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Date : 20181207


Dossier : A-206-17

Référence : 2018 CAF 223

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

 

 

JOANNE FRASER, ALLISON PILGRIM

et COLLEEN FOX

 

 

appelantes

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE WOODS

 


Date : 20181207


Dossier : A-206-17

Référence : 2018 CAF 223

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

 

 

JOANNE FRASER, ALLISON PILGRIM

et COLLEEN FOX

 

 

appelantes

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  Les appelantes sont d’anciennes membres régulières de la Gendarmerie royale du Canada qui sont également mères. Lorsque leurs enfants étaient jeunes, elles ont profité de la politique de partage de poste de la GRC pour réduire leurs heures de travail (en partageant un poste à temps plein avec un autre membre de la GRC) en vue de concilier les exigences de leur emploi et la nécessité d’assurer les soins de leurs enfants. En vertu de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R-11 [la LPRGRC] et du Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C. ch. 1393 [le Règlement], les prestations de retraite des appelantes pendant les périodes de partage de poste étaient calculées en fonction de l’horaire régulier des appelantes dans le cadre de leurs ententes de partage de poste, c’est-à-dire de la même façon que les prestations de retraite des membres de la GRC qui travaillent à temps partiel.

[2]  Les appelantes soutiennent que ce calcul pondéré viole le droit à l’égalité que leur garantit l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte) parce qu’elles auraient été traitées moins favorablement que les personnes ayant pris un congé non payé d’une durée de plus de trois mois. Les membres de la GRC qui prennent de tels congés ont la possibilité de compter la période de congé comme du service ouvrant droit à pension, la pension pour la période de congé étant calculée en fonction de leur horaire de travail régulier avant le congé, à condition qu’ils versent les cotisations supplémentaires requises. Les appelantes auraient pu opter pour le congé non payé pour s’occuper de leurs enfants plutôt que pour l’entente de partage de poste. Si elles l’avaient fait, elles auraient pu racheter leurs pensions pour les périodes où elles auraient été en congé et elles n’auraient subi aucune réduction de prestations de pension.

[3]  Les appelantes soutiennent qu’en les privant de cette option de racheter le service ouvrant droit à pension correspondant à la période où elles ont partagé un poste, on enfreint leur droit à l’égalité garantit par l’article 15 de la Charte, car on ne leur a pas accordé le même bénéfice de la loi en raison de motifs de discrimination interreliés, c’est-à-dire le sexe et la situation familiale ou parentale. Plus précisément, elles affirment qu’à la lumière du traitement des pensions des membres de la GRC en congé non payé, elles sont en droit d’exiger que les heures non travaillées durant leurs périodes de partage de poste soient comptées comme des périodes de congé non payé. Elles soutiennent donc qu’elles auraient dû avoir la possibilité de racheter l’équivalent de ces heures non travaillées afin que leur pension pour la période de partage de poste soit la même que si elles avaient pris un congé non payé ou travaillé à temps plein.

[4]  Les appelantes ont présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale afin de faire déclarer invalides les dispositions contestées de la LPRGRC et du Règlement et d’obtenir de la Cour qu’elle donne à la LPRGRC et au Règlement une interprétation leur permettant de racheter du service ouvrant droit à pension. Dans une décision de la juge Kane, dont la référence est 2017 CF 557, la Cour fédérale a rejeté la demande des appelantes, puisqu’elles n’avaient pas réussi à démontrer que leur droit à l’égalité avait été enfreint.

[5]  Pour les motifs exposés ci-après, je souscris à la conclusion de la Cour fédérale et, par conséquent, je rejetterais l’appel.

I.  Le régime de retraite de la GRC

[6]  Il est utile de commencer par examiner les dispositions de la LPRGRC et du Règlement qui s’appliquent aux questions à trancher dans le présent appel. En 2006, on a modifié la LPRGRC et le Règlement afin d’offrir un traitement différentiel aux employés et aux membres à temps plein et à temps partiel. Toutefois, la LPRGRC et le Règlement ont été appliqués de la même façon aux appelantes avant 2006. Par conséquent, dans le présent appel, les dates d’entrée en vigueur des modifications n’importent pas.

[7]  Le Régime de retraite de la GRC (ou le Régime), établi par la LPRGRC et le Règlement, est un régime contributif à prestations déterminées qui offre des droits à pension très semblables à ceux accordés aux fonctionnaires fédéraux par la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-36. Aux termes de l’article 5 de la LPRGRC et de l’article 5.2 du Règlement, tous les membres de la GRC (tant réguliers que civils) qui travaillent au moins 12 heures par semaine sont tenus de participer au régime de retraite de la GRC.

[8]  Les années de service à temps partiel et à plein temps sont comptées de la même façon aux fins de l’accumulation du service ouvrant droit à pension pour l’application du régime (LPRGRC, art. 6). Une année de service à temps partiel est donc comptée comme une année de service ouvrant droit à pension au même titre qu’une année de service à plein temps. Toutefois, les cotisations et les prestations sont déterminées en fonction des heures de travail régulières des membres. Par conséquent, elles sont calculées au prorata des heures normales de travail pour les membres à temps partiel (LPRGRC, par. 10(1); Règlement art. 5.4, 17.1-17.3).

[9]  Les termes « employé à plein temps », « employé à temps partiel », « membre à plein temps » et « membre à temps partiel » sont définis à l’article 2.1 du Règlement. Les deux dernières sont pertinentes en l’espèce. Elles sont ainsi rédigées :

membre à plein temps Le membre de la Gendarmerie qui est engagé pour effectuer le nombre normal d’heures de travail par semaine des membres de la Gendarmerie.

 

full-time member means a member of the Force who is engaged to work the normal number of hours of work per week for members of the Force;

[EN BLANC/BLANK]

[EN BLANC]

[…]

membre à temps partiel Le membre de la Gendarmerie qui est engagé pour effectuer en moyenne un nombre d’heures de travail par semaine non inférieur à celui fixé au paragraphe 5.2(1), mais qui n’est pas membre à plein temps.

part-time member means a member of the Force who is engaged to work on average not fewer than the number of hours of work per week set by subsection 5.2(1), but who is not a full-time member.

Le paragraphe 5.2(1) du Règlement fixe à 12 heures le nombre minimal d’heures par semaine ouvrant droit au régime en tant que membre à temps partiel.

[10]  Par l’opération de l’article 6.1 de la LPRGRC et de l’article 10 du Règlement, les participants au régime de retraite de la GRC qui sont en congé non payé pendant trois mois ou plus peuvent compter ou non la période de congé comme du service ouvrant droit à pension. S’ils choisissent la première option, leurs cotisations et leurs prestations pour la période de congé seront déterminées en fonction de leur horaire régulier de travail avant le congé (LPRGRC par. 27(1); Règlement, art. 5.8). Dans ce cas, ils doivent verser des cotisations supplémentaires, c’est-à-dire racheter leur service (LPRGRC, sous-al. 6b)(ii)(K), et al. 7(1)i); Règlement, al. 10(1)b)). Le taux de rachat généralement applicable correspond au double de la cotisation que le participant aurait autrement versée, plus les intérêts (Règlement, al. 10(1)b) et art. 10.8). Ainsi, pour ceux qui travaillent à temps partiel avant de partir en congé, la cotisation et la somme payable pour le rachat de service sont calculées au prorata des heures habituelles de travail du membre à temps partiel avant le congé (Règlement, art. 10.1).

[11]  Le gouvernement du Canada est le promoteur du régime de retraite de la GRC; le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en est le ministre responsable. La GRC et le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada se partagent l’administration du régime. La GRC est responsable d’élaborer la réglementation et les politiques afférentes et le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux est responsable de l’administration courante du régime, notamment de déterminer l’admissibilité aux prestations de retraite, de les calculer et de les verser (voir la Loi sur le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, L.C. 1996, ch. 16, art. 13). Le Conseil du Trésor est responsable de l’établissement des taux de cotisation (LPRGRC, par. 5(1)).

[12]  La Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F-11, et la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R-10, disposent que le Conseil du Trésor est l’employeur des membres de la GRC (Gingras c. Canada, [1994] 2 C.F. 734, p. 753, 1994 CanLII 3475 (C.A.) et Wilson c. Canada (Procureur général), 2010 CF 250, par. 30 et 32). Le Conseil du Trésor est habilité à déterminer et à réglementer les traitements des membres de la GRC, leurs horaires et leurs congés, ainsi que les questions connexes (Loi sur la gestion des finances publiques, al. 11.1(1)c); Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, art. 20.1 et 22.1). En pratique, le Conseil du Trésor a délégué à la GRC la responsabilité décisionnelle concernant bon nombre de ces questions.

[13]  Aucune disposition de la LPRGRC ou du Règlement ne vise particulièrement ceux qui participent à une entente de partage de poste. Les appelantes et les autres membres de la GRC qui partageaient un emploi étaient considérées comme des membres à temps partiel pendant les périodes de partage de poste, car elles étaient réputées avoir été engagées pour travailler à temps partiel et ne pas avoir été en congé pendant plus de trois mois. Les pensions des appelantes sont donc inférieures à ce qu’elles auraient été si les appelantes avaient travaillé à temps plein tout au long de leur carrière ou si elles avaient pris un congé non payé pour s’occuper de leurs enfants et avaient exercé leurs droits de rachat de service au lieu de partager un emploi.

II.  La preuve dont la Cour fédérale était saisie

[14]  Les appelantes ont déposé une demande fondée sur les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. La preuve est composée d’affidavits et des transcriptions du contre‑interrogatoire de plusieurs des souscripteurs d’affidavits.

[15]  Chacune des appelantes a déposé un affidavit, où elle décrit pourquoi elle a décidé de partager un poste et le traitement accordé à sa pension pendant la période de partage de poste. Dans leur affidavit, elles se disent également insultées de la réduction de leur pension découlant de la période de partage de poste, car elles y voient un manque d’estime à l’égard des membres de la GRC qui choisissent d’avoir des enfants. Cependant, aucune d’entre elles n’a fourni de preuve comparant la valeur pécuniaire de l’entente de partage de poste, y compris la pension réduite, avec celle d’une période équivalente de congé non payé.

[16]  Une des appelantes, Mme Fraser, a produit des éléments démontrant que le coût du rachat du service ouvrant droit à pension pour trois ans de congé non payé s’élevait à près de 24 000 $. Une autre appelante, Mme Pilgrim, a affirmé que sa pension avait été réduite d’environ 5 % du fait que ses trois années de partage de poste ont été comptabilisées comme du service à temps partiel dans le cadre du régime de retraite de la GRC. Toutefois, elle n’a fourni qu’un calcul hypothétique à l’appui de cette affirmation. Elles n’ont produit aucune autre preuve des répercussions financières du traitement de la pension accordée aux membres de la GRC qui partagent un poste ni de la valeur comparative d’une période équivalente de congé non payé.

[17]  De même, très peu d’éléments de preuve concernaient le nombre de membres de la GRC ayant choisi de partager leur poste ou de travailler à temps partiel, et aucun ne concernait ceux ayant opté pour le congé non payé. Un des souscripteurs d’affidavits des appelantes a mené un sondage informel par courriel auprès de collègues. Les résultats portent à croire que 34 membres réguliers de la GRC ont décidé de partager un poste entre 1998, année d’entrée de vigueur de la politique de partage de poste, et 2002. Cependant, rien ne dit pourquoi ils ont choisi de partager leur poste.

[18]  Un témoin a présenté, pour le compte de l’intimé, un aperçu de la situation en date du 11 mai 2010 et du 11 mai 2014. En date du 11 mai 2010, 11 membres réguliers et 16 membres civils de la GRC partageaient un emploi et 74 membres civils et réguliers de la GRC travaillaient à temps partiel. En date du 11 mai 2014, 14 membres civils et aucun membre régulier de la GRC partageaient un emploi et 78 membres civils et réguliers de la GRC travaillaient à temps partiel. Toutes les personnes qui partageaient un emploi étaient des femmes, mais nombre d’entre elles ont affirmé que ce choix n’avait pas à voir avec le soin de jeunes enfants. Aucune preuve n’a été fournie quant au pourcentage total de membres féminins de la GRC ou quant à la proportion d’entre elles qui ont des enfants. De même, aucune preuve n’a été produite quant au sexe ou à la situation parentale des personnes qui travaillaient à temps partiel ou qui prenaient des congés de trois mois ou plus. Nous ne savons pas non plus combien de membres ont pris un congé non payé.

[19]  En plus de ce qui précède, les appelantes ont déposé en preuve un témoignage d’expert, qui démontrait qu’au Canada, les femmes, y compris les travailleuses, assument de façon disproportionnée le fardeau associé à l’éducation des enfants et que les travailleuses sont souvent surmenées en raison des différentes exigences concomitantes qu’elles doivent concilier. L’expert des appelantes est également d’avis que ces facteurs de stress peuvent être particulièrement importants pour les policières, et plus particulièrement pour celles qui travaillent en région rurale et isolée, où l’accès aux services de garde est limité.

III.  La décision de la Cour fédérale

[20]  Examinons les principales conclusions de la Cour fédérale.

[21]  Après avoir examiné la preuve, la Cour fédérale commence son analyse en rejetant l’affirmation des appelantes selon laquelle elles étaient des membres à plein temps qui avaient réduit temporairement leurs heures lorsqu’elles partageaient un emploi. Compte tenu du libellé des politiques applicables de la GRC, des modalités des ententes de partage de poste signées par les appelantes et du fait que les appelantes avaient un horaire régulier à temps partiel pendant la période de partage de poste, la Cour fédérale conclut que les appelantes travaillaient à temps partiel lorsqu’elles partageaient leur emploi. La Cour fédérale conclut également que les appelantes n’étaient pas partiellement en congé non payé lorsqu’elles partageaient un poste, le congé non payé étant « un statut différent dans le cadre duquel le membre ne se fait attribuer aucune heure de travail et [. . .] n’a aucun lien avec le milieu de travail pendant la période de congé en question » (Motifs, par. 55).

[22]  La Cour fédérale examine ensuite les arguments des appelantes relatives à la Charte à la lumière du critère à deux volets permettant de déterminer s’il y a eu discrimination énoncé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Andrews c. Law Society of British Columbia [1989] 1 R.C.S. 143, 1989 CanLII 2 (Andrews); Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, 1999 CanLII 675 (Law); R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483 (Kapp) et Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler). Elle rappelle que le critère exige de trancher deux questions : premièrement, la loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré à l’article 15 ou un motif analogue et, deuxièmement, la distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype?

[23]  Sur le fondement des arrêts mentionnés plus haut de même que de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548 (Taypotat) et de ceux de la Cour d’appel fédérale dans les affaires Grenon c. Canada, 2016 CAF 4 (Grenon) et Thomson c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 253 (Thomson), la Cour fédérale énumère au paragraphe 107 de ses motifs les principes pertinents dans l’examen du premier volet de l’analyse qu’appelle l’article 15 de la Charte. Elle les résume ainsi :

  L’article 15 protège l’égalité réelle. L’égalité réelle vise à empêcher les comportements qui perpétuent un désavantage arbitraire en raison de l’appartenance à un groupe énuméré ou analogue.

  Les distinctions discriminatoires sont celles ayant pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire en raison de l’appartenance à un groupe énuméré ou analogue.

  Ce ne sont pas toutes les différences de traitement ou distinctions qui imposent des fardeaux ou qui entraînent le refus de bénéfices qui sont discriminatoires et, en conséquence, contraires à la Charte.

  Il n’est pas nécessaire de désigner un groupe de comparaison identique pour déceler une distinction. Cependant, la comparaison est inhérente au concept de constatation de l’existence d’une distinction.

  La discrimination indirecte, ou la discrimination découlant d’effets préjudiciables[,] a surtout trait à l’effet de la loi ou de la mesure sur le groupe. Les groupes traditionnellement désavantagés peuvent démontrer que la loi leur impose un fardeau qui n’est pas imposé aux autres, ou refuse de leur accorder un avantage qui est accordé aux autres.

  Les différences de répercussions de nature qualitative doivent être appréciées. Les déséquilibres de nature numérique ne sont pas suffisants pour démontrer qu’une loi ou une mesure est discriminatoire.

  Si on applique le raisonnement à la présente affaire, la loi doit affecter les [appelantes] en raison de leur sexe ou de leur statut de parent, et non en conséquence de ce statut; il doit y avoir un « lien qualitatif entre la loi et le groupe ».

[Soulignement dans l’original]

[24]  Ayant appliqué ces principes à la situation des appelantes, la Cour fédérale conclut qu’elles n’ont pas démontré que les dispositions contestées de la LPRGRC et du Règlement créent de la discrimination fondée sur un motif énuméré à l’article 15 de la Charte ou un motif analogue. Plus précisément, la Cour fédérale est d’avis que les appelantes n’ont pas réussi à démontrer un effet préjudiciable à leur égard. Même si elles y étaient parvenues, un tel effet ne découlerait pas de leur appartenance au sexe féminin ou de leur situation familiale ou parentale, mais bien du fait qu’elles aient travaillé à temps partiel. Selon la Cour, il n’y a pas de lien entre les dispositions de la LPRGRC et du Règlement et un motif énuméré ou analogue. Renvoyant à l’arrêt Grenon, la Cour fédérale explique « [l]’argument fondé sur la Charte ne saurait être retenu, car il confond les circonstances sociales sous-jacentes et les conséquences de la loi » (Motifs, par. 139, mentionnant Grenon, par. 43).

[25]  La Cour fédérale se penche ensuite sur le deuxième volet de l’analyse qu’appelle l’article 15 et, s’appuyant sur les arrêts Law, Kapp, Withler et Taypotat rendus par la Cour suprême du Canada, de même que sur les arrêts Miceli-Riggins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 158, [2014] 4 R.C.F. 709 (Miceli-Riggins) et Canada (Procureur général) c. Lesiuk, 2003 CAF 3, [2003] 2 C.F. 697 (Lesiuk), de la Cour d’appel fédérale résume au paragraphe 166 de ses motifs les principes applicables à cette étape  :

  La façon de faire la preuve de l’inégalité réelle ou de la discrimination est de démontrer que :

  La mesure contestée, dans son objet ou son effet, perpétue un préjugé ou un désavantage à l’égard des membres d’un groupe en raison de leurs caractéristiques personnelles. Règle générale, il y a perpétuation d’un désavantage lorsqu’une mesure législative applique, à un groupe historiquement défavorisé, un traitement qui a pour effet d’aggraver sa situation.

  Le désavantage imposé par une mesure législative repose sur un stéréotype qui ne reflète pas la situation et les caractéristiques véritables du demandeur ou du groupe.

  Pour déterminer si un régime de prestations sociales crée une distinction et perpétue un désavantage, l’analyse contextuelle comporte l’examen de l’effet d’amélioration de la mesure législative ou du régime contesté, de la multiplicité d’intérêts qu’elle tente de concilier, des bénéficiaires visés, de l’évaluation de l’opportunité générale des limites établies compte tenu de l’intention du régime et des personnes touchées, de l’affectation des ressources et des objectifs d’intérêt public visés par le législateur.

  Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs.

  Une distinction ne crée pas dans tous les cas une discrimination; on ne saurait pas conclure simplement à une violation de l’article 15 de la Charte du fait que « la législation en matière de prestations sociales laisse un groupe, même un groupe vulnérable, à l’extérieur du régime des prestations » (MiceliRiggins, au par. 59).

[26]  Ayant appliqué ces principes à la situation des appelantes, la Cour fédérale conclut que les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que les dispositions en litige de la LPRGRC et du Règlement créent un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype. Plus précisément, elle affirme que rien ne démontre que les dispositions contestées perpétuent un désavantage, en l’absence de toute preuve que la LPRGRC constitue une mesure dissuasive au recrutement des femmes dans la GRC ou qu’un désavantage historique à l’égard des femmes ou des mères découle du régime de retraite de la GRC. La Cour fédérale indique également que ces dispositions doivent être examinées dans le contexte de l’ensemble du régime de pension. Tout comme dans l’affaire Miceli-Riggins, les appelantes « n’ont pas été en mesure de cotiser à leur régime de pension selon le taux de rémunération à temps plein et de recevoir le plein montant des prestations de pension parce qu’elles n’avaient pas répondu à l’une des exigences du régime » (Motifs, par. 179). La Cour fédérale fait aussi remarquer qu’il n’y a aucune preuve quant au stéréotype invoqué par les appelantes voulant que les femmes qui cherchent à concilier leurs rôles d’épouse et de mère soient moins dignes de respect. La Cour fédérale conclut finalement que « [d]ans la mesure où la dignité humaine est de mise pour établir l’existence de la discrimination, il n’y a aucun “stigmate personnel” sur les [appelantes] ni aucune “distinction” à leur égard » (Motif, par. 185). Par conséquent, la Cour fédérale conclut que les appelantes n’ont pas respecté le deuxième volet de l’analyse que commande l’article 15 de la Charte.

[27]  Tout en affirmant être sensible aux difficultés avec lesquelles sont aux prises les mères qui travaillent en général et les appelantes en particulier, la Cour fédérale conclut que « [l]e fait que la LPRGRC ne répond pas parfaitement aux besoins des [appelantes] ne signifie pas qu’elle est discriminatoire » (Motifs, par. 186). Elle a donc rejeté la demande des appelantes, sans dépens.

IV.  Analyse

[28]  Ayant brossé ce tableau, nous pouvons alors examiner les questions soulevées par les parties au présent appel. Vu leurs arguments et mes conclusions, il ne reste que les questions suivantes à trancher. Premièrement, quelle est la norme de contrôle applicable? Deuxièmement, la Cour fédérale a-t-elle décidé à mauvais droit que les appelantes et les autres membres de la GRC ayant partagé un poste ne sont pas des employés à temps plein et en congé non payé durant les heures où ils ne travaillent pas? Enfin, la Cour fédérale a-t-elle fait erreur en décidant que les dispositions en litige ne portent pas atteinte au droit garanti par l’article 15 de la Charte?

A.  Normes de contrôle

[29]  Passons aux questions à trancher en l’espèce. En ce qui concerne la première, les parties conviennent que les normes qui s’appliquent habituellement en appel, énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, s’appliquent en l’espèce.

[30]  Je conviens que l’appel porte sur la validité des dispositions en litige de la LPRGRC et du Règlement plutôt que sur une décision discrétionnaire des différents organismes fédéraux qui administrent la LPRGRC et le Règlement (voir, par opposition, Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, par. 57 : « [l]es décisions administratives de nature discrétionnaire qui font intervenir la Charte sont examinées selon le cadre d’analyse de droit administratif qu’a établi la Cour [suprême] dans les arrêts Doré [c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395] et [École secondaire] Loyola [c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613] »).

[31]  Par conséquent, les normes de contrôle applicables en l’espèce sont celles qui s’appliquent habituellement en appel. Les conclusions de droit de la Cour fédérale sont assujetties à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit dont on ne peut dégager une question de droit sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

B.  La Cour fédérale a-t-elle conclu à mauvais droit que les membres de la GRC qui partagent un emploi travaillent à temps partiel et ne sont pas en congé non payé?

[32]  Abordons ensuite les conclusions de la Cour fédérale sur la situation des appelantes et des autres membres de la GRC qui partagent un poste. Les appelantes avancent cet argument afin de laisser entendre que leur situation est similaire à celle des employés à plein temps qui partent en congé non payé pour plus de trois mois.

[33]  Les conclusions de la Cour fédérale selon lesquelles les appelantes et les autres personnes qui partagent un emploi ne sont pas des membres à plein temps au sens de la LPRGRC et du Règlement et ne sont pas en congé non payé font intervenir principalement des faits. Contrairement à ce que soutiennent les appelantes, ces conclusions ne sont à mon avis viciées par aucune erreur manifeste et dominante.

[34]  Quant à la première, l’article 2.1 du Règlement définit le membre à plein temps pour l’application du régime de retraite de la GRC comme celui qui est engagé pour effectuer le nombre normal d’heures de travail d’un membre de la GRC, soit, comme en conviennent les parties, 40 heures par semaine. Par contre, un membre à temps partiel est défini comme une personne qui travaille en moyenne plus de 12 heures par semaine, mais moins qu’un membre à plein temps. La Cour fédérale était tout à fait justifiée de conclure que les appelantes et les personnes qui partagent un emploi sont engagées pour effectuer moins de 40 heures par semaine, puisque les ententes de partage de poste qu’elles ont signées prévoyaient une semaine régulière de travail de moins de 40 heures, que la politique de partage de poste de la GRC contient des dispositions à cet effet et que les appelantes avaient de fait un horaire régulier de moins de 40 heures par semaine lorsqu’elles partageaient un emploi.

[35]  Quant à la seconde, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les appelantes n’étaient pas en congé non payé pendant les heures de la semaine où elles ne travaillaient pas selon l’entente de partage de poste. Les membres de la GRC qui partagent un poste ont des horaires réguliers. On ne peut donc pas dire qu’ils sont en congé puisqu’ils doivent se présenter régulièrement au travail selon un horaire préétabli. Ils ne sont donc pas en congé non payé.

[36]  Par conséquent, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les appelantes et les membres de la GRC qui partagent un poste ne sont pas des employés à plein temps ou en congé non payé pendant la durée de l’entente de partage.

C.  La Cour a-t-elle commis une erreur dans l’analyse qu’appelle la Charte?

[37]  Abordons l’affirmation selon laquelle la Cour fédérale a fait erreur dans l’analyse qu’appelle l’article 15. Si je souscris à la conclusion de la Cour fédérale, je n’adhère pas tout à fait à son raisonnement puisqu’il confond les deux étapes de l’analyse et n’aborde pas les éléments nécessaires pour démontrer une discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

[38]  Aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte, « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale et ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

[39]  Comme notre Cour vient de le souligner dans l’arrêt Begum c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2018 CAF 181 (Begum), une affaire quelque peu semblable à la présente, l’article 15 de la Charte garantit l’égalité réelle plutôt qu’une simple égalité formelle et nécessite une analyse en deux volets. Premièrement, la loi en litige crée-t-elle, a priori ou par ses effets, une distinction fondée sur un motif énuméré à l’article 15 ou sur un motif analogue? Deuxièmement, la distinction impose-t-elle un fardeau ou refuse-t-elle un avantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? (Begum, par. 48; voir aussi Withler, par. 30; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 186, 324, 418; Taypotat, par. 19-20; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18 (Centrale des syndicats du Québec), par. 22).

[40]  Le présent appel, contrairement à nombre d’affaires relatives à l’article 15, porte sur la première étape de l’analyse. Dans plusieurs affaires relatives à l’article 15, notamment dans les affaires tranchées récemment par la Cour suprême du Canada en matière d’équité salariale, soit Centrale des syndicats du Québec et Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17 ‑ la mesure légale attaquée établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Il est alors facilement satisfait au premier volet du critère, car la distinction ressort du libellé du texte de loi.

[41]  Ce n’est pas le cas dans la présente affaire, car la LPRGRC et le Règlement sont a priori neutres et établissent des distinctions entre les employés selon leur horaire de travail régulier et le fait qu’ils soient ou non en congé non payé. Les parties conviennent que ces facteurs ne sont pas des motifs énumérés ou analogues pour l’application de l’article 15 de la Charte. En effet, la jurisprudence reconnaît que le statut d’emploi ne constitue pas un motif énuméré ou analogue de discrimination (Thomson, par. 39; Renvoi : Workers’ Compensation Act, 1983 (T.‑N.), [1989] 1 R.C.S. 922; Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, par. 43-44; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, par. 165, [2007] 2 R.C.S. 391).

[42]  La présente affaire met plutôt en jeu une prétention de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Les appelantes affirment que l’effet de la LPRGRC et du Règlement est de leur refuser le droit de racheter du service ouvrant droit à pension sur le fondement des motifs interreliés que sont le sexe et la situation familiale ou parentale.

[43]  Dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 551 (Simpson-Sears), la Cour suprême du Canada explique que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsqu’une règle ou une norme neutre impose des obligations, des pénalités ou des conditions restrictives à un groupe protégé en raison de certaines caractéristiques particulières que le groupe possède et qui ne sont pas imposées à d’autres. Il faut donc démontrer deux éléments pour établir la discrimination par suite d’un effet préjudiciable : un traitement défavorable par rapport aux autres et ce traitement résulte de caractéristiques particulières que possède le groupe protégé.

[44]  Même si l’affaire Simpson-Sears porte sur la discrimination au sens d’une loi sur les droits de la personne, la définition de discrimination par suite d’un effet préjudiciable qui y est proposée s’applique également aux affaires faisant intervenir l’article 15 de la Charte. Comme la Cour suprême du Canada le mentionne dans l’arrêt Taypotat, pour satisfaire à la première étape de l’analyse qu’appelle l’article 15 dans un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, le demandeur doit démontrer que la loi a un effet disproportionné à son égard du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue (par. 21).

[45]  Le cas typique en matière de discrimination par suite d’un effet préjudiciable est probablement Griggs c. Duke Power Co. (1971), 401 U.S. 424 (Griggs). Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a estimé que la règle a priori neutre exigeant que les candidats à un poste de manœuvre aient un diplôme d’études secondaires allait à l’encontre du titre VII de la Civil Rights Act of 1964 parce qu’elle avait un effet préjudiciable à l’égard des Afro-Américains, capables d’effectuer le travail nécessaire, mais statistiquement moins susceptibles, du moins au moment où l’affaire a pris naissance, que d’autres candidats d’avoir terminé leurs études secondaires.

[46]  Ainsi, comme dans l’affaire Griggs, pour établir une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, il est nécessaire de cerner la règle neutre contestée et de présenter des éléments de preuve pour démontrer en quoi elle est préjudiciable ou a un effet négatif disproportionné à l’égard d’un demandeur ou du groupe auquel il appartient en raison d’un motif énuméré ou analogue. Comme le fait remarquer la juge Abella au nom des juges unanimes de la Cour suprême dans l’arrêt Taypotat, « il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une atteinte à première vue [. . .] la preuve doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions » (par. 34).

[47]  En l’espèce, les règles neutres de la LPRGRC et du Règlement dont les appelantes déplorent l’effet préjudiciable sur elles et les autres membres de la GRC qui partagent un poste sont les dispositions qui autorisent seulement les personnes en congé non payé pendant plus de trois mois à racheter le service ouvrant droit à pension. Pour satisfaire à la première étape de l’analyse qu’appelle l’article 15, les appelantes devaient démontrer que ces règles avaient eu un effet négatif disproportionné sur elles et que cet effet découlait d’un motif énuméré ou analogue.

[48]  La Cour fédérale a estimé que les appelantes n’avaient pas démontré que les dispositions contestées de la LPRGRC et du Règlement avaient eu un effet négatif disproportionné sur elles et sur d’autres membres féminines de la GRC qui ont partagé leur emploi afin de prendre soin de jeunes enfants en raison d’un motif énuméré ou analogue pour deux raisons : d’une part parce qu’elles n’avaient pas démontré que les dispositions avaient entraîné un quelconque effet négatif, et d’autre part parce que, même si un effet négatif avait été démontré, elles n’avaient pas démontré qu’il était fondé sur leur sexe ou leur situation familiale ou parentale.

[49]  Par rapport au premier point, la Cour fédérale a conclu que les dispositions contestées en matière de pension devaient être examinées, non pas isolément, mais à la lumière des autres composantes du régime de rémunération que la GRC offre aux personnes qui partagent un poste, par rapport à celui offert aux membres de la GRC qui prennent un congé non payé.

[50]  À mon avis, c’est la bonne approche puisque, dans le cas présent, les droits à pension ne peuvent être considérés isolément du reste du régime de rémunération des deux groupes d’employés. Le partage de poste et le congé non payé pour les soins et l’éducation des enfants sont deux options qui s’offrent aux membres de la GRC pour leur permettre de répondre aux nécessités liées aux soins de jeunes enfants. Les membres de la GRC qui sont en congé non payé ne reçoivent aucune rémunération, alors que ceux qui travaillent à temps partiel dans le cadre d’une entente de partage de poste en reçoivent une. En revanche, les membres en congé non payé ne subissent aucune diminution de leur pension alors que ceux qui travaillent selon une entente de partage de poste en subissent une. Leurs autres avantages sociaux en souffrent peut-être aussi, mais aucune preuve n’a été avancée à cet égard. Sans preuve quant à la valeur relative des deux régimes de rémunération, il est impossible de conclure que le partage de poste est plus défavorable qu’un congé non payé. Par conséquent, je suis d’accord avec la Cour fédérale pour dire que les appelantes n’ont pas établi le traitement défavorable nécessaire pour que l’on conclue à une violation de l’article 15 de la Charte.

[51]  Qui plus est, même s’il avait été démontré que le régime global de rémunération des participants à une entente de partage de poste était inférieur à celui offert aux membres de la GRC en congé non payé, ou même s’il était permis de circonscrire l’analyse à la différence de traitement entre les deux groupes en matière de pension, nous n’estimons pas que la Cour fédérale a fait erreur en concluant que les appelantes n’avaient pas démontré que le traitement différentiel était fondé sur un motif énuméré ou analogue. La Cour fédérale n’était saisie d’aucun élément établissant le lien nécessaire entre les motifs reconnus au titre de l’article 15 de la Charte et un quelconque effet préjudiciable. Bref, rien ne démontre que quelque inégalité de traitement qu’aient pu subir les appelantes (s’il y a bel et bien eu inégalité) était fondée sur leur sexe et leur situation familiale ou parentale ou attribuable à ces motifs.

[52]  Tout particulièrement, aucun élément de preuve n’a été présenté à la Cour fédérale pour suggérer que les femmes membres de la GRC qui avaient de jeunes enfants ne pouvaient se prévaloir (en fait ou en pratique) d’un congé non payé. Rien n’indique non plus que plus d’hommes ou de personnes sans enfant – par rapport aux femmes ou aux parents ‑ ont pris un congé non payé. À défaut d’une telle preuve, on ne peut conclure que les différences dans le traitement du régime de retraite des membres qui partagent un poste et de ceux qui ont pris un congé non payé sont fondées sur un motif énuméré ou analogue.

[53]  Comme il ressort de l’affaire Grenon, le seul fait que les employés se prévalant de la possibilité du partage de poste sont en grande partie des femmes ne signifie pas que le traitement en matière de pension qui est réservé à celles-ci en application de la LPRGRC et du Règlement crée une discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. De même, comme dans l’affaire Begum, le témoignage d’expert déposé par les appelantes ne permet pas d’établir le lien nécessaire entre les dispositions contestées et un motif de distinction illicite qui démontrerait le non-respect de l’article 15. En résumé, les appelantes ne se sont pas vu refuser le droit de racheter leur service en raison de leurs caractéristiques personnelles de membres féminines de la GRC mères de jeunes enfants, mais bien parce qu’elles ont choisi de conclure une entente de partage de poste plutôt que de prendre un congé pour les soins et l’éducation de leurs enfants. Le lien qu’il faut établir pour conclure à une violation de l’article 15 de la Charte étant absent en l’espèce, les appelantes ne peuvent pas démontrer que les dispositions contestées de la LPRGRC et du Règlement ont eu un effet négatif plus important sur elles que sur d’autres en raison de leur sexe et de leur situation familiale ou parentale.

[54]  À certains égards, la présente affaire est semblable aux affaires Lesiuk et à Miceli-Riggins. Dans cette dernière affaire, le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour, a fait la remarque suivante au paragraphe 76 :

La demanderesse allègue que les dispositions contestées ont des effets préjudiciables et disproportionnés pour les femmes. Pour faire cette prétention relative à une discrimination indirecte, la demanderesse doit présenter des éléments de preuve démontrant que c’est la disposition contestée, et non pas d’autres circonstances, qui est responsable des effets : Canada (Procureur général) c. Lesiuk, 2003 CAF 3. Nous ne pouvons pas simplement présumer que la disposition en cause est responsable des effets reprochés :

Pour que l’analyse des effets préjudiciables soit cohérente, il ne faut pas présumer qu’une disposition législative possède un effet qui n’est pas prouvé. Nous devons prendre soin d’établir une distinction entre les effets qui sont causés en totalité ou en partie par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de la disposition en question.

(Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, au paragraphe 134).

[55]  Ces commentaires s’appliquent également dans le cas présent.

[56]  Les appelantes soutiennent que la conclusion contraire devrait être tirée parce que leur situation ressemble à celle des plaignantes dans l’affaire Ontario Nurses’ Association c. Orillia Soldiers Memorial Hospital (1999), 42 O.R. (3d) 692, 169 D.L.R. (4th) 489 (C.A.). (Orillia Soldiers) et dans deux affaires arbitrales qu’elles invoquent, soit Riverdale Hospital (Board of Governors) c. C.U.P.E. Section locale 79, Re (1994), 41 L.A.C. (4th) 24 et Ontario Secondary School Teachers’ Federation, Local 10 c. Peel Board of Education (Lambert Grievances) (1998), 73 L.A.C. (4th) 183. Je ne suis pas d’accord pour plusieurs raisons.

[57]  En premier lieu, chacune des affaires invoquées par les appelantes fait état d’une discrimination directe plutôt que d’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Par conséquent, ces affaires ne sont d’aucune utilité pour répondre à la question prédominante en l’espèce, à savoir si la preuve dont était saisie la Cour fédérale démontrait un lien suffisant pour emporter une conclusion de discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

[58]  Quoi qu’il en soit, la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Orillia Soldiers appuie en fait la thèse de l’intimé en l’espèce. La Cour d’appel de l’Ontario conclut qu’accorder un régime d’avantages sociaux différent aux employés absents du travail en raison d’une invalidité n’est pas discriminatoire, car il n’est pas discriminatoire d’offrir une rémunération différentielle (y compris les avantages sociaux) aux employés selon qu’ils sont en service actif ou non. En l’espèce, comme dans l’affaire Orillia Soldiers, le traitement différent des cotisations et des prestations de retraite que contestent les appelantes repose sur les heures de travail des membres de la GRC. Ainsi, suivant Orillia Soldiers une distinction fondée sur les heures de travail n’est pas discriminatoire.

[59]  Quant aux sentences arbitrales, elles concernent au moins en partie les clauses des conventions collectives que les arbitres ont été appelés à interpréter. Par ailleurs, plusieurs décisions donnent lieu à la conclusion inverse et permettent aux employeurs de faire passer de temps plein à temps partiel la situation d’un employé handicapé qui n’est en mesure que de travailler à temps partiel (voir, par exemple, Nadeau c. Canada (Agence du revenu), 2018 CAF 214, conf. 2017 CRTESPF 27; Crossroads Regional Health Authority c. Alberta Union of Provincial Employees (2002), 105 L.A.C. (4th) 78; Canada Safeway Ltd. c. Retail, Wholesale and Department Store Union, Section locale 454, 2004 SKQB 102, par. 26, 246 Sask. R. 260, conf. 2005 SKCA 30, 257 Sask. R. 199; Ontario Liquor Control Board c. Ontario Public Service Employees Union (2009), 182 L.A.C. (4th) 116; SaskPower c. Unifor, Section locale 649, [2015] S.L.A.A. no 21. Par conséquent, contrairement à ce que les appelantes affirment, rien dans la jurisprudence arbitrale n’empêche un employeur de faire passer un employé de temps plein à temps partiel si celui-ci cesse de travailler à temps plein. Les tribunaux arbitraux ne sont donc d’aucune aide pour les appelantes.

[60]  À la lumière de ce qui précède, j’estime que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les appelantes n’avaient pas démontré une violation de l’article 15 de la Charte.

V.  Dispositif proposé

[61]  En terminant, il importe de dire qu’en rendant la présente décision la Cour ne minimise aucunement les véritables et considérables défis que doivent relever les mères qui travaillent, surtout dans les milieux de travail majoritairement masculins. Toutefois, cette réalité sociale n’emporte pas un droit constitutionnel à une augmentation des prestations de retraite en l’absence de discrimination. Les appelantes n’ont pas démontré qu’il y a eu discrimination en l’espèce. La Cour ne peut intervenir en l’absence de vice de nature constitutionnelle. Il incombe plutôt au législateur de décider s’il entend accorder aux appelantes les avantages recherchés.

[62]  Par conséquent, je rejetterais l’appel. Compte tenu des circonstances, je souscrirais à l’approche de la Cour fédérale en refusant de prononcer d’ordonnance quant aux dépens.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-206-17

 

 

INTITULÉ :

JOANNE FRASER, ALLISON PILGRIM et COLLEEN FOX c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 septembre 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 décembre 2018

COMPARUTIONS :

Paul Champ

Bijon Roy

 

POUR LES APPELANTES

 

Gregory Tzemenakis

Youri Tessier-Stall

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Champ & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES APPELANTES

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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