Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20070423

Dossier : A‑413‑06

Référence : 2007 CAF 163

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

SANOFI‑AVENTIS CANADA INC.

appelante

(demanderesse)

 

et

NOVOPHARM LIMITÉE et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

(défendeurs)

 

et

SCHERING CORPORATION

intimée

(défenderesse/brevetée)

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 janvier 2007.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 avril 2007.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE SEXTON

Y A SOUSCRIT :                                                                                            LA JUGE SHARLOW

MOTIFS DISSIDENTS :                                                                                      LE JUGE NADON


Date : 20070423

Dossier : A‑413‑06

Référence : 2007 CAF 163

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

SANOFI‑AVENTIS CANADA INC.

appelante

(demanderesse)

 

et

NOVOPHARM LIMITÉE et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

(défendeurs)

 

et

SCHERING CORPORATION

intimée

(défenderesse/brevetée)

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SEXTON

[1]               En l’espèce, le principal point en litige concerne la portée de la disposition relative aux abus de procédure qui figure à l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement) et, plus précisément, la question de savoir si le titulaire d’un brevet pharmaceutique, qui n’est pas parvenu à établir qu’une allégation d’invalidité formulée par un fabricant de médicaments génériques est justifiée, abuse du processus des avis de conformité en tentant de débattre à nouveau la même allégation d’invalidité lorsqu’elle est formulée par un second fabricant de médicaments génériques.

 

[2]               Il s’agit d’un appel de la décision que la juge Tremblay‑Lamer, de la Cour fédérale, a rendue dans l’affaire Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited et al., 2006 CF 1135. En première instance, Novopharm Limited (Novopharm) cherchait à interjeter appel d’une ordonnance datée du 8 mai 2006 par laquelle la protonotaire Milczynski avait rejeté la requête en rejet sommaire de Novopharm quant à une demande formulée par Sanofi‑Aventis Canada Inc. (Sanofi‑Aventis), relativement à un avis d’allégation que Novopharm avait envoyé à cette dernière au sujet du brevet canadien no 1341206 (le brevet 206) visant un médicament appelé « ramipril ». La juge Tremblay‑Lamer a annulé la décision de la protonotaire et a accueilli la requête en rejet.

 

[3]               Dans le présent appel, l’appelante est Sanofi‑Aventis. En outre, même si Schering Corporation (Schering) est inscrite comme intimée, c’est elle qui est titulaire du brevet 206 et ses intérêts sont alignés sur ceux de Sanofi‑Aventis. Ces deux parties soutiennent que la juge Tremblay‑Lamer a commis une erreur en rejetant la demande au motif que celle‑ci constitue un abus de procédure.

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, le présent appel sera rejeté.

 

CONTEXTE

[5]               L’avis d’allégation dont il est question en l’espèce n’est pas le premier à viser le brevet 206. Le 20 juin 2003, Apotex Inc. (Apotex) a signifié à Sanofi‑Aventis un avis d’allégation (l’avis d’allégation d’Apotex) selon lequel le brevet 206 était invalide pour un certain nombre de motifs, dont celui que les inventeurs n’auraient pas pu prédire valablement que les composés revendiqués dans le brevet seraient utiles aux fins déclarées. Sanofi‑Aventis a réagi à cet avis d’allégation en présentant une demande, conformément au paragraphe 6(1) du Règlement, devant la juge Mactavish, mais elle n’a pas réussi à convaincre cette dernière du caractère injustifié des allégations formulées dans l’avis d’allégation d’Apotex (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. et al. (2005), 43 C.P.R. (4th) 161, 2005 CF 1283 (Apotex). En appel, la présente Cour a confirmé la décision de la juge Mactavish (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2006), 46 C.P.R. (4th) 401, 2006 CAF 64).

 

[6]               Avant la conclusion de l’instance concernant l’avis d’allégation d’Apotex, Novopharm a envoyé son propre avis d’allégation à Sanofi‑Aventis (l’avis d’allégation de Novopharm); cet avis, à l’instar de celui d’Apotex, alléguait que le brevet 206 était invalide pour cause d’absence de prédiction valable. Sanofi‑Aventis a ensuite introduit une seconde demande, conformément au paragraphe 6(1) du Règlement, pour solliciter une ordonnance portant que les allégations formulées dans l’avis d’allégation de Novopharm étaient injustifiées. En réponse, Novopharm a présenté une requête en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement pour que soit rejetée la demande au motif que celle‑ci était inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait autrement un abus de procédure, vu le rejet de la demande antérieure contre Apotex. C’est sur cette requête que porte le présent appel.

 

LES DÉCISIONS DES TRIBUNAUX D’INSTANCE INFÉRIEURE

[7]               La protonotaire Milczynski a rejeté la requête au motif que l’application des règles de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure exige qu’il y ait eu une décision définitive, et qu’une décision n’est définitive et ne lie les parties que lorsque tous les recours possibles en révision sont épuisés ou ont été abandonnés. Selon l’analyse de la protonotaire, la décision Apotex n’était pas définitive car la Cour suprême du Canada n’avait pas tranché l’affaire définitivement.

 

[8]               La juge Tremblay‑Lamer a exprimé son désaccord avec l’évaluation de la protonotaire selon laquelle la décision n’était pas définitive et, en tout état de cause, elle a fait remarquer que la question de savoir si la décision était définitive ou non ne faisait plus aucun doute car la Cour suprême avait finalement tranché l’affaire en refusant l’autorisation de pourvoi. Elle a donc instruit l’affaire de novo. À mon avis, elle a eu raison de le faire. Elle a soutenu qu’une demande sera radiée pour cause d’abus de procédure aux termes de l’alinéa 6(5)b) s’il s’agit d’une demande « si manifestement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de succès » ou s’il est « évident et manifeste » que le demandeur n’a aucune chance de succès. À son avis, ce critère était respecté au vu des faits de l’espèce. Elle a ajouté que les allégations formulées dans les avis d’allégation d’Apotex et de Novopharm étaient semblables sous tous les aspects importants et que la décision de la juge Mactavish dans l’action d’Apotex lierait le juge saisi de la présente demande, et ce, même si Sanofi‑Aventis et Schering avaient tenté de produire des éléments de preuve nouveaux, qui n’avaient pas été soumis à la juge Mactavish. La juge Tremblay‑Lamer a donc conclu que Sanofi‑Aventis n’avait aucune chance de succès et que, de ce fait, sa demande constituait un abus de procédure.

 

[9]               La juge Tremblay‑Lamer a soutenu également que la demande de Sanofi‑Aventis constituait une mauvaise utilisation des ressources judiciaires, qu’elle allait à l’encontre de l’intégrité du système judiciaire et qu’elle enfreignait le principe de l’irrévocabilité des décisions, qui est si important pour la bonne administration de la justice. En outre, elle a souligné que l’un des objets du Règlement est de mettre un frein aux litiges inutiles. À son avis, permettre que l’on procède à une remise en cause comme celle que tentait d’effectuer Sanofi‑Aventis serait contraire à cet objet. La juge Tremblay‑Lamer a donc fait droit à la requête et rejeté la demande de Sanofi‑Aventis.

 

LE RÉGIME RÉGLEMENTAIRE

[10]           Le présent appel a trait aux conditions énoncées dans le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement), dont les dispositions applicables sont les suivantes :

5. (1) Lorsqu’une personne dépose ou a déposé une demande d’avis de conformité pour une drogue et la compare, ou fait référence, à une autre drogue pour en démontrer la bioéquivalence d’après les caractéristiques pharmaceutiques et, le cas échéant, les caractéristiques en matière de biodisponibilité, cette autre drogue ayant été commercialisée au Canada aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été soumise, elle doit inclure dans la demande, à l’égard de chaque brevet inscrit au registre qui se rapporte à cette autre drogue :

[…]

 

5. (1) Where a person files or has filed a submission for a notice of compliance in respect of a drug and compares that drug with, or makes reference to, another drug for the purpose of demonstrating bioequivalence on the basis of pharmaceutical and, where applicable, bioavailability characteristics and that other drug has been marketed in Canada pursuant to a notice of compliance issued to a first person and in respect of which a patent list has been submitted, the person shall, in the submission, with respect to each patent on the register in respect of the other drug,

 

b) soit une allégation portant que, selon le cas :

 

(b) allege that

 

(i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l’alinéa 4(2)c) est fausse,

 

(i) the statement made by the first person pursuant to paragraph 4(2)(c) is false,

 

(ii) le brevet est expiré,

 

(ii) the patent has expired,

 

(iii) le brevet n’est pas valide,

 

(iii) the patent is not valid, or

 

(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l’objet de la demande d’avis de conformité.

 

(iv) no claim for the medicine itself and no claim for the use of the medicine would be infringed by the making, constructing, using or selling by that person of the drug for which the submission for the notice of compliance is filed.

 

 

[…]

 

 

(3) Lorsqu’une personne fait une allégation visée aux alinéas (1)b) ou (1.1)b) ou au paragraphe (2), elle doit :

 

(3) Where a person makes an allegation pursuant to paragraph (1)(b) or (1.1)(b) or subsection (2), the person shall

 

a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;

[…]

 

(a) provide a detailed statement of the legal and factual basis for the allegation;

 

6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours après avoir reçu signification d’un avis d’allégation aux termes des alinéas 5(3)b) ou c), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration du brevet visé par l’allégation.

 

6. (1) A first person may, within 45 days after being served with a notice of an allegation pursuant to paragraph 5(3)(b) or (c), apply to a court for an order prohibiting the Minister from issuing a notice of compliance until after the expiration of a patent that is the subject of the allegation.

 

(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l’égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle conclut qu’aucune des allégations n’est fondée.

[…]

 

(2) The court shall make an order pursuant to subsection (1) in respect of a patent that is the subject of one or more allegations if it finds that none of those allegations is justified.

 

(5) Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

[…]

 

(5) In a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application

 

 

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure.

 

(b) on the ground that the application is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an

abuse of process.

 

 

Dans les présents motifs, je me fonde sur la version du Règlement qui était en vigueur avant que celui‑ci soit modifié en octobre 2006. La juge de la requête s’est manifestement appuyée sur ces dispositions antérieures, ayant rendu sa décision le 25 septembre 2006. En outre, les parties semblent s’être fondées sur les anciennes dispositions et n’ont pas fait valoir que c’était la nouvelle version du Règlement qui devait s’appliquer. Quoi qu’il en soit, les modifications ne semblent pas faire une grande différence pour les besoins de l’espèce.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]           Le présent appel soulève les quatre questions suivantes :

  1. Quel est la norme de contrôle applicable?
  2. Novopharm était‑elle tenue d’alléguer un abus de procédure et le fondement factuel de cette allégation dans son avis d’allégation?
  3. Y a‑t‑il une différence marquée entre le fondement juridique et factuel des allégations formulées dans l’avis d’allégation de Novopharm et celui qui est énoncé dans l’avis d’allégation d’Apotex?
  4. La demande présentée par Sanofi‑Aventis à l’égard de l’avis d’allégation de Novopharm est‑elle inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue‑t‑elle autrement un abus de procédure, au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement?

 

ANALYSE

1)      La norme de contrôle

[12]           En appel, c’est la nature des questions en litige qui détermine les normes de contrôle applicables. En général, les questions de droit sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, au paragraphe 8 (Housen)), et les conclusions de fait ne sont infirmées que si une erreur manifeste et dominante a été commise (Housen, au paragraphe 10). Pour ce qui est des questions mixtes de fait et de droit, c’est la norme de l’erreur manifeste et dominante qui s’applique, à moins que le juge de première instance n’ait qualifié erronément la norme juridique correcte ou n’ait pas appliqué la norme correcte, auquel cas c’est la norme de la décision correcte qui prévaut (Housen, au paragraphe 37).

 

[13]           La décision de rejeter une instance parce qu’elle constitue un abus de procédure est de nature discrétionnaire. Cette décision n’est annulée en appel qu’en cas d’erreur de droit ou de principe, ou de défaut d’exercer le pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire : Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le) (C.A.), [2005] C.A.F. 367, au paragraphe 13; AB Hassle c. Apotex Inc. (C.A.), [2006] 4 R.C.F. 513, au paragraphe 27.

 

2)      Le caractère suffisant de l’avis d’allégation

[14]           Le premier motif qu’invoque Sanofi‑Aventis pour dire que la juge Tremblay‑Lamer a commis une erreur est le fait de ne pas avoir rejeté la requête en rejet sommaire de Novopharm parce que cette dernière n’a pas fait état dans son avis d’allégation de l’application des règles de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige et de l’abus de procédure. Je ne suis pas d’accord.

 

[15]           Je conviens avec Sanofi‑Aventis que l’alinéa 5(3)a) oblige le fabricant de médicaments génériques à fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels sont fondées les allégations contenues dans l’avis d’allégation. Cependant, les types d’allégation qui doivent être décrits dans l’énoncé détaillé sont ceux qui se rapportent au brevet en litige, et non à d’éventuels obstacles procéduraux que le titulaire du brevet peut invoquer dans son argumentation. Les types d’allégation qu’il est nécessaire de préciser sont énumérés à l’alinéa 5(1)b) du Règlement :

5. (1) Lorsqu’une personne dépose ou a déposé une demande d’avis de conformité pour une drogue et la compare, ou fait référence, à une autre drogue pour en démontrer la bioéquivalence d’après les caractéristiques pharmaceutiques et, le cas échéant, les caractéristiques en matière de biodisponibilité, cette autre drogue ayant été commercialisée au Canada aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été soumise, elle doit inclure dans la demande, à l’égard de chaque brevet inscrit au registre qui se rapporte à cette autre drogue :

[…]

 

5. (1) Where a person files or has filed a submission for a notice of compliance in respect of a drug and compares that drug with, or makes reference to, another drug for the purpose of demonstrating bioequivalence on the basis of pharmaceutical and, where applicable, bioavailability characteristics and that other drug has been marketed in Canada pursuant to a notice of compliance issued to a first person and in respect of which a patent list has been submitted, the person shall, in the submission, with respect to each patent on the register in respect of the other drug,

 

b) soit une allégation portant que, selon le cas :

 

(b) allege that

 

(i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l’alinéa 4(2)c) est fausse,

 

(i) the statement made by the first person pursuant to paragraph 4(2)(c) is false,

 

(ii) le brevet est expiré,

 

(ii) the patent has expired,

 

(iii) le brevet n’est pas valide,

 

(iii) the patent is not valid, or

 

(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l’objet de la demande d’avis de conformité.

 

(iv) no claim for the medicine itself and no claim for the use of the medicine would be infringed by the making, constructing, using or selling by that person of the drug for which the submission for the notice of compliance is filed.

 

 

[16]           Une fois que le fabricant de médicaments génériques a délivré un avis d’allégation, c’est le titulaire du brevet qui peut déposer une demande en vue d’obtenir une ordonnance portant que les allégations formulées dans cet avis ne sont pas justifiées (paragraphe 6(1)). Ce n’est qu’à ce moment‑là que le fabricant peut demander au tribunal de rejeter la demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) au motif que cette dernière est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue autrement un abus de procédure :

(5) Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

[…]

 

(5) In a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application

 

 

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure.

 

(b) on the ground that the application is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an

abuse of process.

 

 

[17]           Au stade de l’avis d’allégation, le fabricant de médicaments génériques ne peut pas savoir si le titulaire du brevet engagera une procédure d’interdiction, ni pour quels motifs. Il n’est pas logique d’exiger que le fabricant anticipe les voies de recours procédurales dont il peut disposer lorsque le titulaire du brevet présente une demande d’interdiction, et rien dans le Règlement ne permet de conclure que cela doit être fait dans l’avis d’allégation.

 

3)      La similitude des allégations formulées dans les avis d’allégation de Novopharm et d’Apotex

[18]           L’argument qu’invoquent ensuite Sanofi‑Aventis et Schering est que la juge de la requête a conclu à tort que les avis d’allégation d’Apotex et de Novopharm contiennent des allégations semblables et que rien ne permet donc de conclure que la présente demande est redondante ou qu’elle constitue autrement un abus de procédure. La juge Tremblay‑Lamer a estimé que l’avis d’allégation de Novopharm était identique sous tous les aspects importants à l’avis d’allégation d’Apotex, ce qui lui a permis de conclure que si l’on autorisait Sanofi‑Aventis à aller de l’avant avec sa demande, il y aurait remise en cause de la totalité des mêmes questions. Sanofi‑Aventis et Schering contestent cette conclusion, soutenant qu’il y a un certain nombre de fondements factuels et juridiques différents aux allégations formulées dans l’avis d’allégation de Novopharm. Plus précisément, elles prétendent que, bien que l’on allègue une prédiction valable dans l’avis d’allégation de Novopharm, comme cela a été le cas dans l’avis d’allégation d’Apotex, le fondement de cette prétention n’est pas identique à celui qui a été allégué antérieurement. Elles soutiennent donc que la demande de Sanofi‑Aventis ne comporterait pas une remise en cause des questions que la juge Mactavish a tranchées et que, de ce fait, la demande ne constituerait pas un abus de procédure. Je ne suis pas d’accord.

 

[19]           Après avoir comparé les avis d’allégation d’Apotex et de Novopharm et passé en revue les motifs de la juge Mactavish, je suis convaincu que l’avis d’allégation de Novopharm contient les allégations sur lesquelles reposait essentiellement la conclusion de la juge Mactavish, à savoir que les inventeurs de Schering ne disposaient pas d’un fondement valable pour prédire l’utilité de leur invention, et je ne vois donc aucune raison de m’écarter de la conclusion de la juge Tremblay‑Lamer sur cette question.

 

[20]           Les allégations formulées dans l’avis d’allégation de Novopharm en rapport avec la question de la prédiction valable sont sans nul doute plus longues, plus détaillées et plus précises que celles qui figurent dans l’avis d’allégation d’Apotex, lequel ne contient que deux paragraphes portant sur la question de la prédiction valable et n’énonce ses allégations qu’en termes généraux. Cependant, les deux avis d’allégation donnent à penser que les inventeurs des composés revendiqués dans le brevet 206 n’avaient pas un fondement suffisant pour prédire que leur invention aurait le niveau d’activité requis ou serait propre à une administration thérapeutique.

 

[21]           Sanofi‑Aventis et Schering font valoir que les allégations détaillées qui figurent dans l’avis d’allégation de Novopharm sont plus restreintes que celles que comporte l’avis d’allégation d’Apotex, et que celui de Novopharm soulève plusieurs questions non soulevées dans celui d’Apotex, dont la question de la stéréochimie des carbones en tête de pont. La juge Tremblay‑Lamer a conclu que ces arguments étaient dénués de fondement et, selon moi, il n’y a pas lieu de modifier cette conclusion. La déclaration de la juge Mactavish selon laquelle l’invention révélée par le brevet 206 était dénuée d’une prédiction valable reposait sur sa conclusion selon laquelle, à la date pertinente, il aurait été impossible pour les inventeurs de Schering de prédire l’impact de la chiralité dans les carbones faisant le pont entre les deux cycles de la structure bicyclique (Apotex, aux paragraphes 140 à 143). L’argument de Sanofi‑Aventis et de Schering selon lequel cette question n’a pas été soulevée dans l’avis d’allégation d’Apotex est une attaque indirecte contre la décision de la juge Mactavish parce que cette dernière avait déjà examiné en détail et rejeté cet argument dans une décision que la présente Cour a confirmée. Il n’était donc pas loisible à Sanofi‑Aventis et à Schering de faire valoir en l’espèce que l’avis d’allégation d’Apotex n’englobait pas une allégation selon laquelle les inventeurs du brevet 206 n’auraient pas pu prédire valablement la stéréochimie des carbones en tête de pont comme celle qui était soulevée dans l’avis d’allégation de Novopharm.

 

4)      La demande de Sanofi‑Aventis constitue‑t‑elle un abus de procédure?

a)      Introduction

[22]           Si l’on souscrit à la conclusion de la juge Tremblay‑Lamer selon laquelle les allégations formulées dans les avis d’allégation d’Apotex et de Novopharm sont les mêmes sous tous les aspects importants, il est nécessaire d’examiner si la tentative de Sanofi‑Aventis de débattre à nouveau ces allégations équivaut à un abus de procédure. L’alinéa 6(5)b) du Règlement permet à une seconde personne - habituellement un fabricant de médicaments génériques - de présenter une requête en vue de faire rejeter une demande présentée par une première personne à l’égard d’un avis d’allégation parce que cette demande « est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement, à l’égard d’un ou plusieurs brevets, un abus de procédure ».

 

b)      Les arguments des parties

[23]           Sanofi‑Aventis et Schering soutiennent que la question de savoir si une invention a été prédite valablement est une question de fait et que, contrairement aux questions de droit, la conclusion de fait que tire un tribunal ne lie pas un autre juge qui est saisi d’une question semblable. Sanofi‑Aventis et Schering soulignent plutôt que chaque juge des faits doit évaluer la preuve qui lui est soumise et tirer ses propres conclusions. Dans son argumentation orale, Schering a souligné que de nouveaux éléments de preuve ont été produits dans la présente demande et qu’ils obligent à tirer une conclusion différente de celle à laquelle la juge Mactavish est arrivée dans l’action d’Apotex.

 

[24]           Par ailleurs, Sanofi‑Aventis et Schering soutiennent qu’une remise en cause ne constitue pas à elle seule un abus de procédure. À leur avis, pour qu’une conduite soit abusive, il doit y avoir un élément additionnel d’inconduite, tel qu’une attaque indirecte contre la décision antérieure, de la malhonnêteté ou un harcèlement injustifié. Aucun de ces facteurs, disent‑elles, n’est présent en l’espèce. Elles font aussi valoir qu’il est permis de remettre une affaire en cause dans le cadre du régime établi par le Règlement. Elles soulignent que, même si les rédacteurs du Règlement ont envisagé que plus d’un fabricant de médicaments génériques pouvaient déposer un avis d’allégation comportant essentiellement les mêmes allégations, aucune disposition n’autorise un second fabricant à se fonder sur l’avis d’allégation fructueux du premier. Si le gouverneur en conseil avait voulu créer une conclusion réelle d’invalidité pour l’application du Règlement, disent‑elles, il l’aurait fait expressément.

 

[25]           En revanche, Novopharm soutient que l’ordonnance de la juge Tremblay‑Lamer concorde avec les objets qui sous‑tendent le Règlement, lesquels consistent, en partie, à promouvoir l’équité et l’efficacité, ainsi qu’à mettre un frein aux litiges inutiles. Novopharm a souligné également que si l’on permet aux brevetés de débattre à nouveau des questions qu’un tribunal a déjà tranchées, il y a un risque que des tribunaux différents arrivent à des résultats contradictoires à l’égard des mêmes questions, ce qui menace l’intégrité du processus judiciaire. Dans le même ordre d’idées, Novopharm souligne qu’une remise en cause constitue une mauvaise utilisation des ressources judiciaires et qu’elle menace le principe de la stabilité des décisions. En outre, Novopharm fait remarquer que le Règlement ne supprime aucun des droits que la Loi sur les brevets confère au breveté, pas plus qu’une procédure engagée en vertu du Règlement ne tranche les questions en litige dans une action en contrefaçon de brevet. Enfin, Novopharm signale qu’il serait injuste de permettre à un innovateur de débattre à nouveau des questions à l’égard desquelles il a été débouté auparavant, car cela lui permettrait d’améliorer son argumentation à la seconde tentative, surtout s’il est seul à connaître les faits qui sont nécessaires pour régler les questions.

 

[26]           Je suis convaincu que la position de Novopharm est celle qui cadre le mieux avec le régime du Règlement et les précisions de la Cour suprême du Canada sur la doctrine de l’abus de procédure. Le fait de permettre à un même innovateur de débattre à nouveau les mêmes questions pose de façon répétée une grave menace à l’intégrité du processus décisionnel judiciaire, au principe de la stabilité des décisions, de même qu’à l’efficacité du système judiciaire. À mon avis, le gouverneur en conseil a reconnu cette menace et a promulgué l’alinéa 6(5)b) du Règlement afin de pouvoir rejeter rapidement les procédures telles que celle en l’espèce.

 

c)      L’abus de procédure à l’alinéa 6(5)b)

[27]           Le paragraphe 6(5) a été introduit dans le cadre de modifications apportées en 1998 au Règlement afin de donner à un fabricant de médicaments génériques - qualifié dans le Règlement de « seconde personne » - la possibilité de demander que, dans certaines circonstances, l’action d’un breveté soit rapidement rejetée. L’alinéa 6(5)b) permet de rejeter une demande lorsque celle‑ci constitue un abus de procédure :

(5) Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

 

[…]

 

(5) In a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application

 

 

 

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure.

 

(b) on the ground that the application is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an

abuse of process.

 

 

[28]           Aux paragraphes 23 et 24 de ses motifs, la juge Tremblay‑Lamer indique qu’il y a deux critères analogues que la Cour fédérale applique de façon générale pour rejeter une instance en vertu de l’alinéa 6(5)b) :

[23]         Notre Cour applique en général la règle selon laquelle, pour obtenir la radiation d’une demande au motif qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure, le requérant doit prouver que cette demande est « si manifestement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de succès ». Ce critère a été appliqué plusieurs fois à des affaires relevant de l’alinéa 6(5)b) : Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1999), 1 C.P.R. (4th) 358 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 28 à 32; Bayer Inc. c. Apotex Inc. (1998), 85 C.P.R. (3d) 334 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 23 et 24; AB Hassle c. Apotex Inc., 2001 CFPI 530, (2001), 12 C.P.R. (4th) 289 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 28; et AstraZeneca AB c. Apotex Inc. 2002 CFPI 1249, (2002), 23 C.P.R. (4th) 213 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 11.

 

[24]         Les Cours fédérales appliquent aussi aux requêtes fondées sur l’alinéa 6(5)b) le critère du caractère « évident et manifeste », suivant lequel la demande sera rejetée s’il est « évident et manifeste » que le demandeur n’a aucune chance de succès : Apotex Inc. c. Merck Frosst Canada Inc. (1999), 87 C.P.R. (3d) 30 (C.A.F.), aux paragraphes 5 et 6; et GlaxoSmithKline Inc. c. Apotex Inc., 2003 CF 1055, (2003), 29 C.P.R. (4th) 350 (C.F.), aux paragraphes 12 et 13. [Non souligné dans l’original.]

 

[29]           Selon la juge Tremblay‑Lamer, n’importe quel tribunal saisi de la présente demande de Sanofi‑Aventis serait lié par la décision rendue par la juge Mactavish dans Apotex. Elle a donc conclu que la demande constituait un abus de procédure parce qu’elle était « manifestement futile » et qu’il était « évident et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès.

 

[30]           Je suis d’accord avec la juge de la requête que la demande de Sanofi‑Aventis constitue un abus de procédure, mais je ne souscris malheureusement pas à sa conclusion selon laquelle ce résultat s’explique par le fait que la décision de la juge Mactavish, que la Cour d’appel a confirmée, lierait le juge qui entendrait la demande. La question qui est en litige en l’espèce, comme dans le cas de l’instance soumise à la juge Mactavish, consiste à savoir si l’invention contenue dans le brevet 206 était valablement prédite. Une prédiction valable est une question de fait (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, 2002 CSC 77, au paragraphe 71), et les questions de fait doivent être tranchées par les juges des faits en se fondant sur les éléments de preuve qui leur sont soumis. Contrairement aux questions de droit, à l’égard desquelles les tribunaux d’instance inférieure sont liés par les conclusions des tribunaux d’appel, les questions de fait doivent être tranchées sur la base des renseignements soumis à chaque juge des faits. La présente Cour a expliqué ce principe dans l’arrêt J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp. (1991), 36 C.P.R. (3d) 322, à la page 330 :

Alors qu’une conclusion sur les faits tirée dans une autre instance et confirmée par une juridiction d’appel dont les décisions font jurisprudence, peut forcer à réfléchir avant de tirer une conclusion contraire, il demeure qu’il faut examiner si celle‑ci est défendable à la lumière des preuves régulièrement administrées devant le second juge de première instance.

 

[31]           La conclusion de la juge Mactavish n’aurait donc pas force obligatoire sur l’instance relative à l’avis d’allégation de Novopharm. Par conséquent, on ne peut pas dire que la demande, s’il était permis de la poursuivre, serait « manifestement futile » ou qu’elle serait à ce point « évidente et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès. Je crois néanmoins qu’il faut considérer que la demande de Sanofi‑Aventis constitue un abus de procédure au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement.

 

[32]           Les critères du caractère « manifestement futile » et du caractère « évident et manifeste » ont été intégrés au contexte du Règlement avant l’adoption de l’alinéa 6(5)b). À cette époque, aucune règle n’autorisait le rejet d’un avis de demande et, de ce fait, dans l’arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209, à la page 217 (C.A.F.), la présente Cour a laissé entendre que, dans des cas exceptionnels, il était possible de rejeter sommairement une procédure de contrôle judiciaire par analogie avec l’article 419 de ce qui était à ce moment‑là les Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, ch. 663, concernant la radiation d’actes de procédures dans une action :

Pour ces motifs, nous sommes convaincus que le juge de première instance a eu raison de refuser de prononcer une ordonnance de radiation sous le régime de la Règle 419 ou de la règle des lacunes, comme il l’aurait fait dans le cadre d’une action. Nous n’affirmons pas que la Cour n’a aucune compétence, soit de façon inhérente, soit par analogie avec d’autres règles en vertu de la Règle 5, pour rejeter sommairement un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli : voir, par exemple, Cynamid Agricultural de Puerto Rico Inc.v. Commissioner of Patents (1983), 74 C.P.R. (2d) 133 (C.F. 1re inst.); et l’analyse figurant dans la décision Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102, aux pages 120 et 121 (C.F. 1re inst.). Ces cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête. [Non souligné dans l’original.]

 

[33]           L’alinéa 6(5)b) a été ajouté au Règlement en 1998, et son libellé était semblable à celui de l’ancien article 419 des Règles de la Cour fédérale et de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, qui sont actuellement en vigueur. La Cour fédérale a donc adopté les principes qui avaient été mis au point en vertu de l’article 419 des Règles pour radier des actes de procédure dans une action, ainsi que l’a expliqué le juge Lemieux dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1999), 1 C.P.R. (4th) 358, aux paragraphes 29 et 30 (C.F. 1re inst.) :

[28]         L’alinéa 6(5)b) du Règlement a son origine dans les dispositions des alinéas b), c) et f) de l’article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), qui sont elles‑mêmes fondées sur des dispositions similaires de l’article 419 des anciennes Règles de la Cour fédérale, lesquelles se rapportaient à des actions plutôt qu’à des demandes.

[29]         L’avocat d’Apotex a soutenu que la demande de Pfizer est scandaleuse, frivole et vexatoire au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement. Le critère auquel Apotex devait satisfaire a été énoncé dans une série uniforme de jugements dans lesquels l’alinéa 419(1)c) des anciennes Règles était interprété.

[30]         Dans le jugement Succession Creaghan c. La Reine, [1972] 1 C.F. 732, le juge Pratte (tel était alors son titre) a dit ce qui suit au sujet de cet aspect de l’article 419 (page 736) :

 

Enfin, une déclaration ne doit pas, à mon avis, être radiée pour le motif qu’elle est vexatoire ou futile, ou qu’elle constitue un emploi abusif des procédures de la Cour, pour la seule raison que, de l’avis du juge qui préside l’audience, l’action du demandeur devrait être rejetée. Je suis d’avis que le juge qui préside ne doit pas rendre une pareille ordonnance à moins qu’il ne soit évident que l’action du demandeur est tellement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de réussir, quel que soit le juge devant lequel l’affaire sera plaidée au fond. C’est uniquement dans ce cas qu’il y a lieu d’enlever au demandeur l’occasion de plaider. [Souligné dans l’original.]

 

[34]           Dans le même ordre d’idées, la Cour fédérale a invoqué à plusieurs occasions le principe suivant, qui provient de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, pour faire radier un avis de demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) lorsqu’il est « évident et manifeste » que le breveté n’a aucune chance de succès :

Ainsi, au Canada, le critère régissant l’application de dispositions comme la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique est le même que celui régissant une requête présentée en vertu de la règle 19 de l’ordonnance 18 des R.S.C. : dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d’un jugement ». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en application de la règle 19(24)a). [Non souligné dans l’original.]

 

(Voir, par exemple : Bayer Inc. c. Apotex Inc. (1998), 85 C.P.R. (3d) 334, au paragraphe 23, Hoffman‑La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social) (1999), 87 C.P.R. (3d) 251, au paragraphe 2, et GlaxoSmithKline Inc. c. Apotex Inc. (2003), 29 C.P.R. (4th) 350, aux paragraphes 12 et 13.)

 

[35]           Malgré ces précédents, il faut maintenant que l’analyse que fait la Cour de l’abus de procédure soit éclairé par les principes que la Cour suprême du Canada a énoncés dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63 (S.C.F.P.). Dans cet arrêt, la juge Arbour a expliqué en détail la doctrine de l’abus de procédure en rapport avec les tentatives que font des parties pour débattre à nouveau des questions déjà tranchées. La juge Arbour a déclaré que la remise en cause d’une question peut constituer un abus de procédure et elle a souligné que l’élément central qui sous‑tend la doctrine de l’abus de procédure est la préservation de l’intégrité du processus décisionnel judiciaire :

Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [TRADUCTION] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière [...] qui aurait [...] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63). Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :

 

[TRADUCTION] La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.).

 

Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée.

 

Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (Voir par exemple Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); et Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) 302 (C.A. Man.).) […]

[…] Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Lange, op. cit., p. 347‑348) :

 

[TRADUCTION] Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, ont été invoquées comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause. D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.

 

[…]

 

La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité. [Souligné dans l’original.]

 

 

[36]           Les instances dans lesquelles la cause du titulaire du brevet est clairement futile ou n’a manifestement aucune chance de succès à cause d’un précédent ayant force obligatoire continuent d’être inadmissibles pour cause d’abus de procédure car elles gaspilleront les ressources judiciaires et causeront des difficultés aux fabricants de médicaments génériques sans aucun bienfait correspondant, comme, par exemple, un résultat plus exact. Cependant, si l’on applique les principes qu’a énoncés la juge Arbour, il est évident que les sortes d’instance qui constituent un abus de procédure vont au‑delà de celles qui sont manifestement futiles et englobent les affaires semblables à celles dont il est question en l’espèce. Un grand nombre des préoccupations que la juge Arbour a soulevées s’appliquent au présent appel. Permettre à Sanofi‑Aventis de poursuivre sa demande suscitera le risque que l’on rende des décisions judiciaires contradictoires : un juge conclura que les inventeurs du brevet 206 n’avaient pas de fondement valable pour prédire l’utilité de leur invention, et un autre conclura qu’il y avait une prédiction valable. C’est ainsi qu’un fabricant de médicaments générique recevrait un avis de conformité à cause d’une invalidité fondée sur une absence de prédiction valable, tandis qu’un autre se verrait refuser cet avis même si son avis d’allégation faisait état de la même allégation. Comme l’a déclaré la juge Arbour, le fait de permettre ce type de contradiction mettrait en péril la crédibilité du processus décisionnel judiciaire. Dans le même ordre d’idées, comme l’a signalé la juge Arbour, rien ne permet de croire qu’une seconde instance présentée en vertu de l’article 6 du Règlement mènera à un résultat plus exact que la première. Ce scénario contraste avec une action en déclaration d’invalidité d’un brevet dans laquelle, étant donné que les parties ont l’avantage d’un examen au fond de la question et de l’ensemble des protections procédurales connexes, il serait possible d’arriver à un résultat plus exact. C’est pour cela que les tribunaux ont énoncé à maintes reprises le principe selon lequel les décisions rendues en vertu du Règlement n’ont pas force exécutoire pour les actions en contrefaçon de brevet ou pour déclarer qu’un brevet est invalide (voir, par exemple, Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209, Novartis A.G. c. Apotex Inc., 2002 CAF 440, au paragraphe 9, et Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (2001), 11 C.P.R. (4th) 245, au paragraphe 25).

 

[37]           Dans le contexte du Règlement, le fait d’inciter à utiliser efficacement des ressources judiciaires limitées suscite également des préoccupations particulières. Ces ressources sont déjà considérablement grevées par les très nombreuses instances engagées en vertu de la réglementation. Toute tentative visant à grever davantage les ressources des parties et des tribunaux en engageant des actions répétitives sans justification convaincante milite fortement en faveur d’une conclusion d’abus de procédure.

 

[38]           Par conséquent, même si la décision de la juge Mactavish ne dicterait pas l’issue de la présente demande et, de ce fait, s’il est impossible de dire que Sanofi‑Aventis n’a aucune chance de succès, je suis néanmoins contraint de conclure que la demande relative à l’avis d’allégation de Novopharm constitue un abus de procédure et qu’il convient donc de la rejeter.

 

[39]           Dans l’arrêt S.C.F.P., aux paragraphes 52 et 53, la juge Arbour fait remarquer qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles l’équité prescrit qu’une remise en cause ne doit pas être jugée abusive :

La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.

Les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables. Il existe de nombreuses circonstances où l’interdiction de la remise en cause, qu’elle découle de l’autorité de la chose jugée ou de la doctrine de l’abus de procédure, serait source d’inéquité. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale (Danyluk, précité, par. 51; Franco, précité, par. 55). [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           Bien qu’il soit important dans chaque affaire de s’assurer que l’application de la doctrine de l’abus de procédure n’est pas source d’inéquité dans les circonstances, à mon avis ce ne serait pas le cas en l’espèce. Les demandes d’interdiction déposées en vertu du Règlement n’empêchent pas les brevetés de faire respecter leurs droits de brevet en engageant une action en contrefaçon de brevet conformément à la Loi sur les brevets. En outre, les conclusions que l’on tire de toute demande d’interdiction de ce genre n’ont aucune incidence sur les actions en violation de brevet.

 

[41]           Sanofi‑Aventis et Schering font valoir qu’il n’est pas approprié en l’espèce de tirer une conclusion d’abus de procédure, et ce, pour les raisons suivantes : une remise en cause à elle seule n’est pas suffisante pour donner lieu à un abus de procédure, elles ont produit en l’espèce des éléments de preuve nouveaux qui n’ont pas été soumis à la juge Mactavish et qui justifient un résultat différent, et le régime établi par le Règlement permet de présenter des demandes répétées contre des fabricants de médicaments génériques différents. Je ne suis pas convaincu du bien‑fondé de ces arguments.

 

[42]           Sanofi‑Aventis et Schering ont tout d’abord contesté le critère susmentionné pour rejeter une demande en vertu de l’alinéa 6(5)b). Une remise en cause, soutiennent‑elles, n’est jamais suffisante à elle seule pour donner lieu à un abus de procédure, et il doit plutôt y avoir un élément additionnel d’inconduite pour qu’un tribunal puisse considérer qu’une instance est abusive. À l’appui de cette thèse, elles citent le passage suivant, tiré de la décision que la Cour d’appel d’Angleterre a rendue dans l’affaire Bradford & Bingley Building Society v. Seddon, [1999] 1 W.L.R. 1482, aux pages 1492 et 1493 (C.A.) (Bradley) :

[TRADUCTION] À mon sens, une simple remise en cause, dans des circonstances ne donnant pas ouverture à une irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action ou à une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, ne donne pas forcément lieu à un abus de procédure. Dans le même ordre d’idées, le maintien d’une seconde demande qui aurait pu faire partie d’une première, ou qui entre en conflit avec une demande antérieure, ne devrait pas, en soi, être considéré comme un abus de procédure. Des règles d’une telle rigidité équivaudraient à nier l’objet et la notion mêmes de la doctrine. Comme l’ont souligné le lord‑juge Kerr et Sir David Cairns dans Bragg v. Oceanus Mutual Underwriting Association (Bermuda) Ltd. [1982] 2 Lloyd’s Rep. 132, aux pages 137, 138 et 139 respectivement, les tribunaux ne devraient pas tenter de définir ou de catégoriser en détail ce qui peut équivaloir à un abus de procédure; voir aussi les propos du lord‑juge Stuart‑Smith dans Ashmore v. British Coal Corporation [1990] 2 Q.B. 338, à la page 352. Le maître des rôles Sir Thomas Bingham a souligné ce point dans la décision Barrow v. Bankside Agency Ltd. [1996] 1 W.L.R. 257, où il a déclaré (à 263B) qu’il ne faudrait pas que la doctrine soit « circonscrite par des règles inutilement restrictives » car son objet est la prévention des abus et elle ne devrait pas mettre en péril le maintien des demandes véritables; voir aussi les propos du lord‑juge Saville, à 266D‑E.

 

Il faut qu’il y ait un élément additionnel, comme une attaque indirecte contre une décision antérieure (voir, p. ex., Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police [1982] A.C. 529; Bragg [1982] 2 Lloyd’s Rep. 132, le lord‑juge Kerr et Sir David Cairns, aux pages 137 et 139 respectivement, et Ashmore [1990] 2 Q.B. 338), une certaine malhonnêteté (voir, p. ex., le lord‑juge Stephenson, dans Bragg,à la page 139, et le lord‑juge Potter dans Morris v. Wentworth‑Stanley [1999] 2 W.L.R. 470, aux pages 480 et 481, ou des actes successifs équivalant à un harcèlement injuste (voir, p. ex., Manson v. Vooght, The Times, 20 novembre 1998; Cour d’appel (Chambre civile) transcription no 1610 de 1998, le lord‑juge May). [Non souligné dans l’original.]

 

[43]           Cependant, dans l’arrêt S.C.F.P., la juge Arbour a examiné s’il y avait eu une attaque indirecte contre le jugement antérieur. Elle a conclu que non. En outre, dans cet arrêt, même si la juge Arbour a fait remarquer qu’il était important de prendre en compte les principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice, elle a jugé qu’il n’y avait pas d’élément additionnel d’inconduite, ainsi qu’il exigé dans l’arrêt Bradley. Elle a néanmoins conclu à un abus de procédure. On ne peut donc pas dire que, pour conclure à l’existence d’un abus de procédure au Canada, il faut qu’il y ait un élément additionnel d’inconduite.

 

[44]           À mon avis, même s’il faut un élément de plus qu’une simple remise en cause, il n’appartient pas à Sanofi‑Aventis et à Schering de laisser entendre qu’elles n’ont pas tenté d’attaquer indirectement la décision de la juge Mactavish, ni l’approbation, par la Cour d’appel, de cette décision. Dans sa plaidoirie, l’avocat de Schering a souligné que la demande de Sanofi‑Aventis ne constituait pas un abus de procédure car, dans la présente instance, Sanofi‑Aventis et Schering ont produit des éléments de preuve qui n’avaient pas été soumis à la juge Mactavish dans Apotex et qui amèneraient un juge des faits à tirer la conclusion contraire à propos de question de la prédiction valable. Sanofi‑Aventis et Schering disent que, dans l’instance antérieure, elles n’ont pas été avisées qu’Apotex contesterait la prévisibilité de la chiralité des carbones en tête de pont figurant dans les composés visés par le brevet 206, un point qui est devenu un facteur crucial dans la conclusion de la juge Mactavish selon laquelle les composés révélés dans le brevet 206 ne faisaient pas l’objet d’une prédiction valable. Il serait donc injuste, disent‑elles, de les empêcher de fournir des éléments de preuve additionnels sur ce point dans la présente instance. À leur avis, les éléments de preuve additionnels qui sont présentés en l’espèce établissent que la chiralité des carbones en tête de pont a été prédite valablement et que, de ce fait, le brevet n’est pas invalide pour cause d’absence de prédiction valable.

 

[45]           Cet argument constitue en soi une attaque indirecte contre la décision de la juge Mactavish. Dans Apotex, les parties ont débattu pleinement de la question de savoir si l’avis d’allégation d’Apotex était suffisant au sujet de la question de la prédiction valable. La juge Mactavish a conclu que oui, et elle a ensuite tranché l’affaire en se fondant sur les allégations formulées dans l’avis d’allégation. En appel devant la présente Cour, Sanofi‑Aventis et Schering ont tenté de contesté la conclusion de la juge Mactavish quant au caractère suffisant de l’avis d’allégation d’Apotex, et leur argumentation a été rejetée. À ce sujet, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 102 à 108 de sa décision :

[102]       Suivant Aventis, l’avis d’allégation d’Apotex est entaché d’irrégularités pour ce qui est de la question de la prédiction valable. Aventis affirme que le seul argument qu’Apotex a invoqué pour affirmer que Schering n’avait aucun motif valable de faire la prédiction contenue dans son avis d’allégation était son assertion que Schering n’avait pas fourni de données de tests. Suivant Aventis, après la signification de l’avis d’allégation, Apotex a développé son argumentation en expliquant que Schering aurait dû faire la preuve de l’utilité au moyen de tests pour établir des paramètres comme l’activité, la toxicité, la biodisponibilité, la sélectivité et ainsi de suite.

[…]

[105]       Il ressort de l’avis d’allégation d’Apotex que celle‑ci a avisé Aventis qu’elle plaiderait que Schering n’avait pas effectué les tests nécessaires pour établir que les composés visés par le brevet 206 possédaient le niveau d’activité exigé et le profil pharmacologique et toxicologique requis. Que signifient ces termes? De toute évidence, par « niveau d’activité » , il faut entendre la concentration des composés en question. L’emploi de l’expression « profil toxicologique » signale nettement à Aventis que la question de la toxicité est en cause. Enfin, l’expression « profil pharmacologique requis » peut raisonnablement être interprétée comme se rapportant à des questions de biodisponibilité et de sélectivité.

[106]       Qui plus est, il ressort de son avis de demande qu’Aventis a bien compris la position d’Apotex sur ces questions, car elle y répond.

[107]       Finalement, il convient de signaler qu’aucun affidavit n’a été produit pour le compte d’Aventis pour indiquer que celle‑ci n’était pas en mesure de décider si elle contesterait l’avis d’allégation d’Apotex en raison du manque de spécificité (voir Astrazeneca AB et Astrazeneca Canada Inc. c. Apotex Inc. et le Ministre de la Santé, [2005] A.C.F. no 842, 2005 CAF. 183, au paragraphe 13).

[108]       Dans ces conditions, je suis convaincue qu’Aventis était suffisamment informée des motifs pour lesquels Apotex affirmait que le brevet 206 était invalide pour ce qui est des deux premiers volets du critère de la prédiction valable.

 

[46]           En appel, le juge en chef Richard a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 11 à 17 :

[11]         Aventis et Schering allèguent que la juge Mactavish a commis une erreur en concluant que l’avis d’allégation d’Apotex concernant le caractère valable de la prédiction était juridiquement suffisant.

[12]         J’estime que la juge Mactavish a correctement statué sur la suffisance de l’avis d’allégation d’Apotex, compte tenu de la jurisprudence de notre Cour et de la preuve au dossier.

[…]

[16]         Aventis et Schering se sont attardées à l’expression « niveau d’activité exigé » dans l’avis d’allégation. La juge Mactavish a estimé que le « niveau d’activité » vise la concentration des composés en cause et, par conséquent, la question de la possibilité d’inactivité totale des composés. En outre, la juge Mactavish a considéré que le fait qu’Aventis n’ait pas déposé d’affidavit en ce qui concerne l’absence de spécificité dans l’avis d’allégation d’Apotex était révélateur, tout comme dans l’affaire AstraZeneca AB.

[17]         La décision de la juge Mactavish était étayée par la preuve au dossier. Étant donné qu’elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante, il n’y a pas lieu de modifier ses conclusions en ce qui concerne la suffisance de l’avis d’allégation d’Apotex.

 

[47]           Quoi qu’il en soit, les éléments de preuve additionnels que Sanofi‑Aventis et Schering ont produits en l’espèce ne changent pas le fait que, dans les circonstances, elles ne peuvent pas tenter de débattre à nouveau une demande qu’elles ont déjà présentée. Dans l’instance antérieure, elles étaient tenues de présenter leurs meilleurs arguments. Dans la nouvelle instance, elles n’ont droit à aucune mesure corrective pour avoir omis de le faire. La doctrine de l’abus de procédure exige de l’innovateur qu’il produise la totalité des éléments de preuve qu’il détient sur chaque motif d’invalidité invoqué. Il ne faudrait pas qu’il puisse retenir des éléments de preuve et, ensuite, s’en servir comme motif pour permettre le dépôt d’une seconde demande. Même si dans la décision Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), 2001 CFPI 16, au paragraphe 16 (C.F. 1re inst.), les deux affaires mettaient en cause les mêmes parties, il n’empêche que la citation de la juge Hansen est pertinente :

Dans l’affaire Hofffman‑LaRoche, précitée, les facteurs qui ont conduit le juge Rothstein à conclure qu’il y avait un abus de procédure sont analogues aux faits qui ont été portés à ma connaissance en l’espèce. Les demanderesses et les brevets sont les mêmes dans les deux instances, les avis d’allégation sont pratiquement identiques et les questions en litige ont été débattues et tranchées dans le cadre de la première instance. Les plaideurs qui ont déjà plaidé et perdu un procès ne devraient pas être autorisés à introduire un nouveau procès sur la même question parce qu’ils ont obtenu de nouveaux éléments de preuve. Il s’agit là, à mon sens, d’un abus de procédure. [Non souligné dans l’original.]

 

[48]           Un autre argument qu’ont invoqué Sanofi‑Aventis et Schering est que le régime du Règlement donne à penser que les fabricants de médicaments génériques n’ont pas le droit de se fonder sur des conclusions antérieures d’allégations justifiées à l’égard d’avis d’allégation que d’autres fabricants de médicaments génériques ont délivrés antérieurement. Selon Sanofi‑Aventis et Schering, si les rédacteurs du Règlement avaient voulu interdire les instances faisant double emploi, ils auraient inclus un mécanisme permettant aux fabricants de médicaments génériques ultérieurs de se fonder sur les allégations fructueuses que d’autres fabricants de médicaments génériques auraient faites antérieurement, par exemple, en radiant le brevet du registre. En formulant cet argument, Sanofi‑Aventis et Schering ne comprennent pas que le Règlement offre aux fabricants de médicaments génériques ultérieurs la possibilité de se fonder sur les avis d’allégations fructueux de fabricants antérieurs. En adoptant l’alinéa 6(5)b), le gouverneur en conseil signale l’importance d’éviter les instances redondantes qui menacent l’intégrité du processus décisionnel judiciaire. Les fabricants de médicaments génériques peuvent invoquer cette disposition lorsque d’autres fabricants ont formulé avec succès des allégations que tentent de formuler les fabricants ultérieurs.

 

[49]           Sanofi‑Aventis et Schering soulignent aussi que les instances engagées en vertu du Règlement sont de nature préliminaire et assorties de mesures de protection procédurales limitées. Bien que cet argument suffise pour établir que les décisions prises dans le contexte du Règlement ne devraient pas lier les juges chargés de statuer sur une action en contrefaçon de brevet ou une déclaration d’invalidité de brevet, il n’en demeure pas moins qu’il n’est généralement pas permis à une première personne de débattre à nouveau une question qui a déjà été tranchée en sa défaveur dans le contexte du Règlement. Comme je l’ai déjà dit, la possibilité que des juges différents saisis d’instances équivalentes portant sur une même question arrivent à des résultats différents menace l’intégrité du processus décisionnel judiciaire. Il s’agit là d’une réalité que la nature de l’instance ne change pas.

 

[50]           Enfin, Sanofi‑Aventis et Schering soutiennent qu’en l’espèce, une conclusion d’abus de procédure serait source d’inéquité. Elles affirment que, bien qu’il soit interdit aux premières personnes de se défendre contre les allégations que font des fabricants ultérieurs après que l’on a conclu que l’allégation identique faite par un fabricant antérieur est justifiée, les fabricants ultérieurs sont autorisés à répéter les allégations déjà faites antérieurement par d’autres fabricants, et ce, même s’il a été conclu que les allégations antérieures étaient injustifiées. Cependant, il n’y aucune inéquité dans ce scénario. Toutes les parties sont tenues de respecter la même norme : chacune est tenue de présenter tous ses arguments, ainsi que tous les éléments de preuve pertinents, en première instance. Cela empêche l’innovateur de débattre à nouveau une question déjà tranchée dans une instance à laquelle il était partie, en s’appuyant sur des éléments de preuve additionnels qu’il avait décidé de ne pas produire à l’instance antérieure. De la même façon, les fabricants de médicaments génériques doivent faire valoir à la première occasion la totalité de leurs arguments. Les avis d’allégations multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l’invalidité d’un brevet particulier sont généralement interdits, même si l’on invoque des motifs d’invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l’allégation en question était justifiée, il serait injuste d’empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable, de l’introduire. Cette situation peut donner lieu à un résultat contradictoire, mais cette préoccupation cède le pas au risque de faire preuve d’inéquité à l’endroit du fabricant à qui l’on interdit de faire valoir ses arguments juste parce que la démarche d’un autre fabricant était inadéquate. Il est nécessaire dans chaque cas de mettre en équilibre l’effet d’une instance sur l’administration de la justice et l’inéquité que l’on cause à une partie en l’empêchant de faire valoir ses arguments.

 

CONCLUSION

[51]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

 

« J. Edgar Sexton »

Juge

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

            K. Sharlow, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


LE JUGE NADON (dissident)

 

[52]           Je ne puis souscrire à la position du juge Sexton selon laquelle la demande de l’appelante en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité à l’intimée Novopharm Limitée (l’intimée) constitue un abus de procédure. En conséquence, je ferais droit à l’appel.

 

[53]           Dans ses motifs, le juge Sexton examine avec soin les faits pertinents et les instances antérieures, et il n’est pas nécessaire d’y faire référence, sauf pour clarifier un point en particulier. Comme l’explique le juge Sexton au paragraphe 3 de ses motifs, l’appelante en l’espèce est Sanofi‑Aventis Canada Inc. et la titulaire du brevet en litige, désignée en tant qu’intimée, est Schering Corporation. Les intérêts de Schering dans le présent appel étant les mêmes que ceux de Sanofi‑Aventis, pour faciliter les choses, je qualifierai simplement les parties d’« appelante ».

 

[54]           Comme l’indique clairement le juge Sexton au début de ses motifs, la question dont nous sommes saisis découle de l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement), qui permet à une seconde personne, c’est‑à‑dire un fabricant de médicaments génériques, de solliciter le rejet d’une demande d’un breveté en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction au motif que la demande constitue, notamment, un abus de procédure.

 

[55]           En tentant d’obtenir une telle ordonnance contre l’appelante, l’intimée déclare que les allégations d’invalidité, à savoir que les inventeurs n’avaient pas un fondement valable pour prédire l’utilité de leur invention, relativement au brevet 1341206 (le brevet 206) de l’appelante qui figure dans son avis d’allégation, sont à toutes fins pratiques indissociables de celles qui ont été faites par Apotex Inc. et que la juge Mactavish, dans la décision Aventis Pharma Inc. c. Apotex, (2005), 43 C.P.R. (4th) 161, 2005 CF 1283, a considérées comme justifiées. La décision de la juge Mactavish a été confirmée par la présente Cour, dans l’arrêt Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2006), 46 C.P.R. (4th) 401, 2006 CAF 64.

 

[56]           Au premier paragraphe de ses motifs, le juge Sexton expose la question en litige en ces termes : « si le titulaire d’un brevet pharmaceutique, qui n’est pas parvenu à établir qu’une allégation d’invalidité formulée par un fabricant de médicaments génériques [Apotex] est justifiée, abuse du processus des avis de conformité en tentant de débattre à nouveau la même allégation d’invalidité lorsqu’elle est formulée par un second fabricant de médicaments génériques [l’intimée Novopharm] ».

 

[57]           L’appelante, au premier paragraphe de son mémoire des faits et du droit, formule la question de manière différente :

[TRADUCTION]

1.             Le présent appel soulève la question nouvelle de savoir si une conclusion portant que l’allégation d’invalidité d’un fabricant de médicaments génériques est justifiée empêche de débattre à nouveau la même allégation contre tous les autres fabricants de médicaments génériques, ce qui épuise donc les droits dont jouit une première personne en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) et radie de manière effective le brevet en litige du registre.

 

 

[58]           Je commencerai par énumérer les points sur lesquels je suis d’accord avec le juge Sexton.

 

[59]           Premièrement, je conviens avec le juge Sexton que le Règlement n’exige pas qu’une seconde personne allègue, dans son avis d’allégation, les questions d’autorité de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige ou d’abus de procédure.

 

[60]           Deuxièmement, je suis convaincu que l’avis d’allégation de la défenderesse et celui d’Apotex, dans l’affaire Aventis Pharma, précitée, comportent des allégations semblables au sujet de la validité du brevet 206. J’ajouterais cependant que la preuve sur laquelle se fonde l’appelante en l’espèce est, à certains égards, différente de celle qui a été soumise à la juge Mactavish dans l’affaire Aventis Pharma, précitée.

 

[61]           Troisièmement, je suis également d’avis que la juge Tremblay‑Lamer a commis une erreur en concluant qu’elle était liée par la décision de la juge Mactavish dans l’affaire Aventis Pharma, précitée. En tranchant cette question, le juge Sexton, aux paragraphes 30 et 31 de ses motifs, fait les remarques suivantes :

[30]         Je suis d’accord avec la juge des requêtes que la demande de Sanofi‑Aventis constitue un abus de procédure, mais je ne souscris malheureusement pas à sa conclusion selon laquelle ce résultat s’explique par le fait que la décision de la juge Mactavish, que la Cour d’appel a confirmée, lierait le juge qui entendrait la demande. La question qui est en litige en l’espèce, comme dans le cas de l’instance soumise à la juge Mactavish, consiste à savoir si l’invention contenue dans le brevet 206 était valablement prédite. Une prédiction valable est une question de fait (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, 2002 CSC 77, au paragraphe 71), et les questions de fait doivent être tranchées par les juges des faits en se fondant sur les éléments de preuve qui leur sont soumis. Contrairement aux questions de droit, à l’égard desquelles les tribunaux d’instance inférieure sont liés par les conclusions des tribunaux d’appel, les questions de fait doivent être tranchées sur la base des renseignements soumis à chaque juge des faits. La présente Cour a expliqué ce principe dans l’arrêt J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp. (1991), 36 C.P.R. (3d) 322, à la page 330 :

 

Alors qu’une conclusion sur les faits tirée dans une autre instance et confirmée par une juridiction d’appel dont les décisions font jurisprudence, peut forcer à réfléchir avant de tirer une conclusion contraire, il demeure qu’il faut examiner si celle‑ci est défendable à la lumière des preuves régulièrement administrées devant le second juge de première instance.

 

[31]         La conclusion de la juge Mactavish [dans Aventis Pharma c. Appotex] n’aurait donc pas force obligatoire sur l’instance relative à l’avis d’allégation de Novopharm. Par conséquent, on ne peut pas dire que la demande, s’il était permis de la poursuivre, serait « manifestement futile » ou qu’elle serait à ce point « évidente et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès. Je crois néanmoins qu’il faut considérer que la demande de Sanofi‑Aventis constitue un abus de procédure au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[62]           Même s’il conclut que la juge Tremblay‑Lamer a commis une erreur en concluant que la demande de l’appelante constituait un abus de procédure parce qu’elle était « manifestement futile » et qu’il était « évident et manifeste » que la demande n’aurait aucune chance de succès, le juge Sexton conclut néanmoins, pour d’autres motifs, qu’« il faut considérer que la demande de [l’appelante] constitue un abus de procédure au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement ».

 

[63]           Le juge Sexton arrive à cette conclusion après avoir examiné avec soin la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P. section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77. Plus précisément, il prend note des paragraphes 37 et 51 de cet arrêt, en soulignant les passages où la juge Arbour, rédigeant la décision au nom de la Cour, exprime l’opinion que l’abus de procédure est une doctrine souple, non restreinte par des notions telles que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, et qu’une des circonstances dans lesquelles la doctrine a été appliquée est celle où une instance constituait une tentative pour débattre à nouveau un point que les tribunaux avaient déjà tranché.

 

[64]           L’application de ces principes à l’affaire dont nous sommes saisis amène le juge Sexton à conclure que la demande de l’appelante tombe sous le coup de la doctrine de l’abus de procédure. Premièrement, mon collègue fait état de la réelle possibilité que l’on rende des décisions contradictoires à propos de la question de savoir si les inventeurs du brevet 206 n’avaient pas de fondement valable pour prédire l’utilité de l’invention. C’est donc dire que s’il fallait que la Cour rende des décisions contradictoires, malgré la similitude des allégations relevées dans les avis d’allégation respectifs, le ministre délivrerait un avis de conformité à un fabricant de médicaments génériques mais refuserait de le faire à un autre. Selon le juge Sexton, un tel scénario mettrait en péril la crédibilité du processus judiciaire.

 

[65]           Le juge Sexton ajoute ensuite que, dans de telles circonstances, le fait d’accueillir une seconde demande en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction de procéder à une audition ne constitue pas une utilisation efficace de ressources judiciaires limitées. Il fait remarquer que le fait de trancher la demande de l’appelante comme il le propose ne cause aucune inéquité à cette dernière, car le Règlement n’empêche pas celle‑ci de faire valoir ses droits en intentant une action en contrefaçon contre Apotex ou contre un autre fabricant de médicaments génériques.

 

[66]           Aux paragraphes 44 à 47 de ses motifs, le juge Sexton rejette un argument de l’appelante selon lequel, étant donné qu’une partie des éléments de preuve produits en l’espèce n’ont pas été soumis à la juge Mactavish dans l’affaire Aventis Pharma, précitée, lesquels éléments pourraient amener un juge des faits à tirer une conclusion différente de celle de la juge, il n’est pas fondé d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure.

 

[67]           En rejetant l’argument de l’appelante, mon collègue fait remarquer que ces éléments de preuve additionnels ne sont d’aucune utilité pour l’appelante car cette dernière ne peut pas débattre à nouveau une demande sur laquelle les tribunaux ont déjà statué. À son avis, l’appelante était tenue de présenter ses meilleurs arguments au sujet de la question de la validité du brevet 206 dans l’affaire Aventis Pharma, précitée, et elle ne peut pas tenter maintenant d’améliorer son sort en introduisant une nouvelle demande d’interdiction. Comme l’indique le juge Sexton au paragraphe 47 :

La doctrine de l’abus de procédure exige de l’innovateur qu’il produise la totalité des éléments de preuve qu’il détient sur chaque motif d’invalidité invoqué. Il ne faudrait pas qu’il puisse retenir des éléments de preuve et, ensuite, s’en servir comme motif pour permettre le dépôt d’une seconde demande.

 

 

[68]           Enfin, de l’avis du juge Sexton, la demande de l’appelante dont il est question en l’espèce équivaut à une attaque indirecte contre la décision que la juge Mactavish a rendue dans l’affaire Aventis Pharma, précitée.

 

[69]           Avant d’exposer mes motifs dissidents et de traiter des raisons pour lesquelles le juge Sexton s’est prononcé en faveur de l’application de la doctrine de l’abus de procédure, il serait utile de passer brièvement en revue les principes qu’ont énoncés les tribunaux à l’égard de cette doctrine. Je souscris, comme je le dois, aux directives que la Cour suprême a énoncées dans l’arrêt S.C.F.P., précité, et notamment à ceux que le juge Sexton a reproduits dans ses motifs, c’est‑à‑dire les paragraphes 37, 51, 52 et 53 des motifs de la juge Arbour.

 

[70]           Les doctrines de common law de l’abus de procédure et de l’attaque indirecte sont étroitement liées et, dans bien des cas, plus d’une doctrine peut étayer une issue particulière. Cependant, même si l’on peut considérer à juste titre qu’une attaque indirecte est une application particulière de la doctrine plus vaste de l’abus de procédure, les deux ne sont pas toujours tout à fait interchangeables (voir l’arrêt S.C.F.P., précité, au paragraphe 22).

 

[71]           La doctrine de l’abus de procédure vise à empêcher une remise en cause dans les situations où les strictes exigences de la règle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas remplies et où il serait contraire à l’intégrité des procédures du tribunal et à la bonne administration de la justice de permettre de poursuivre le litige (voir les motifs du juge d’appel Doherty dans S.C.F.P. c. Toronto (Ville) (2003), 55 O.R. (3d) 541, au paragraphe 65; Demeter c. British Pacific Life Insurance Co. (1983), 150 D.L.R. (3d) 249 (H.C. Ont.) à la page 264, conf. par (1984), 48 O.R. (2d) 266 (C.A.); Hunter c. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.), à la page 536; Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) (C.A. Man.)).

 

[72]           Le concept de l’abus de procédure a été décrit en common law comme englobant des procédures « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (voir R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, à la page 616) et un « traitement oppressif » (voir R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la page 1667). La juge McLachlin (aujourd’hui juge en chef) a exprimé le concept en ces termes dans l’arrêt R. c. Scott, [1990] 1 R.C.S. 979, à la page 1007 :

En résumé, l’abus de procédure peut avoir lieu si : 1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et 2) elles violent les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[73]           Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, la Cour suprême du Canada a décrété, au paragraphe 80, qu’il peut y avoir des cas dans lesquels une remise en cause améliorera l’intégrité du système judiciaire, plutôt que le contraire; par exemple : 1) lorsque la première instance est entachée par une fraude ou de la malhonnêteté; 2) lorsque des éléments de preuve nouveaux, qui n’étaient pas disponibles antérieurement, mettent en doute de manière concluante les résultats initiaux; ou 3) lorsque l’équité prescrit que le résultat initial ne devrait pas avoir force exécutoire dans le nouveau contexte. Ces facteurs discrétionnaires s’appliquent de façon à empêcher que la doctrine de l’abus de procédure ait un effet injuste ou inéquitable.

 

[74]           Comme l’objet premier de la doctrine de l’abus de procédure est axé sur l’intégrité du processus décisionnel, le motif ou l’intérêt de la partie qui tente de débattre à nouveau une question, soit à titre de demandeur soit à titre de défendeur, ne peuvent être des facteurs décisifs pour ce qui est de déterminer s’il convient d’autoriser cette remise en cause.

 

[75]           Voici maintenant un bref survol de la jurisprudence anglaise qui, selon moi, est utile pour trancher la question qui nous est soumise. Dans l’arrêt Johnson (AP) c. Gore Wood & Co (A Firm), [2001] 2 W.L.R. 72, la Chambre des lords a analysé en détail la doctrine de l’abus de procédure, telle qu’énoncée et appliquée par les tribunaux anglais. Au paragraphe 46 de ses motifs, lord Bingham of Cornhill, avec lequel les autres lords juristes ont exprimé leur accord sur ce point, a résumé comme suit la doctrine :

[TRADUCTION]

Il se peut fort bien, comme il a été plaidé de manière convaincante (Watt, « The Danger and Deceit of the Rule in Henderson c. Henderson : A new approach to successive civil actions arising from the same factual matter », 19 Civil Justice Quarterly, juillet 2000, page 287), que ce que l’on considère aujourd’hui comme la règle dans Henderson c. Henderson diverge de la décision qu’a rendue le vice‑chancelier Wigram, laquelle avait trait à la théorie de la chose jugée. Mais l’abus de procédure dont il est question dans Henderson c. Henderson, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, même s’il est nettement distinct de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action et de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, a bien des choses en commun avec elles. L’intérêt public sous‑jacent est le même, il doit y avoir une finalité dans le litige et une partie ne devrait pas être pénalisée deux fois dans la même affaire. Cet intérêt public est renforcé par l’accent mis actuellement sur l’efficacité et l’économie dans la conduite d’un litige, et ce, dans l’intérêt des parties et du public dans son ensemble. Le fait d’engager une demande ou de soulever une défense dans une instance ultérieure peut, sans plus, équivaloir à un abus si le tribunal est convaincu (le fardeau reposant sur les épaules de la partie qui allègue cet abus) que la demande ou la défense aurait dû être soulevée dans l’instance antérieure, s’il y avait lieu de le faire. Je ne suis pas d’accord qu’il est nécessaire, avant de pouvoir conclure à un abus, d’identifier n’importe quel élément additionnel comme une attaque indirecte contre une décision antérieure ou une malhonnêteté quelconque, mais si ces éléments sont présents une instance sera abusive de façon nettement plus évidente, et l’on conclura rarement à un abus à moins que l’instance ultérieure ne comporte ce que le tribunal considère comme un traitement injuste à l’endroit d’une partie. Il est toutefois erroné de conclure qu’étant donné qu’un point aurait pu être soulevé dans une instance antérieure, il aurait fallu qu’il le soit, de façon à rendre nécessairement abusif le fait de soulever le point en question dans l’instance ultérieure. C’est là adopter une approche par trop dogmatique à l’égard de ce qui, selon moi, devrait être un jugement de grande portée, fondé sur le mérite, qui tient compte des intérêts public et privé en cause et également de tous les faits de l’espèce, en mettant l’accent sur la question cruciale de savoir si, dans toutes les circonstances, une partie utilise à mauvais escient ou à titre abusif les procédures du tribunal en tentant de soulever devant ce dernier le point qui aurait pu être soulevé auparavant. Comme il est impossible d’énumérer toutes les formes possibles d’abus, nul ne peut formuler une règle bien précise pour déterminer si, au vu de faits donnés, il y a lieu de conclure ou non à l’abus. Ainsi, j’accepterais qu’un manque de fonds n’excuse habituellement pas le fait de n’avoir pas invoqué, dans une instance antérieure, une question qui aurait pu être soulevée à ce moment‑là et qui aurait dû l’être, mais je ne considérerais pas cela comme nécessairement dénué de pertinence, surtout s’il semble que le manque de fonds soit imputable à la partie visée par la demande. Le résultat sera souvent le même, mais il est préférable selon moi de se demander si, dans toutes les circonstances, la conduite d’une partie constitue un abus que de se demander si la conduite en question constitue un abus et ensuite, si c’est le cas, s’il y a des circonstances spéciales qui excusent ou justifient cet abus. Convenablement appliquée, et quelle que soit la légitimité de son origine, la règle a d’après moi un rôle précieux à jouer dans la protection des intérêts de la justice.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[76]           L’une des causes que lord Bingham a examinées dans l’arrêt Johnson (AP), précité, est la décision que la Cour d’appel d’Angleterre a rendue dans l’affaire Bradford & Bingley Building Society c. Seddon, [1999] 1 W.L.R. 1482 et à laquelle le juge Sexton fait référence au paragraphe 42 de ses motifs. Plus précisément, mon collègue cite les remarques que le lord‑juge Auld a faites aux pages 1492 et 1493 du recueil, à savoir qu’une simple mise en cause ne crée aucun abus de procédure lorsque les circonstances de l’affaire ne donnent pas ouverture à une irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action ou à une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige. Dans de telles circonstances, selon le lord‑juge Auld, [traduction] « [i]l faut qu’il y ait un élément additionnel, comme une attaque indirecte contre une décision antérieure […] une certaine malhonnêteté […] ou des actes successifs équivalant à un harcèlement injuste […] ».

 

[77]           En formulant ces remarques dans l’arrêt Bradford & Bingley, précité, le lord‑juge Auld renvoie, en y souscrivant, aux propos suivants de Sir David Cairns, aux pages 138 et 139 de ses motifs dans Bragg c. Oceanus Mutual Underwriting Association (Bermuda) Ltd., [1982] 2 Lloyd’s Rep. 132, C.A. :

[TRADUCTION]

Je ne souscris pas à la thèse de l’avocat de l’appelant Heath, savoir que lorsqu’une question a déjà été tranchée dans une instance entre A et B, le fait que B tente de faire trancher à nouveau la question dans une instance qui l’oppose à C constitue à première vue un abus des procédures de la Cour et que, dans de telles circonstances, il incombe à B de faire état d’une raison spéciale pour laquelle il devrait être en droit de soulever la question contre C.

 

Au contraire, je suis d’avis qu’il incombe à la partie soutenant que la remise en cause de la question constitue un abus de procédure d’indiquer pour quelle raison spéciale c’est le cas. Comme il y a si peu d’affaires dans lesquelles la remise en cause d’une question (en l’absence d’une préclusion) a été rejetée parce qu’il s’agissait d’un abus de procédure, il serait dangereux de tenter de définir en détail quelles sont les circonstances qui mèneraient à une conclusion d’abus de procédure. Les caractéristiques qui tendent à produire ce résultat comprennent clairement le fait que le premier procès a eu lieu devant le tribunal le plus approprié ou entre les parties les plus appropriées pour trancher la question, ou que l’objet de la tentative de remise en cause n’est pas le véritable motif pour lequel on tente d’obtenir le redressement demandé dans la seconde action, mais plutôt une fin indirecte.

 

Il s’agirait, selon moi, d’un geste des plus exceptionnels que de radier la totalité ou une partie d’une défense dans une action commerciale, ou de refuser de donner l’autorisation de modifier la défense dans une telle action, juste parce que la question qui est soulevée ou que l’on tente de soulever a été tranchée dans une autre action commerciale engagée contre le même défendeur, mais par un demandeur différent. Le fait que la première action a été conduite équitablement et que la question en litige a fait l’objet de longs témoignages et arguments ne serait pas, selon moi, suffisant en soi pour priver le défendeur de son droit normal de soulever une question quelconque que rien ne l’empêche de soulever.

 

Par ailleurs, si, dans l’instance antérieure, le défendeur se trouvait dans une situation désavantageuse avec laquelle il ne serait pas aux prises dans les instances ultérieures, c’est là une raison concrète pour ne pas le priver de la possibilité de soulever à nouveau la question.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[78]           Dans les motifs distincts qu’il a rendus dans l’arrêt Bragg, précité, le lord‑juge Stephenson a conclu aussi que la tentative faite par l’une des défenderesses pour présenter des modifications à sa défense avant le procès ne constituait pas un abus de procédure. À la page 139, il déclare ce qui suit :

[TRADUCTION]

Il serait excessif de la part d’un juge de refuser de permettre à une partie de présenter, par voie de modification avant le procès, une défense manifestement plausible contre une demande d’un demandeur, et de rejeter cette défense, en tant qu’abus des procédures de la Cour, pour le seul motif que la question a déjà été mise en cause et tranchée à l’encontre de cette partie dans une instance antérieure engagée par un autre demandeur. Il serait plus excessif encore de la part d’une cour d’appel d’annuler la décision qu’un juge a prise dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’autoriser des modifications et selon laquelle le défendeur n’abusait pas des procédures de la Cour.

 

Pourtant, il incombe au juge et à la Cour d’appel d’exclure la défense si le fait de la répéter constitue un abus des procédures de la Cour, conformément aux décisions de la présente Cour […] On peut dire que chaque répétition d’une défense (ou d’une demande) est assimilable à une attaque indirecte contre une décision judiciaire antérieure, et qu’elle donne ouverture aux références dérogatoires à ce genre d’attaque que privilégient les avocats dont les clients ne sont pas en faveur d’une attaque directe. Mais, selon moi, ce ne sont que les défenses (ou les demandes) fictives, malhonnêtes et de mauvaise foi qui constituent un abus des procédures de la Cour et qui exigent que celle‑ci exerce sa compétence inhérente pour prévenir de tels abus […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[79]           Le troisième membre de la Cour saisie de l’affaire Bragg, précitée, le lord‑juge Kerr, résume comme suit la jurisprudence, à la page 137 :

[TRADUCTION]

Si l’on examine tout d’abord la jurisprudence, il est évident qu’une tentative de débattre à nouveau dans une autre instance des questions qui ont été pleinement examinées et tranchées dans une instance antérieure peut constituer un abus de procédure, indépendamment de toute question relative à l’exception de la chose jugée ou à l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige au motif que les parties ou leurs intérêts sont les mêmes. Il serait erroné de tenter de catégoriser les situations dans lesquelles une telle conclusion s’appliquerait. Cependant, il est important que dans les causes auxquelles on nous a renvoyés, et où cette conclusion a été tirée, la tentative de remise en cause n’avait pas de fin autre que celle que lord Diplock a décrite comme suit :

 

[…] lancer une attaque indirecte contre une décision finale […] qui a été rendue par une autre cour compétente dans une instance antérieure dans laquelle […] (la partie concernée) a eu amplement l’occasion de contester la décision de la Cour par laquelle elle a été rendue.

 

 

[80]           Il ressort clairement de la jurisprudence qu’il n’existe aucune règle absolue concernant l’application de la doctrine de l’abus de procédure. La question de savoir si cette dernière s’appliquera dans une cause donnée ou non dépend des faits particuliers de cette dernière. J’ajouterais cependant que les remarques du lord‑juge Auld, dans l’arrêt Bradford & Bingley, précité – à savoir que : [traduction] « une simple remise en cause, dans des circonstances ne donnant pas ouverture à une irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action ou à une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, ne donne pas forcément lieu à un abus de procédure » (page 1492) et que [traduction] « [i]l faut qu’il y ait un élément additionnel, comme une attaque indirecte contre une décision antérieure » (page 1493) – sont forcément correctes.

 

[81]           Il va sans dire que les tribunaux doivent être prudents lorsqu’ils concluent qu’une remise en cause constitue un abus de procédure. Dans l’arrêt Bradford & Bingley, précité, à la page 1496, le lord‑juge Auld traite de cette question en ces termes :

[TRADUCTION]

La nécessité de faire preuve de prudence

 

Un autre élément qui dénote qu’il est nécessaire que la partie qui soulève la question de l’abus établisse cette dernière, et qu’il ne faut pas obliger le demandeur à convaincre le tribunal qu’il y a « des circonstances spéciales à sa remise en cause », est la nécessité de faire preuve de prudence avant d’annuler une demande sans prendre entièrement connaissance du pour et du contre de cette dernière. Le lord‑juge May a déclaré dans la décision Manson c. Vooght qu’il « est évident que le tribunal n’annulera une demande pour cause d’abus qu’après un examen des plus attentifs ». Le passage suivant, tiré du jugement du juge Drake dans la décision North West Water Ltd. Binnie & Partners, [1990] 3 All E.R. 547, 561, dit à peu près la même chose :

Il est irréel, selon moi, de déclarer que les questions soulevées dans deux actions découlant de faits identiques sont différentes uniquement parce que les parties sont différentes ou parce que l’obligation de diligence envers des personnes différentes est différente en droit. Cependant, je souligne l’emploi que je fais du mot « uniquement ». Je crois qu’il convient de faire preuve d’une grande prudence avant d’empêcher une partie de présenter ses arguments pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou d’abus de procédure. Avant de ce faire, le tribunal doit être bien convaincu qu’il n’y a pas de différence réelle ou pratique entre, d’une part, les questions à trancher dans la nouvelle action et celles qui ont déjà été tranchées et, d’autre part, les éléments de preuve qui peuvent être produits à juste titre sur ces questions dans une nouvelle action.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[82]           La question consiste donc à savoir si, dans les circonstances de l’espèce, il faudrait empêcher l’appelante de poursuivre l’affaire. Comme il est impossible de répondre à cette question sans examiner de près le Règlement, c’est donc ce que je vais faire maintenant.

 

[83]           Comme le laisse entendre l’appelante – avec raison, selon moi – le Règlement comporte des caractéristiques qui le distinguent d’autres procédures et, en particulier, des actions en contrefaçon ou des actions sollicitant une déclaration d’invalidité d’un brevet. Les procédures visées par le Règlement sont engagées au moyen d’un avis de demande. Il ne peut pas y avoir d’interrogatoire préalable, donc on ne peut recueillir aucun témoignage, ni faire produire aucun document et les témoignages de vive voix ne sont pas admissibles non plus. L’avis d’allégation que signifie au breveté le fabricant de médicaments génériques définit et circonscrit les questions dont la Cour sera saisie.

 

[84]           Une autre caractéristique pertinente du Règlement est le fait qu’un breveté ne dispose que d’un délai de quarante‑cinq (45) jours à compter de la date de signification de l’avis d’allégation pour présenter sa demande d’ordonnance d’interdiction et, en outre, que l’affaire doit être réglée dans les 24 mois suivants. Par ailleurs, le breveté n’a pas le droit de déposer des contre‑preuves, et il s’agit là d’une approche nettement différente de celle qui prévaut dans les instances en contrefaçon, où le fardeau de la preuve repose sur les épaules de la partie qui allègue l’invalidité.

 

[85]           Par conséquent, en vertu du Règlement, la Cour doit décider, de façon sommaire, s’il faut interdire au ministre de délivrer à un fabricant de médicaments génériques particulier un avis de conformité concernant un produit particulier. C’est exactement l’ordonnance que la juge Mactavish a rendue dans la décision Pharma Aventis, précitée. Elle n’a pas tranché de façon définitive la question de la validité du brevet 206.

 

[86]           Il est intéressant de signaler que, aux termes de l’alinéa 7(2)b) du Règlement, lorsqu’une déclaration d’absence de contrefaçon ou d’invalidité est accordée, il est mis fin au sursis prévu par la loi. Par conséquent, même si le Règlement reconnaît le lien qui existe entre les procédures engagées dans le cadre du Règlement et celles qui sont engagées dans le cadre d’une action, rien n’y est dit au sujet des conséquences d’une décision qui permet à un fabricant de médicaments génériques d’obtenir un avis de conformité. De ce fait, même si la Cour conclut qu’une allégation d’invalidité de la part d’un fabricant de médicaments génériques est justifiée, le Règlement ne prévoit, ni ne permet la radiation du brevet du registre des brevets. En outre, il ne comporte aucune disposition permettant à un fabricant de médicaments génériques d’alléguer une invalidité dans son avis d’allégation au motif qu’il a été conclu qu’une allégation semblable, de la part d’un autre fabricant de médicaments génériques, était justifiée.

 

[87]           La Cour a décrété à un certain nombre de reprises qu’une décision rendue en vertu du Règlement ne tranche pas de manière définitive les questions de validité du brevet ou de contrefaçon de ce dernier. Dans l’arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209, le juge Strayer, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, fait remarquer ce qui suit, à la page 217 :

[…] Soulignons qu’aucune des dispositions du Règlement ne crée ni n’abolit les droits d’action des parties l’une contre l’autre : elles confèrent plutôt au breveté le droit de présenter une demande de prohibition contre le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social. Le Règlement ressortit donc au droit public et ne vise pas les droits d’action privés. La véritable partie opposée dans le cadre d’une telle procédure en prohibition est évidemment la société générique qui a signifié l’avis d’allégation.

 

Si, en prenant ce Règlement, le gouverneur en conseil avait eu l’intention de prévoir le prononcé d’une décision définitive sur la validité et la contrefaçon d’un brevet, qui lierait toutes les parties privées et empêcherait tout litige ultérieur visant les mêmes questions, il l’aurait sûrement exprimée. Le tribunal n’est pas disposé à accepter l’hypothèse voulant que les brevetés et les sociétés génériques soient forcés de faire valoir leurs droits privés uniquement au moyen de la procédure sommaire de demande de contrôle judiciaire. Étant donné que le Règlement dispose que les questions qui peuvent être tranchées à cette étape seront examinées dans le cadre d’une telle procédure, il est donc assez clair que ces questions sont obligatoirement de nature limitée ou préliminaire. Si l’instruction complète des questions de validité et de contrefaçon est nécessaire, on peut procéder de la façon habituelle en intentant une action.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Voir aussi les décisions jurisprudentielles auxquelles le juge Sexton a fait référence au paragraphe 36 in fine de ses motifs.)

 

[88]           À cet égard, il est intéressant de signaler que, récemment, dans la décision Janssen‑Ortho c. Novopharm, 2006 CF 1234, le juge Hughes, de la Cour fédérale, a conclu que le brevet en litige était valide, même si, dans le contexte du Règlement, le juge Mosley (dans Janssen‑Ortho Inc. c. Novopharm Ltd. (2005), 35 C.P.R. (4th) 353, 2004 CF 1631) avait décrété que les allégations d’invalidité du fabricant de médicaments génériques à propos du même brevet étaient justifiées. Plus précisément, dans la décision Janssen‑Ortho, précitée, le juge Hughes fait remarquer ce qui suit, au paragraphe 116 :

 

[116]       Je reconnais que cette conclusion est différente de celle à laquelle mon frère le juge Mosley était arrivé dans le litige précédent d’avis de conformité entre ces deux parties. Il n’a pu bénéficier des nombreux témoignages qui sont maintenant devant moi, ni des témoignages en personne […]

 

 

[89]           Voilà le contexte dans lequel se situe la demande de l’appelante. En déclarant pourquoi je crois que cette affaire n’est pas du genre de celle qui devrait tomber sous le coup de la doctrine de l’abus de procédure, je traiterai des motifs qu’a invoqués mon collègue pour arriver à une conclusion différente.

 

[90]           Nul ne conteste que, en l’espèce, les principes de l’autorité de la chose jugée ou de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action ou des questions en litige ne s’appliquent pas. En outre, comme l’indique mon collègue dans ses motifs, la question en litige est celle de la prédiction valable, c’est‑à‑dire une question de fait. Par conséquent, si l’affaire était entendue sur le fond, le juge des faits ne serait pas lié par la décision de la juge Mactavish dans la décision Pharma Aventis, précitée, et, par conséquent, il pourrait se prononcer en faveur de l’appelante. Comme l’a déclaré la présente Cour dans l’arrêt J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp. (1991), 36 C.P.R. (3d) 322, à la page 330 :

Alors qu’une conclusion sur les faits tirée dans une autre instance et confirmée par une juridiction d’appel dont les décisions font jurisprudence, peut forcer à réfléchir avant de tirer une conclusion contraire, il demeure qu’il faut examiner si celle‑ci est défendable à la lumière des preuves régulièrement administrées devant le second juge de première instance.

 

 

[91]           L’examen que j’ai fait de la jurisprudence me convainc que la remise en cause d’une question avec une partie différente ne constitue pas, en soi, un abus de procédure. Il doit y avoir, comme l’a indiqué le lord‑juge Auld dans l’arrêt Bradford & Bingley, précité, [traduction] « un élément additionnel ». Selon moi, ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[92]           Premièrement, voici deux exemples de ce que les tribunaux ont considéré comme l’« élément additionnel » suffisant pour faire déclencher l’application de la doctrine de l’abus de procédure dans un cas où une partie tentait de débattre à nouveau une question. Dans l’arrêt S.C.F.P., précité, la Cour suprême avait à décider si un arbitre du travail pouvait, dans le contexte d’un grief, réexaminer la question de la culpabilité d’une personne reconnue coupable d’agression sexuelle et, qui, pour cette raison, fut congédiée. Concluant que l’on ne pouvait pas débattre à nouveau la question de culpabilité de la personne, la Cour suprême a appliqué la doctrine parce que M. Oliver, un instructeur en loisirs au service de la Ville de Toronto qui avait été reconnu coupable d’agression sexuelle à l’endroit d’un garçon qu’il supervisait, tentait de produire devant l’arbitre une preuve de son innocence à l’égard des accusations pour lesquelles il avait été condamné à une peine d’emprisonnement de 15 mois.

 

[93]           Après avoir examiné avec soin la jurisprudence concernant les abus de procédure, la juge Arbour a déclaré, au paragraphe 54 de ses motifs, que les considérations qui se présentent dans la jurisprudence « […] revêtent une pertinence particulière s’agissant de la tentative de débattre à nouveau une déclaration de culpabilité. Mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité est une action très grave […] ». Et, a‑t‑elle ajouté, aux paragraphes 56 à 58 :

56            À mon avis, les faits de la présente espèce illustrent l’abus flagrant de procédure qui résulte de l’autorisation de ce type de remise en cause. L’employé avait été déclaré coupable par un tribunal criminel et il avait épuisé toutes les voies d’appel. La déclaration de culpabilité était valide en droit, avec tous les effets juridiques en découlant. Pourtant, comme l’a signalé le juge Doherty (au par. 84) :

 

[TRADUCTION]

Même si l’arbitre s’est défendu d’avoir examiné le bien‑fondé de la décision du juge Ferguson, c’est exactement ce qu’il a fait. Il est impossible de ne pas conclure, à la lecture des motifs de l’arbitre, qu’il avait la conviction que l’instance criminelle était entachée de graves erreurs et qu’Oliver avait été condamné à tort. Cette conclusion tirée à l’occasion d’une instance à laquelle la poursuite n’était pas même partie ne peut que porter atteinte à l’intégrité du système de justice criminel. Tout observateur sensé se demanderait comment il se peut qu’un tribunal ait conclu hors de tout doute raisonnable qu’Oliver était coupable, et qu’après confirmation du verdict par la Cour d’appel, il soit déterminé, dans une autre instance, qu’il n’a pas commis cette même agression. Cet observateur ne comprendrait pas non plus qu’Oliver ait pu à bon droit être reconnu coupable d’agression sexuelle contre le plaignant et condamné à quinze mois d’emprisonnement, mais qu’une autre instance donne lieu à la conclusion qu’il n’a pas commis l’agression sexuelle et qu’il doit être réintégré dans des fonctions où des jeunes comme le plaignant seraient placés sous sa surveillance.

57            Ces décisions contradictoires mettraient inévitablement la Ville de Toronto dans une situation où une personne condamnée pour agression sexuelle est rétablie dans un emploi qui la met en contact avec des jeunes très vulnérables comme la victime de l’agression dont elle a été déclarée coupable. On peut supposer que cela induirait le public informé et sensé à évaluer le bien‑fondé de l’un ou l’autre des jugements relatifs à la culpabilité de l’employé. L’autorité et l’irrévocabilité des décisions de justice visent précisément à éliminer la nécessité d’un tel exercice.

 

58            De plus, l’arbitre est beaucoup moins en mesure de rendre une décision correcte sur la culpabilité que le juge présidant une instance criminelle — ou que le jury —, qui dispose pour le guider de règles de preuve axées sur la recherche équitable de la vérité ainsi que d’une norme de preuve exigeante, et qui a l’expérience des questions en cause. Qui plus est, la norme de contrôle applicable aux conclusions de l’arbitre, en cas de contestation, est moins exigeante que celle qui s’applique aux décisions des juges de cours criminelles. Bref, il n’y a rien, dans une affaire comme la présente espèce, qui milite contre l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour interdire la remise en cause de la déclaration de culpabilité de l’employé. L’arbitre était juridiquement tenu de donner plein effet à la déclaration de culpabilité. L’erreur de droit qu’il a commise lui a fait tirer une conclusion manifestement déraisonnable. S’il avait bien compris la preuve et tenu compte des principes juridiques applicables, il n’aurait pu faire autrement que de conclure que la Ville de Toronto avait démontré l’existence d’un motif valable pour le congédiement d’Oliver.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[94]           À mon avis, il n’y a tout simplement aucune comparaison possible entre les circonstances qui ont amené la Cour suprême, dans l’affaire S.C.F.P., précitée, à conclure que la doctrine de l’abus de procédure s’appliquait et les circonstances dont il question en l’espèce. Dans l’arrêt S.C.F.P., précité, la Cour suprême a conclu que l’arbitre était tenu, en droit, de donner effet à la condamnation au criminel. Ce dernier ne pouvait donc pas conclure que M. Oliver n’avait pas été congédié pour un motif valable. En outre, la juge Arbour, au paragraphe 56 de ses motifs, a cité, en y souscrivant, les propos du juge d’appel Doherty, de la Cour d’appel de l’Ontario, selon lesquels tout « observateur sensé » trouverait curieux que M. Oliver puisse être trouvé coupable hors de tout doute raisonnable dans une instance criminelle, mais jugé innocent, dans une sentence arbitrale, d’avoir commis le geste même qui avait mené à sa condamnation.

 

[95]           Il est donc clair, selon moi, au vu des faits prévalant dans l’arrêt S.C.F.P., précité, qu’il n’y avait aucune autre conclusion possible. La Cour suprême ne pouvait pas autoriser l’arbitre à conclure que M. Oliver n’avait pas commis les gestes pour lesquels il avait été condamné par un tribunal criminel.

 

[96]           Mon second exemple est celui qui figure dans la décision Hoffman‑La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), 87 C.P.R. (3d) 251, où la juge Sharlow (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a rejeté, en tant qu’abus de procédure, la demande d’un breveté en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction.

 

[97]           Devant la juge Sharlow, le fabricant de médicaments génériques a fait valoir que la demande du breveté était futile parce que, à quatre occasions antérieures, pour des faits impossibles à distinguer de ceux dont il était question dans l’affaire dont elle était saisie, le breveté n’était pas parvenu à obtenir de la Cour une ordonnance d’interdiction. À trois de ces quatre tentatives, la demande avait été rejetée après une audience sur le fond. À la quatrième tentative (voir Hoffmann‑La Roche c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), 85 C.P.R. (3d) 50), la demande a été rejetée par le juge Rothstein (alors juge à la Cour fédérale), qui a exprimé l’avis que la demande constituait un abus de procédure. Au paragraphe 14 de ses motifs, le juge Rothstein a fait la remarque suivante :

14            Compte tenu des décisions déjà rendues au sujet de Nu‑Pharm et d’Apotex et du fait que la preuve soumise par les demanderesses dans la présente demande n’ajoute aucun élément nouveau qui pourrait nous aider à interpréter les mots pertinents du brevet, la question en litige dans le présent procès est exactement la même que celle qui était en cause dans les affaires Nu‑Pharm et Apotex. Les personnes qui demandent une ordonnance d’interdiction sont les mêmes, le brevet en litige est le même et l’avis d’allégation est pratiquement identique. Le présent procès constitue un abus de procédure, étant donné qu’on tente de faire instruire de nouveau une question qui a déjà été tranchée dans trois instances distinctes et au sujet de laquelle les demanderesses n’ont pas obtenu gain de cause.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[98]           Il est important de signaler que le juge Rothstein a rejeté la demande du breveté parce que la question soulevée par la demande était identique à celle qui avait été soulevée dans trois affaires antérieures à l’égard desquelles la preuve produite « n’ajoute aucun élément nouveau qui pourrait nous aider à interpréter les mots pertinents du brevet […] ». Non seulement la question soumise à la Cour était‑elle une question de droit, c’est‑à‑dire l’interprétation d’un brevet, mais la demande constituait la quatrième tentative de la part du breveté pour débattre à nouveau la même question.

 

[99]           Il n’est donc pas surprenant que la juge Sharlow ait conclu que la nouvelle demande du breveté était abusive. Je ne crois pas que la juge Sharlow, au vu des faits dont elle disposait, pouvait tirer une conclusion autre que celle‑là.

 

[100]       Il y a d’autres exemples que je pourrais donner pour montrer qu’il doit y avoir plus qu’une simple remise en cause d’une même question pour que l’on tire une conclusion d’abus de procédure. Mais, selon moi, ces deux exemples suffisent pour montrer qu’une remise en cause ne déclenche pas, en soi, l’application de la doctrine.

 

[101]       Voyons maintenant les motifs sur lesquels le juge Sexton se fonde pour conclure que la demande constitue un abus de procédure. Les motifs invoqués par mon collègue sont les suivants :

a.                  la possibilité que des décisions contradictoires mettent en péril la crédibilité du processus judiciaire;

b.                  le résultat obtenu dans la seconde instance ne sera pas plus précis que celui qui a été obtenu dans la première;

c.                  permettre à l’appelante, et aux brevetés en général, de débattre à nouveau une question débattue dans une première instance grèvera des ressources judiciaires déjà grevées par « de très nombreuses instances engagées en vertu du Règlement »;

d.                  l’appel est une attaque indirecte contre la décision que la juge Mactavish a rendue dans l’affaire Aventis Pharma, précitée;

e.                  l’appelante était tenue de produire la totalité de ses éléments de preuve concernant les allégations d’invalidité de son brevet lors de la première instance et on ne peut l’autoriser à produire des éléments additionnels ou différents;

f.                    le fait de conclure que la demande est un abus de procédure ne cause aucune inéquité à l’appelante parce qu’il est loisible à cette dernière d’engager une action en contrefaçon contre Apotex ou d’autres fabricants de médicaments génériques qui obtiennent du ministre un avis de conformité.

 

[102]       Examinons d’abord le risque de décisions contradictoires. On ne peut pas nier qu’il s’agit là d’une possibilité réelle et, en fait, la Cour fédérale a déjà rendu des décisions contradictoires au sujet de questions de contrefaçon et de validité dans lesquelles un breveté, dans le contexte du Règlement, a débattu le même brevet contre des fabricants de médicaments génériques différents (voir, par exemple : AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (2001), 16 C.P.R. (4th) 21 (C.F. 1re inst.), conf. par 22 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.), et A.B. Hassle c. RhoxalPharma Inc. (2002), 21 C.P.R. (4th) 298 (C.F. 1re inst.)).

 

[103]       Il y a par ailleurs le fait que les brevetés et les fabricants de médicaments génériques ne sont pas liés par les décisions que l’on rend dans le contexte du Règlement, relativement à la validité des brevets ou à la contrefaçon de ces derniers.

 

[104]       À mon avis, en raison du régime réglementaire existant, il y a eu des décisions contradictoires et il y en aura d’autres à l’occasion. Selon ce régime, il est demandé aux juges de la Cour fédérale de décider de façon sommaire s’il convient d’interdire au ministre de délivrer à un fabricant de médicaments génériques un avis de conformité concernant un produit particulier. Au vu de la preuve produite dans ce contexte, le juge interdira au ministre de délivrer l’avis de conformité, ou il refusera de le faire. À cause de cela, le fabricant de médicaments génériques obtiendra peut‑être - ou non - un avis de conformité. Cependant, cette décision ne tranchera aucun autre droit ou aucune autre question. En outre, comme je l’ai fait remarquer plus tôt, le Règlement ne permet pas à un fabricant de médicaments génériques de tirer avantage du gain de cause qu’a obtenu un autre fabricant de médicaments génériques quant au même brevet.

 

[105]       Quoi qu’il en soit, la véritable question, selon moi, est de savoir si la possibilité de rendre des décisions contradictoires, comme l’a indiqué la juge MacLachlin, dans l’arrêt R. c. Scott, précité, « viole les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société » (page 1007). Cette déclaration concorde avec celle du juge Doherty, citée par la juge Arbour au paragraphe 56 de ses motifs dans l’arrêt S.C.F.P., précité, déclaration dans laquelle il affirme que tout « observateur sensé » ne comprendrait vraisemblablement pas pourquoi il se pourrait que M. Oliver soit réintégré par un arbitre du travail après avoir été reconnu coupable, hors de tout doute raisonnable, dans une instance criminelle. Si j’ai bien saisi ce que la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt S.C.F.P., précité, l’arbitre du travail ne pourrait pas prendre en considération la preuve de M. Oliver concernant la commission des actes à l’égard desquels il avait été reconnu coupable parce que cela violerait « les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société ».

 

[106]       En ce qui concerne l’opinion contraire, je ne vois pas comment on pourrait arriver à une conclusion semblable en l’espèce, étant donné que la cause véritable de l’existence de décisions contradictoires est le régime réglementaire lui‑même. Je suis donc convaincu que la possibilité de rendre des décisions contradictoires en l’espèce ne met pas en péril - et ne mettra pas en péril - la crédibilité du processus judiciaire.

 

[107]       Le second motif sur lequel se fonde mon collègue est qu’il n’y a aucune possibilité que la seconde décision soit plus exacte que la première. À mon avis, ce n’est pas là une considération pertinente. La seconde instance est un litige entre des parties qui ne sont pas les mêmes que dans la première, et le juge des faits devra trancher les questions en se fondant sur les éléments de preuve qui lui sont soumis. Le fait que la seconde décision ne soit peut‑être pas aussi exacte que la première n’a pas pour effet de rendre l’instance oppressive ou vexatoire et ne portera pas atteinte au sens de l’équité et de la décence de la société.

 

[108]       Le motif suivant a trait à l’utilisation de ressources judiciaires limitées. Ma première remarque est que les « très nombreuses instances » dont fait état le juge Sexton au paragraphe 37 de ses motifs sont dues au régime réglementaire et non à un comportement irrégulier de la part de brevetés qui tentent de faire valoir leurs droits en vertu du Règlement. J’ai donc de la difficulté à souscrire à la proposition de mon collègue selon laquelle nous devons empêcher les brevetés de débattre à nouveau une question débattue contre un fabricant de médicaments génériques parce que cela drainera nos ressources. Même si c’était le cas, il est impossible de justifier une conclusion d’abus de procédure quand les instances sont celles que le Règlement prévoit expressément. Pour dire les choses simplement, le Règlement permet à des brevetés de contester l’avis d’allégation d’un fabricant de médicaments génériques et, à moins que l’exercice de leurs droits équivaille à un abus de procédure, les brevetés devraient avoir le droit d’être entendus en cour.

 

[109]       Le motif suivant est celui de l’attaque indirecte. À mon avis, la demande de l’appelante n’est pas une attaque indirecte contre la décision que la juge Mactavish a rendue dans l’affaire Aventis Pharma, précitée. Il ne faut pas perdre de vue que l’ordonnance de la juge Mactavish est le rejet de l’ordonnance d’interdiction que l’appelante sollicitait à l’égard de l’obtention, par Apotex, d’un avis de conformité de la part du ministre. La juge n’a pas tranché les questions de validité du brevet ou de contrefaçon de ce dernier.

 

[110]       On ne peut pas dire, selon moi, que la demande de l’appelante est une tentative pour contourner la décision que la juge Mactavish a rendue dans l’affaire Aventis Pharma, précitée. Au paragraphe 34 de ses motifs, dans l’arrêt S.C.F.P., précité, la juge Arbour définit comme suit ce qu’est une attaque indirecte interdite :

[34]         Les « contestations indirectes » prohibées constituent un abus du processus judiciaire. Or, comme la règle qui prohibe les contestations indirectes met l’accent sur la contestation de l’ordonnance elle‑même et de ses effets juridiques, la meilleure façon d’aborder la question en l’espèce me paraît être de recourir directement à la doctrine de l’abus de procédure.

 

 

[111]       Je suis convaincu que, dans l’arrêt S.C.F.P., précité, la juge Arbour a tranché la question en litige pour cause d’abus de procédure parce qu’elle était d’avis que la tentative de M. Oliver d’introduire une preuve de son innocence devant l’arbitre du travail ne constituait pas une attaque indirecte contre la décision de la cour criminelle.

 

[112]       En l’espèce, l’appelante ne sollicite pas une annulation ou une modification de la décision de la juge Mactavish. S’il advient que cette affaire soit soumise à une audition sur le fond, le fait que l’appelante ait gain de cause n’aura aucune incidence sur la décision de la juge Mactavish qui, je le souligne de nouveau, est sans effet quant aux questions de validité et de contrefaçon.

 

[113]       Le motif suivant est que le breveté était tenu de produire la totalité des éléments de preuve dont il disposait sur les questions soulevées par l’avis d’allégation d’Apotex dans le cadre de la première instance et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de débattre à nouveau ces questions, même sur la foi d’éléments de preuve additionnels différents, dans le cadre d’une seconde instance. À l’appui de cette affirmation, le juge Sexton s’appuie sur la décision qu’a rendue la juge Hansen dans la décision Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), 2001 CFPI 16, où elle déclare que les parties ne devraient pas être autorisées à débattre à nouveau une question en raison d’éléments de preuve nouveaux. De l’avis de la juge Hansen, une telle tentative constitue un abus de procédure.

 

[114]       Premièrement, je ne crois que pas que la décision de la juge Hansen soit pertinente en l’espèce car les parties qui ont comparu devant elle étaient Glaxo et Apotex, deux parties qui avaient débattu la même question lors d’une occasion précédente (voir la décision du juge O’Keefe dans Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [2000] A.C.F. no 585, conf. par la Cour d’appel fédérale dans [2001] A.C.F no 524 (Q.L.)). Par conséquent, dans ce contexte, je n’ai aucune difficulté à souscrire à la thèse de la juge Hansen : Glaxo, ayant débattu une première fois la question contre Apotex, ne devrait pas, par principe, être autorisée à débattre à nouveau la même question lors d’une seconde occasion.

 

[115]       En toute déférence, je ne crois cependant pas que l’affirmation de la juge Hansen soit exacte quand, comme c’est le cas en l’espèce, les parties ne sont pas les mêmes que dans la première instance. S’il fallait que la juge Hansen ait raison au sujet de la situation dont il est question en l’espèce, cela voudrait dire qu’une fois qu’une partie aurait débattu une question avec A, jamais elle ne pourrait en faire de même avec B, C ou D. Cela, selon moi, est inexact.

 

[116]       Examinons maintenant le dernier motif, c’est‑à‑dire que le rejet de la demande ne causera aucune inéquité à l’appelante. Je ne souscris pas à cette opinion.

 

[117]       Premièrement, l’appelante sera privée du droit que lui confère le Règlement de s’opposer à l’avis d’allégation de l’intimée et de le contester. Deuxièmement, je ne crois pas que l’on puisse m’accuser de faire une conjecture quand je dis qu’il y a une réelle possibilité que l’appelante a engagé ou engagera des procédures contre Apotex au sujet de la contrefaçon du brevet 206. Par conséquent, la Cour fédérale se prononcera en fin de compte, après un procès sur le fond, au sujet des questions de contrefaçon et de validité. Je ne puis dire si l’appelante aura gain de cause ou non, mais il est possible que oui. Il se peut donc fort bien que, dans l’avenir rapproché, la Cour fédérale déclare que le brevet 206 est valide. S’il fallait que cela arrive, la présente Cour serait‑elle encore d’avis que la tentative de l’appelante visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à un fabricant de médicaments génériques au sujet du brevet 206 équivaut à un abus de procédure? En toute déférence, je ne le crois pas.

 

[118]       En outre, s’il fallait que l’appelante ait gain de cause dans une action en contrefaçon contre Apotex, elle aura été privée dans l’intervalle, à cause de l’ordonnance que le juge Sexton se propose de rendre, de son droit de contester l’avis d’allégation reçu de fabricants de médicaments génériques, y compris l’avis d’allégation de Novopharm.

 

[119]       En résumé, je conclus que nous n’avons pas affaire ici à une situation où il faudrait appliquer la doctrine de l’abus de procédure. Premièrement, les parties à la présente instance ne sont pas les mêmes que celles qui ont comparu devant la juge Mactavish dans l’affaire Sanofi Aventis, précitée. Deuxièmement, la question qui est en litige en l’espèce et celle qui a été soumise à la juge Mactavish sont principalement des questions de fait et, par conséquent, il serait loisible au juge des faits dans la présente instance de tirer une conclusion différente. Troisièmement, en cherchant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Novopharm, l’appelante exerce simplement les droits que lui accorde le Règlement, lequel, comme je l’ai expliqué, n’empêche pas expressément ou implicitement un breveté de débattre à nouveau une question déjà plaidée contre un autre fabricant de médicaments génériques. Quatrièmement, il n’y a en l’espèce aucun « élément additionnel » qui ferait de la demande de l’appelante un abus de procédure. Contrairement à la situation dont il était question dans l’affaire Hoffmann‑La Roche, précitée, on ne peut pas dire qu’en remettant en cause la question débattue contre Apotex dans l’affaire Aventis Pharma, précitée, la conduite de l’appelante déclenche l’application de la doctrine de l’abus de procédure. Cinquièmement, on ne peut pas conclure que l’instance engagée par l’appelante, à la suite de la signification de l’avis d’allégation de Novopharm, est oppressive ou vexatoire.

 

[120]       Pour ces motifs, je suis d’avis de faire droit à l’appel, d’infirmer la décision de la Cour fédérale datée du 25 septembre 2006 et de rétablir l’ordonnance datée du 8 mai 2006 par laquelle la protonotaire Milczynski a rejeté la requête de Novopharm en vue du rejet sommaire de la demande d’ordonnance d’interdiction de l’appelante. J’accorderais également à l’appelante (Sanofi‑Aventis Canada Inc. et Schering Corporation) les dépens qu’elle a engagés dans le cadre du présent appel et des instances inférieures.

 

« Marc Nadon »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A‑413‑06

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY‑LAMER DATÉE DU 25 SEPTEMBRE 2006, No T‑1965‑05

 

INTITULÉ :                                                                           SANOFI‑AVENTIS CANADA INC. c. NOVOPHARM LIMITÉE et LE MINISTRE DE LA SANTÉ et SCHERING CORPORATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LE 9 JANVIER 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE SEXTON

 

Y A SOUSCRIT :                                                                   LA JUGE SHARLOW

                                                                                               

MOTIFS DISSIDENTS :                                                      LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                                          LE 23 AVRIL 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gunars A. Gaikis, J. Sheldon Hamilton et Mark Biernacki

POUR L’APPELANTE

(DEMANDERESSE)

 

Jonathan Stainsby et Mark Davis

POUR L’INTIMÉE (DÉFENDERESSE)

Novopharm Limitée

 

Anthony Creber

POUR L’INTIMÉE (DÉFENDERESSE/BREVETÉE)

Schering Corporation

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

POUR L’APPELANTE (DEMANDERESSE)

 

Heenan Blaikie s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉE (DÉFENDERESSE)

Novopharm Limited

 

John H. Sims c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ (DÉFENDEUR)

Le ministre de la Santé

 

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE (DÉFENDERESSE/BREVETÉE)

Schering Corporation

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.