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Date : 20061201

Dossier : A-452-05

Référence : 2006 CAF 393

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

LA NATION MÉTISSE DU LABRADOR et

CARTER RUSSELL

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er novembre 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LE JUGE LINDEN

LE JUGE NADON

 


Date : 20061201

Dossier : A-452-05

Référence : 2006 CAF 393

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

LA NATION MÉTISSE DU LABRADOR et

CARTER RUSSELL

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               La question que le présent appel doit trancher est celle de savoir si l’obligation de la Couronne de consulter une communauté autochtone avant de prendre une décision qui peut avoir un effet préjudiciable sur des terres visées par une revendication autochtone s’applique au procureur général qui suspend une poursuite privée.

 

[2]               La poursuite en question avait été intentée devant la Cour provinciale de Terre‑Neuve‑et‑Labrador par un membre de la Nation métisse du Labrador (les appelants) contre la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Selon les dénonciations, la construction par la Province de ponts et d’une chaussée surélevée sur des rivières sur lesquelles les appelants revendiquaient un droit ancestral de pêche au saumon contrevenait à la Loi sur les pêches parce qu’elle détériorait l’habitat du poisson et obstruait l’écoulement des eaux de ces rivières.

 

[3]               Les appelants font valoir que si la Province est déclarée coupable, elle pourrait se voir ordonner de cesser des activités qui constituent la répétition ou la continuation des infractions et de prendre des mesures correctives. Ils affirment que leur droit d’être consultés est un droit ancestral reconnu au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et que l’existence de ce droit distingue l’espèce d’autres affaires où les parties au litige ont vainement tenté de restreindre légalement l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites et de soumettre ce pouvoir au contrôle judiciaire.

 

[4]               Je ne partage pas cette opinion. À mon avis, le procureur général n’était aucunement tenu de consulter les appelants avant de suspendre les poursuites criminelles intentées pour leur compte. Premièrement, il n’existe qu’un lien causal ténu entre la décision dont on prétend qu’elle ouvre droit à la consultation et le préjudice causé aux terres visées par une revendication autochtone. Deuxièmement, c’est un principe constitutionnel que le procureur général agit en toute indépendance dans ses décisions d’intenter ou de suspendre des poursuites, et que, sauf circonstances très exceptionnelles, il doit répondre de ces affaires, non pas devant une cour de justice, mais devant le Parlement.

 

[5]               Par conséquent, je rejetterais l’appel.

 

B.        L’HISTORIQUE DES FAITS

[6]               Les ponts et la chaussée surélevée en question ont été construits dans le cadre de la phase II de la construction de la route translabradorienne. Un pont et une chaussée surélevée sur la rivière St. Lewis et un pont sur la rivière Paradise permettent à la route de franchir ces rivières sur lesquelles les appelants revendiquent un droit ancestral de pêche au saumon à des fins alimentaires, culturelles et rituelles.

 

[7]               La Couronne savait que les appelants revendiquaient des droits ancestraux sur la pêche et un titre sur les terres environnantes. En mai 2003, un Accord sur la gestion des pêches entre les appelants a été reconduit un an après sa prise d’effet. L’Accord, qui vise les rivières St. Lewis et Paradise, prévoit la nomination de membres choisis parmi les appelants à titre de gardes-pêche autochtones pour ces rivières et leur confère la responsabilité de surveiller les activités susceptibles d’être préjudiciables aux poissons et à leur habitat au Labrador.

 

[8]               Carter Russell, membre des appelants, a fait sous serment des dénonciations visant la Province en septembre 2003, alléguant que la construction des ponts sur les rivières avait causé des dommages à l’habitat du poisson et obstrué de manière importante l’écoulement des eaux, ce qui contrevient aux articles 26 et 35 de la Loi sur les pêches. Des dénonciations ont également été faites sous serment contre l’entreprise de construction qui avait bâti les ponts. Toutefois, elles ont été retirées et les appelants ne souhaitent plus poursuivre l’entreprise. Par conséquent, les présents motifs ne portent que sur la poursuite intentée contre la Province.

 

[9]               En octobre 2003, les appelants ont transmis au Service fédéral des poursuites (SFP) des copies des dénonciations, comme le prescrit l’alinéa 507.1(3)b) du Code criminel, de manière à donner au procureur général la possibilité d’intervenir.

 

[10]           Les appelants ont également présenté un dossier de preuve détaillé à l’appui de leur cause et demandé au procureur général de se charger de la poursuite ou de permettre la continuation de la poursuite privée. Le dossier indiquait notamment que les préoccupations des appelants au sujet des ponts n’avaient pas été prises en considération ou avaient été négligées par les autorités provinciales et fédérales auprès desquelles elles avaient été soulevées. Le dossier contenait aussi des déclarations écrites des gardes-pêche autochtones de la région qui appuyaient la poursuite au motif que la construction des ponts avait causé des dommages à la pêche.

 

[11]           Le SFP a accepté de prendre en considération ces documents et d’évaluer la faisabilité de la poursuite. À compter de la présentation du dossier de preuve en octobre 2003 jusqu’en juin 2004, l’avocat des appelants a correspondu avec l’avocat du procureur général en insistant pour obtenir l’autorisation de continuer la poursuite. Le procureur général a demandé un délai pour examiner sa position et recueillir d’autres renseignements de Pêches et Océans Canada.

 

[12]           Dans une lettre datée du 8 juin 2004, les appelants ont été informés que le procureur général avait décidé de ne pas intervenir dans la poursuite et que, si les appelants continuaient la poursuite privée, il interviendrait pour la suspendre étant donné que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants et que la poursuite n’était pas dans l’intérêt public. La lettre présentait aussi le point de vue de l’avocat de la Couronne sur les moyens de défense que la Province pouvait invoquer contre les accusations : malgré l’obstruction de la rivière, l’accès était suffisant pour les poissons migrateurs, et Pêches et Océans Canada avait accordé une autorisation conditionnelle en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi sur les pêches pour les ouvrages ou les entreprises qui perturbent l’habitat du poisson.

 

[13]           L’avocat des appelants a répondu par une lettre datée du 30 juin 2004 dans laquelle il demandait au procureur général de reconsidérer sa décision au motif qu'il ressortait de la lettre du 8 juin 2004 que la preuve et les accusations avaient été mal interprétées. Les appelants ont également fait valoir que M. Russell était disposé à continuer la poursuite et qu’il avait l’appui des appelants ainsi que le soutien d’un avocat d’expérience.

 

[14]           Toutefois, sans autre explication, la Couronne a informé les appelants, par une lettre datée du 30 juillet 2004, que le procureur général avait décidé d'intervenir dans la poursuite et de la suspendre.

 

C.        LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[15]           Les appelants ont présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire dans laquelle ils sollicitaient l’annulation de la suspension imposée par le procureur général ou, à titre subsidiaire, le renvoi de l’affaire au procureur général pour nouvelle décision. Le juge Blais a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Sa décision est publiée sous l’intitulé La Nation métisse du Labrador c. Canada (Procureur général) (2005), 276 F.T.R. 219, 2005 CF 939.

 

[16]           Le juge a conclu, en premier lieu, que le procureur général n’avait aucune obligation légale de consulter les appelants, car cela soumettrait l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites à une influence inappropriée. En second lieu, le procureur général avait suspendu la poursuite après avoir examiné à la fois la preuve, notamment celle qui avait été produite par les appelants, et l’intérêt public. Le procureur général jouit d’un très large pouvoir discrétionnaire à l’égard de la décision de suspendre une poursuite pénale, décision que les tribunaux ne peuvent infirmer que dans les cas très exceptionnels de conduite répréhensible flagrante ou d’actions pour poursuites abusives : Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] 3 R.C.S. 372, 2002 CSC 65, au paragraphe 49. Aucun des faits de l’affaire ne permettait de conclure à une conduite répréhensible flagrante. En troisième lieu, la décision de suspendre la poursuite n’avait fait naître aucune obligation de consulter les appelants car elle ne pouvait porter atteinte à aucun de leurs droits ancestraux sur la pêche au saumon et sur les terres environnantes.

 

D.        LE CADRE LÉGISLATIF

[17]           Les dispositions de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14, pertinentes pour le présent appel sont les suivantes :

26. (1) Un tiers de la largeur des cours d’eau et au moins les deux tiers à marée basse de la largeur du chenal principal des courants de marée doivent toujours être laissés libres; il est interdit d’y employer ou d’y placer des filets ou autres engins de pêche, des grumes de bois ou des matériaux de quelque nature que ce soit.

 

[…]

 

35. (1) Il est interdit d’exploiter des ouvrages ou entreprises entraînant la détérioration, la destruction ou la perturbation de l’habitat du poisson.

 

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux personnes qui détériorent, détruisent ou perturbent l’habitat du poisson avec des moyens ou dans des circonstances autorisés par le ministre ou conformes aux règlements pris par le gouverneur en conseil en application de la présente loi.

 

79.2 En plus de toute peine infligée et compte tenu de la nature de l’infraction ainsi que des circonstances de sa perpétration, le tribunal peut rendre une ordonnance imposant à la personne déclarée coupable tout ou partie des obligations suivantes :

a) s’abstenir de tout acte ou toute activité risquant d’entraîner, à son avis, la continuation de l’infraction ou la récidive;

b) prendre les mesures qu’il estime justes pour réparer ou éviter les dommages aux poissons, aux pêcheries ou à l’habitat du poisson résultant ou susceptibles de résulter de la perpétration de l’infraction;

 

26. (1) One-third of the width of any river or stream and not less than two-thirds of the width of the main channel at low tide in every tidal stream shall be always left open, and no kind of net or other fishing apparatus, logs or any material of any kind shall be used or placed therein.

 

 

 

35. (1) No person shall carry on any work or undertaking that results in the harmful alteration, disruption or destruction of fish habitat.

 

(2) No person contravenes subsection (1) by causing the alteration, disruption or destruction of fish habitat by any means or under any conditions authorized by the Minister or under regulations made by the Governor in Council under this Act.

 

 

79.2 Where a person is convicted of an offence under this Act, in addition to any punishment imposed, the court may, having regard to the nature of the offence and the circumstances surrounding its commission, make an order containing any one or more of the following prohibitions, directions or requirements:

(a) prohibiting the person from doing any act or engaging in any activity that may, in the opinion of the court, result in the continuation or repetition of the offence;

(b) directing the person to take any action the court considers appropriate to remedy or avoid any harm to any fish, fishery or fish habitat that resulted or may result from the commission of the offence;

 

 

[18]           Pour le présent appel, les dispositions pertinentes du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, applicables aux poursuites privées et aux pouvoirs du procureur général sont les suivantes :

504. Quiconque croit, pour des motifs raisonnables, qu’une personne a commis un acte criminel peut faire une dénonciation par écrit et sous serment devant un juge de paix, et celui-ci doit recevoir la dénonciation, s’il est allégué, selon le cas :

a) que la personne a commis, en quelque lieu que ce soit, un acte criminel qui peut être jugé dans la province où réside le juge de paix et que la personne :

(i) ou bien se trouve ou est présumée se trouver,

(ii) ou bien réside ou est présumée résider,

dans le ressort du juge de paix;

b) que la personne, en quelque lieu qu’elle puisse être, a commis un acte criminel dans le ressort du juge de paix;

 

579. (1) Le procureur général ou le procureur mandaté par lui à cette fin peut, à tout moment après le début des procédures à l’égard d’un prévenu ou d’un défendeur et avant jugement, ordonner au greffier ou à tout autre fonctionnaire compétent du tribunal de mentionner au dossier que les procédures sont arrêtées sur son ordre et cette mention doit être faite séance tenante; dès lors, les procédures sont suspendues en conséquence et tout engagement y relatif est annulé.

 

 

[…]

 

579.1 (1) Le procureur général du Canada ou le procureur mandaté par lui à cette fin peut, si les circonstances suivantes sont réunies, intervenir dans toute procédure :

a) concernant une contravention à une loi fédérale autre que la présente loi ou à ses règlements d’application, une tentative ou un complot en vue d’y contrevenir ou le fait de conseiller une telle contravention;

b) qui n’a pas été engagée par un procureur général;

c) où le jugement n’a pas été rendu;

d) à l’égard de laquelle n’est pas intervenu le procureur général de la province où les procédures sont engagées.

 

 

2) L’article 579 s’applique, avec les adaptations nécessaires, aux procédures dans lesquelles le procureur général du Canada intervient en vertu du présent article.

 

504. Any one who, on reasonable grounds, believes that a person has committed an indictable offence may lay an information in writing and under oath before a justice, and the justice shall receive the information, where it is alleged

(a) that the person has committed, anywhere, an indictable offence that may be tried in the province in which the justice resides, and that the person

(i) is or is believed to be, or

(ii) resides or is believed to reside,

within the territorial jurisdiction of the justice;

(b) that the person, wherever he may be, has committed an indictable offence within the territorial jurisdiction of the justice;

 

 

 

579. (1) The Attorney General or counsel instructed by him for that purpose may, at any time after any proceedings in relation to an accused or a defendant are commenced and before judgment, direct the clerk or other proper officer of the court to make an entry on the record that the proceedings are stayed by his direction, and such entry shall be made forthwith thereafter, whereupon the proceedings shall be stayed accordingly and any recognizance relating to the proceedings is vacated.

 

 

579.1 (1) The Attorney General of Canada or counsel instructed by him or her for that purpose may intervene in proceedings in the following circumstances:

(a) the proceedings are in respect of a contravention of, a conspiracy or attempt to contravene or counselling the contravention of an Act of Parliament or a regulation made under that Act, other than this Act or a regulation made under this Act;

(b) the proceedings have not been instituted by an Attorney General;

(c) judgment has not been rendered; and

(d) the Attorney General of the province in which the proceedings are taken has not intervened.

 

(2) Section 579 applies, with such modifications as the circumstances require, to proceedings in which the Attorney General of Canada intervenes pursuant to this section.

 

[19]           Les appelants invoquent le paragraphe 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 comme fondement à leur droit à la consultation.

35.(1) Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

 

(2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

35.(1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

 

(2) In this Act, "aboriginal peoples of Canada" includes the Indian, Inuit and Métis peoples of Canada.

 

 

E.        ANALYSE

[20]           La Cour suprême du Canada a souligné l’importance fondamentale de l’obligation de la Couronne de consulter une communauté autochtone avant qu’une décision gouvernementale soit prise, ou que des poursuites soient engagées, dans le cas où elles pourraient causer un préjudice à des terres ou à des ressources visées par une revendication autochtone crédible.

 

[21]           Dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73, au paragraphe 35, la Cour suprême a statué que l’obligation de consulter de la Couronne repose sur l’honneur de la Couronne et prend naissance lorsque trois éléments sont réunis : il existe une revendication crédible à l’égard d’un droit ou titre ancestral, établi ou non; le gouvernement a connaissance, concrètement ou par imputation, de la revendication; un comportement est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur l’objet visé par le droit ou titre ancestral. En l’espèce, seul le troisième élément est litigieux.

 

[22]           L’obligation de consulter a pour but de protéger les droits et intérêts ancestraux qui pourraient être établis et de veiller à ce que la communauté autochtone puisse se prononcer sur la question au cours du processus de conciliation des intérêts, si long soit-il. L’obligation vise à prévenir une injustice potentielle, à savoir qu’« il est possible que, lorsque les Autochtones parviennent finalement à établir le bien-fondé de leur revendication, ils trouvent leurs terres changées et leurs ressources épuisées » : Nation haïda, au paragraphe 33 (la juge en chef McLachlin).

 

[23]           Selon la jurisprudence, l’obligation de consulter naît avant qu’un acteur du gouvernement prenne une décision qui autorise un comportement susceptible d’empiéter directement sur des revendications autochtones dont la Couronne est au courant. Aussi, dans l’arrêt Nation haïda, l’obligation de consulter concernait la décision d’accorder une concession commerciale de ferme forestière sur des terres visées par la revendication d’un titre ancestral. Les arrêts Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), [2004] 3 R.C.S. 550, 2004 CSC 74, et Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2005] 3 R.C.S. 388, 2005 CSC 69, visaient tous les deux des décisions de construire des routes qui, disait‑on, causeraient un préjudice aux droits ou au titre ancestraux revendiqués.

 

[24]           À mon avis, toutefois, la suspension d’une poursuite par le procureur général est très différente des décisions en cause dans les arrêts mentionnés ci-dessus auxquelles s’appliquait l’obligation de consulter : ces décisions avaient toutes un effet beaucoup plus direct sur les droits ancestraux sous‑jacents revendiqués que la décision visée en l’espèce. La prise en charge de la poursuite par le procureur général ou son autorisation d’une poursuite privée ne protégerait pas en soi le droit ancestral revendiqué sur la pêche. Cette protection dépendrait de deux autres décisions qui ne sont pas du ressort de la Couronne : que la Cour conclue à la responsabilité de la Province à l’égard des accusations et qu’elle décide qu'il était approprié d’imposer à la Province, comme élément de la sanction, une ordonnance exigeant qu’elle élargisse la rivière et remédie au dommage causé à l’habitat du poisson.

 

[25]           En l’espèce, les appelants ne soutiennent pas que le droit à la consultation s’applique à la décision de construire les ponts de la phase II de la construction de la route translabradorienne. En fait, s’ils ont exprimé certaines inquiétudes au sujet de l’absence de consultation avant la construction, les appelants n’ont pas engagé de poursuite pour un manquement à l’obligation de consulter. Le projet de construction des ouvrages de la phase II a fait l’objet d’évaluations environnementales réalisées en conformité avec la législation provinciale et fédérale. Des consultations publiques ont été tenues sur ces évaluations.

 

[26]           Par contre, les appelants ont fait valoir avec succès devant la Division de première instance de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador que la Couronne avait manqué à son devoir de consultation dans la décision de construire les ouvrages de la phase III de la route translabradorienne : Labrador Métis Nation c. Newfoundland and Labrador (Minister of Transportation and Works), 2006 NLTD 119.

 

[27]           Tous les effets préjudiciables sur les droits ou le titre ancestraux revendiqués sur la pêche résultent principalement de la décision des mandataires de la Couronne qui ont fait construire la route d’une manière non conforme aux plans qui avaient été approuvés. Ils ne sont pas le résultat de la suspension imposée par le procureur général. Les appelants ne soutiennent pas qu’ils ont un droit ancestral de poursuite à l’égard d’infractions visant un comportement préjudiciable à une revendication autochtone.

 

[28]           Dans l’arrêt Première nation crie Mikisew, le juge Binnie a dit (au paragraphe 34) que le critère à remplir pour établir le caractère potentiellement préjudiciable d’une décision sur les droits ancestraux est peu rigoureux :

La souplesse ne réside pas tant dans le fait que l’obligation devient applicable (on envisage des mesures « susceptibles d’avoir un effet préjudiciable » sur un droit) que dans le contenu variable de l’obligation une fois que celle-ci s’applique. Au minimum, « les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis » (Nation haïda, au paragraphe 43).

 

 

 

[29]           Néanmoins, j’estime que le lien très ténu entre la question de la suspension et le préjudice aux droits ancestraux est insuffisant pour fonder l’obligation de consulter. Tout doute à ce sujet est écarté par le principe constitutionnel selon lequel le procureur général doit exercer les fonctions qui lui incombent en matière de poursuites d’une manière indépendante et, à toutes fins utiles, à l’abri du contrôle judiciaire. Ces questions sont traitées exhaustivement dans les motifs du juge Blais, aux paragraphes 24 à 31.

 

[30]           Dans ce contexte, on ne peut pas sincèrement laisser entendre que l’imposition d’une obligation procédurale de consultation ne peut porter atteinte à l’exercice indépendant du pouvoir discrétionnaire du procureur général. L’obligation de consultation est parallèle à l’obligation d’accommodement : Nation haïda, au paragraphe 32. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites ne doit pas devenir un objet de négociation avec certaines des parties intéressées.

 

[31]           Les appelants s’appuient sur le Guide du Service fédéral des poursuites (Ottawa, ministère de la Justice du Canada, mars 2005), Partie V, chapitre 15.3.2.1, qui prévoit que, pour établir si l’intérêt public justifie des poursuites aux termes de la Loi sur les pêches, par exemple, la Couronne doit tenir compte du point de vue de l’organisme chargé de l’enquête lorsque « les dispositions pénales répondent à des objectifs réglementaires importants ». Le Guide ajoute :

La nécessité de comprendre le contexte réglementaire particulier fait ressortir l’obligation de consultation de la Couronne dans l’exécution de ses fonctions conformément à cette politique.

 

 

[32]           Il y a cependant une grande différence entre la reconnaissance dans un guide de l’« obligation de consultation » de la Couronne et l’imposition par la Cour d’une obligation légale de consultation. À mon avis, le souhait d’être consultés avant la décision prévoyant la suspension de la poursuite ne constituait pas non plus une attente légitime de la part des appelants : la seule « obligation de consultation » dont fait mention le Guide vise d’autres acteurs gouvernementaux et ne s’adresse pas à de simples individus.

 

[33]           Les appelants renvoient aussi à l’Accord sur la gestion des pêches, qui prévoit que Pêches et Océans Canada et les appelants [traduction] « se consultent à l'occasion, à la demande de l’une ou l’autre des parties, sur les questions qui découlent du présent Accord ». Cependant, cette disposition ne vise pas à mon avis la décision du procureur général de suspendre ou de ne pas suspendre une poursuite privée pour un comportement qui entraîne des dommages pour les rivières visées par l’Accord.

 

[34]           La Politique de conformité et d’application des dispositions de la Loi sur les pêches pour la protection de l’habitat du poisson et la prévention de la pollution (Ottawa, Environnement Canada, novembre 2001) nomme le procureur général du Canada parmi les autorités responsables de la mise en application des dispositions de la Loi sur les pêches (à la page 10). Toutefois, dans sa description de la responsabilité du procureur général à l’égard de tout contentieux issu de la Loi sur les pêches, le document ne mentionne pas la consultation avant l’exercice par le procureur général de ses pouvoirs.

 

[35]           Je soulignerais également que les appelants ont présenté au SFP des éléments de preuve et des observations à l’appui de leur position en faveur de la continuation de la poursuite et ont répondu aux opinions exprimées par le SFP sur les faiblesses de la poursuite. Je n’ai pas à décider si ces éléments constitueraient le minimum suffisant pour donner lieu à l’obligation de consulter. Néanmoins, les appelants ne peuvent pas prétendre que le procureur général a ordonné la suspension sans être parfaitement informé de leur position. Les appelants concèdent également que, sauf le défaut de consultation, les faits ne permettent pas de conclure que la suspension devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire pour conduite répréhensible flagrante de la part du procureur général.

 

[36]           Enfin, l’avocat de la Couronne s’est inscrit en faux contre l’observation du juge Blais selon laquelle il était inapproprié pour la Couronne d’être représentée dans la présente instance par l’avocat du ministère de la Justice qui avait à la fois apposé sa signature sur la suspension à titre d’agent du procureur général et rédigé la lettre informant les appelants de la suspension et exposant les motifs de cette décision.

 

[37]           L’avocat des appelants a mis en contexte cet aspect de la procédure en faisant observer que l’avocat en question semble avoir considéré que les critiques formulées par les appelants au sujet de la lettre de décision qu’il avait rédigée le visaient personnellement. Il semble aussi y avoir eu des échanges acerbes devant le juge Blais.

 

[38]           Le droit de la Couronne d’être représentée par l’avocat de son choix dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire n’est pas réduit à néant du simple fait que l’avocat choisi avait signé la décision soumise au contrôle ou y avait été étroitement associé. Toutefois, si elles sont exactes, les allégations relatives à la réaction de l’avocat de la Couronne en l’espèce laissent penser que la Couronne devrait soigneusement considérer, au vu de l’ensemble des circonstances, s’il est dans l’intérêt de la justice qu’elle se fasse représenter par cet avocat. S’il peut souvent être très pratique pour la Couronne de choisir comme conseiller l’avocat du ministère de la Justice le plus au courant de toutes les questions, la Couronne dispose quand même d’un grand nombre d’avocats compétents.

 

[39]           Compte tenu des renseignements limités dont j’ai été saisi, je ne dirai rien de plus sur le bien-fondé des observations du juge Blais dans le contexte de la présente affaire.

 

F.        CONCLUSION

[40]           Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« John M. Evans »

Juge

 

 

« Je souscris aux présents motifs

     A.M. Linden, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

     M. Nadon, juge »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A-452-05

 

INTITULÉ :                                                    NATION MÉTISSE DU LABRADOR et CARTER RUSSELL

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 1er NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE LINDEN

                                                                        LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 1er DÉCEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert V. Wright                                             

Justin S. Duncan                                               POUR LES APPELANTS

 

Robert J. Frater                                                POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sierra Legal Defence Fund

Toronto (Ontario)                                             POUR LES APPELANTS

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                   POUR L’INTIMÉ

 

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