Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20071204

Dossier : A‑409‑05

Référence : 2007 CAF 381

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

KREMIKOVTZI TRADE, aussi appelée KREMIKOVSKI TRADE

appelante

et

PHOENIX BULK CARRIERS LIMITED,

LA CARGAISON DE CHARBON chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » et

LES PROPRIÉTAIRES DE LA CARGAISON DE CHARBON

chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » ET TOUTES AUTRES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LADITE CARGAISON

 

intimés

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 6 novembre 2007.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2007.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE LINDEN

                                                                                                                         LA JUGE SHARLOW

 


 

 

Date : 20071204

Dossier : A‑409‑05

Référence : 2007 CAF 381

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

KREMIKOVTZI TRADE, aussi appelée KREMIKOVSKI TRADE

appelante

et

PHOENIX BULK CARRIERS LIMITED,

LA CARGAISON DE CHARBON chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » et

LES PROPRIÉTAIRES DE LA CARGAISON DE CHARBON

chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » ET TOUTES AUTRES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LADITE CARGAISON

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

 

[1]               Le 13 septembre 2005, l’intimée Phoenix Bulk Carriers Limited (Phoenix) a déposé un recours devant la Cour fédérale, n° du greffe T‑1558‑05, contre plusieurs défendeurs, à savoir la cargaison de charbon chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » et les propriétaires de la cargaison de charbon chargée sur le navire « M/V SWIFT FORTUNE » et toutes autres personnes intéressées dans ladite cargaison.

 

[2]               Le même jour, Phoenix déposait un « affidavit portant demande de mandat », conformément au paragraphe 481(2) des Règles des Cours fédérales et, en conséquence, un mandat de saisie d’une cargaison de charbon (la cargaison) chargée à bord du navire « M/V SWIFT FORTUNE » (le navire) au port de Vancouver entre le 3 septembre et le 5 septembre 2005 fut délivré. La cargaison fut en l’occurrence saisie le 13 septembre 2005.

 

[3]               Le 14 septembre 2005, Kremikovtzi Trade (Kremikovtzi), se présentait comme étant un affréteur du navire, a déposé une requête conformément aux alinéas 221(1)a), c) et f) des Règles, pour obtenir une ordonnance annulant à la fois le mandat de saisie et la déclaration. Plus précisément, Kremikovtzi faisait valoir que l’action in rem ne pouvait être admise parce qu’elle n’était pas le propriétaire véritable de la cargaison, tant à la date de la naissance de la cause d’action (la date du fait générateur) qu’à la date du dépôt du recours. Kremikovtzi faisait aussi valoir que la déclaration et l’affidavit portant demande de mandat étaient déficients.

 

[4]               Le 15 septembre 2005, le juge Rouleau a rejeté la requête de Kremikovtzi. Son ordonnance contient notamment ce qui suit :

[traduction]

 

VU la requête datée du 14 septembre 2005, déposée au nom de Kremikovtzi Trade, également appelée Kremikovski Trade, un affréteur du « SWIFT FORTUNE », en vue d’une ordonnance :

 

1.         annulant le mandat de saisie délivré par la Cour dans la présente action, n° du greffe T‑1558‑05, et radiant la déclaration émise parce qu’elle est scandaleuse, frivole et vexatoire; et

 

2.         accordant les dépens de la présente requête.

 

LA COUR ORDONNE : la requête de la défenderesse Kremikovtzi Trade est rejetée.

 

LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT : la demanderesse a persuadé la Cour que la défenderesse Kremikovtzi Trade est, à tout le moins, le véritable propriétaire de la cargaison de charbon se trouvant actuellement à bord du navire de la défenderesse, le « M/V SWIFT FORTUNE ».

 

La demanderesse est autorisée à modifier sa déclaration, ainsi que l’affidavit portant demande de mandat, pour répondre aux exigences des Règles des Cours fédérales.

 

[…]

 

 

[5]               Avant d’aller plus loin, je dois faire observer que, le 20 septembre 2005, Kremikovtzi a déposé un cautionnement satisfaisant, entraînant mainlevée de la saisie de la cargaison.

 

[6]               Kremikovtzi a fait appel de l’ordonnance du juge Rouleau devant la Cour. L’appel a été accueilli (2006 CAF 1) au motif que l’action ne portait pas sur la cargaison saisie, selon ce que prévoit le paragraphe 43(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la Loi). En conséquence, le mandat de saisie fut annulé et la déclaration in rem fut radiée. La Cour n’a pas examiné les autres moyens invoqués par Kremikovtzi au soutien de sa requête en radiation.

 

[7]               La Cour suprême du Canada a infirmé la décision de la Cour quant à l’interprétation du paragraphe 43(2) de la Loi et lui a renvoyé l’affaire pour qu’elle examine les points restants : Phoenix Bulk Carriers Ltd. c. Kremikovtzi Trade, [2007] 1 R.C.S. 588.

 

[8]               La Cour a maintenant entendu les arguments sur les points restants. À mon avis, pour les motifs qui suivent, l’appel ne peut être accueilli.

 

[9]               Les points litigieux sont formulés ainsi, aux paragraphes 43 à 45 de l’exposé des faits et du droit présenté par Kremikovtzi :

PARTIE II – POINTS LITIGIEUX

 

43.       Le juge de première instance a erré en disant que Kremikovtzi était le propriétaire véritable de la cargaison et, plus précisément, en était le propriétaire véritable à la date du fait générateur et à la date où l’action a été introduite, ainsi que le requiert le paragraphe 43(3) de la LCF.

 

44.       Le juge de première instance a erré en disant que la déclaration, telle qu’elle était formulée lors de l’audience, et l’affidavit portant demande de mandat remplissaient les conditions du droit maritime, de la LCF et des Règles des Cours fédérales et, plus précisément, celles du paragraphe 481(2) des Règles pour ce qui concerne la saisie de la cargaison.

 

45.       Le juge de première instance a erré en autorisant des modifications non précisées à la déclaration après la saisie, et en confirmant sur ce fondement la saisie.

 

 

[10]           Avant d’examiner les points litigieux, il sera utile de reproduire, en partie, l’article 43 de la Loi, qui est au cœur du présent appel :

Compétence en matière personnelle

 

43. (1) Sous réserve du paragraphe (4), la Cour fédérale peut, aux termes de l'article 22, avoir compétence en matière personnelle dans tous les cas.

 

Compétence en matière réelle

 

(2) Sous réserve du paragraphe (3), elle peut, aux termes de l'article 22, avoir compétence en matière réelle dans toute action portant sur un navire, un aéronef ou d'autres biens, ou sur le produit de leur vente consigné au tribunal.

 

Exception

 

(3) Malgré le paragraphe (2), elle ne peut exercer la compétence en matière réelle prévue à l'article 22, dans le cas des demandes visées aux alinéas 22(2) e), f), g), h), i), k), m), n), p) ou r), que si, au moment où l'action est intentée, le véritable propriétaire du navire, de l'aéronef ou des autres biens en cause est le même qu'au moment du fait générateur.

 

[…]

 

 

 

 

Saisie de navire

 

(8) La compétence de la Cour fédérale peut, aux termes de l'article 22, être exercée en matière réelle à l'égard de tout navire qui, au moment où l'action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l'action.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Jurisdiction in personam

 

43. (1) Subject to subsection (4), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may in all cases be exercised in personam.

 

Jurisdiction in rem

 

(2) Subject to subsection (3), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against the ship, aircraft or other property that is the subject of the action, or against any proceeds from its sale that have been paid into court.

 

Exception

 

(3) Despite subsection (2), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 shall not be exercised in rem with respect to a claim mentioned in paragraph 22(2)

( e), ( f), ( g), ( h), ( i), ( k), ( m), ( n),

( p) or ( r) unless, at the time of the commencement of the action, the ship, aircraft or other property that is the subject of the action is beneficially owned by the person who was the beneficial owner at the time when the cause of action arose.

 

 

Arrest

 

(8) The jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against any ship that, at the time the action is brought, is beneficially owned by the person who is the owner of the ship that is the subject of the action.

 

[Emphasis added]

 

 

[11]           Je commencerai par l’argument de Kremikovtzi selon lequel l’affidavit portant demande de mandat est déficient et selon lequel, en conséquence, le mandat de saisie devrait être annulé.

 

L’AFFIDAVIT PORTANT DEMANDE DE MANDAT

[12]           L’affidavit déposé par Phoenix au soutien de sa demande de délivrance d’un mandat portant saisie de la cargaison est celui de M. Edward Coll, signé sous serment le 13 septembre 2005. Il s’agit d’un bref affidavit, et je le reproduis donc dans son intégralité :

[traduction]

Je soussigné, Edward Coll, président de la société Phoenix Bulk Carriers (US) Corp., qui exerce ses activités au 88, Valley Road, Middletown, Rhode Island, États‑Unis, 02842, ayant été dûment assermenté, déclare ce qui suit :

 

1.           Je suis le président de la société Phoenix Bulk Carriers (US) Corp., qui agit comme mandataire pour Phoenix Bulk Carriers Ltd., dont le siège est situé au 80, Broad Street, Monrovia, au Libéria;

 

2.           La nature de la réclamation de la demanderesse à l’encontre de la défenderesse porte sur la somme de 388 403,63 $US, qui représente le manque à gagner sur un contrat d’affrètement conclu entre la demanderesse et Kremikovtzi Trade, également appelée Kremikovski Trade (Kremikovski), en son nom et au nom des propriétaires des défendeurs in rem, le 27 juillet 2005 ou vers cette date, de même que les intérêts et les dépens;

 

3.           La demanderesse et Kremikovski ont conclu un contrat d’affrètement pour le transport d’une cargaison d’environ 70 000 à 75 000 tonnes métriques de charbon (la cargaison), depuis Vancouver, au Canada jusqu’à Bourgas, en Bulgarie, et c’est le navire M/V FAR EASTERN MARINE qui fut désigné pour effectuer le transport;

 

4.           En violation du contrat d’affrètement, la cargaison a été chargée sur le navire M/V SWIFT FORTUNE, aux terminaux Neptune de Vancouver, entre le 3 septembre et le 5 septembre 2005;

 

Alinéa 481(2)b)

 

5.           Cette réclamation est fondée sur une convention relative à l’usage ou au louage d’un navire, par charte‑partie, et relève donc de l’alinéa 22(2)i) et du paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales;

 

Alinéa 481(2)c)

 

6.         Il n’a pas été fait droit à la demanderesse.

 

Alinéa 481(2)d)

 

7.                  Le bien à saisir est le charbon chargé sur le navire M/V SWIFT FORTUNE, aux terminaux Neptune de Vancouver, entre le 3 septembre et le 5 septembre 2005.

 

 

[13]           L’affidavit de M. Coll a été déposé conformément au paragraphe 481(2) des Règles, qui prévoit que la partie qui veut obtenir un mandat de saisie de biens doit déposer un « affidavit portant demande de mandat ». Cette disposition est ainsi rédigée :

481. (2) La partie qui veut obtenir un mandat de saisie de biens dépose un affidavit, intitulé « Affidavit portant demande de mandat », qui contient les renseignements suivants :

a) ses nom, adresse et occupation;

 

b) la nature de sa réclamation et le fondement juridique allégué pour justifier la compétence de la Cour d’entendre l’action réelle;

c) la mention qu’on n’a pas fait droit à sa réclamation;

d) la nature des biens à saisir et, s’il s’agit d’un navire, le nom et la nationalité du navire ainsi que son port d’attache;

 

e) si le mandat est demandé en vertu du paragraphe 43(8) de la Loi à l’égard d’un navire autre que celui contre lequel l’action est intentée, la mention que l’auteur de l’affidavit a des motifs raisonnables de croire que le navire faisant l’objet de la demande de mandat appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

481. (2) A party seeking a warrant under subsection (1) shall file an affidavit, entitled "Affidavit to Lead Warrant", stating

 

(a) the name, address and occupation of the party;

(b) the nature of the claim and the basis for invoking the in rem jurisdiction of the Court;

 

(c) that the claim has not been satisfied;

(d) the nature of the property to be arrested and, where the property is a ship, the name and nationality of the ship and the port to which it belongs; and

(e) where, pursuant to subsection 43(8) of the Act, the warrant is sought against a ship that is not the subject of the action, that the deponent has reasonable grounds to believe that the ship against which the warrant is sought is beneficially owned by the person who is the owner of the ship that is the subject of the action.

 

[Emphasis added]

 

 

 

 

 

[14]           Le point soulevé par l’appelante se rapporte à l’alinéa 481(2)b) des Règles. Plus précisément, il s’agit de savoir si M. Coll a exposé dans son affidavit « le fondement juridique allégué pour justifier la compétence de la Cour d’entendre l’action réelle ». À ce propos, M. Coll affirme, au paragraphe 5 de son affidavit, que, « Cette réclamation est fondée sur une convention relative à l’usage ou au louage d’un navire, par charte‑partie, et elle relève donc de l’alinéa 22(2)i) et du paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales. »

 

[15]           L’appelante dit que cette affirmation ne s’accorde pas avec l’alinéa 481(2)b) des Règles, parce qu’elle ne révèle pas le fondement juridique allégué par Phoenix pour justifier la compétence en matière réelle de la Cour fédérale. Selon Kremikovtzi, cet alinéa obligeait M. Coll à dire que Kremikovtzi était le propriétaire de la cargaison ou que, à tout le moins, Phoenix croyait que tel était le cas, tant à la date du fait générateur qu’à la date où l’action a été introduite. Par conséquent, puisque l’affidavit portant demande de mandat n’est pas conforme au paragraphe 481(2) des Règles, le mandat de saisie devrait être annulé.

 

[16]           Naturellement, Phoenix ne partage pas l’avis de Kremikovtzi. D’après elle, il suffisait à M. Coll d’affirmer, comme il l’a fait au paragraphe 5 de son affidavit, que la réclamation était fondée sur une convention relative à l’usage ou au louage d’un navire, par charte‑partie, et que le fondement juridique allégué à l’appui de la compétence de la Cour fédérale en matière réelle était l’alinéa 22(2)i) et le paragraphe 43(3) de la Loi. Phoenix dit aussi que l’alinéa 481(2)b) des Règles n’obligeait nullement M. Coll à donner le nom du propriétaire de la cargaison que Phoenix voulait saisir, et ne l’obligeait pas non plus à dire que le propriétaire de la cargaison en était le propriétaire véritable à la date du dépôt de l’action et à la date du fait générateur.

 

[17]           À mon avis, l’affidavit portant demande de mandat n’est pas déficient. D’abord, je suis convaincu que l’alinéa 481(2)b) des Règles n’obligeait pas M. Coll à affirmer quoi que ce soit à propos du propriétaire véritable de la cargaison ou à propos du fondement factuel étayant la compétence de la Cour en matière réelle selon le paragraphe 43(3). Il suffisait selon moi à M. Coll d’exposer le fondement juridique sur lequel s’appuyait Phoenix pour invoquer la compétence en matière réelle de la Cour, c’est‑à‑dire l’alinéa 22(2)i) et le paragraphe 43(3) de la Loi. Sur ce point, je suis conforté dans ma manière de voir par la version française de l’alinéa 481(2)b) des Règles, où l’on peut lire ce qui suit : « le fondement juridique allégué pour justifier la compétence de la Cour d’entendre l’action réelle ». D’après moi, il ressort clairement de la version française que ce que M. Coll était tenu de faire, c’était de dire sur quel fondement juridique s’appuyait Phoenix pour invoquer la compétence en matière réelle de la Cour. À cela j’ajouterais que, en faisant état du paragraphe 43(3) de la Loi, M. Coll, selon moi, disait implicitement que les circonstances de l’affaire étaient telles que le recours de Phoenix pouvait être déposé comme action in rem.

 

[18]           Au soutien de sa position, Phoenix nous a renvoyés à un jugement de la Cour fédérale, Lorac Transport Ltd. c. « Le ATRA », [1985] 1 C.F. 459, où le juge McNair avait rejeté un argument semblable à celui qui est avancé ici par Kremikovtzi. Le point soulevé dans ce précédent portait sur le paragraphe 1003(2) des anciennes règles, qui, contrairement aux règles actuelles, n’exigeait pas que l’affidavit portant demande de mandat mentionne « le fondement juridique allégué pour justifier la compétence de la Cour d’entendre l’action réelle », mais je crois que la conclusion à laquelle est arrivé le juge McNair est tout à fait à propos ici. À la page 466 de ses motifs, il écrivait ce qui suit :

Le paragraphe 1003(2) expose ce que doit contenir un affidavit portant demande de mandat. L'affidavit en l'espèce doit indiquer a) le nom, l'adresse et la profession ou occupation du requérant; b) la nature de la réclamation; c) qu'on n'a pas fait droit à la réclamation; et d) la nature des biens à saisir. Rien n'exige qu'on indique qui est propriétaire en equity du bien à saisir. Certainement, si cela était nécessaire, le paragraphe le dirait. […]

 

 

 

[19]           En concluant ainsi, le juge McNair émettait l’avis que l’argument sur la compétence, c’est‑à‑dire l’exigence, énoncée au paragraphe 43(3) de la Loi, selon laquelle le bien sujet à saisie doit appartenir à celui qui était son propriétaire véritable à la date du dépôt du recours et à la date du fait générateur, « vise l’action et non le mandat de saisie exercé sous son égide » (voir page 465 des motifs du juge McNair). Je souscris totalement à la manière dont le juge McNair voyait la question.

 

[20]           Je suis également conforté dans ma manière de voir par le fait que, s’agissant de la saisie de navires jumeaux en application du paragraphe 43(8) de la Loi, l’alinéa 481(2)e) des Règles oblige explicitement le déposant d’un affidavit portant demande de mandat à déclarer que « le navire faisant l’objet de la demande de mandat appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action ».

 

[21]           Deuxièmement, je suis d’avis que, en tout état de cause, les faits à l’origine du fondement juridique allégué au soutien de la compétence de la Cour pour instruire l’action in rem ont été exposés par M. Coll dans son affidavit. Plus exactement, j’ai à l’esprit les paragraphes 2 et 3 de l’affidavit, où il dit que Kremikovtzi, en son nom et au nom des propriétaires de la cargaison, a conclu un contrat d’affrètement avec Phoenix, par lequel elle s’engageait à charger sur le navire de Phoenix, le « M/V FAR EASTERN MARINE », entre 70 000 et 75 000 tonnes métriques de charbon, au port de Vancouver, pour transport jusqu’à Bourgas, en Bulgarie. M. Coll dit aussi que, en violation du contrat, Kremikovtzi n’a pas embarqué la cargaison sur le « M/V FAR EASTERN MARINE ».

 

[22]           L’affidavit de M. Coll aurait pu être rédigé en des termes plus clairs, mais je vois néanmoins ce qu’il veut dire : Kremikovtzi, ou ses commettants, étaient les propriétaires de la cargaison et n’ont pas respecté le contrat de transport. M. Coll ne dit pas explicitement que Kremikovtzi était le propriétaire véritable de la cargaison, tant à la date du fait générateur qu’à la date du dépôt de l’action, mais il est clair que cette conclusion découle implicitement de ses affirmations.

 

[23]           J’arrive donc à la conclusion que, pris dans son intégralité, l’affidavit de M. Coll portant demande de mandat remplit les conditions de l’alinéa 481(2)b) des Règles.

 

[24]           Je passe maintenant aux points qui intéressent la déclaration et le propriétaire véritable de la cargaison, laissant de côté pour l’instant celui qui concerne les modifications apportées à la déclaration, que le juge a autorisées.

 

[25]           La requête de Kremikovtzi est déposée en vertu des alinéas 221(1)a), c) et f) des Règles, qui sont ainsi formulés :

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

 

[…]

 

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

 

[…]

 

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

 

 

 

 

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

 

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

 

 

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

 

[26]           D’abord, Kremikovtzi dit que la déclaration de Phoenix ne révèle aucune cause d’action valable parce que la responsabilité in personam des propriétaires du bien in rem n’y est pas alléguée. Deuxièmement, Kremikovtzi dit que la déclaration est scandaleuse, frivole ou vexatoire et qu’elle constitue un abus de procédure parce que Kremikovtzi n’était pas le propriétaire véritable de la cargaison à la date du dépôt de l’action et à la date du fait générateur. Par conséquent, puisque les conditions du paragraphe 43(3) de la Loi ne sont pas remplies, l’action in rem n’est absolument pas recevable, et en conséquence, elle devrait être radiée.

 

[27]           Je passe maintenant à la question de savoir si la déclaration révèle une cause d’action.

 

LA DÉCLARATION

[28]           Kremikovtzi fait valoir que, pour que la procédure in rem soit recevable, Phoenix devait, dans sa déclaration, formuler une réclamation in personam contre les propriétaires de la cargaison.

 

[29]           Au soutien de cette position, Kremikovtzi invoque notamment une décision du juge MacKay, Cold Ocean Inc. c. Le « Gornostaevka » (1999), 168 F.T.R. 264. Faisant droit à des requêtes dans lesquelles étaient sollicitées des ordonnances cassant et annulant les mandats de saisie de deux navires et de la cargaison se trouvant à bord de l’un d’eux, le juge MacKay a conclu qu’une action in rem n’était pas recevable lorsque la déclaration ne faisait pas état d’une réclamation in personam contre les propriétaires des navires et de la cargaison. Au paragraphe 8 de ses motifs, il expliquait ainsi sa conclusion :

[8]   Les motifs à l'appui de ces conclusions sont, en résumé, les suivants :

 

a)    Les demandes formulées par la demanderesse relativement aux navires et à la cargaison en cause ne sont pas dirigées contre les propriétaires des navires ou de la cargaison. La défenderesse G.M.K. est décrite comme le « propriétaire enregistré par voie de cession », ce qui ne la désigne pas comme propriétaire et la demanderesse savait que G.M.K. n'était pas le propriétaire bénéficiaire des navires. L'identité du propriétaire n'est pas en litige; à toutes les époques pertinentes, les deux navires appartenaient à PPO Jugrybpoisk, de Kerch, en Ukraine.

 

b)    Aucune demande personnelle n'est formulée dans la déclaration contre le propriétaire des navires, ni contre le propriétaire de la cargaison en cause, et en l'absence de pareille demande, aucune action réelle ne saurait être accueillie (voir Mount Royal/Walsh Inc. c. Le « Jensen Star », [1990] 1 C.F. 199; 99 N.R. 42, à la p. 216 (C.A.)).

 

c)    L'intitulé de la cause, désignant les « propriétaires et toutes les personnes ayant un droit sur le navire ... » est conforme à la formule prescrite pour une action réelle par la règle 477 des Règles de la Cour fédérale (1998) , DORS/98‑106), mais, en l'absence d'une demande expresse formulée contre les propriétaires des navires défendeurs dans la déclaration, il n'existe pas de demande personnelle contre les propriétaires (Le « Jensen Star », précité, à la page 219).

 

d)    Lorsque la déclaration ne comporte pas de demande personnelle dirigée contre les propriétaires d'un navire ou de sa cargaison, la déclaration ne peut fonder une demande personnelle contre les propriétaires d'un navire ni une demande réelle contre les navires ou la cargaison, et tout mandat de saisie ou affidavit à l'appui fondé sur la déclaration doit être annulé et la déclaration doit être radiée parce qu'elle est scandaleuse, frivole et vexatoire au sens de l'alinéa 221(1)c).

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[30]           Je souscris totalement à l’état du droit tel que l’expose le juge MacKay. Je compléterais cependant son énoncé en citant un arrêt de la Cour, Mount Royal/Walsh Inc. c. Le « Jensen Star » et al., 99 N.R. 42, [1990] 1 C.F. 199, à la page 216, auquel renvoie le juge MacKay dans le passage susmentionné. Dans cet arrêt, le juge Marceau faisait observer qu’une réclamation in rem est en réalité une réclamation à l’encontre du propriétaire de la « res » et que, pour que l’action in rem soit accueillie, une responsabilité personnelle doit pouvoir être imputée au propriétaire. Puis le juge Marceau écrivait qu’un jugement in personam n’était pas cependant une condition nécessaire d’un jugement in rem (voir les pages 216 et 217 des motifs du juge Marceau).

 

[31]           Je ferais observer que l’arrêt Mount Royal/Walsh, précité, fut rendu à la suite d’un appel interjeté du jugement de la Section de première instance à la suite d’un procès au fond. Tel n’est pas le cas ici. Nous sommes saisis de la présente affaire à la faveur d’une requête préliminaire en radiation déposée en vertu de l’article 221 des Règles.

 

[32]           Le critère applicable à une telle requête a été exposé avec justesse par le juge en chef adjoint Thurlow (plus tard juge en chef) dans la décision Waterside Ocean Navigation Co. c. International Navigation Ltd., [1977] 2 C.F. 257 (1re inst.), à la page 259, où il s’exprimait ainsi :

La demande d'ordonnance visant le rejet de la réclamation contre le navire est basée sur la prétention de la requérante suivant laquelle il n'y a aucune cause d'action contre le navire. On dit que le droit de poursuivre in rem, sauf lorsque le demandeur invoque un privilège maritime, dépend de la responsabilité personnelle du propriétaire du navire à l'égard du demandeur et ce n'est pas le cas en l'espèce. Le rejet d'une action sur un tel motif, à ce stade‑ci, peut cependant être justifié, si je comprends bien, seulement si

 

(1) la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action, ou

 

(2) la demande est si désespérée que l'action constitue un emploi abusif des procédures de la Cour et il ne devrait pas lui être permis de suivre son cours.

 

Relativement à (1), on doit prendre la décision en se basant sur les allégations de la déclaration. Quant à (2), que la demande soit présentée en vertu de la Règle 419(1)c) ou f) ou en vertu de la compétence inhérente de la Cour, une preuve est admissible. En aucun cas, cependant, il n'est facile pour un requérant de s'acquitter de ce fardeau. La Cour est toujours réticente à radier une déclaration et à rejeter une action en vertu de la Règle 419(1)a) et elle ne le fera que s'il est clair qu'aucun amendement ne peut modifier la déclaration de façon à révéler une cause raisonnable d'action. Ce critère est aussi rigoureux, sinon plus, lorsqu'on demande le rejet d'une action au motif que la procédure est futile ou vexatoire ou constitue un emploi abusif des procédures de la Cour. La Cour ne mettra pas fin à une procédure et ne privera pas un demandeur du droit de faire entendre sa cause à moins qu'il soit clair que l'action est futile ou vexatoire ou que le demandeur n'a aucune cause raisonnable d'action et que permettre à l'action de suivre son cours constitue un emploi abusif de ses procédures.

[Non souligné dans l’original.]

 

[33]           S’agissant des questions de compétence comme celle qui se pose ici pour le paragraphe 43(3) de la Loi, le critère applicable n’est pas différent de celui qu’exposait le juge en chef adjoint Thurlow dans l’arrêt Waterside Ocean Navigation, précité. Dans l’arrêt Hodgson et al. c. Bande indienne d’Ermineskin et al. (2001), 267 N.R. 143, le juge Rothstein, alors juge de la Cour d'appel fédérale, rédigeant la décision unanime de la Cour, faisait les observations suivantes :

3    À l'appui de leur requête en radiation, les défendeurs d'Ermineskin font valoir que la Cour fédérale n'a pas compétence pour connaître d'une demande de dommages‑intérêts ou de réparation fondée sur l'equity dirigée contre eux et qu'ils n'ont pas d'obligation de fiduciaire envers les personnes qui ne sont pas membres de la Bande.

 

4    L'avocate des défendeurs d'Ermineskin reconnaît qu'une requête en radiation ne peut être accueillie en vertu de l'alinéa 221(1)a) que si son bien‑fondé est manifeste et établi hors de tout doute. L'action a été intentée en 1991. Le défaut de compétence de la Cour relativement aux défendeurs d'Ermineskin ne semble pas avoir paru manifeste à l'avocat des défendeurs avant plusieurs années, car la requête en radiation n'a été présentée pour la première fois qu'en 1998. Le protonotaire Hargrave et le juge Reed ne l'ont pas jugé manifeste non plus, puisqu'ils ont tous les deux rejeté la requête en radiation.

 

5    Bien que nous ne soyons aucunement convaincus que la Cour a compétence pour trancher les demandes formulées par les demandeurs contre les défendeurs d'Ermineskin en vertu de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, nous ne sommes pas disposés à affirmer que le défaut de compétence de la Cour est manifeste et établi hors de tout doute. L'affaire comporte des demandes dirigées contre une bande indienne et un conseil de bande, ainsi que contre la Couronne. Il est certes clair que la Cour a compétence pour procéder au contrôle judiciaire des décisions des conseils de bande indienne, mais il est beaucoup moins clair qu'elle a compétence pour entendre une action dirigée contre les bandes. En ce qui a trait à l'allégation de manquement à une obligation de fiduciaire, la prétention de la Bande portant qu'elle n'a aucune obligation de fiduciaire envers les personnes qui ne sont pas membres de la Bande semble manifestement bien fondée à première vue, mais elle repose sur l'hypothèse que les demandeurs n'ont jamais été membres de la Bande et n'ont jamais eu le droit d'en être membres. L'absence d'obligation de fiduciaire envers eux n'est pas manifeste si les demandeurs ou leurs ancêtres ont été à tort rayés de la liste des membres ou n'y ont pas été inscrits alors qu'ils auraient dû l'être.

 

6    L'avocate des défendeurs d'Ermineskin ne nous a pas convaincus que la requête était manifestement bien fondée. Nous jugeons prudent de permettre que l'instruction de cette affaire, en cours depuis longtemps, se déroule le plus tôt possible, sans autre procédure interlocutoire, car c'est dans le cadre de l'instruction qu'il convient le mieux de trancher en première instance les questions de la compétence et de l'existence d'une obligation de fiduciaire, à la lumière de tous les faits établis en preuve et de tous les arguments exposés au juge qui présidera l'instruction.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[34]           Je passe maintenant à la déclaration de Phoenix. Les paragraphes 3 à 9 de la déclaration, que je reproduis ci‑après, intéressent le point dont nous sommes saisis :

[traduction]

3)         Le 27 juillet 2005 ou vers cette date, Phoenix a conclu un contrat d’affrètement avec Kremikovtzi Trade, également appelée Kremikovski, agissant en son propre nom et au nom des propriétaires futurs de la cargaison de 70 000 à 75 000 tonnes métriques de charbon devant être transportée de Vancouver, au Canada, à Bourgas, en Bulgarie (la cargaison);

 

4)         Le 31 juillet 2005, conformément à ses obligations selon le contrat d’affrètement, Phoenix désignait le navire M/V FAR EASTERN MARINA pour le voyage de Vancouver à Bourgas, selon les modalités du contrat d’affrètement;

 

5)         Au lieu de se conformer à ses obligations selon le contrat d’affrètement, les propriétaires futurs de la cargaison, directement ou par l’intermédiaire de Kremikovtzi Trade, également appelée Kremikovski Trade, ont décidé de faire transporter la cargaison par un autre navire que celui qui était à l’origine prévu par le contrat d’affrètement;

 

6)         En fait, les propriétaires futurs de la cargaison ont confié la cargaison aux propriétaires ou gérants du navire M/V SWIFT FORTUNE, pour embarquement à Vancouver et transport jusqu’à Bourgas;

 

7)         La cargaison a été embarquée, en totalité ou en partie, sur le navire M/V SWIFT FORTUNE, entre le 3 et le 5 septembre 2005, période au cours de laquelle la propriété de la cargaison fut dévolue aux propriétaires actuels de ladite cargaison;

 

8)         En conséquence de la rupture du contrat d’affrètement, Phoenix a subi une perte se chiffrant à 388 403,63 $US;

 

9)         Les propriétaires actuels de la cargaison étaient les propriétaires de ladite cargaison à la date de la présumée violation du contrat, et ils répondent directement de ladite violation envers la demanderesse;

 

 

 

[35]           Au paragraphe 3, Phoenix dit qu’elle a conclu un contrat d’affrètement avec Kremikovtzi, laquelle, à l’époque, agissait en son propre nom et au nom des propriétaires futurs de la cargaison.

 

[36]           Au paragraphe 5, Phoenix dit que les propriétaires futurs de la cargaison, directement ou indirectement par l’entremise de Kremikovtzi, ont confié à un autre navire la cargaison destinée à son navire.

 

[37]           Aux paragraphes 7 et 8, Phoenix dit que la cargaison a été embarquée sur l’« autre navire » entre le 3 septembre et le 5 septembre 2005, et elle ajoute que, en conséquence de la rupture du contrat, elle a subi une perte de 388 403,63 $US.

 

[38]           Phoenix dit, aux paragraphes 7 et 9 de la déclaration, que ceux qui étaient les propriétaires de la cargaison le 13 septembre 2005, c’est‑à‑dire à la date d’introduction de la procédure, étaient également les propriétaires de la cargaison après son embarquement à bord du navire. Elle dit aussi, dans ces paragraphes, que ceux qui étaient les propriétaires de la cargaison le 13 septembre 2005 étaient également les propriétaires de la cargaison lorsqu’il y a eu rupture du contrat de transport.

 

[39]           Je reconnais que la déclaration aurait pu être rédigée en des termes plus précis. Cependant, il se trouve qu’il n’y a guère de doute, à mon avis, que ce que dit Phoenix, c’est que ceux qui étaient propriétaires de la cargaison à la date du dépôt du recours étaient également propriétaires de la cargaison à la date du fait générateur. Il n’importe pas, à mon humble avis, que Kremikovtzi soit clairement identifiée comme étant le propriétaire de la cargaison à toutes les époques pertinentes. Ce qui importe, c’est que Phoenix a affirmé avec suffisamment de clarté que ceux qui étaient propriétaires de la cargaison, à toutes les époques essentielles pour conférer à la Cour une compétence in rem selon le paragraphe 43(3) de la Loi, ont contrevenu à la charte‑partie. La déclaration fait donc manifestement état d’une réclamation in personam contre les propriétaires de la cargaison et répond aux conditions du paragraphe 43(3).

 

[40]           Dans l’arrêt Waterside Ocean Navigation, précité, le juge Thurlow avait affaire à une déclaration qui manquait de précision, mais il avait néanmoins conclu, à la page 262, que la déclaration renfermait une allégation de responsabilité personnelle à l’encontre des armateurs. Il s’exprimait ainsi :

Quelle que soit la faiblesse de la demande qui ne contient aucune allégation pouvant engager la responsabilité personnelle de quelqu'un, sauf celle d'International, elle fait néanmoins valoir une réclamation contre les propriétaires quels qu'ils soient et contre le navire pour les dommages résultant des prétendues contraventions à la charte‑partie […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[41]           Il est revenu sur cet aspect aux pages 264 et 265, où il écrivait ce qui suit :

[…] Il s'ensuit, selon moi, qu'on n'a pas démontré que la réclamation de la demanderesse contre le navire dans la présente action, qui est essentiellement une réclamation contre ses propriétaires, quels qu'ils puissent être, est futile ou vexatoire ou constitue un emploi abusif des procédures de la Cour.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[42]           Il m’est donc impossible de dire que la déclaration de Phoenix ne révèle pas une cause d’action valable. Selon moi, la déclaration révèle une réclamation in personam à l’encontre des propriétaires de la cargaison saisie le 13 septembre 2005 et, en conséquence, il n’est pas évident et apparent qu’elle est vouée à l’échec.

 

[43]           Il reste à régler la question de savoir qui était le propriétaire véritable de la cargaison, question que j’examinerai maintenant.

 

LE PROPRIÉTAIRE VÉRITABLE

[44]           Kremikovtzi fait valoir qu’elle n’était pas le propriétaire véritable de la cargaison, que ce soit à la date du dépôt de l’action ou à la date du fait générateur. Elle affirme par conséquent que l’action in rem de Phoenix ne saurait être admise. Il s’agit donc de savoir si, selon les mots employés par le juge en chef adjoint Thurlow dans l’arrêt Waterside Ocean Navigation, précité, « il est clair que l’action est futile ou vexatoire […] et que permettre à l’action de suivre son cours constitue un emploi abusif des procédures [de la Cour] ». À mon avis, la réponse à cette question est négative.

 

[45]           Parce que Kremikovtzi a fait relever cette partie de sa requête de l’alinéa 221(1)c) et f) des Règles, elle a été autorisée à produire une preuve. Avant de passer à la preuve produite par les parties, il convient de dire quelques mots sur la date de la rupture du contrat, étant donné que les parties sont en désaccord sur cet aspect. Cette question se pose en raison du paragraphe 43(3) de la Loi, selon lequel la propriété doit être attestée tant à la date où la procédure est introduite qu’à la date de la rupture du contrat. Phoenix dit que la date de la rupture du contrat, c’est‑à‑dire la date du fait générateur, est celle à laquelle Kremikovtzi a embarqué la cargaison à bord du « SWIFT FORTUNE ». Kremikovtzi, pour sa part, fait valoir que la cause d’action a pris naissance lorsque le « SWIFT FORTUNE » a été affrété pour le transport de la cargaison de charbon, c’est‑à‑dire à une date antérieure à l’embarquement de la cargaison à Vancouver.

 

[46]           Me Pamel, avocat de Phoenix, a admis à l’audience que, si nous devions conclure que la cause d’action a pris naissance avant l’embarquement de la cargaison, l’appel devra nécessairement être accueilli. Il a fait valoir cependant que tel n’est pas le cas. Plus précisément, selon lui, la cause d’action s’est cristallisée à la date où Kremikovtzi a chargé la cargaison à Vancouver. Il a aussi fait valoir que, jusqu’à ce que survienne ce chargement, Kremikovtzi était à même de remplir ses obligations contractuelles envers Phoenix.

 

[47]           M. Bromley, l’avocat de Kremikovtzi, a adopté une approche différente. Selon lui, en raison du paragraphe 5 de la déclaration, il était évident que Phoenix avait adopté la position selon laquelle la cause d’action a pris naissance lorsque les propriétaires futurs de la cargaison avaient affrété le « M/V SWIFT FORTUNE ». Il a dit alors que, si cette position était erronée, la rupture du contrat a eu lieu le jour où le navire de Phoenix, le « FAR EASTERN MARINE », n’a pas été accepté et que le « SWIFT FORTUNE » a été retenu. Au paragraphe 55 de son exposé supplémentaire des faits et du droit, M. Bromley résume ainsi sa position :

[traduction]

55.       La présumée rupture du contrat d’affrètement a eu lieu lorsque le navire désigné n’a pas été accepté. Une autre rupture est le fait d’avoir retenu un autre navire. Le droit d’engager une action naît à l’une ou l’autre de ces deux dates. La naissance d’une cause d’action ne dépend pas de la date à laquelle la demanderesse décide d’exercer son droit d’introduire une action, mais plutôt de la date à laquelle naît ce droit.

 

 

[48]           Après examen minutieux des arguments des deux parties, et à la lumière de la preuve qui nous a été présentée, il m’est impossible de dire que la position de Phoenix selon laquelle la cause d’action a pris naissance le jour du chargement de la cargaison est sans fondement. J’ajouterais qu’il m’est impossible de souscrire à l’argument de M. Bromley pour qui le paragraphe 5 de la déclaration fait ressortir clairement que Phoenix a adopté le point de vue selon lequel la cause d’action a pris naissance lorsque le navire a été affrété. À mon avis, on peut également lire la déclaration comme si elle disait que la rupture du contrat a eu lieu lorsque la cargaison a été embarquée à bord du navire à Vancouver.

 

[49]           Par conséquent, s’agissant de savoir qui était le propriétaire véritable de la cargaison, je présumerai que la cause d’action de Phoenix a pris naissance lorsque la cargaison a été chargée sur le navire à Vancouver. Il s’agit donc de savoir si Kremikovtzi est parvenue à montrer qu’elle n’était pas le propriétaire véritable à l’époque où l’action a été introduite, c’est‑à‑dire le 13 septembre 2005, et/ou à l’époque du fait générateur, c’est‑à‑dire du 3 au 5 septembre 2005, et donc que l’action in rem de Phoenix n’a aucun fondement.

 

[50]           Je passe maintenant à la preuve produite par les parties portant sur la question de savoir qui était le propriétaire véritable de la cargaison.

 

[51]           À l’appui de son argument selon lequel Kremikovtzi n’était pas le propriétaire véritable de la cargaison aux époques pouvant fonder l’exercice par la Cour de sa compétence in rem selon le paragraphe 43(3) de la Loi, M. Bromley a invoqué un contrat de vente conclu entre Kremikovtzi et Elk Valley Coal Corporation (Elk Valley), un accord de financement conclu entre Kremikovtzi et Stemcor U.K. Ltd. (Stemcor) et les affidavits de M. Ken Myers, le trésorier de Elk Valley, signés le 9 septembre et le 20 septembre 2005. Il s’est également fondé sur l’affidavit de Mme Tanya Tzekova, la directrice financière de Kremikovtzi, signé le 9 septembre 2005.

 

[52]           M. Bromley fait valoir que Elk Valley est demeurée le propriétaire de la cargaison, à tout le moins jusqu’au 13 septembre 2005. À l’appui de cet argument, il signale que le contrat de vente conclu entre Elk Valley et Kremikovtzi prévoyait que le droit de propriété de la cargaison ne serait transféré que lorsque Elk Valley serait payée. Puisque Elk Valley n’avait pas été payée au 13 septembre 2005, Elk Valley est demeurée propriétaire du charbon. M. Bromley a aussi fait observer que, d’après le contrat de financement conclu entre Stemcor et Kremikovtzi, Kremikovtzi ne deviendrait le propriétaire de la cargaison que lorsque le vendeur serait payé.

 

[53]           En avançant son argument, M. Bromley nous a renvoyés à un arrêt de la Chambre des lords, « ALIAKMON », [1986] 2 Lloyd’s Rep. 1, et à un arrêt de la Cour d'appel d’Angleterre, In Re Wait, [1927] 1 Ch. 606 (C.A.), deux précédents qui, à son avis, permettent d’affirmer que l’acheteur éventuel de marchandises n’acquiert aucun droit en equity sur les marchandises tant que le droit de propriété n’a pas été tranmis.

 

[54]           Au soutien de sa position selon laquelle Kremikovtzi était le propriétaire véritable de la cargaison aux époques pertinentes et selon laquelle, en tout état de cause, il n’est pas apparent et évident que la position avancée par Kremikovtzi est la bonne, Phoenix soulève plusieurs points.

 

[55]           D’abord, Phoenix dit qu’aucun poids ne devrait être accordé à l’affidavit de Mme Tzekova, puisque cet affidavit se limite simplement à dire que Kremikovtzi n’était pas le propriétaire de la cargaison embarquée à Vancouver.

[56]           Deuxièmement, Phoenix fait observer que M. Myers, au paragraphe 4 de son premier affidavit, écrivait sans équivoque que [traduction] « la société Elk Valley a vendu la cargaison sur une base f.o.b. et qu’elle en est donc demeurée propriétaire jusqu’à ce qu’elle franchisse le bastingage du navire ». Se fondant sur cette affirmation, Phoenix fait valoir que Kremikovtzi est devenue propriétaire de la cargaison dès son chargement. Au 5 septembre 2005, Kremikovtzi était donc propriétaire.

 

[57]           Troisièmement, Phoenix dit que l’argument de Kremikovtzi selon lequel Kremikovtzi n’allait devenir propriétaire de la cargaison qu’après paiement complet à Elk Valley ne s’accorde pas avec les propos de M. Myers, pour qui Elk Valley a cessé d’être propriétaire lorsque la cargaison a franchi le bastingage du navire. Sur ce point, Phoenix se réfère au contre‑interrogatoire qu’elle a mené avec M. Myers, le 21 septembre 2005, contre‑interrogatoire où l’on peut lire l’échange suivant, aux pages 5 et 6 :

[traduction]

Q.        Monsieur, au paragraphe 4, vous dites que la cargaison a été vendue sur une base f.o.b.; cela est‑il vrai?

 

R.         C’est vrai.

 

Q.        Vous écrivez aussi que Elk Valley est demeurée propriétaire du charbon jusqu’à ce qu’il [traduction] « franchisse le bastingage du navire »; est‑ce vrai?

 

R.         C’est vrai.

 

Q.        Et, si je comprends bien, « franchir le bastingage du navire » signifie le moment où le charbon a été embarqué sur le navire?

 

R.         C’est exact.

 

Q.        Et quand on parle du « navire », on s’entend évidemment pour dire qu’il s’agit du navire Swift Fortune, n’est‑ce pas?

 

R.         C’est exact.

 

 

 

[58]           Finalement, Phoenix dit que, même si le contrat de vente et le contrat de financement disent que Kremikovtzi ne deviendra propriétaire que lorsque Elk Valley recevra paiement en vertu des lettres de crédit, cela ne règle pas, en tout état de cause, la question de savoir qui était le propriétaire véritable de la cargaison. Se fondant sur plusieurs précédents, à savoir Hendrickson c. Mid‑City Motors Ltd., 1951 CarswellAlta 13 (C.S. Alb.), Ministre du Revenu national c. Wardean Drilling Ltd., [1969] 2 C. de l’É. 166, et R. c. Bérou Construction Inc., 1999 CanLII 9102 (C.A.F.), Phoenix fait valoir que, en dépit de la clause contractuelle prévoyant le report de la transmission du titre de propriété, Kremikovtzi est devenue, dès le chargement de la cargaison sur le navire, le propriétaire véritable de la cargaison, en ce sens qu’elle en avait la possession et le contrôle, qu’elle supportait les risques de perte, de dommages et de destruction et qu’elle avait le droit d’aliéner la cargaison.

 

[59]           Phoenix dit aussi que le contrat de vente conclu entre Kremikovtzi et Elk Valley a été passé selon des conditions de livraison f.o.b., ce qui, à son avis, signifie que la possession, l’utilisation et le risque de perte ont été transmis à l’acheteur au moment du chargement de la cargaison sur le navire.

 

[60]           Finalement, Phoenix dit que les précédents invoqués par Kremikovtzi et, plus précisément, l’arrêt anglais In Re Wait, précité, doivent ici être écartés, au motif que ce qui était en cause dans ces précédents, c’était la vente de marchandises indéterminées, ce qui, affirme Phoenix, n’est pas le cas ici.

 

[61]           Il n’y a pas de réponse facile à la question, soulevée par Kremikovtzi, de savoir qui était le propriétaire véritable de la cargaison. Cependant, je suis d’avis, au vu de la preuve que nous avons devant nous, que Phoenix a de bons arguments pour prétendre que Kremikovtzi était le propriétaire véritable, tant à la date du fait générateur qu’à la date de l’introduction de la procédure. Par conséquent, l’action introduite par Phoenix n’est ni frivole ni vexatoire, et elle ne constitue pas un abus de procédure.

 

LES MODIFICATIONS APPORTÉES À LA DÉCLARATION

[62]           Un dernier point. Kremikovtzi prétend que le juge de première instance a erré en autorisant Phoenix à modifier sa déclaration. Selon Kremikovtzi, le juge n’aurait pas dû, après avoir rendu son ordonnance, autoriser Phoenix à modifier sa déclaration. Autrement dit, Kremikovtzi fait valoir que Phoenix ne pouvait rectifier, par des modifications ultérieures, les actes de procédure qui ont conduit à la saisie de la cargaison.

 

[63]           Vu les conclusions auxquelles je suis arrivé sur les autres points, conclusions qui sont fondées sur les actes de procédure tels qu’ils étaient formulés le 15 septembre 2005, date à laquelle le juge a rendu son ordonnance, il ne m’est pas nécessaire d’étudier la question des modifications.

 

DISPOSITIF

[64]           Pour ces motifs, je rejetterais l’appel, avec dépens.

 

« M. Nadon »

j.c.a.

 

« Je souscris aux présents motifs

            A.M. Linden, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

            K. Sharlow, juge »

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                 A‑409‑05

INTITULÉ :                                                                Kremikovtzi Trade c. Phoenix Bulk Carriers Limited et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                          VANCOUVER (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                        LE 6 NOVEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                     LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                  LE JUGE LINDEN

                                                                                     LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                               LE 4 DÉCEMBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

John W. Bromley                                                           POUR L’APPELANTE

 

Jean‑Marie Fontaine                                                      POUR LES INTIMÉS
Peter Pamel

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bromley Chapelski
Vancouver (C.‑B.)

 

POUR L’APPELANTE

 

Borden Ladner Gervais LLP

Montréal (Québec)

 

POUR LES INTIMÉS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.