraphe 3(1)), et elles limitent la publicité sur les médicaments énumérés à leur nom, leur prix et la quantité de la drogue (RAD, article C.01.044). La législation américaine est plus permissive en matière de publicité directe aux consommateurs.

 

[4]               CanWest soutient dans le présent appel que la juge Snider a commis deux erreurs dans la façon dont elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en faisant droit à la requête présentée par les intimés en vue de faire rejeter la demande de contrôle judiciaire pour défaut de qualité pour agir. Elle aurait tout d’abord négligé d’examiner si elle disposait d’un dossier de preuve suffisamment exhaustif pour pouvoir trancher la question de la qualité pour agir à titre de question préliminaire dans le cadre d’une requête en rejet. En second lieu, elle aurait refusé de reconnaître à CanWest la qualité pour agir dans l’intérêt public en concluant que CanWest n’avait pas un intérêt véritable en ce qui concerne l’objet de la demande de contrôle judiciaire et en concluant qu’on ne devait pas reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public à CanWest parce qu’il existait des personnes qui conviennent mieux qu’elle pour contester le défaut des intimés de faire respecter la loi.

 

[5]               Lors des débats, l’avocat de l’appelante a renoncé à l’argument suivant lequel la juge Snider avait également commis une erreur en concluant que CanWest n’était pas « directement touchée » au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, par le présumé manquement des intimés à leur obligation de veiller au respect de l’interdiction de la PDC prévue par la loi en ce qui concerne les entreprises américaines de la presse écrite et électronique dont les publications sont offertes au Canada.

 

B.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

(i) La requête en rejet était-elle prématurée?

[6]               L’avocat de CanWest affirme que le tribunal saisi d’une requête en radiation ne devrait rejeter une demande de contrôle judiciaire que dans les cas les plus évidents. Lorsque, comme dans le cas qui nous occupe, le demandeur n’a pas la qualité pour agir, le tribunal devrait permettre l’instruction de la demande afin d’être en mesure de trancher la question de la qualité pour agir sur le fondement d’un dossier de preuve complet. L’avocat soutient qu’en l’espèce, certains aspects de la question de la qualité pour agir requièrent une analyse plus approfondie dans le cadre de la demande elle-même, et qu’il est prématuré pour le tribunal saisi d’une requête en radiation de trancher la question de la qualité pour agir en tant que question préliminaire.

 

[7]               L’avocat cite l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Gouverneur en conseil), 2007 CAF 374, dans lequel la Cour, sous la plume du juge Sexton, déclare (au paragraphe 14) que le juge ne doit pas trancher une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire sans avoir d’abord exercé expressément son pouvoir discrétionnaire en décidant si la question de la qualité pour agir peut régulièrement être décidée dans le cadre de la requête. L’avocat affirme que, dans le cas qui nous occupe, la juge Snider n’a pas abordé cette question, mais qu’elle semble avoir simplement présumé (au paragraphe 10) qu’il convenait de statuer sur le fond de la requête parce que la qualité pour agir constitue l’une des deux exceptions à la règle générale suivant laquelle le tribunal ne devrait exercer son pouvoir de radiation que lorsque la demande est « irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie ».

 

[8]               Je suis d’accord pour dire que la juge Snider n’a pas explicitement reconnu que, même lorsqu’une requête en radiation est fondée sur le défaut de qualité pour agir du demandeur, le tribunal doit quand même se demander s’il convient de trancher la question de la qualité pour agir dans le cadre de la requête en radiation et si cette question satisfait au critère exigeant applicable en matière de radiation. Je tiens à signaler que notre Cour a rendu sa décision dans l’affaire Apotex précitée après que la juge Snider eut rendu la sienne; la juge Snider s’est fondée sur la décision de la Cour fédérale (2007 CF 232), que notre Cour a infirmée.

 

[9]               Si la juge de première instance a commis une erreur à cet égard, notre Cour peut, en appel, décider par elle-même si, sur le fondement du dossier de la requête et des observations orales des avocats, la question du présumé défaut de qualité pour agir de CanWest peut régulièrement être tranchée dans le cadre de la requête. À mon avis, elle peut l’être.

 

[10]           Au moment de la requête en radiation, CanWest avait déposé ses affidavits à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire et elle n’a pas indiqué qu’elle souhaitait présenter d’autres éléments de preuve sur la demande principale ou sur la question de la qualité pour agir. La Cour a en mains tous les éléments dont elle a besoin pour décider si CanWest a la qualité pour agir. Pour les motifs ci-après exposés, la Cour estime que CanWest n’a manifestement pas la qualité pour agir pour le seul motif qui est encore avancé, en l’occurrence en tant que partie demanderesse représentant l’intérêt public. La demande doit par conséquent être rejetée.

 

(ii) Qualité pour agir dans l’intérêt public

[11]           CanWest soutient que la juge Snider a commis deux erreurs dans la façon dont elle a appliqué le critère posé dans l’arrêt Borowski c. Canada (Ministre de la Justice), [1981] 2 R.C.S. 575. Elle affirme que la juge Snider a tout d’abord commis une erreur de droit en concluant que CanWest n’avait pas d’« intérêt véritable » à assurer l’application non discriminatoire de l’interdiction de la PDC prévue par la loi, parce qu’elle avait déjà saisi la Cour supérieure de justice d’une demande visant à obtenir un jugement invalidant les dispositions législatives en question au motif qu’elles portent atteinte à la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[12]           Suivant l’avocat, la conclusion du juge des requêtes est illogique. À son avis, il est parfaitement logique pour CanWest de soutenir que la loi est invalide tout en insistant pour qu’elle soit, dans l’intervalle, appliquée uniformément tant en ce qui concerne les sociétés canadiennes que les sociétés américaines. Si, dans ses publications, CanWest avait fait de la PDC, les intimés auraient probablement intenté contre elle des poursuites dans lesquelles elle aurait eu la qualité pour soulever en défense l’invalidité de la loi. L’avocat fait valoir qu’ayant décidé de respecter la loi, en tant que société commerciale responsable, CanWest ne devrait pas maintenant être déclarée irrecevable, pour défaut de qualité pour agir, à contester la légalité du défaut des intimés de faire respecter la loi, alors que ce défaut touche à l’essence même du principe de la primauté du droit.

 

[13]           Bien que l’argument que l’avocat a habilement formulé soit séduisant, je ne puis y souscrire. Pour décider, dans l’affaire Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236 (Conseil canadien), qu’il y avait lieu de reconnaître à l’appelant la qualité pour agir dans l’intérêt public, le juge Cory a expliqué (à la page 254) que l’appelant avait « démontré un intérêt réel et constant » en ce qui concerne l’objet général du litige, en l’occurrence, les problèmes auxquels étaient confrontés les immigrants et les réfugiés. En revanche, l’intérêt que possède CanWest relativement au respect de la loi est purement temporaire et tributaire de l’issue de l’action qu’elle a intentée devant la Cour supérieure de justice en vue d’obtenir un jugement invalidant l’interdiction de la PDC prévue par la loi. L’instruction de cette action devrait avoir lieu dans environ quatre mois. L’objectif principal de CanWest est de faire invalider la loi; pourtant, au cours des dix années durant lesquelles le recours à la PDC s’est répandu, CanWest n’a pas intenté de poursuites en vue de protester contre le présumé défaut des intimés de faire respecter la loi.

 

[14]           Le fait que l’intérêt de CanWest à faire respecter l’interdiction de la PDC soit d’ordre commercial permet également de penser qu’elle n’a pas l’« intérêt réel et constant » nécessaire pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. On tient compte des intérêts privés principalement lorsqu’il s’agit de déterminer si les personnes en cause sont « directement touchées » par la mesure administrative contestée, ce qui leur permet de se voir reconnaître de plein droit la qualité pour agir.

 

[15]           Dans le cas qui nous occupe, la juge de première instance a conclu que CanWest n’était pas « directement touchée » parce que le tort que le défaut des intimés de faire respecter la loi avait, selon ses dires, causé à ses intérêts commerciaux était trop spéculatif et indirect. CanWest ne peut certainement pas invoquer un intérêt qui ne satisfait pas aux conditions exigées pour se voir reconnaître la « qualité pour agir dans l’intérêt privé » pour établir qu’elle a un « intérêt véritable » lui permettant d’obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[16]           Le fait que la qualité pour agir dans l’intérêt public ait été reconnue à l’appelante dans l’arrêt Harris c. Canada (Ministre du Revenu national), [2000] 4 C.F. 37 (C.A.) n’est d’aucun secours pour CanWest parce que, dans cette affaire, contrairement à la présente, le Procureur général avait pratiquement admis que l’appelant avait un intérêt véritable dans la question en litige.

 

[17]           Comme j’ai conclu que CanWest n’a pas d’« intérêt véritable » dans l’objet de sa demande, il n’est pas nécessaire que j’examine l’argument suivant lequel la juge Snider aurait également commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question au tribunal. CanWest explique qu’elle ne s’est pas demandée si « selon la prépondérance des probabilités » (Conseil canadien, à la page 252), l’un quelconque des intervenants qui s’opposaient à l’action qu’elle avait introduite devant la Cour supérieure de justice contesterait le présumé défaut des intimés d’obliger les sociétés américaines à respecter l’interdiction touchant la PDC.

 

[18]           À mon avis, les intervenants en question (des membres d’un groupement d’organisations représentant notamment les intérêts des consommateurs de produits pharmaceutiques, des patients, un syndicat, ainsi que ceux qui comptent sur le régime d’assurance-maladie de leur employeur) constituent de meilleurs représentants de l’intérêt public que CanWest pour ce qui est de l’application de la loi. Leur intervention devant la Cour supérieure de justice montre leur empressement et leur aptitude à recourir à la loi lorsqu’à leur avis, l’intérêt public à faire respecter l’interdiction légale frappant la PDC au Canada est en jeu. Il n’est pas déraisonnable de penser que, si CanWest est déboutée de son action et que la constitutionnalité des dispositions législatives interdisant la PDC est confirmée, ceux qui sont disposés à intervenir à l’action seraient également disposés à contester l’application par trop relâchée de la loi, et ce, même s’ils ne l’ont pas fait plus tôt. 

 

C.        DISPOSITIF

[19]           Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je souscris à ces motifs.

           J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

 

« Je souscris à ces motifs.

           Pierre Blais, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L. 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                          A-366-07

 

(APPEL DE L’ORDONNANCE PRONONCÉE LE 16 JUILLET 2007 PAR LA JUGE SNIDER DE LA COUR FÉDÉRALE DANS LE DOSSIER T-416-07 DE LA COUR FÉDÉRALE.)

 

INTITULÉ :                                                         CANWEST MEDIAWORKS INC. c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 Le 9 juin 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                              le juge Evans

 

Y ONT SOUSCRIT :                                           le juge Sexton

                                                                              le juge Blais  

 

DATE DES MOTIFS :                                        Le 11 juin 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Martin Teplitsky, c.r.

Andrew K. Lokan

 

POUR L’APPELANTE

 

Joseph Cheng

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Teplitsky, Colson

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Paliare Roland Rosenberg Rothstein s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’APPELANTE

 

 

 

POUR L’APPELANTE

 

 

POUR LES INTIMÉS

 

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