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Date : 20080305

Dossier : A-211-07

Référence : 2008 CAF 84

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE LÉTOURNEAU               

                        LE JUGE NADON

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

BAGAMBAKE EUGENE MUNDERERE,

JUDITH RANGO,

CYNTHIA MUNDERERE MEREKATETE,

EUNICE MUNDERERE INGABIRE,

SARAH MUNDERERE MUGENI

 

intimés

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 10 janvier 2008

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 mars 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE DÉCARY

                                                                                                               LE JUGE LÉTOURNEAU

 

 


 

Date : 20080305

Dossier : A-211-07

Référence : 2008 CAF 84

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

            LE JUGE LÉTOURNEAU

            LE JUGE NADON

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

BAGAMBAKE EUGENE MUNDERERE,

JUDITH RANGO,

CYNTHIA MUNDERERE MEREKATETE,

EUNICE MUNDERERE INGABIRE,

SARAH MUNDERERE MUGENI

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

[1]               La Cour statue sur l’appel d’un jugement en date du 28 mars 2007 (2007 CF 332) par lequel le juge Beaudry, de la Cour fédérale, a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés à l’égard de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) avait rejeté leur demande d’asile.

 

[2]               L'appel nous est soumis sous la forme d'une question certifiée par le juge Beaudry :

Compte tenu du paragraphe 53 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, et en particulier de la dernière phrase de ce paragraphe, « Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique. », est-ce une erreur de droit de limiter l’analyse des motifs cumulatifs aux événements qui se sont produits dans un pays de nationalité ou de résidence habituelle lorsque le demandeur allègue une persécution fondée sur le même motif énoncé dans la Convention dans les deux pays (ou plus) et lorsque la crainte subjective du demandeur est liée à des événements qui se sont produits dans plus d’un pays?

 

 

DÉCISION DE LA COMMISSION

[3]               Le 23 novembre 2005, M. Munderere, sa femme, Mme Judith Rango, et leurs trois enfants, les intimés dans le présent appel, ont demandé l’asile au Canada en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27 (la Loi). Au soutien de leur demande, ils alléguaient qu’ils risqueraient d’être persécutés en République démocratique du Congo (la RDC) et au Rwanda, deux pays dont ils ont la citoyenneté, du fait de leur appartenance au groupe ethnique des Tutsis.

 

[4]                    M. Munderere et sa femme sont nés en RDC de parents tutsis qui avaient émigré du Rwanda. Leurs enfants, Cynthia Munderere Murekatete, Eunice Munderere Ingabire et Sarah Munderere Mugeni sont tous trois nés au Rwanda.

 

[5]                    Avant de tirer sa conclusion finale, la Commission a examiné la demande d’asile des intimés relativement aux deux pays dont ils avaient la nationalité. En ce qui concerne la RDC, où les intimés ont vécu la plus grande partie de leur vie, la Commission a conclu qu’il existait une possibilité raisonnable que les demandeurs y soient persécutés s’ils devaient y retourner en raison de leur origine ethnique tutsie et de leur nationalité rwandaise. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission a constaté qu’il existait dans la partie orientale de la RDC un conflit militaire opposant les forces armées congolaises à divers groupes armés interethniques et que, dans le cadre de ce conflit, les Tutsis congolais étaient ciblés. La Commission a également conclu qu’à Kinshasa, la capitale de la RDC, des Tutsis avaient été ciblés par la population générale ou par les autorités.

 

[6]                    S’agissant du Rwanda, la Commission a estimé que la demande d’asile des intimés était mal fondée. À son avis, bien qu’il existe une insécurité générale dans le pays à la suite du génocide de 1994, cette insécurité est un phénomène général avec lequel toute la population du Rwanda doit composer. La Commission s’est également dite d’avis que la crainte des intimés que le président du Rwanda les retourne de force en RDC était hypothétique et qu’elle n’était de toute façon pas appuyée par la preuve documentaire. La Commission a également conclu que l’attaque à la grenade perpétrée près du domicile de M. Munderere le 9 septembre 2004 était un acte isolé et fortuit et que ni le demandeur ni sa famille n’étaient particulièrement visés. Enfin, la Commission a rejeté l’argument des intimés suivant lequel ils avaient raison de craindre d’être persécutés au Rwanda en raison de l’effet cumulatif des incidents survenus à la fois en RDC et au Rwanda.

 

[7]                    Ayant conclu que les intimés n’avaient pas raison de craindre d’être persécutés s’ils devaient retourner au Rwanda, la Commission a rejeté leur demande d’asile.

 

JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE

[8]                    Le juge Beaudry a accueilli la demande de contrôle judiciaire pour trois motifs.

 

[9]                    Il a tout d’abord conclu que la Commission avait tiré une conclusion manifestement déraisonnable en estimant que l’attaque à la grenade de septembre 2004 était un acte isolé et gratuit, si l’on considère le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale, République Démocratique du Congo, Nord-Kivu : les civils paient le prix des rivalités politiques et militaires (le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale), selon lequel des groupes armés de différentes ethnies s’affrontaient et des civils faisaient l’objet d’attaques ciblées à Gisenyi, une ville située à proximité de la frontière avec la ville congolaise de Goma, dans la province du Nord-Kivu en RDC, où l’attaque avait été perpétrée. Le juge Beaudry a conclu que la Commission avait de toute évidence négligé ces éléments de preuve importants, de sorte que sa conclusion au sujet de l’attaque à la grenade était purement hypothétique.

 

[10]                Deuxièmement, le juge a estimé que la Commission avait tiré une conclusion manifestement déraisonnable en déclarant qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve objectifs qui appuyaient la crainte des intimés que le président du Rwanda les retourne de force en RDC. Pour en arriver à cette conclusion, le juge Beaudry s’est une fois de plus fondé sur le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale qui, à son avis, confirmait la crainte des intimés d’être contraints de retourner en RDC. Plus particulièrement, le juge a relevé dans le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale des éléments de preuve suivant lesquels le président du Rwanda tenterait de retourner des Tutsis congolais en RDC pour infléchir le résultat des élections devant avoir lieu dans ce pays pour ramener ainsi le Nord-Kivu sous contrôle rwandais. Suivant le juge Beaudry, la Commission n’aurait pas en arriver à une telle conclusion si elle avait tenu compte du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale.

 

[11]                Troisièmement, tout en reconnaissant qu’en temps normal, la Commission n’est pas obligée de tenir compte de l’effet cumulatif des incidents survenus dans deux pays différents sur la crainte de persécution, le juge Beaudry, se fondant sur l’article 53 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (Guide du HCR), a conclu que, compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, la Commission aurait dû tenir compte de l’effet cumulatif des incidents de persécution survenus dans les deux pays. Au paragraphe 34 de ses motifs, il exprime comme suit son avis :

[34]     C’est à la lumière de cette convergence triangulaire exceptionnelle de circonstances – géographiques, historiques et ethnologiques – que la Cour est d’avis que le tribunal aurait dû prendre en considération l’effet cumulatif des années de persécution qui ont suivi les Banyamulenges – dont font partie les demandeurs – de Goma à Gisenyi et de nouveau à Goma, pour donner lieu à une crainte fondée d’être persécutés, même si au plan politique les événements chevauchent les frontières de deux pays distincts.

 

 

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

[12]                L’appelant affirme que le juge Beaudry a commis une erreur de droit en écartant les constatations de fait tirées par la Commission au sujet de l’attaque à la grenade perpétrée au Rwanda et de la possibilité que les intimés soient retournés en RDC par le président du Rwanda. Bien que le juge Beaudry ait estimé que la norme de contrôle judiciaire applicable aux constatations de fait de la Commission était celle de la décision manifestement déraisonnable, l’appelant affirme que le juge Beaudry n’a pas en fait appliqué cette norme de contrôle judiciaire et qu’il a substitué son appréciation de la preuve à celle de la Commission. L’appelant affirme en conséquence que notre Cour n’a pas à faire preuve de retenue en ce qui concerne les conclusions du juge Beaudry.

 

[13]                Suivant l’appelant, la Commission a effectivement tenu compte de la preuve et notamment du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale pour tirer ses conclusions au sujet de l’attaque à la grenade et de la possibilité que les intimés soient renvoyés au Rwanda. Il ajoute que les conclusions de la Commission ne contredisent pas les renseignements contenus dans le rapport.

 

[14]                En ce qui concerne l’attaque à la grenade, l’appelant soutient qu’il incombait aux intimés d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que cet incident pouvait être rattaché à l’un des motifs prévus par la Convention. Comme il n’était pas démontré que l’attaque était motivée par l’origine ethnique de M. Munderere, il s’ensuit que la Commission se serait livrée à des spéculations si elle avait conclu que l’attaque à la grenade était rattachée à l’un des motifs énumérés dans la Convention. Pour appuyer son argument que la conclusion de la Commission était raisonnable, l’appelant cite notamment le paragraphe 20 de la décision du juge Beaudry, où ce dernier affirme qu’il « [i]l y avait d’autres déductions raisonnables qui auraient pu être tirées de la preuve documentaire ».

 

[15]                Quant à la possibilité que le président du Rwanda renvoie les intimés en RDC, l’appelant affirme que le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale n’appuie aucunement l’idée que les Tutsis qui se sont repliés vers la RDC ont été contraints de le faire. L’appelant soutient que l’essentiel de la preuve appuie l’opinion que le Rwanda n’a pas forcé ses citoyens à retourner en RDC.

 

[16]                L’appelant soutient enfin que le juge a commis une erreur en concluant que la Commission avait l’obligation de tenir compte de l’effet cumulatif des incidents qui se sont produits tant en RDC qu’au Rwanda pour examiner la demande d’asile des intimés en ce qui concerne le Rwanda. L’appelant explique tout d’abord que le juge ne pouvait exiger de la Commission qu’elle procède à une analyse des effets cumulatifs, étant donné que le seul incident dont les intimés prétendaient avoir été victimes au Rwanda ne pouvait être rattaché à l’un des motifs énumérés dans la Convention. L’appelant soutient en outre que la conclusion du juge Beaudry n’est pas confirmée par le Guide du HCR et qu’elle va à l’encontre des principes juridiques généraux régissant l’interprétation et l’application de la définition du réfugié au sens de la Convention. Plus particulièrement, l’appelant soutient que l’élément objectif du critère exige que l’on examine la situation qui existe dans le pays en fonction duquel la demande d’asile est appréciée et que l’on détermine si les autorités de ce pays ne peuvent pas ou ne veulent pas assurer la protection du demandeur d’asile avant de pouvoir conclure que ce dernier craint avec raison d’être persécuté. L’appelant soutient donc qu’il faut répondre par la négative à la question certifiée.

 

[17]                Les intimés, en revanche, soutiennent que le juge Beaudry a appliqué la bonne norme de contrôle judiciaire et qu’en conséquence, les conclusions qu’il a tirées au sujet de l’attaque à la grenade perpétrée au Rwanda et de la possibilité que les intimés soient contraints de retourner en RDC ne peuvent être infirmées que si le juge a commis une erreur manifeste et dominante. Les intimés ajoutent que, même si l’on applique la norme de la décision correcte, les conclusions du juge sont inattaquables.

 

[18]                Les intimés soutiennent que le juge avait l’obligation d’intervenir en l’espèce, étant donné que la Commission avait négligé de tenir compte de certains éléments de preuve pertinents. En ce qui concerne l’attaque à la grenade, les intimés signalent que le juge a tiré deux conclusions, à savoir que la conclusion de la Commission était purement hypothétique et que la Commission avait négligé des éléments de preuve pertinents qui auraient justifié des conclusions incompatibles avec la conclusion à laquelle elle en est arrivée.

 

[19]                En ce qui concerne la question de savoir s’il existait une possibilité que les intimés soient renvoyés en RDC par le président du Rwanda, les intimés ne formulent aucun argument précis, si ce n’est de dire que le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale appuie la conclusion du juge.

 

[20]                En ce qui a trait à la question certifiée, les intimés affirment que la réponse à cette question ne permet pas de trancher l’appel, car la réponse à la question de savoir s’il y a lieu de tenir compte d’incidents survenus dans un autre pays dépend entièrement des faits de l’espèce. Les intimés affirment qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit et qu’en conséquence, notre Cour doit faire preuve de retenue envers la conclusion du juge. Ils affirment que le juge a eu raison de penser que les circonstances exceptionnelles de la présente affaire commandaient que la Commission entreprenne une analyse des incidents cumulatifs. Les intimés affirment donc que, pour déterminer si un demandeur d’asile craint avec raison d’être persécuté, la Commission est obligée de tenir compte de la nature cumulative de tous les incidents vécus par le demandeur d’asile, en plus d’autres facteurs défavorables, tels que le climat d’instabilité généralisée. Suivant les intimés, le juge a correctement appliqué le droit aux faits de la présente affaire.

 

[21]                Les intimés soulèvent un autre argument. Ils affirment qu’en tout état de cause, la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif de tous les événements qui sont survenus au Rwanda, en l’occurrence le génocide de 1994, la période de 1996‑1997 au cours de laquelle M. Munderere a été témoin du retour des milices hutues et de la recrudescence des exactions commises contre les Tutsis, sans parler de la mort de son père, du climat d’instabilité généralisée qui régnait au Rwanda et de l’attaque à la grenade de 2004.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[22]                Le présent appel soulève deux questions litigieuses :

1.                       Le juge de première instance a-t-il commis une erreur de droit en modifiant les constatations de fait tirées par la Commission relativement à l’attaque à la grenade de septembre 2004 et à la crainte présumée des intimés d’être renvoyés en RDC par le président du Rwanda?

 

2.                       Le juge de première instance a-t-il commis une erreur de droit en exigeant de la Commission qu’elle tienne compte de l’effet cumulatif des incidents survenus tant en RDC qu’au Rwanda pour examiner la demande d’asile des intimés relativement au Rwanda?

 

ANALYSE

A.           Les constatations de fait de la Commission

[23]                La question de savoir si le juge Beaudry a appliqué la bonne norme de contrôle judiciaire aux constatations de fait de la Commission n’est pas en litige. L’appelant affirme toutefois que le juge n’a pas appliqué la norme de contrôle judiciaire de la décision manifestement déraisonnable et qu’il a substitué sa propre appréciation de la preuve à celle de la Commission. Je vais examiner séparément la question des constatations de fait tirées au sujet de l’attaque à la grenade et la présumée crainte des intimés d’être renvoyés en RDC par le président du Rwanda.

 

(i)        L’attaque à la grenade

[24]                S’agissant de l’attaque à la grenade de septembre 2004, je suis d’avis que le juge de première instance a commis une erreur de droit en intervenant pour modifier les constatations de fait de la Commission. À mon avis, il est évident que la Commission a tenu compte de l’ensemble de la preuve. Les constatations tirées par la Commission ne doivent pas être lues de façon isolée, mais elles doivent être situées dans le contexte de toute la décision. D’ailleurs, avant de conclure que l’attaque à la grenade constituait un incident fortuit et isolé, la Commission a tenu compte des éléments de preuve suivants :

·                         Le témoignage du demandeur, qui affirmait qu’il ne connaissait pas les personnes qui avaient mené l’attaque à la grenade en septembre 2004 et qu’il avait signalé l’incident à la gendarmerie, qui n’avait rien pu faire, parce qu’il ne pouvait identifier aucun de ses agresseurs;

·                         Le fait que le demandeur et sa femme ont continué à vivre et à travailler au même endroit à Gisenyi pendant plus d’un an jusqu’à leur départ en novembre 2005 et le fait que, pendant cette période, ils n’ont subi aucune menace ni aucun harcèlement;

·                         Le fait que, bien que tous les membres de la famille aient un passeport et un visa américain depuis le mois de décembre 2004 ou de janvier 2005, ils n’ont quitté le Rwanda qu’en novembre 2005;

·                         Le fait que le demandeur d’asile principal a expliqué qu’il attendait la fin des études de sa fille Cynthia avant de quitter le pays;

·                         Le fait que le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale révélait qu’il existait un climat d’instabilité à Gisenyi, où des groupes armés de différentes ethnies s’affrontaient avec l’aide de l’Ouganda, du Rwanda et de la RDC.

 

[25]                Après avoir déclaré qu’il existait de l’« insécurité » au Rwanda, mais que c’était « le lot de toutes les personnes qui y vivent et y sont généralement exposés (sic) », la Commission a tenu les propos suivants à la page 6 de sa décision :

De tout ceci, comte tenu du fait qu’il y a une instabilité à Gisenyi en raison de la proximité avec la ville de Goma dans la province du Nord-Kivu en RDC où des groupes armés de différentes ethnies s’affrontent avec l’aide de l’Ouganda, du Rwanda et de la RDC, le tribunal estime que le demandeur a été victime d’un acte isolé et que ni le demandeur ni sa famille n’étaient particulièrement visés. Le tribunal estime que le demandeur se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, d’autant plus qu’il ne fait pas de politique, n’est pas soupçonné d’avoir commis quelque exaction que ce soit à l’encontre de quiconque et n’est pas témoin auprès des tribunaux Gagaca qui jugent les génocidaires, ce qui aurait pu expliquer l’attaque dont il a fait l’objet on septembre 2004.

 

De tout ceci, le tribunal estime que le demandeur a fait l’objet d’un acte gratuit de la part d’un ou des individus qui ne le visaient pas en particulier.

 

[26]                Il ressort par ailleurs à l’évidence de sa décision que, pour en arriver à ces conclusions, la Commission a accordé de l’importance au fait que les intimés n’avaient quitté le Rwanda qu’en novembre 2005, soit 14 mois après l’attaque à la grenade et que, dans l’intervalle, « le demandeur ainsi que sa famille n’ont subi aucune menace téléphonique ou autre de quelque personne que ce soit ni aucun harcèlement de la part des autorités » (page 6 de la décision de la Commission).

 

[27]                Il ressort de ses motifs que le juge a estimé que la conclusion tirée par la Commission au sujet de l’attaque à la grenade était manifestement déraisonnable parce qu’il était en désaccord avec l’évaluation faite par la Commission du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale. À mon avis, le juge Beaudry a substitué sa propre appréciation de la preuve à celle de la Commission. Il est frappant de constater qu’au paragraphe 20 de ses motifs, le juge déclare qu’« [i]l y avait d’autres déductions raisonnables qui auraient pu être tirées de la preuve documentaire […] ». En exprimant cette opinion, le juge considérait implicitement que l’inférence tirée par la Commission était raisonnable. À mon avis, vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, on ne saurait qualifier de manifestement déraisonnable la conclusion de la Commission suivant laquelle l’attaque à la grenade était un incident fortuit et isolé et que les intimés n’étaient pas particulièrement visés. En conséquence, l’intervention du juge n’était pas justifiée.

 

(ii)       Crainte des intimés d’être retournés en RDC

[28]                Je suis convaincu que la Commission a bel et bien tenu compte de la preuve documentaire sur ce point. À la page 5 de sa décision, la Commission déclare :

Sur le premier point, à savoir le fait que le président Paul Kagame du Rwanda pourrait retourner les Tutsis congolais en RDC, le tribunal estime qu’il s’agit là d’une pure hypothèse non supportée par le (sic) preuve documentaire de laquelle le tribunal ne peut tirer aucune conclusion, car cette affirmation ne repose sur aucun fait pertinent ou preuve documentaire.

 

[29]                J’ai attentivement examiné le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale et, contrairement au juge de première instance, je n’y trouve rien qui appuie l’assertion des intimés que le président du Rwanda forcerait des milliers de Tutsis congolais à retourner en RDC pour influencer l’issue du scrutin au Nord-Kivu. Les passages suivants du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale sont éclairants :

B. Les communautés banyarwandas du Nord-Kivu

 

[...] Cet afflux de population a eu un effet profondément déstabilisateur sur la région : une bonne partie des Hundes ont été déplacés et presque tous les Tutsis ont été contraints de fuir au Rwanda pour échapper aux violences exercées par certains des réfugiés hutus rwandais ainsi que par des Hutus congolais. De nombreux Tutsis ont ensuite été encouragés à rentrer en RDC quand le RCD-Goma contrôlait les deux Kivus.

 

[...]

 

Le rôle controversé du gouverneur Serufuli

 

Nommé gouverneur de la province du Nord-Kivu par le Rwanda en 2000, Serufuli a joué un rôle central dans l'émergence d'une organisation politico-militaire qui se présente elle-même comme une ONG pour le développement et s'intitule Tous pour la paix et le développement (TPD). Cette organisation semble avoir de puissants soutiens au sein des élites banyarwandas du Congo et tutsis du Rwanda. Constituée à l'origine pour faciliter le rapatriement des réfugiés hutus vers le Rwanda, l'organisation TPD semble également avoir joué un rôle actif dans le rapatriement clandestin au Nord-Kivu de Tutsis congolais qui s'étaient réfugiés au Rwanda. Elle aurait en outre armé une milice majoritairement hutu au Nord-Kivu, les Forces de défense locales (FDL) et, plus récemment, distribué des armes aux civils banyarwandas de cette province.

 

B. Attiser les peurs ethniques

 

[...]

 

Dans cette optique, ils soupçonnent la communauté banyarwanda d'héberger de nombreux « intrus » arrivés du Rwanda depuis 1960. Ils craignent également que les résultats des élections ne soient faussés par le vote de Rwandais qui auront traversé la frontière, notoirement perméable, pour s'inscrire illégalement sur les listes électorales.

 

[...]

 

L'arrivée de milliers de Banyarwandas réfugiés au Rwanda qui, selon les prévisions, devraient retourner au Nord-Kivu, risque de poser de sérieux problèmes de sécurité au cours du processus d'inscription.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[30]                Le rapport de 2005 d’Amnistie Internationale appuie l’opinion qu’un certain nombre de Tutsis congolais se sont repliés vers la RDC, mais il n’y a absolument rien qui permette de penser que le président du Rwanda a forcé qui que ce soit à retourner en RDC. Lors de l’instruction du présent appel, nous avons demandé à l’avocat des intimés de nous indiquer les passages du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale qui permettaient selon lui de penser que le président du Rwanda pourrait les forcer à retourner en RDC, mais il n’a pas été en mesure de citer de tels passages.

 

[31]                À mon avis, le juge de première instance a substitué son appréciation du rapport de 2005 d’Amnistie Internationale à celle de Commission, omettant ainsi de faire preuve de la retenue exigée de lui. Je conclus donc sur ce point que les conclusions de la Commission n’étaient pas manifestement déraisonnables et j’estime que le juge n’aurait pas dû intervenir.

 

B.        Effet cumulatif des incidents

[32]                La question de savoir si la Commission devait tenir compte de l’effet cumulatif des incidents survenus tant en RDC qu’au Rwanda est une question de droit qui doit être tranchée selon la norme de la décision correcte. À mon avis, le juge a commis une erreur en concluant comme il l’a fait. Sa conclusion est incompatible avec les principes juridiques généraux régissant l’interprétation et l’application de la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention ».

 

[33]                Voici les dispositions applicables de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

[Non souligné dans l’original]

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

[Emphasis added]

 

[34]                Voici en quels termes la Cour suprême du Canada a expliqué la raison d’être du régime international de protection des réfugiés, dans l’arrêt Canada (P.G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 709 :

Il est utile d'examiner, au départ, la raison d'être du régime international de protection des réfugiés, car cela influe sur l'interprétation des divers termes à l'étude. Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu'on s'attend à ce que l'État fournisse à ses ressortissants. Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement. La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée. C'est pourquoi James Hathaway qualifie le régime des réfugiés de [traduction] « protection auxiliaire ou supplétive » fournie uniquement en l'absence de protection nationale; voir The Law of Refugee Status (1991), à la p. 135. Cela étant, j'examinerai maintenant les éléments particuliers de la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » que nous avons à interpréter.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[35]                Bien que la question à laquelle nous sommes appelés à répondre en l’espèce n’était pas soumise à la Cour suprême dans l’arrêt Ward, précité, les passages suivants, que l’on trouve aux pages 712, 725, 726 et 751 to 754, sont utiles pour trancher le présent débat :

 

p. 712 :

 

... Le critère [de la crainte fondée de persécution] est en partie objectif; si un État est capable de protéger le demandeur, alors, objectivement, ce dernier ne craint pas avec raison d'être persécuté. À part cela, je ne vois rien dans le texte qui exige que l'État soit le complice, ou l'auteur, de la persécution en question.

 

[...]

 

p. 725 :

 

[...] En l'absence d'une preuve quelconque, la [demande d’asile] devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l'essence de la souveraineté. En l'absence d'un effondrement complet de l'appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l'arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur

 

…[...]

p. 726 :

 

Bien que cette présomption accroisse l'obligation qui incombe au demandeur, elle ne rend pas illusoire la fourniture par le Canada d'un havre pour les réfugiés. La présomption sert à renforcer la raison d'être de la protection internationale à titre de mesure auxiliaire qui entre en jeu si le demandeur ne dispose d'aucune solution de rechange. Les revendications du statut de réfugié n'ont jamais été destinées à permettre à un demandeur de solliciter une meilleure protection que celle dont il bénéficie déjà. [Minister of Employment and Immigration v. Satiacum (1989), 99 N.R. 171 at page 176].

 

[...]

 

p. 751-752 :

 

            En examinant la revendication d'un réfugié qui bénéficie de la nationalité de plus d'un pays, la Commission doit se demander si le demandeur ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de chaque pays dont il a la nationalité. Le paragraphe 2 de l'art. 1(A)(2) de la Convention de 1951 n'a jamais été incorporé dans la Loi sur l'immigration et il n'a donc pas strictement force exécutoire; cependant, il donne un sens approprié à l'expression « réfugié au sens de la Convention » sur ce point. Ce paragraphe de la Convention se lit ainsi :

 

Article premier

  

A. . . .

 

(2) . . .

 

        Dans le cas d'une personne qui a plus d'une nationalité, l'expression « du pays dont elle a la nationalité » vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité, toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s'est pas réclamée de la protection de l'un des pays dont elle a la nationalité.

 

Comme je l'ai déjà dit, la protection internationale des réfugiés est destinée à servir de mesure « auxiliaire » qui n'entre en jeu qu'en l'absence d'appui national. Lorsqu'il est possible de l'obtenir, la protection de l'État d'origine est la seule solution qui s'offre à un demandeur. Le fait que cette disposition de la Convention n'a pas expressément été incorporée dans la Loi ne l'empêche pas d'être pertinente. L'évaluation du statut de réfugié au sens de la Convention la plus compatible avec cette idée exige l'examen de la possibilité pour le demandeur d'obtenir une protection dans tous les pays dont il a la citoyenneté.

 

[...]

 

p. 753 :

 

[...] L'évaluation que l'on fait de la crainte du demandeur dans chaque pays dont il a la citoyenneté, au stade de la détermination du statut de « réfugié au sens de la Convention » et avant de lui conférer ces droits, est conforme aux principes qui sous‑tendent la protection internationale des réfugiés. Autrement, le demandeur bénéficierait de droits conférés par un État étranger alors que l'État d'origine peut encore le protéger.

 

[...]

 

p. 754 :

 

Comme je l'ai déjà expliqué, le bien‑fondé de la crainte que le demandeur a d'être persécuté peut reposer sur la notion d'« incapacité d'assurer la protection », évaluée à l'égard de chacun des pays dont il a la nationalité […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[36]                Ainsi, pour obtenir gain de cause dans sa demande d’asile, le demandeur d’asile doit non seulement avoir une crainte subjective de persécution, mais également démontrer que cette crainte est objectivement fondée. L’incapacité d’un pays de protéger un demandeur d’asile constitue un facteur essentiel lorsqu’il s’agit de décider si une demande d’asile est objectivement fondée. Si l’État est capable de protéger le demandeur, alors, objectivement, on ne peut dire que ce dernier craint avec raison d'être persécuté (voit l’arrêt Ward, précité, aux pages 711 et 712).

 

[37]                La présomption que l’État est en mesure de protéger ses citoyens sert à renforcer le principe du droit international de protection des réfugiés qui entre en jeu lorsque le demandeur d’asile ne dispose d'aucune solution de rechange (voir l’arrêt Ward, aux pages 725 et 726).

 

[38]                Le demandeur d’asile qui bénéficie de la nationalité de plus d’un pays doit démontrer qu’il ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de chaque pays dont il est un ressortissant (voir l’arrêt Ward, à la page 751).

 

[39]                Ainsi, la raison d’être du régime de protection des réfugiés est de protéger les personnes qui craignent avec raison d’être persécutées du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social ou de leurs opinions politiques par rapport à un pays déterminé et qui ne peuvent ou ne veulent se prévaloir de la protection de ce pays. En conséquence, le paragraphe 53 du Guide du HCR, qui parle de la question de l’effet cumulatif des événements antérieurs, et sur lequel le juge s’est fondé en l’espèce, doit être lu dans ce contexte. Voici le texte du paragraphe 53 :

En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l'objet de mesures diverses qui en elles-mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s'ajouter dans certains cas d'autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d'insécurité dans le pays d'origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d'esprit qui permet raisonnablement de dire qu'il craint d'être persécuté pour des « motifs cumulés ». Il va sans dire qu'il n'est pas possible d'énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[40]                Notre Cour a examiné la question abordée au paragraphe 53 du Guide du HCR dans l’affaire Retnem c. Canada (M.E.I) (1991), 132 N.R. 53 (C.A.F.). À la page 55 de ses motifs, voici ce qu’écrit le juge MacGuigan :

Autrement dit, il [le requérant] a fait valoir que les actes cumulatifs de harcèlement de la part des autorités équivalaient à une persécution au sens de la Convention relative au statut des réfugiés. Il s'agit d'un argument qui correspond à ce qu'a décidé cette Cour dans l'arrêt Mirza Beglui c. M.E.I. portant le numéro de greffe A-538-89 et qui a été rendu le 28 janvier 1991 [Voir [1991] A.C.F. no 50]. Je ferai également état des motifs de décision prononcés par le juge en chef Thurlow dans l'affaire Oyarzo c. M.E.I., [1982] 2 C.F. 779, à la page 781 :

Puisqu'il s'agit d'examiner le fondement d'une crainte actuelle, ces incidents antérieurs font partie d'un tout et on ne peut pas les exclure complètement des motifs de la crainte, même s'ils ont été relégués dans l'ombre par les événements subséquents.

Donc, même si le demandeur n'a pas fui le pays pendant quelques années après sa détention de deux semaines et sa torture en 1984, cet incident garde encore son caractère courant en tant que fondement d'une crainte lorsqu'on le relie à tous les actes de harcèlement antérieurs, ultérieurs et de moindre importance dont il a été victime. J'estime que, en omettant de connaître de la nature cumulative de la persécution que le demandeur a alléguée, la Commission a commis une erreur de droit manifeste.

                                                                        [Non souligné dans l’original.]

 

[41]                Plus récemment, dans l’affaire Mete c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840, 46 Imm. L.R. (3d) 232 (C.F.), la juge Dawson était appelée à se prononcer sur l’argument d’un demandeur d’asile qui soutenait que la Commission avait commis une erreur en ne tenant pas compte, pour trancher sa demande d’asile, de la nature cumulative du harcèlement et des attaques dont il avait fait l’objet. Pour répondre à la question, la juge Dawson a énoncé, à la page 233 de ses motifs, les principes suivants, auxquels je souscris :

[4]        Les trois principes juridiques ci-après énoncés ne sont pas controversés. Premièrement, dans l'arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1984), 55 N.R. 129, la Cour d'appel fédérale a défini la persécution comme suit : harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit; tourmenter ou punir en raison d'opinions particulières ou de la pratique d'une croyance ou d'un culte particulier; succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une religion particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu'en soit l'origine.

 

[5]        Deuxièmement, dans les cas où la preuve établit une série d'actions qui sont considérées comme de la discrimination plutôt que de la persécution, il faut tenir compte de la nature cumulative de cette conduite. Cette exigence reflète le fait que des incidents antérieurs peuvent servir de fondement à la crainte actuelle. Voir : Retnem c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 132 N.R. 53 (C.A.F.). Ce principe est également exprimé comme suit, au paragraphe 53 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le Guide sur le statut de réfugié) [citation omise]

[6]        Troisièmement, la SPR commet une erreur de droit en ne tenant pas compte de la nature cumulative de la conduite à l'endroit du demandeur. Voir : Bobrik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13 (1re inst.), au paragraphe 22, et les décisions faisant autorité que ma collègue, la juge Tremblay-Lamer, a examinées.

 

[42]                Il ressort de ces précédents que la Commission a l’obligation de tenir compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté, y compris des incidents qui, pris isolément, ne constitueraient pas de la persécution mais qui, pris globalement, pourraient justifier une allégation de crainte fondée de persécution. Ces décisions ne fournissent cependant pas de réponse à la question qui nous est soumise, en l’occurrence celle de savoir si la Commission avait l’obligation de tenir compte des incidents ou des événements survenus dans un pays autre que celui à l’égard duquel le demandeur cherche à obtenir l’asile.

 

[43]                Le fait qu’un demandeur d’asile doive démontrer qu’il ne peut pas ou ne veut pas se réclamer de la protection de chaque pays dont il est un ressortissant explique, selon moi, pourquoi la question qui nous est soumise n’a pas été abordée dans la jurisprudence relative à la doctrine de l’effet cumulatif des incidents antérieurs. Dans toutes les affaires en cause, la question en litige concernait des incidents qui étaient survenus dans le même pays, c’est-à-dire dans le pays à l’égard duquel le demandeur sollicitait l’asile (voir Retnem, précité, Oyarzo c. Canada (M.E.I.), [1982] 2 C.F. 779 (C.A.F.) (QL); Madelat c. Canada (M.E.I.), [1991] A.C.F. no 49 (C.A.F.) (QL); Bursuc c. Canada (M.C.I.), 2002 CFPI 957 (C.F. 1re inst.), 223 F.T.R. 155; Toli c. Canada (M.C.I.), 2002 CFPI 334 (C.F. 1re inst.); Canagasurim c. Canada (M.C.I.) (1999), 175 F.T.R. 285).

 

[44]                Je ne puis accepter l’argument des intimés suivant lequel le juge a correctement appliqué les règles de droit relatives au principe des motifs cumulés de persécution et qu’il n’a pas adopté une approche qui était incompatible avec les principes juridiques généraux du droit des réfugiés. À mon avis, force est de constater que le juge a commis une erreur en tirant une telle conclusion.

 

[45]                Il n’en demeure pas moins que, peu importe que le demandeur d’asile invoque un seul incident ou sur une série d’événements considérés globalement, il a l’obligation de convaincre la Commission qu’au moment de l’audience, il a raison de craindre d’être persécuté dans le pays à l’égard duquel il cherche la protection. Il doit démontrer que, du fait d’un des motifs prévus par la Convention, il ne peut pas ou ne veut pas se réclamer de la protection de ce pays. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, peut-on affirmer que les intimés ne peuvent pas ou ne veulent pas se réclamer de la protection du Rwanda? En d’autres termes, le Rwanda est-il en mesure de protéger les intimés s’ils retournent dans ce pays?

 

[46]                La Commission a conclu qu’en raison des événements survenus en RDC, les intimés avaient raison de craindre d’être persécutés s’ils étaient forcés de retourner dans ce pays. J’ai toutefois de la difficulté à accepter l’idée que de tels événements pourraient fonder une crainte justifiée de persécution par rapport au Rwanda étant donné, selon moi, que les événements qui sont survenus en RDC ne peuvent servir à déterminer si le Rwanda est ou non en mesure de protéger les intimés. La seule question en litige, dans la mesure où l’argument des intimés vise le Rwanda, est celle de savoir si ce pays peut ou non assurer leur protection s’ils y retournent. J’estime, en conséquence, qu’est dénuée de tout fondement la conclusion que la Commission aurait dû tenir compte des événements survenus en RDC pour se prononcer sur l’allégation des intimés voulant qu’ils craignent avec raison d’être persécutés s’ils retournent au Rwanda.

 

[47]                Le fait que des motifs cumulés fondés sur le « contexte géographique, historique et ethnologique » (paragraphe 53 du Guide du HCR) puissent donner ouverture à une demande d’asile ne change rien au fait que chaque demande doit être jugée en fonction du pays en cause. Ainsi que la Cour suprême l’a expliqué, dans l’arrêt Ward, précité, aux pages 751-52 :

            En examinant la revendication d'un réfugié qui bénéficie de la nationalité de plus d'un pays, la Commission doit se demander si le demandeur ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de chaque pays dont il a la nationalité. Le paragraphe 2 de l'art. 1(A)(2) de la Convention de 1951 n'a jamais été incorporé dans la Loi sur l'immigration et il n'a donc pas strictement force exécutoire; cependant, il donne un sens approprié à l'expression « réfugié au sens de la Convention » sur ce point. Ce paragraphe de la Convention se lit ainsi:

 

…[...]

           Comme je l'ai déjà dit, la protection internationale des réfugiés est destinée à servir de mesure « auxiliaire » qui n'entre en jeu qu'en l'absence d'appui national. Lorsqu'il est possible de l'obtenir, la protection de l'État d'origine est la seule solution qui s'offre à un demandeur. Le fait que cette disposition de la Convention n'a pas expressément été incorporée dans la Loi ne l'empêche pas d'être pertinente. L'évaluation du statut de réfugié au sens de la Convention la plus compatible avec cette idée exige l'examen de la possibilité pour le demandeur d'obtenir une protection dans tous les pays dont il a la citoyenneté.

                       

                                                                                    [Non souligné dans l’original.]

 

 

[48]                Je suis donc d’accord avec l’appelant pour dire qu’il serait contraire à tout le système de protection des réfugiés de tenir compte des événements qui sont survenus en RDC pour décider si les intimés peuvent compter sur la protection du Rwanda. Qui plus est, il n’y a rien dans le paragraphe 53 du Guide du HCR qui justifierait d’étendre le champ d’application de la doctrine de l’effet cumulatif des incidents à des événements qui se sont produits dans deux pays différents.

 

[49]                Pour ces motifs, j’estime qu’il convient de répondre par la négative à la question certifiée, avec la réserve suivante. En principe, on ne devrait pas tenir compte des événements qui surviennent dans un pays autre que celui à l’égard duquel on demande l’asile. Il peut cependant se présenter des cas exceptionnels où il pourrait être utile de tenir compte de tels faits pour trancher la question préalable, en l’occurrence celle de savoir si le pays où l’on cherche à obtenir l’asile peut protéger le demandeur d’asile contre toute persécution. Je ne veux pas écarter cette possibilité. Le cas qui nous occupe ne tombe cependant pas sous le coup de cette exception. En l’espèce, il est évident que les événements qui se sont produits en RDC et qui ont amené la Commission à conclure que les intimés avaient raison de craindre d’être persécutés dans ce pays n’ont aucune incidence sur la capacité du Rwanda de les protéger.

 

[50]                Il reste un dernier point à examiner. Les intimés affirment qu’indépendamment de la question qui a donné lieu à la question certifiée, la Commission n’a pas procédé à une analyse de l’effet cumulatif de l’ensemble des événements et des incidents qui se sont produits au Rwanda. Ils affirment plus particulièrement ce qui suit, aux paragraphes 87 à 90 de leur mémoire :

[traduction]

 

[87]     Ainsi qu’il a été plaidé devant le tribunal de première instance, la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de tous les incidents qui s’étaient produits au Rwanda et en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif de l’ensemble de ces événements sur la crainte de persécution des intimés.

 

[88]     La SPR a tenu pour avérés les faits suivants : que le Rwanda a été ravagé en 1994 par un génocide qui visait les Tutsis, qu’il règne toujours un climat d’instabilité et d’insécurité généralisées au Rwanda et que le demandeur d’asile principal a fait l’objet d’une attaque à la grenade au Rwanda en 2004.

 

[89]     Le demandeur d’asile principal a toutefois également relaté, dans son FRP, des incidents dont il avait été témoin et des événements auxquels il avait survécu lors de son séjour au Rwanda en 1996 et en 1997 et il a mentionné le fait que son père avait été sauvagement assassiné durant cette période alors que les milices hutues revenaient au Rwanda et reprenaient leurs exactions contre les civils tutsis.

 

[90]     Le juge de première instance n’a pas abordé cette question, parce qu’elle était supplantée par sa conclusion plus large qu’il fallait tenir compte de façon cumulative des événements survenus tant en RDC qu’au Rwanda. Il n’en demeure toutefois pas moins que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif des événements survenus au Rwanda et ce, peu importe qu’elle fût obligée ou non de tenir compte des événements survenus en RDC.

 

[51]                Bien que les intimés aient raison de signaler que ni la Commission ni le juge de première instance n’ont directement abordé cette question, je suis convaincu que la Commission n’a pas commis d’erreur justifiant notre intervention en demeurant muette sur la question, compte tenu du fait que les intimés ne sont pas en mesure de démontrer que l’attaque à la grenade peut être rattachée à l’un des motifs prévus par la Convention, d’autant plus que les autres incidents mentionnés par les intimés se sont produits environ sept ou huit ans avant l’attaque à la grenade et que la Commission était parfaitement consciente du climat d’insécurité généralisée qui existait au Rwanda et qu’elle a effectivement mentionné ce fait.

 

CONCLUSION

[52]                Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens, d’annuler le jugement de la Cour fédérale et de rejeter la demande de contrôle judiciaire des intimés. Enfin, je répondrais comme suit à la question certifiée :

Question certifiée :     Compte tenu du paragraphe 53 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, et en particulier de la dernière phrase de ce paragraphe, « Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique. », est-ce une erreur de droit de limiter l’analyse des motifs cumulatifs aux événements qui se sont produits dans un pays de nationalité ou de résidence habituelle lorsque le demandeur allègue une persécution fondée sur le même motif énoncé dans la Convention dans les deux pays (ou plus) et lorsque la crainte subjective du demandeur est liée à des événements qui se sont produits dans plus d’un pays?

 

Réponse :                  NON, sauf lorsque les événements qui se sont produits dans un pays autre que celui où le demandeur cherche à obtenir l’asile sont pertinents pour décider si le pays où le demandeur cherche à obtenir l’asile peut le protéger contre la persécution.

 

« Robert Décary »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

              Robert Décary »

 

« Je suis d’accord.

              Gilles Létourneau »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A-211-07

 

INTITULÉ :                                                   M.C.I. c. MUNDERERE et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 10 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE DÉCARY    

                                                                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 5 MARS 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me François Joyal

POUR L’APPELANT

 

 

Me Jared Will

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANT

 

 

Me Jared Will

Montréal (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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