Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181123


Dossier : A-64-15

Référence : 2018 CAF 217

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY AND COMPANY ET ELI LILLY CANADA INC.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), les 17 et 18 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20181123


Dossier : A-64-15

Référence : 2018 CAF 217

 

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY AND COMPANY ET ELI LILLY CANADA INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

I.  INTRODUCTION

[1]  Notre Cour est saisie du dernier volet d’une longue saga judiciaire entre le producteur de médicaments génériques Apotex Inc. et le géant pharmaceutique mondial Eli Lilly and Company et sa filiale canadienne, Eli Lilly Canada Inc. [ci-après dénommées collectivement Lilly]. En l’espèce, Apotex interjette appel du jugement du juge Zinn de la Cour fédérale (2014 CF 1254) [la décision de 2014]. À ce stade, la Cour fédérale avait pour mission d’évaluer les dommages qu’avait subis Lilly en raison de la contrefaçon de huit brevets canadiens portant sur des procédés relatifs à la fabrication d’un composé intermédiaire clé (désigné sous le nom de « 7-ACCA ») nécessaire à la production de cefaclor, une céphalosporine antibiotique utilisée pour le traitement de certaines infections bactériennes.

[2]  Apotex a été reconnue responsable de contrefaçon en 2009 à la suite d’un procès qui s’est déroulé sur 67 jours entre avril et décembre 2008 (2009 CF 991) [la décision de 2009]. La Cour fédérale a conclu que les brevets en cause étaient valides et qu’il y avait eu contrefaçon de la part d’Apotex lors de l’importation et de l’utilisation par celle-ci du cefaclor produit par le fabricant de médicaments sud-coréen Kyong Bo Chemical Ltd. [Kyong Bo] et par Lupin Laboratories Ltd. de l’Inde [Lupin] avant juin 1998. Cette décision a été confirmée par la suite par notre Cour en 2010 (2010 CAF 240); l’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada a été refusée en mai 2011.

[3]  Par la décision dont il est interjeté appel, la Cour fédérale a ordonné à Apotex de verser à Lilly 31 234 000 $ en dommages-intérêts en vertu du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4. Elle a aussi accordé à Lilly 75 040 649 $ en intérêts avant jugement pour l’indemniser de la valeur temporelle de l’argent perdu au cours des 17 années précédant le renvoi sur les dommages-intérêts, ce qui porte le montant total des dommages-intérêts à 106 274 649 $.

[4]  Bien que les parties aient soulevé de nombreuses questions compte tenu des sommes d’argent en cause, je rejette la thèse d’Apotex voulant que de nouvelles questions de droit exigeant l’examen de nouveaux éléments de politique générale soient en jeu. Les faits de la présente affaire sont tellement inhabituels qu’il serait imprudent de s’en servir pour formuler des principes généraux de droit. Comme le veut l’expression, des cas épineux découle une jurisprudence inique.

[5]  Je me rends compte que beaucoup de temps et de ressources, notamment ceux de l’appareil judiciaire, ont été consacrés à ce litige. Toutefois, pour les motifs qui suivent, je propose qu’il soit fait droit à l’appel, mais uniquement sur la question des intérêts intégrés aux dommages-intérêts.

II.  APERÇU ET FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE

A.  Les faits généraux

[6]  Les demandes visant quatre des brevets concernant les procédés relatifs au cefaclor en cause à l’étape de l’instruction des questions relatives à la responsabilité ont été déposées en 1979. Les brevets ont ensuite été délivrés à Lilly entre octobre 1982 et juillet 1983. Le premier brevet est venu à expiration en octobre 1999 et le dernier, en juillet 2000. Les quatre autres brevets pertinents ont été délivrés à Shionogi & Co. Ltd. [Shionogi], une société pharmaceutique japonaise, entre février 1981 et avril 1983. Le premier brevet est venu à expiration en février 1998, et le dernier brevet est venu à expiration en avril 2000. Lilly est devenue propriétaire des brevets de Shionogi par cession en 1995 (voir la décision de 2009 aux para 3 et 4).

[7]  Le contentieux entre Apotex et Lilly au sujet des brevets portant sur les procédés a commencé en 1993, lorsqu’Apotex a déposé un avis de conformité pour sa propre version générique du cefaclor (connue sous le nom d’« Apo-cefaclor ») auprès de Santé Canada. Lilly a par la suite présenté une demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, alors récemment adopté, pour obtenir une ordonnance interdisant à Apotex de vendre son produit de cefaclor au Canada.

[8]  Dans une décision du 12 septembre 1995, la juge Simpson a rejeté la demande de Lilly (voir Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. [1995] A.C.F. no1185 (1re inst.). Elle a conclu que les allégations relatives aux huit brevets en cause ne portaient pas sur des substances qui étaient des médicaments en soi suivant les critères énoncés à l’article 2 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) à cette époque. C’est dans ce contexte que la juge Simpson a fait l’observation suivante :

9   Suivant la preuve d’expert non contredite qui m’a été présentée, il n’existe aucun moyen commercialement viable de produire le Cefaclor sans utiliser au moins deux des intermédiaires. Les brevets canadiens 1,097,611 et 1,146,536 comportent les revendications relatives à ces substances cruciales. Apotex n’a pas laissé entendre qu’elle avait mis au point un procédé non contrefait. Il est donc raisonnable de conclure qu’elle projette de contrefaire les brevets en copiant la méthode de production de Lilly s’il ne lui est pas interdit de fabriquer les substances intermédiaires par une ordonnance de prohibition délivrée par suite de la présente requête. Dans ce cas, il sera loisible à Lilly d’intenter un recours en contrefaçon en vertu de la common law.

[Non souligné dans l’original.]

[9]  Cette décision a par la suite été confirmée en appel : Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. [1996] A.C.F. no 638 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, no 25477 (30 janvier 1997).

[10]  À la lumière de ce qui précède, on s’attendait à ce qu’Apotex obtienne un avis de conformité pour le cefaclor. Comme il l’a indiqué dans un affidavit du 13 novembre 2003, l’avocat d’Apotex, MHarry B. Radomski, a conseillé à Apotex, à la fin de 1996, de se préparer à une action en contrefaçon intentée par Lilly si elle lançait sur le marché sa version générique du cefaclor (pièce TX-641, para 4, dossier d’appel, vol. 58, onglet 256, p. 17191 à 17204).

[11]  Le 17 janvier 1997, Apotex a obtenu son avis de conformité pour des capsules de cefaclor; un autre avis de conformité pour la vente de cefaclor sous forme de suspension orale lui a été délivré le 6 mars 1998. Immédiatement après avoir obtenu le premier avis de conformité, Apotex a commencé à vendre ses diverses capsules de cefaclor sur le marché canadien. Comme prévu, Lilly a intenté une action en contrefaçon. Sa première action, intentée le 23 janvier 1997, a été abandonnée par la suite. L’action qui a finalement mené à l’instruction des questions relatives à la responsabilité en 2008 a été amorcée le 18 juin 1997. Cette action mentionnait expressément le « procédé Kyong Bo » – le procédé utilisé par le fabricant Kyong Bo pour la production de cefaclor générique d’Apotex. À l’époque, Lilly n’était au courant d’aucun autre procédé utilisé par Apotex. Cependant, Apotex avait en fait deux fournisseurs de cefaclor : Kyong Bo et Lupin.

[12]  Apotex a reçu son premier lot commercial de cefaclor de Kyong Bo le 25 novembre 1996, a commandé son dernier lot le 16 juin 1997 et a reçu ce dernier lot le 9 septembre 1997. Cette portion de l’ensemble du cefaclor reçu par Apotex est appelée « cefaclor Kyong Bo ».

[13]  Apotex a reçu son premier lot commercial de cefaclor produit par Lupin le 23 mai 1997, a commandé son dernier lot le 3 avril 1997 et a reçu ce dernier lot le 20 novembre 1997. Cette portion de l’ensemble du cefaclor reçu par Apotex est appelée « cefaclor Lupin 1 ».

[14]  La Cour fédérale a jugé en 2009, à la suite de l’instruction des questions relatives à la responsabilité, que le cefaclor Kyong Bo (brevets de Shionogi) et le cefaclor Lupin 1 (brevets de Lilly) contrefaisaient les brevets en cause.

[15]  En plus des 9 126 kg de cefaclor Kyong Bo et de cefaclor Lupin 1 mentionnés ci-dessus, Apotex en a importé une troisième portion. Le 13 mars 1998, Apotex a conclu un contrat avec Lupin pour la fourniture de 7 500 kg supplémentaires de cefaclor [l’accord de 1998]. En particulier, l’accord de 1998 portait sur du cefaclor fabriqué au moyen d’un nouveau procédé (appelé procédé « E » dans la décision de 2009). Ce procédé avait été élaboré à la suite d’échanges avec Apotex (en particulier avec sa juriste d’entreprise, Me Brigitte Fouillade) afin de concevoir un procédé qui ne contreferait pas les brevets de Lilly et Shionogi. Par conséquent, Lupin s’est engagée à [traduction] « seulement mettre à profit les enseignements » des brevets prétendument venus à expiration et décrits en détail à l’annexe A de l’accord de 1998 lorsqu’elle a produit ces 7 500 kg de cefaclor (pièce TX-1656, dossier d’appel, vol. 57, onglet 246, p. 15290 et 15291; décision de 2009, para 788). Le procédé décrit à l’annexe A (ci-après « procédé Lupin 2 ») devait demeurer confidentiel et n’être utilisé que pour la production destinée à Apotex. Cette troisième portion de l’ensemble du cefaclor est désignée sous le nom de « cefaclor Lupin 2 ».

[16]  Apotex a importé son premier lot de cefaclor Lupin 2 en juin 1998 et avait reçu la totalité des 7 500 kg le 22 octobre 1998.

[17]  La Cour fédérale a conclu que Lilly n’avait pas établi la contrefaçon des brevets de Lilly et de Shionogi en ce qui concerne le procédé Lupin 2 (voir la décision de 2009 aux para 228 et 229). En ce sens, et seulement en ce qui concerne l’action devant la Cour en 2008, le procédé Lupin 2 a été qualifié de procédé licite dans les motifs portant sur la demande reconventionnelle d’Apotex, que la Cour fédérale a également instruite en 2008. Comme nous en discuterons, il semble maintenant que l’un des brevets énumérés dans l’accord de 1998, le brevet canadien 1 218 646 [le brevet 646] relatif à l’étape VI du procédé Lupin 2, n’est pas venu à expiration avant 2004 (voir la pièce RX-207, dossier d’appel, vol. 53, onglet 220, p. 15292).

[18]  Je remarque également que l’avis de conformité initial qu’Apotex a reçu le 17 janvier 1997 était fondé sur une demande décrivant Kyong Bo comme fournisseur d’Apotex et faisait état de certains détails concernant le procédé de Kyong Bo. Lorsqu’Apotex a décidé d’acheter également le cefaclor Lupin 1, elle a avisé Santé Canada, au moyen d’un avis de changement devant être obligatoirement déclaré, déposé en avril 1997, qu’elle voulait ajouter Lupin comme fournisseur (faits convenus par les parties, p. 10, dossier d’appel, vol. 2, onglet I, p. 557). Santé Canada a demandé des précisions sur le procédé Lupin 1, qui lui ont été dûment fournies. Le 25 juin 1997, Santé Canada a confirmé qu’il ne s’opposait pas au changement (voir la décision de 2009 au para 227; voir également l’interrogatoire principal de M. Parra et le compendium de Lilly pour la nouvelle audience, vol. 1, onglet 30, dossier d’appel, vol. 76, onglet 378, p. 22586 et 22587). Toutefois, Apotex n’a pas mis à jour son dossier auprès de Santé Canada après l’élaboration du procédé Lupin 2 qui devait être utilisé aux termes de l’accord de 1998. Bien que Lilly ait insisté sur le fait que cette omission était pertinente à l’étape de l’instruction des questions relatives à la responsabilité et à l’étape du renvoi, je n’ai pas l’intention d’en traiter davantage; en effet, le juge d’instance a indiqué que ces éléments de preuve n’étaient pas particulièrement utiles au paragraphe 74 de la décision de 2009. Compte tenu de mes autres conclusions, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question dans le présent appel.

B.  La décision de 2009 (2009 CF 991)

[19]  Après avoir conclu que le cefaclor Kyong Bo et le cefaclor Lupin 1 contrefaisaient les brevets, la Cour fédérale a accordé à Lilly la possibilité d’opter pour la restitution des bénéfices d’Apotex ou les dommages-intérêts versés en indemnisation des ventes perdues en raison de la contrefaçon par Apotex des huit brevets de Lilly et de Shionogi (jugement de 2009, p. 362; décision de 2009, para 652). Conformément à l’ordonnance de disjonction du 29 novembre 1999, le montant des dommages-intérêts devait être fixé par renvoi (c.-à-d. après une instruction distincte).

[20]  La Cour fédérale a également accordé à Lilly les « intérêts avant jugement sur le montant des dommages-intérêts qui [lui] seront octroyés (dans le cas où ell[e] choisirai[t] d’être indemnisé[e] par voie de dommages-intérêts), intérêts non composés, [à] un taux à calculer séparément pour chaque année à compter du début de l’activité contrefaisante, égal au taux bancaire annuel moyen établi par la Banque du Canada » (jugement de 2009, p. 363, para 4; voir aussi la décision de 2009 au para 674). Par ailleurs, aux termes du paragraphe 36(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, cette mesure est subordonnée à la condition que le juge du renvoi n’accorde pas d’intérêts intégrés aux dommages-intérêts (voir para 27 ci-dessous).

C.  La décision de 2014 (2014 CF 1254)

[21]  La décision faisant l’objet du présent appel a été rendue le 23 décembre 2014, à la suite d’un procès de 18 jours qui s’est tenu en septembre et octobre 2014. Suit un survol des conclusions de la Cour fédérale. J’y reviens plus en détail dans l’analyse.

[22]  Premièrement, je me permets quelques remarques au sujet de la forme et de la longueur des motifs de la Cour fédérale, qui s’étendent sur 48 pages. Il semble que la structure de la décision de 2014 suive celle des principales questions soulevées par les parties devant la Cour fédérale au procès. Compte tenu du volumineux dossier de preuve et du fait que les parties ont débattu vigoureusement presque toutes les questions de fait pertinentes, les motifs sont somme toute brefs. À mon avis, la décision de 2014 a été rédigée à l’intention des parties seulement, car elle ne mentionne guère les nombreuses controverses entourant l’ensemble de la preuve. En effet, les motifs supposent un lecteur qui connaît particulièrement bien le dossier de preuve.

[23]  Deuxièmement, le fond. Étant donné que Lilly a opté pour les dommages-intérêts en vertu du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets plutôt que pour la restitution des bénéfices, la Cour fédérale a appliqué le cadre consacré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Clements c. Clements, 2012 CSC 32 [Clements], étant donné que la contrefaçon de brevet est un délit prévu par la loi. La question qui devait orienter les débats était donc la suivante : « Sans la présence du produit contrefait sur le marché, qu’aurait été la situation du breveté? » (décision de 2014, para 20). La Cour fédérale a fait remarquer que, dans ce « monde hypothétique », le fardeau de prouver le lien de causalité entre les ventes perdues de Lilly et la vente de produits contrefaisants par Apotex incombait à Lilly. Lilly devait aussi démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que, n’eût été les ventes du produit contrefaisant, elle aurait réalisé plus de ventes. Finalement, elle devait aussi établir le volume de ventes additionnelles qu’elle aurait réalisées ainsi que le profit que ces ventes auraient rapporté (décision de 2014, para 33).

[24]  Cependant, la Cour fédérale, suivant la jurisprudence de l’époque, a conclu que le moyen de défense fondé sur l’existence d’un substitut non contrefaisant (ci-après SNC) invoqué par Apotex ne pouvait être soulevé par un contrefacteur au Canada (décision de 2014, para 57).

[25]  Néanmoins, compte tenu du cadre retenu, la Cour fédérale devait déterminer à quel moment, dans le « monde hypothétique », Apotex serait entrée sur le marché. Elle a conclu qu’Apotex ne serait pas entrée sur le marché du cefaclor avant le 19 avril 2000, date d’expiration des derniers brevets de Shionogi. En d’autres termes, la Cour fédérale a conclu que ce n’est qu’à partir de cette date qu’Apotex serait entrée sur le marché avec un cefaclor non contrefaisant (voir la décision de 2014 aux para 62, 63, 70 et 71; voir aussi les para 27 à 35 pour une analyse du lien de causalité). Ce faisant, la Cour fédérale a retenu la position de Lilly selon laquelle il y avait une différence fondamentale entre les mesures prises pour entrer sur un marché et celles prises pour y demeurer. Apotex n’a pas convaincu la Cour fédérale que dans le « monde hypothétique » elle aurait eu la motivation pour entrer sur le marché plutôt que pour y rester de façon légale, comme elle l’a effectivement fait lorsqu’elle a commandé le cefaclor Lupin 2 (décision de 2014, para 68).

[26]  Ensuite, la Cour fédérale a accordé à Lilly un taux de redevance de 1 500 $ le kilogramme pour chaque vente faite par Apotex en contrefaçon des brevets que Lilly n’aurait pu réaliser (décision, para 101 et 103). La Cour fédérale a donc rejeté le témoignage de l’expert d’Apotex, qui reposait sur l’hypothèse selon laquelle Apotex aurait pu disposer d’un SNC au moment pertinent, c’est-à-dire au moment où la contrefaçon initiale a eu lieu. C’est dans ce contexte que la Cour fédérale a conclu qu’une telle thèse n’était pas soutenue par la preuve; autrement dit, Apotex n’aurait pu disposer du cefaclor Lupin 2. Ce fait n’avait pas été établi (décision de 2014, para 100).

[27]  Enfin, en ce qui concerne les intérêts avant jugement, la Cour fédérale a conclu que Lilly n’était pas tenue de prouver exactement l’utilisation qu’elle aurait faite des profits qu’elle a perdus à la suite des actions d’Apotex. La Cour fédérale a également conclu que, « dans le monde d’aujourd’hui », il existe une présomption selon laquelle une demanderesse comme Lilly aurait gagné de l’intérêt composé sur les fonds dus et que c’est justement ce qu’a fait Apotex au cours de la période pendant laquelle elle a retenu les fonds (décision de 2014, para 118). La Cour fédérale a conclu que Lilly aurait investi dans ses activités; Lilly s’est donc vu accorder des intérêts avant jugement composés annuellement à la marge bénéficiaire annuelle moyenne sur les ventes de Lilly Canada pour les années 1997 à 2012 (décision de 2014, para 122 et 125; rapport d’expert de Stephen Foerster, pièce RX-115, dossier d’appel, vol. 34, onglet 26, p. 9862).

III.  QUESTIONS EN LITIGE

[28]  Les normes de contrôle applicables aux questions soulevées dans le présent appel ont été définies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33. La norme de contrôle à appliquer aux questions de droit est celle de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait et les inférences de fait doivent être assujetties à celle de l’erreur manifeste et dominante. Les conclusions mixtes de fait et de droit doivent être examinées selon la même norme caractérisée par la déférence, à moins qu’une erreur de droit isolable puisse être établie, auquel cas la norme de la décision correcte s’appliquera.

[29]  À ce titre, je formulerai les questions suivantes dans l’analyse :

  • 1) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant qu’Apotex ne pouvait utilement invoquer le moyen de défense fondé sur le SNC?

  • 2) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant qu’Apotex ne serait pas entrée sur le marché avant avril 2000 dans le « monde hypothétique » (lien de causalité)?

  • 3) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en déterminant le taux de redevance raisonnable?

  • 4) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que Lilly avait droit aux intérêts intégrés aux dommages-intérêts?

IV.  ANALYSE

A.  Observations préliminaires

[30]  Avant d’aborder l’analyse, il convient de définir certaines bases. Deux questions doivent être analysées dès le départ : 1) l’importance du cefaclor Lupin 2 pour la majorité des questions en litige; 2) la pertinence de certains faits supplémentaires relatifs au monde réel et des éléments de preuve devant la Cour fédérale.

(1)  La pertinence du cefaclor Lupin 2

[31]  À l’exception de la dernière question, toutes les questions dont nous sommes saisis exigent dans une certaine mesure l’analyse de la disponibilité du cefaclor Lupin 2. Il est donc utile de rappeler le rôle que joue la notion de l’existence d’un SNC dans les divers scénarios hypothétiques que la Cour fédérale, à titre de juge des faits, devait élaborer pour évaluer le dommage subi.

[32]  Tout d’abord, comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, Lilly devait prouver que le dommage subi était causé par le comportement répréhensible, c’est-à-dire la contrefaçon des brevets en cause (para 55(2) de la Loi sur les brevets). En appliquant les principes qu’elle a mentionnés à bon droit, la Cour fédérale devait concevoir une situation hypothétique et fictive en se fondant sur tous les éléments de preuve dont elle disposait. La situation fictive en question concernait le marché du cefaclor au Canada – et la position de Lilly dans ce marché – si Apotex n’avait pas contrefait les brevets. Cet exercice était nécessaire pour quantifier les ventes effectivement perdues par Lilly en raison du comportement répréhensible d’Apotex. Comme nous l’avons mentionné plus haut, on qualifie parfois cette situation de « monde hypothétique » (lien de causalité).

[33]  Les parties ont convenu qu’en ce qui concerne le cefaclor vendu par Apotex que Lilly n’aurait pas vendu dans le « monde hypothétique » (comme les produits exportés par Apotex), les dommages-intérêts devaient être limités à des redevances calculées selon un taux déterminé par la Cour.

[34]  En ce qui concerne les ventes réellement perdues dans le « monde hypothétique », en reproduisant une version fictive du marché canadien du cefaclor, les experts étaient du même avis sur plusieurs des composantes pertinentes pour le calcul des dommages-intérêts selon divers scénarios. Bon nombre des différences entre les experts ont été cernées et analysées par la Cour fédérale. Ces questions ne sont pas en litige. Néanmoins, la Cour fédérale devait trancher trois questions principales. La première et la deuxième portaient sur l’exclusivité éventuelle de Lilly dans ce marché et la durée de cette exclusivité, dans un tel cas. La troisième concernait la taille réelle du marché, notamment en ce qui concerne la demande à l’égard du produit.

[35]  Lilly a affirmé qu’elle aurait effectivement eu l’exclusivité jusqu’à l’expiration de tous ses brevets. Elle a fait valoir que, n’eût été l’utilisation du matériel contrefaisant et ses instances judiciaires subséquentes, Apotex (ou tout autre génériqueur) ne serait pas entrée sur le marché avant l’expiration de tous les brevets en question. Plus précisément, Apotex n’aurait jamais vendu le cefaclor Lupin 2 parce qu’il n’était pas commercialement viable. Plus tard, Lilly a admis qu’à l’expiration du dernier brevet de Shionogi en avril 2000, le procédé de Shionogi aurait fourni un SNC pour fabriquer du cefaclor. Ce substitut aurait été à la disposition d’Apotex et de tout autre fabricant de médicaments génériques à compter du 19 avril 2000. C’est dans ce contexte que la Cour fédérale devait également déterminer à quel moment Apotex aurait été en mesure de vendre ses produits dans les diverses provinces (la question de l’inscription aux formulaires provinciaux n’appellera pas d’observations pour les besoins du présent appel).

[36]  Apotex a vigoureusement contesté la thèse de M. Iain Cockburn, l’expert de Lilly, selon laquelle, dans les circonstances particulières de la présente affaire, il était peu probable qu’Apotex serait entrée sur le marché du cefaclor à l’aide du Lupin 2, étant donné la nature du produit et les considérations financières en jeu. Selon M. Cockburn (et M. Raymond Sims, un autre expert de Lilly), le cefaclor Lupin 2 n’était pas une option financièrement viable. Quant à savoir pourquoi Apotex a néanmoins commandé un tel produit non financièrement viable dans le monde réel, M. Cockburn a expliqué ce qui constituait, à son avis, une distinction importante entre le fait d’entrer sur le marché et le fait d’y rester (pièce RX-88, dossier d’appel, vol. 28, onglet 93, p. 8380 à 8384; interrogatoire principal de M. Cockburn, p. 70, 93, 97 et 102, compendium de Lilly pour la nouvelle audience, vol. 1, onglets 20 à 22 et 36, dossier d’appel, vol. 54, onglet 228, p. 15547 et 15553 à 15555; contre-interrogatoire de Sims, p. 78 à 79, compendium de Lilly pour la nouvelle audience, vol. 1, onglet 38, dossier d’appel, vol. 54, onglet 234, p. 15957).

[37]  La disponibilité d’un SNC était également importante pour Apotex, qui s’appuyait sur des hypothèses supplémentaires et différentes dans le « monde hypothétique ». Ainsi, Apotex a présenté un moyen de défense positif : elle a cherché à établir qu’elle aurait pu entrer sur le marché avec le cefaclor Lupin 2 bien avant qu’elle n’ait effectivement commencé à vendre ce produit en 1999; elle aurait ainsi pu effectivement faire les ventes que Lilly dit avoir perdues avant le début de l’utilisation réelle par Apotex du cefaclor Lupin 2. Bien que ce moyen de défense ne puisse absoudre Apotex de toute responsabilité liée à la contrefaçon réelle, il ramènerait le montant des dommages-intérêts à une redevance raisonnable pour la période en question.

[38]  Apotex a indiqué diverses dates auxquelles un SNC aurait pu être utilisé et l’aurait été. Cependant, je n’aborde que les dates soulevées devant nous, soit octobre 1997 et juillet 1998. Les faits les entourant sont décrits dans le sommaire pertinent d’Apotex, qui a été déposé au début de l’audience d’appel (sommaire des arguments d’Apotex – partie III, p. 4). Je comprends que ce sommaire traduit la position définitive d’Apotex sur la question.

[39]  Enfin, en ce qui concerne les redevances, la Cour fédérale devait imaginer une négociation hypothétique entre les parties qui aurait eu lieu au début de la période de contrefaçon. Encore une fois, la Cour fédérale devait décider si un SNC aurait été utilisé au moment pertinent, car, dans l’affirmative, ce fait jouerait sur le taux de redevance.

[40]  Par ailleurs, la Cour fédérale n’a pas jugé nécessaire de traiter expressément certaines des questions en litige soulevées par les parties, à savoir notamment si un véritable SNC (c’est-à-dire un substitut commercialement viable ou ne contrefaisant pas de brevets autres que ceux faisant l’objet du litige dans la décision de 2009) aurait été utilisé. En raison de ses conclusions selon lesquelles, d’une part, Apotex n’aurait pas utilisé le cefaclor Lupin 2 avant avril 2000 et, d’autre part, la preuve n’avait pas permis de démontrer que le cefaclor Lupin 2 aurait pu être utilisé dès janvier 1997, il est facile de comprendre qu’il n’était pas évident pour la Cour fédérale qu’il fallût aussi statuer sur la question du véritable SNC.

[41]  Notre tâche aurait certes été facilitée si la Cour fédérale avait statué sur cette question, vu le comportement processif des parties, l’appel était inévitable.

[42]  Il n’en demeure pas moins que de nombreuses conclusions de fait et mixtes de fait et de droit se rapportant à divers scénarios hypothétiques ont effectivement été tirées par la Cour fédérale dans cette affaire, et nous sommes en grande partie liés par ces conclusions en appel. En effet, ces conclusions portent sur des points importants qui sont pertinents dans l’analyse de la première question dont nous sommes saisis, surtout maintenant que la jurisprudence de notre Cour est bien établie : le contrefacteur peut invoquer le moyen de défense de SNC, à condition qu’il établisse qu’un véritable SNC aurait pu être utilisé et qu’il l’aurait été (Apotex Inc. c. Merck & Co., Inc., 2015 CAF 171 [Lovastatin]; voir également Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161; Apotex Inc. c. ADIR, 2017 CAF 23; AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140 [en anglais seulement]).

[43]  En d’autres termes, même si Apotex demande à la Cour de faire les inférences de faits nécessaires pour conclure qu’un SNC aurait pu être utilisé et l’aurait été dès octobre 1997, ou du moins dès juillet 1998, il lui faut d’abord établir que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit pertinentes de la Cour fédérale sont viciées par une erreur manifeste et dominante.

(2)  Contexte supplémentaire relatif au monde réel

[44]  Comme je le signalais, les motifs de la Décision dont nous sommes saisis ne sont pas très détaillés et, afin de mieux les comprendre dans le contexte de l’argumentation et des éléments de preuve, il est important de présenter un résumé des faits pertinents établis précédemment ou non contestés ayant trait au monde réel, outre ceux énumérés aux paragraphes 6 à 18 ci-dessus. Je prends donc acte des éléments suivants :

  • a) Il n’est pas controversé que, pendant la période pertinente, outre ceux divulgués dans les brevets de Lilly et de Shionogi, il n’existait pas de procédé de rechange connu publiquement et commercialement viable pour fabriquer la 7-ACCA, le composé intermédiaire clé nécessaire à la production du cefaclor, (voir la décision de 2009 aux para 709 et 798 et la transcription de l’instruction sur la responsabilité, vol. 39, p. 75 à76, dossier d’appel, vol. 80, onglet 398, p. 24227);

  • b) Au moment où Apotex a demandé une licence obligatoire pour les brevets portant sur le cefaclor lui-même (1986 à 1988), Lilly a déposé une objection stipulant que, pour fabriquer le cefaclor, Apotex aurait aussi besoin d’une licence pour fabriquer la 7-ACCA. Apotex a refusé de demander cette licence à cette époque, soit plus de dix ans avant son entrée sur le marché (décision de 2009, para 773 à 775).

  • c) Dans l’avis d’allégation prévu à l’article 5 du Règlement sur les médicaments brevetés qu’elle a signifié à Lilly le 6 mai 1993, Apotex a discuté tous les brevets énumérés dans le formulaire IV déposé auprès de Santé Canada pour le cefaclor (notamment les brevets de Lilly et de Shionogi) (décision de 2009, para 776). Après le dépôt de la demande (avis de conformité) de Lilly, Apotex savait que Lilly avait présenté une preuve d’expert quant à l’importance ou à la pertinence de ces brevets devant la Cour fédérale. En effet, la décision de la juge Simpson fait expressément référence à ce fait (voir le para 8 ci-dessus);

  • d) Apotex a présenté une preuve d’expert selon laquelle il n’existait aucun procédé connu publiquement et commercialement viable de fabrication du cefaclor autre que les brevets de Lilly et de Shionogi dans le contexte de sa propre demande reconventionnelle devant la Cour fédérale en 2008. Cette preuve reposait sur des recherches d’abord menées pour le compte d’Apotex par M. Robert McClelland en 1997 ou en 1999 (vraisemblablement en 1997, compte tenu du témoignage qu’il a rendu lors de son interrogatoire principal (voir le dossier d’appel, vol. 80, onglet 401, à la p. 24478, plus particulièrement la référence au procédé Shionogi (cefaclor Kyong Bo)) puis en 2003 (décision de 2009, para 709 et 710). M. McClelland a reconnu que toute personne ayant entrepris de telles recherches en 1985 serait parvenue à une conclusion identique;

  • e) Fait inconnu des parties, Lupin avait tenté de concevoir un produit qui ne contrefaisait pas les brevets de Lilly en 1995, mais avait abandonné sa tentative, en étant venue à la conclusion que les deux options tentées ne seraient pas pratiquement viables en raison des inefficiences et des coûts élevés en découlant (voir pièce Satpute-2, dossier d’appel, vol. 69, onglet 338, p. 20930 et 20931);

  • f) En 1996, Apotex a été informée par son propre avocat qu’elle serait poursuivie pour contrefaçon si elle entrait sur le marché avec un produit cefaclor (voir para 10 ci-dessus);

  • g) À l’exception d’une lettre de décembre 1996 adressée à Kyong Bo, qui ne portait que sur les brevets de Lilly, Apotex ne s’est pas renseignée sur la légalité des procédés utilisés par ses fournisseurs avant de commander ou d’utiliser le cefaclor Kyong Bo et le cefaclor Lupin 1 dans les produits qu’elle a commencé à vendre en janvier 1997 (voir les para 12 et 13 ci-dessus et la décision de 2009 au para 828);

  • h) Avant d’entrer sur le marché, Apotex savait que Lilly avait conclu un accord par lequel elle fournirait à Pharmascience Inc. [Pharmascience], un autre fabricant de médicaments génériques et concurrent d’Apotex, des produits cefaclor advenant le cas où un autre fabricant de médicaments génériques entrait sur le marché avec un cefaclor contrefaisant (pièce TX-1684, dossier d’appel, vol. 69, onglet 343, p. 21033 à 21086). Pharmascience, qui avait en main un avis de conformité depuis 1995, est effectivement entrée sur le marché environ à la même époque qu’Apotex, soit en janvier 1997 (voir la transcription de l’instruction des questions relatives à la responsabilité, vol. 39, p. 37 à 39, dossier d’appel, vol. 80, onglet 398, p. 24218; faits convenus par les parties, p. 3, dossier d’appel, vol. 2, onglet I, p. 550);

  • i) Apotex n’a tenté de concevoir un SNC que bien des années après avoir été informée qu’il n’y avait pas d’autres procédés commercialement viables pour fabriquer du cefaclor. En juillet 1997, Me Fouillade, juriste d’entreprise d’Apotex depuis 1996, a été invitée à se pencher sur la question par M. Bernard Sherman, alors président-directeur général d’Apotex. Elle en est venue à la conclusion en septembre 1997 et en octobre 1997 que le cefaclor Lupin 1 et le cefaclor Kyong Bo avaient tous deux été créés au moyen de procédés qui contrefaisaient les brevets de Lilly et de Shionogi (décision de 2009, para 787 à 791 et 831).

  • j) Même si Me Fouillade en est venue à la conclusion que le cefaclor Lupin 1 et le cefaclor Kyong Bo étaient contrefaisants, Apotex a continué de nier catégoriquement toute contrefaçon des brevets devant la Cour fédérale (décision de 2009, para 710);

  • k) Dans sa correspondance avec Lupin et ses représentants, Me Fouillade a constamment fait remarquer qu’il était urgent de trouver une solution. Toutefois, aucune commande n’a été passée pour le cefaclor Lupin 2 avant mars 1998 (voir notamment : pièce Glopec-20 (confidentielle), dossier d’appel, vol. 57, onglet 250, p. 17173; pièce Glopec-23, dossier d’appel, vol. 73, onglet 353, p. 22171 à 22173; pièce Glopec-26, dossier d’appel, vol. 67, onglet 324, p. 20790 à 20791; pièce Glopec-27, dossier d’appel, vol. 67, onglet 325, p. 20792 à 20793).

  • l) Même si Apotex avait à sa disposition en juin 1998 ce qu’elle croyait être du cefaclor non contrefaisant (cefaclor Lupin 2), elle a continué d’utiliser un produit contrefaisant jusqu’à ce qu’elle ait presque épuisé son stock en 1999. Aucun produit n’a été fabriqué avec la formule du cefaclor Lupin 2 avant décembre 1998;

  • m) Bien que cela s’inscrive dans le contexte de la demande reconventionnelle d’Apotex contre Lilly et Shionogi (dans laquelle elle allègue avoir subi des dommages du fait que Shionogi ait cédé ses brevets à Lilly en 1995), M. Sherman, qui prenait toutes les décisions importantes quant aux produits qu’Apotex mettait sur le marché, a déclaré que dans un « monde hypothétique » où cette cession ne serait pas survenue, le « scénario le plus probable » aurait vu Apotex utiliser le cefaclor fabriqué selon les brevets de Shionogi (comme dans le cas de Kyong Bo) sans d’abord obtenir une licence. Cette cession a été signifiée à Apotex en janvier 1997 (décision de 2009, para 750);

  • n) Comme je l’ai signalé, Lupin et Apotex ont conclu l’accord de 1998 pour la production de 7 500 kg de cefaclor Lupin 2. Bien que l’accord ne fasse pas état du prix du cefaclor, l’accord prévoyait qu’Apotex était disposée à payer une prime très élevée (soit une majoration d’au moins 40 % sur le coût du cefaclor Kyong Bo et du cefaclor Lupin 1 pour le seul ingrédient pharmaceutique actif dans ses produits; voir le compendium de Lilly pour une nouvelle audience, onglet 15, pièce RX-142, dossier d’appel, vol. 36, onglet 155, p. 10742). Les prix suivants ont été payés : 860 $ US pour le cefaclor Kyong Bo; 1 050 $ US pour le cefaclor Lupin 1; 1 500 $ US pour le cefaclor Lupin 2;

  • o) En fait, le brevet 646, dont les enseignements faisaient partie de ceux que Lupin était tenue d’utiliser à l’étape VI du procédé de production 7-ACCA, n’a expiré qu’en 2004. La Cour fédérale n’a pas été saisie de la contrefaçon de ce brevet à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, car ce brevet ne faisait pas partie de l’action au moment de l’instruction. Tout au long de cette instruction, Lilly a soutenu que le procédé Lupin 2 n’aurait pas pu être utilisé parce qu’il était trop inefficace pour être commercialement viable (décision de 2009, para 245 et 246);

  • p) À l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, M. Sherman et Apotex ont toujours soutenu qu’ils avaient le droit de supposer que Lupin avait respecté les modalités de l’accord de 1998 en utilisant le nouveau procédé Lupin 2, prétendument non contrefaisant, pour la production de cefaclor (voir notamment la décision de 2009 au para 234). En effet, M. Sherman a expressément souligné qu’il n’avait pas l’habitude de conclure un contrat avec un fournisseur, mais qu’il jugeait indiqué de le faire dans ce cas;

  • q) Il semble qu’Apotex ait maintenu cette position à l’étape du renvoi, car lors du contre-interrogatoire de l’expert d’Apotex, M. Roy Weinstein (qui avait traité du taux des redevances) a admis qu’on lui avait demandé de présumer que le procédé Lupin 2 ne contrefaisait aucun brevet (transcription de l’instruction sur les dommages-intérêts, vol. 82, p. 88 à 91, dossier d’appel, vol. 54, onglet 239, p. 16361; pièce RX-207, dossier d’appel, vol. 53, onglet 220, p. 15292; la décision de 2014, para 100);

  • r) En fin de compte, pour diverses raisons (notamment le prix plus élevé du cefaclor Lupin 2, le taux de change et la quantité de marchandises gratuitement consenties par ses concurrents, Pharmascience en particulier), Apotex a essuyé une perte de plus de 5 000 000 $ sur la vente de ses produits fabriqués à l’aide du cefaclor Lupin 2 (pièce RX-142, dossier d’appel, vol. 36, onglet 155, p. 10739 à 10743). Le dossier comportait des éléments de preuve contradictoires sur la prévisibilité de telles pertes à différentes époques, notamment en juin 1998, en janvier 1999 et en avril 1999. Apotex a déposé une preuve d’expert pour contester les calculs de M. Cockburn en ce qui concerne la viabilité commerciale des produits fabriqués à l’aide du cefaclor Lupin 2, qui étaient fondés sur les résultats réels obtenus sur les ventes de produits fabriqués à l’aide du cefaclor Lupin 2 qui n’ont pas débuté avant 1999. L’annexe 14 du rapport de l’expert d’Apotex comprenait sept scénarios différents (rapport d’expert d’Andrew Harington, dossier d’appel, vol. 41, onglet 170, p. 12401 à 12409);

  • s) Quoi qu’il en soit, selon la position principale d’Apotex, de tels calculs n’auraient pas joué dans sa décision d’entrer sur le marché en janvier 1997, étant donné qu’elle n’a jamais fait d’analyse coûts-bénéfices avant d’entrer sur le marché. À l’étape du renvoi, M. Sherman n’a pas expliqué pourquoi il était important pour Apotex de commercialiser le cefaclor. Cependant, il avait reconnu à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, en 2008, que la demande à l’égard du cefaclor était sur son déclin au milieu et à la fin des années 1990 et que le médicament n’était pas un produit de première importance pour Apotex (décision de 2009, para 12 et 808). Apotex s’est fondée uniquement sur le témoignage de M. Gordon Fahner, qui était directeur des finances à l’époque pertinente et qui est devenu vice-président aux finances en 2003, pour établir que, sous la gouverne de feu M. Sherman, Apotex en tant qu’organisation n’analysait pas les profits de ses produits individuels; elle prenait plutôt des décisions commerciales (c’est-à-dire les décisions de M. Sherman) visant à avoir le catalogue de produits le plus varié possible (voir la transcription de l’instruction sur les dommages-intérêts, vol. 80, p. 194 à 196, dossier d’appel, vol. 54, onglet 237, p. 16251, et la décision de 2014, para 68: « avoir sur le marché le plus grand nombre de produits pharmaceutiques possibles »). Divers experts ont débattu l’application de concepts comme l’« avantage d’être le premier sur le marché » (moment de l’entrée et présence connue de Pharmascience sur le marché) en l’espèce ainsi que la valeur économique de l’« approche du catalogue » à l’égard du cefaclor.

[45]  C’est à la lumière de ces faits que j’examine la question du moyen de défense de SNC.

B.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant qu’Apotex ne pouvait invoquer le moyen de défense de SNC?

[46]  Comme je le signale plus haut, la Cour fédérale n’a pu tirer profit de la plus récente jurisprudence de notre Cour sur la question du moyen de défense de SNC avant de rendre sa décision. Ainsi, comme c’était également le cas dans l’affaire Lovastatin, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que ce moyen de défense ne pouvait être retenu au Canada. Toutefois, comme dans l’affaire Lovastatin, je conclus que cette erreur n’est pas déterminante parce que, compte tenu des éléments de preuve au dossier, la Cour fédérale ne pouvait conclure autrement.

(1)  Les principes généraux concernant le moyen de défense de SNC

[47]  L’affaire Lovastatin est peut-être la première où le moyen de défense de SNC a été retenu dans le cadre d’une action en dommages-intérêts pour contrefaçon de brevet (par opposition à la comptabilisation des profits). Mais l’approbation par notre Cour de ce moyen de défense était fondée sur les principes généraux de la common law canadienne (voir notamment AlliedSignal Inc. c. du Pont Canada Inc. 1998 CanLII 7464, para 19 et suiv. (C.F. 1re inst.) [AlliedSignal], conf. par 1999 CanLII 7409 (C.A.F.)), tels qu’ils ont été appliqués par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34; voir aussi les observations concernant le fardeau de la preuve : Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada., [1991] 3 R.C.S. 3).

[48]  Je souligne les origines de notre conception du moyen de défense de SNC parce qu’il est important de comprendre que notre Cour n’a pas simplement importé un concept de droit américain tout d’un bloc. À l’occasion de l’affaire Lovastatin, la Cour s’est effectivement référée à la jurisprudence américaine pour mieux étayer le concept général. Or, une mise en garde s’impose : l’on ne doit pas interpréter les références à la jurisprudence américaine appliquant le moyen de défense de SNC comme une importation aveugle du raisonnement adopté par les juridictions américaines ou une adhésion stricte à celui-ci. Les juridictions américaines interprètent l’objet ultime de leur législation sur les brevets différemment de leurs homologues canadiens et insistent sur la promotion d’une forte concurrence. De plus, les lois américaines prévoient [traduction] « des triples dommages-intérêts » (à titre punitif) lorsque, notamment, la contrefaçon est commise alors qu’est connue l’existence du brevet (article 284 du 35 USC). Ces facteurs peuvent donner lieu à une approche plus souple dans l’application du moyen de défense de SNC, surtout que la menace du triplement des dommages-intérêts réduit certainement les abus potentiels.

[49]  Dans cette optique, je souligne que le moyen de défense de SNC a pour objectif de nous aider à déterminer la valeur réelle des inventions pour lesquelles un breveté comme Lilly a obtenu un monopole. Si le dédommagement excessif est inapproprié en droit canadien, le dédommagement insuffisant l’est tout autant. L’objectif de ce moyen de défense ne consiste donc pas à permettre au contrefacteur de violer l’entente conclue pour le compte du public canadien lorsqu’un brevet est délivré. Ce moyen de défense ne permet pas au contrefacteur de ne verser qu’une indemnisation minimale. Il est particulièrement important de garder cela à l’esprit lorsqu’on fixe le taux de redevances qui s’applique lorsque ce moyen de défense est retenu. À mon avis, ce n’est que lorsqu’un taux approprié est fixé que l’on peut considérer que retenir un tel moyen de défense ne constitue pas un système de licences obligatoires déguisé.

[50]  C’est de ce raisonnement fondé sur la juste indemnisation que découle le principe selon lequel le contrefacteur est tenu d’établir tous les faits requis pour que la Cour prenne en compte l’effet de la concurrence légitime sur le calcul des dommages-intérêts découlant de la contrefaçon.

[51]  Certains des faits que le contrefacteur doit établir ont été relevés dans l’arrêt Lovastatin :

[73]  Toute cour invitée à examiner les effets d’une concurrence légitime par un défendeur commercialisant un produit de substitution non contrefait est tenue de se poser au moins les questions de fait suivantes :

i)  Le produit non contrefaisant proposé offre-t-il un véritable produit de substitution et donc un véritable choix?

ii)  Le produit non contrefaisant proposé constitue-t-il un véritable choix, en ce sens qu'il est économiquement viable?

iii)  Au moment de la contrefaçon, le contrefacteur avait-il une réserve suffisante du produit de substitution non contrefait pour remplacer les ventes de produits non contrefaits? Autrement dit, le contrefacteur aurait-il pu vendre le produit de substitution non contrefait?

iv)  Le contrefacteur aurait-il effectivement vendu le produit de substitution non contrefait?

[Non souligné dans l’original.]

[52]  Il convient de noter que, dans l’affaire Lovastatin, Apotex, qui cherchait à invoquer le moyen de défense de SNC, avait concédé certains principes que notre Cour a jugé pertinent de mentionner en raison de leur application générale, à savoir :

1) Le monde réel est à la base de [notre interprétation] de la situation hypothétique.

2) Le comportement dans le monde réel est « très important » au regard de ce qui se serait passé dans la situation hypothétique.

3) Les conclusions de fait découlant du jugement sur la responsabilité sont pertinentes pour [l’interprétation] de la situation hypothétique.

4) Lorsque la contrefaçon est « flagrante » dans le monde réel, il devient très difficile de prouver que le défendeur aurait eu recours au produit de substitution non contrefait dans la situation hypothétique.

(Lovastatin, au para 90)

[53]  Il est intéressant de souligner qu’Apotex s’est fondée sur ces quatre principes pour étayer son argumentation en l’espèce. Apotex a également reconnu devant nous que les conclusions de la Cour fédérale dans la décision de 2009, notamment celles tirées dans l’instruction de sa demande reconventionnelle, qui a été rejetée, étaient pertinentes pour l’interprétation du « monde hypothétique ».

(2)  L’application des principes généraux en l’espèce

(a)  La légitimité du SNC

[54]  Forte de ces principes, je passe maintenant à la première question que tout juge doit prendre en considération afin de déterminer si le moyen de défense de SNC peut être opposé dans une affaire donnée : « Le SNC avancé constitue-t-il un véritable substitut aux inventions en cause? » Dans les affaires qui n’impliquent pas des brevets pharmaceutiques, il s’agit d’une question très importante qui consiste habituellement à décider si le consommateur estimerait que le produit en question constitue un véritable substitut. Cependant, dans les affaires de brevets pharmaceutiques où les produits génériques sont des bioéquivalents du produit original, la question ne se pose pas.

[55]  Jusqu’au présent appel, la légalité du SNC soulevé par un défendeur n’avait jamais été en cause à l’étape du renvoi. Cela ne signifie pas, cependant, que ce n’est pas une question qui puisse valablement être soulevée. Il va sans dire que, pour constituer un véritable substitut, un SNC doit être légal, c’est-à-dire non contrefaisant. Cela ne s’applique pas seulement aux brevets visés dans l’action en contrefaçon.

[56]  Une caractéristique inhabituelle de la présente affaire, comme je l’ai indiqué, c’est qu’il n’avait jamais été allégué, à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, que le procédé Lupin 2 contrevenait aux brevets. En effet, Lilly a toujours soutenu qu’un tel procédé n’aurait pu être utilisé dans les faits parce qu’il était tellement inefficace que Lupin ne l’aurait pas employé pour produire la 7-ACCA requise pour les fins de l’accord de 1998. Dès lors, la seule conclusion de la Cour fédérale dans la décision de 2009 portait que ni le procédé Lupin 1, ni le procédé Kyong Bo n’avaient été utilisés pour produire le cefaclor livré en vertu de l’accord de 1998, et que Lilly n’avait pas fait la preuve que le procédé Lupin 2 contrefaisait les brevets faisant l’objet du litige (décision de 2009, para 228 et 229).

[57]  Toutefois, à l’étape du renvoi, Lilly a soutenu qu’Apotex n’avait pas établi que le procédé Lupin 2 était légal. Sa thèse comportait deux volets :

1) Apotex n’avait pas réussi à établir que le procédé Lupin 2 avait été utilisé dans les faits et qu’il ne contrefaisait pas les brevets en litige;

2) À première vue, le procédé Lupin 2 (à l’étape VI) contrefaisait le brevet 646 mentionné à l’annexe A de l’accord de 1998, que l’on croyait à tort échu.

[58]  La Cour fédérale n’a analysé que la première partie de cette thèse en deux volets au paragraphe 61 de la décision de 2014. Je conviens avec cette cour qu’il n’était pas loisible à Lilly de chercher à rouvrir la question de savoir si le procédé Lupin 2 contrefaisait les brevets en litige. Une telle question devait être soulevée et tranchée à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, et le fardeau en incombait à Lilly.

[59]  Toutefois, il semble que la Cour fédérale n’ait pas jugé nécessaire de traiter le deuxième volet de la thèse vu ses conclusions selon lesquelles le moyen de défense de SNC ne pouvait pas être retenu en droit. Elle n’était pas non plus tenue de le faire au regard du « monde hypothétique » (lien de causalité) à la lumière de ses conclusions de fait quant au moment où Apotex serait entrée sur le marché.

[60]  À l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité en 2008-2009, la Cour fédérale n’a jamais eu non plus à se prononcer sur l’argumentation de Lilly concernant la question de savoir si le procédé Lupin 2 contrefaisait un autre brevet (le brevet 646), parce que cet argument ne faisait pas partie des allégations sur lesquelles reposait l’action. La Cour fédérale n’était tout simplement pas compétente pour trancher cette question.

[61]  À l’audience devant nous, Apotex n’a pas produit de véritable réponse à l’argumentation concernant le procédé Lupin 2 et le brevet 646, même si la question a été expressément soulevée. Cependant, sachant que les procureurs d’Apotex négligent rarement un argument, j’ai soigneusement examiné le sommaire de l’argumentation d’Apotex – Partie III, ainsi que son mémoire des faits et du droit de même que ses observations écrites présentées à la Cour fédérale, pour voir si la question y avait été abordée. Il est surprenant de constater que cette question – qui est essentielle à l’argument selon lequel le procédé Lupin 2 constitue une concurrence légale – n’est mentionnée qu’au dernier point de la dernière page du sommaire. Il est utile de reproduire ce point en entier :

[traduction] […] Lilly n’a étayé cette prétendue « contrefaçon » d’aucun fondement crédible – Lilly s’appuie sur le témoignage de l’économiste expert d’Apotex, M. Weinstein, à qui on a demandé en contre-interrogatoire d’évaluer la contrefaçon d’un brevet de procédé de chimie organique.

(Sommaire de l’argumentation d’Apotex – Partie III, p. 7)

[62]  J’admets que Lilly aurait pu en faire plus pour bien expliquer le problème; le brevet 646 lui-même n’a même pas été produit en preuve, à l’exception de la page couverture où figure la date d’entrée en vigueur de ce brevet. Cependant, je ne crois pas qu’il lui incombait de le faire en ce qui concerne le moyen de défense de SNC. Lilly n’avait pas le fardeau d’établir que le procédé qu’elle croyait impossible à utiliser, jusqu’à ce que le témoignage de M. Satpute eut été retenu par la Cour dans la décision de 2009, contrefaisait dans les faits le brevet 646.

[63]  De plus, je ne suis pas disposée à accepter que Lilly se soit fondée uniquement sur le témoignage de M. Weinstein comme l’allègue Apotex dans son sommaire. Lilly n’a en fait que profité du contre-interrogatoire de ce témoin pour signaler à la Cour fédérale que l’hypothèse de fait sur laquelle cette opinion d’expert était fondée n’avait pas été établie et que la valeur de cette preuve en était minée. Ce point a été retenu par la Cour fédérale (décision de 2014, para 100).

[64]  Cela dit, je conviens que le procédé décrit dans l’accord de 1998 (Lupin 2) semble, à première vue, contrefaire le brevet 646.

[65]  En outre, en raison d’une autre circonstance inhabituelle dans la présente affaire (à savoir les modalités de l’accord de 1998), la question de la légalité du procédé Lupin 2 était clairement en jeu au vu de la preuve dont était saisie la Cour fédérale. En effet, Apotex a expressément dicté à Lupin le procédé que celle-ci était tenue d’utiliser en renvoyant aux brevets dont Me Fouillade semble avoir présumé à tort l’expiration. Ainsi, dès qu’il a été établi que le brevet 646 était toujours en vigueur et ce, jusqu’en 2004, la légalité du procédé exposé à l’annexe A de l’accord de 1998, qu’Apotex et son expert supposaient que l’on avait utilisé, est devenue un enjeu. Apotex devait expliquer ou produire des éléments de preuve expliquant pourquoi, malgré la référence à ce brevet non expiré, le SNC qu’elle soulevait était en fait licite.

[66]  Bien qu’il semble qu’Apotex ait indiqué au représentant de Lupin qu’elle n’avait pas encore fait l’objet de poursuites le 1er octobre 1997 (voir la pièce Glopec-27, dossier d’appel, vol. 67, onglet 325, p. 20792 et 20793), la correspondance indique clairement que l’accord de 1998 a été rédigé par Apotex en prévision de son utilisation dans le cadre de son moyen de défense dans la présente action. En effet, dans sa correspondance, Me Fouillade a insisté sur le fait que seuls les procédés visés par des brevets expirés devaient être utilisés. Par exemple, même si les brevets de perfectionnement mentionnés par Lupin auraient pu augmenter le rendement (étape III-B), elle a maintenu à l’annexe A que seuls les enseignements du brevet principal (brevet canadien 1 056 372 ou 372) pouvaient être utilisés dans l’exécution de l’accord de 1998. Sans explications convaincantes de la part d’Apotex, il n’est pas très logique de faire référence à un brevet de procédé comme le brevet 372 ou le brevet 646 (intitulé « Désestérification en acides ») si le procédé visé par ce ou ces brevets n’était pas celui qui devait être utilisé.

[67]  Alors, que signifie exactement la référence aux « enseignements » du brevet 646? Pourrait-il s’agir de renseignements qui n’impliqueraient pas nécessairement une contrefaçon de fait du brevet non expiré?

[68]  Il faut se rappeler qu’Apotex s’est efforcée de contrôler avec précision les étapes que Lupin utiliserait pour produire la 7-ACCA. Elle a même désigné les réactifs que Lupin était autorisée à utiliser. Dans ce contexte, il est impossible de croire que la référence au brevet 646 visait simplement des renseignements d’ordre général mentionnés dans ce brevet. Le procédé du brevet 646 vise le même procédé chimique qui devait être effectué à l’étape VI du procédé d’ensemble menant à la 7-ACCA. À première vue, ce procédé contrefait ce brevet non expiré.

[69]  Dès lors, faute d’éléments de preuve montrant qu’Apotex et Lupin auraient interprété la référence au brevet 646 dans l’annexe comme une référence à autre chose que le procédé visé par ce brevet, la Cour fédérale n’aurait pas été en mesure de conclure dans les faits que le procédé Lupin 2 était un véritable substitut; soit un SNC légal.

[70]  Avant de clore cette question, je dois dire qu’à mon avis, on ne peut tirer d’inférence du fait que Lilly n’a jamais poursuivi Apotex au sujet du brevet 646. Lorsque la décision de 2009 a été rendue, plus de six ans s’étaient écoulés depuis l’importation et l’utilisation du cefaclor Lupin 2 par Apotex. Avant cela, Lilly était d’avis – et l’est probablement toujours – que le procédé Lupin 2 n’avait pas été utilisé comme l’avait fait valoir Apotex.

[71]  Cela dit, l’illégalité du procédé Lupin 2 ne constituait pas la thèse principale de Lilly. Les deux parties ont concentré leurs efforts sur les autres aspects pertinents quant à l’application du moyen de défense de SNC. Je traite ensuite ces autres aspects. Je m’exprime d’abord sur la viabilité financière du SNC et ensuite sur la question de savoir si, en octobre 1997 ou en juillet 1998, le procédé Lupin 2, plutôt que le Kyong Bo ou le Lupin 1 contrefaisants, aurait pu être utilisé et l’aurait été par Apotex pour entrer sur le marché.

(b)  La viabilité financière du SNC

[72]  La viabilité financière du procédé Lupin 2 a fait l’objet d’un vigoureux débat devant la Cour fédérale et devant nous. À mon avis, la viabilité financière n’est pas évaluée uniquement du point de vue subjectif d’un contrefacteur comme Apotex. Toutefois, évidemment, la perspective subjective du contrefacteur peut être pertinente lorsqu’il s’agit de savoir si le contrefacteur « aurait » effectivement utilisé le SNC.

[73]  Toutefois, comme je le mentionne plus haut, l’objectif de la cour est d’apprécier la valeur réelle de l’invention brevetée. Une telle valeur ne peut être appréciée sur une base purement subjective. De toute évidence, le juge doit être convaincu que le SNC en question était, sur le plan objectif, un substitut financièrement viable à l’époque pertinente. Affirmer le contraire signifierait que la valeur d’un brevet pourrait être artificiellement réduite par un contrefacteur qui se comporte de façon peu orthodoxe ou qui adopte un substitut pour des raisons autres que financières.

[74]  Une telle considération ne saurait être pertinente lorsqu’il s’agit de fixer le montant des dommages-intérêts pour l’application du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Si c’était le cas, un brevet aurait peu de valeur, ce qui inciterait les inventeurs à garder le secret sur leurs inventions.

[75]  Dans l’affaire Grain Processing Corp. c. American Maize-Products Co., 185 F. 3d 1341 (Fed. Cir. 1999), sur laquelle Apotex s’était fortement appuyée dans l’affaire Lovastatin et comme elle l’a fait devant nous, la question de la disponibilité d’un substitut avait été soulevée à l’égard d’un procédé qui n’avait fait augmenter les coûts que de 2,3 %. En l’espèce, les coûts étaient majorés d’au moins 40 %, sinon plus (voir la pièce RX-142, dossier d’appel, vol. 36, onglet 155, p. 10742).

[76]  Tel que je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a été saisie, à l’étape du renvoi, d’éléments de preuve contradictoires quant à ce qu’Apotex aurait pu « prévoir » en matière de profit à diverses dates. Les meilleurs scénarios ont été présentés par l’expert d’Apotex, M. Harington, à l’annexe 14 de son rapport (pièce RX-157, dossier d’appel, vol. 41, onglet 170, p. 12402 à 12409; également résumé à la p. 12085). Pour les besoins de l’espèce, les scénarios 4 (4 juin 1998) et 5 (1er janvier 1999) (p. 12405 et 12406) sont les plus pertinents.

[77]  Selon le scénario 5, il est clair qu’Apotex aurait pu prévoir des pertes pour l’ensemble de ses produits cefaclor, étant donné que le prix à l’entrée sur le marché à cette époque était de 70 % du prix original et qu’elle n’aurait pu atteindre le seuil de profitabilité pour aucun de ses produits. Selon le scénario 4, Apotex aurait pu s’attendre à des pertes sur ses capsules de 500 mg et ses suspensions de 375 mg; en outre, selon les chiffres de M. Harington, elle aurait à peine atteint le seuil de profitabilité sur ses capsules de 250 mg et ses suspensions.

[78]  Je note toutefois que, dans le cas de ce dernier scénario, le prix réglementé invoqué par M. Harington a été contesté. Il a invoqué un prix fixé à 75 % du prix original, alors qu’en mai 1998, une modification du règlement applicable avait été publiée dans la Gazette de l’Ontario fixant le prix du premier médicament générique sur le marché à 60 % du prix original et, plus tard, en novembre 1998, à 70 % du prix original. M. Fahner et les experts d’Apotex ont affirmé qu’en juin 1998, Apotex aurait quand même pu s’attendre à 75 % du prix original. Élément important, aucun de ces calculs ne tenait compte des échantillons gratuits. Bien qu’il y ait eu un différend quant à la quantité d’échantillons gratuits à laquelle on pouvait s’attendre par rapport aux produits qui sont effectivement introduits sur le marché en raison de la stratégie de marketing agressive de Pharmascience, M. Fahner n’a pas précisé la quantité d’échantillons gratuits qui constituerait la norme. Ainsi, même dans le plus favorable des scénarios, il est peu probable que les produits fabriqués avec du cefaclor Lupin 2 aient été considérés commercialement viables en soi. Je comprends que la plupart, sinon la totalité, des experts s’entendent pour dire qu’à moins qu’il existe d’autres raisons financières valables de commercialiser ce produit, un génériqueur rationnel entrant sur un marché où ce médicament n’a pas été généricisé – trois ans avant que l’un des procédés brevetés ne puisse être utilisé – ne considérerait pas le cefaclor Lupin 2 comme commercialement viable.

[79]  Effectivement, il ressort implicitement des motifs, interprétés au regard des éléments de preuve, que la Cour fédérale n’était pas convaincue que la décision d’Apotex aurait pu être fondée sur la viabilité financière de ses produits fabriqués à partir du cefaclor Lupin 2, qui ne constituait tout simplement pas un substitut attrayant. La Cour fédérale a plutôt fait référence à l’explication donnée par M. Fahner pour décider si, dans le « monde hypothétique », Apotex aurait eu la motivation d’entrer sur le marché en utilisant le cefaclor Lupin 2. Tel que je le mentionne, la Cour fédérale a conclu que ce n’était pas le cas et qu’Apotex n’aurait pas fait son entrée sur le marché pour cette raison.

[80]  Enfin, le seul élément de preuve tout à fait objectif concernant la viabilité commerciale du procédé Lupin 2 provient de Lupin elle-même. À titre de fabricant et fournisseur international de cefaclor, Lupin avait tenté les options que Me Fouillade avait incluses dans l’accord de 1998 aux étapes V-A et V-B pour conclure qu’elles n’étaient [traduction« ni pratiques ni réalisables » (pièce Satpute-2, dossier d’appel, vol. 57, onglet 254, p. 17183). Je remarque que c’était le cas même lorsque Lupin n’avait pas pris en compte la perte de rendement supplémentaire de 10 % à l’étape III, sur laquelle Me Fouillade a insisté en faisant référence au brevet 372 dans l’accord de 1998.

[81]  Dans les circonstances, je ne puis conclure qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour que la Cour fédérale puisse conclure que le cefaclor Lupin 2 était, sur le plan objectif, un substitut commercialement viable. Il s’ensuit que la Cour fédérale n’aurait pas été justifiée d’examiner ses effets dans le cadre du moyen de défense de SNC.

(3)  Un moyen de défense fondé sur le Lupin 2 pouvait-il être soulevé dans les faits?

[82]  En supposant, aux fins du présent examen, que le procédé Lupin 2 était licite et qu’il s’agissait d’un substitut financièrement viable, le SNC aurait-il pu être utilisé en octobre 1997, soit à la première époque avancée par Apotex?

[83]  Selon la Cour fédérale, au début de la contrefaçon, les éléments de preuve au dossier ne permettaient pas d’affirmer que le procédé Lupin 2 « aurait pu » être utilisé pour produire la quantité de matériel nécessaire à Apotex pour entrer sur le marché (décision de 2014, para 100). Elle a également fait remarquer qu’à l’époque pertinente, ce procédé n’était pas connu de l’une ou l’autre des parties (la décision de 2014, para 102).

[84]  En premier lieu, Apotex ne m’a pas convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant comme elle l’a fait. En second lieu, je suis convaincue que les éléments de preuve au dossier étaient également insuffisants pour que la Cour fédérale puisse conclure que Lupin aurait pu produire le cefaclor Lupin 2 nécessaire pour permettre à Apotex d’entrer sur le marché en octobre 1997.

[85]  Il n’y avait guère d’éléments de preuve concernant la capacité effective de Lupin de produire la quantité de cefaclor nécessaire en 1996 et 1997. Seuls deux témoins provenant de Lupin ont été cités. Ce fournisseur est le seul à l’égard duquel on a produit quelques éléments de preuve quant à la capacité d’utiliser un procédé autre que les procédés brevetés. Tous deux ont été entendus pendant l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité. M. Rejeev Patil était en fonction au service des affaires réglementaires de Lupin et il ne possédait aucune connaissance ou information sur cette question (décision de 2009, para 44 et 45). M. Vilas Satpute travaillait à l’époque (de 1996 à 1999) aux installations de Lupin à Ankleshwai, où quatre composés étaient produits : l’éthambutol, la vitamine B-6 et deux intermédiaires, la 7-ADCA et la 7-ACCA. Comme je le signale plus haut, la 7-ACCA était l’intermédiaire clé pour produire le cefaclor (décision de 2009, para 46 à 48).

[86]  Étant donné qu’Apotex a inclus dans son compendium des extraits du témoignage de M. Satpute à l’appui de sa position, j’ai relu les transcriptions de son témoignage, que j’avais entendu à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité. Mon examen confirme que M. Satpute ne se souvenait pas vraiment des quantités de 7-ACCA produites sur place entre 1996 et 1999. Il n’avait souvenance que de la commande d’Apotex d’environ 6 000 kg de 7-ACCA (pour la production d’environ 7 500 kg de cefaclor Lupin 2) car il s’agissait de l’une des plus importantes commandes pour Lupin et elle appelait un changement au procédé de fabrication de la 7-ACCA, avant et après l’exécution de la commande. Il se souvenait vaguement que certains lots avaient été fabriqués avant le 13 mars 1998, soit en janvier ou en février.

[87]  Il était donc loisible à la Cour fédérale de conclure que cette preuve était insuffisante pour établir que Lupin aurait pu produire le cefaclor Lupin 2 beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait fait en réalité. Rien n’indiquait le nombre de commandes à ce moment-là et la capacité de l’usine de produire à la fois pour Apotex et pour ses autres clients. Cela est particulièrement problématique si un procédé différent était nécessaire pour produire la 7-ACCA commandée par d’autres clients (le procédé Lupin 2 devait être utilisé uniquement pour Apotex; voir également la décision de 2009 au para 233).

[88]  En outre, le cefaclor lui-même était fabriqué dans une autre usine de Lupin, celle de Mandideep, où quatre ingrédients actifs étaient fabriqués. Il n’y avait aucun élément de preuve quant au taux d’occupation de cette usine ou à sa capacité de produire un autre lot de 7 500 kg de cefaclor Lupin 2 en 1996 et 1997. Pour conclure en faveur d’Apotex, il faudrait faire une inférence que la Cour fédérale n’a pas semblé vouloir faire. Je ne crois assurément pas qu’on puisse le faire sur la base de la preuve au dossier et des observations qui nous ont été faites.

[89]  Apotex a également soutenu que le SNC aurait pu être utilisé et l’aurait été à compter de juillet 1998. Il s’agit essentiellement de la même époque que celle que la Cour fédérale a examinée sous la rubrique « V. Quand Apotex aurait-elle fait son entrée sur le marché? » (voir en particulier la décision de 2014 aux para 59 et 63). D’ailleurs, la mention de juillet 1998 ne constitue qu’une version améliorée de la thèse présentée par Apotex devant la Cour fédérale (juin 1998). Elle tient compte du fait qu’en plus d’avoir reçu du cefaclor à ce moment-là, Apotex aurait eu besoin de trois semaines supplémentaires pour préparer son produit avant de pouvoir entrer sur le marché.

[90]  Cela dit, je conviens que, compte tenu des quantités de cefaclor Lupin 2 produites par Lupin dans le monde réel, il eût été loisible à la Cour fédérale, à titre de juge des faits, de conclure qu’Apotex s’était acquittée du fardeau de la preuve concernant sa capacité à se procurer du cefaclor Lupin 2 pour entrer sur le marché (c’est-à-dire qu’elle « aurait pu » y arriver à compter de juillet 1998). Toutefois, comme je l’ai déjà dit, la Cour fédérale a conclu qu’Apotex n’« aurait » pas fait son entrée sur le marché à cette époque avec le cefaclor Lupin 2 (la décision de 2014, para 70).

[91]  On ne m’a pas convaincue que cette conclusion de fait essentielle, dont je traite plus en détail dans la section suivante, est entachée d’une erreur susceptible de contrôle. D’autant plus qu’il incombait incontestablement à Apotex d’établir ce fait préliminaire afin de pouvoir opposer le moyen de défense de SNC.

[92]  Je conclus que la Cour fédérale a ultimement eu raison de conclure que le moyen de défense de SNC soulevé par Apotex ne pouvait être appliqué en l’espèce.

C.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en déterminant à quelle époque Apotex aurait effectivement fait son entrée sur le marché?

[93]  Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a indiqué très clairement que sa mission consistait à évaluer les dommages subis par le breveté en raison de la contrefaçon. C’est ce que le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets exige, ni plus, ni moins (décision de 2014, para 11 et 16).

[94]  Pour ce faire, la Cour fédérale a utilisé l’approche consacrée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Clements et a envisagé le « monde hypothétique » comme fiction juridique. Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, c’est au regard de ce monde fictif que la Cour a dû trancher la question suivante : « Sans la présence du produit contrefait sur le marché, quelle aurait été la situation du breveté? » (la décision de 2014, para 20). La Cour fédérale a exprimé clairement la plus importante divergence d’opinions au sujet des caractéristiques précises de ce « monde hypothétique » : la controverse portait surtout sur la question de savoir si Apotex pouvait invoquer le moyen de défense de SNC de façon à réduire les pertes sur le plan des ventes, et ce même lorsque le contrefacteur n’a pas utilisé ce SNC dans le monde réel (la décision de 2014, para 21).

[95]  Comme nous le savons, la Cour a rejeté ce moyen de défense. Par conséquent, il ne lui restait plus qu’à appliquer les principes généraux qu’elle avait énoncés précédemment.

[96]  En ce qui concerne le fardeau de la preuve et l’approche à retenir à cet égard, la Cour fédérale a souligné au paragraphe 33 :

Apotex a raison d’affirmer que Lilly doit démontrer l’existence d’un lien de causalité entre son manque à gagner et la vente de produits contrefaits par Apotex. Elle doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que n’e[ussen]t été les ventes du produit contrefait, elle aurait réalisé d’autres ventes et elle doit démontrer le nombre de ventes additionnelles ainsi que le profit qu’elle aurait réalisé sur ces ventes. Je souscris également à l’argument d’Apotex suivant lequel les tribunaux ont refusé d’accorder des dommages‑intérêts pour manque à gagner lorsque le demandeur n’avait pas établi de lien de causalité entre la contrefaçon et son manque à gagner. […]

[97]  Comme je l’indique plus haut, la Cour fédérale aurait pu exposer plus en détail tous les éléments de preuve dont elle disposait concernant le monde réel, ainsi que la preuve d’expert produite relativement au « monde hypothétique ». La Cour fédérale a plutôt privilégié ce qu’elle considérait comme des questions plus déterminantes. Dans cette optique, je juge indiqué de citer les observations suivantes de notre Cour dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, qui sont particulièrement pertinentes :

[68]  Lorsqu’il est soutenu que le juge de première instance n’a pas appliqué les principes appropriés, le juge d’appel doit examiner la démarche du juge de première instance [en] se penchant de manière globale, dynamique et équitable [sur] les motifs présentés par la cour au regard du dossier dont il était saisie [sic]. Il arrive souvent que le juge de première instance ne formule pas de manière parfaitement précise ou encyclopédique les principes sur lesquels repose une affaire. Pourtant, dans un grand nombre de ces affaires, il ressort de l’examen global, dynamique et équitable de leurs motifs au regard du dossier qu’ils ont suivi tous les bons principes.

[69]  Il faut se rappeler que les motifs des juges – en particulier après des procès longs et complexes comportant de nombreuses questions en litige – sont souvent le produit d’une synthèse et d’une distillation. Lorsque vient le temps de rédiger les motifs d’une cause complexe, les juges de première instance « n’essaient pas de rédiger une encyclopédie où les plus petits détails factuels [pertinents] seraient consignés ». Plutôt, ils « examinent minutieusement des masses de renseignements et en font la synthèse, en séparant le bon grain de l’ivraie » et « en ne formulant finalement que les conclusions [...] les plus importantes et leurs justifications » : Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286, au paragraphe 50.

[98]  À la suite de l’examen global, dynamique et raisonnable des motifs de la Cour fédérale, selon moi, il ressort de la décision de 2014 que la Cour fédérale a retenu la thèse et la preuve d’expert de Lilly voulant qu’il existe une différence entre le fait d’entrer sur un marché non généricisé et le fait de rester dans un marché qui a déjà été généricisé (la décision, para 63).

[99]  À mon sens, il est également évident qu’en raison du poids accordé aux éléments de preuve au dossier en ce qui concerne le comportement réel d’Apotex avant qu’elle n’entre sur le marché en janvier 1997, la Cour fédérale était d’avis qu’Apotex aurait dû produire des preuves plus probantes pour la convaincre qu’elle aurait effectivement développé le procédé Lupin 2 avant d’entrer sur le marché en juin 1998, et non en janvier 1997.

[100]  Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, lorsqu’Apotex a pris la décision d’entrer sur le marché en janvier 1997, elle était au courant de l’observation faite par la juge Simpson dans sa décision portant sur l’avis de conformité de 1995 et aurait dû en tenir compte (voir le para 8 ci-dessus). De plus, selon la preuve, Apotex ne cherchait pas à obtenir une source d’approvisionnement non contrefaisante et elle n’était pas vraiment intéressée à le faire à l’époque (la décision de 2009, para 66 et 67).

[101]  Comme je le dis plus haut, la thèse d’Apotex s’appuyait sur ce qui s’était passé dans le monde réel, mais seulement après la contrefaçon. La présence de substituts génériques dans le marché du cefaclor battait alors son plein, et la concurrence avec Pharmascience était féroce. Vu ce contexte, la Cour fédérale semble avoir accordé peu d’importance à ce qu’Apotex a fait entre juillet 1997 (date du début des démarches de Me Fouillade) et mars 1998. Il en est ainsi parce qu’elle a accepté que les mesures ayant mené à la décision de commander le cefaclor Lupin 2 en mars 1998, ainsi que la décision elle-même, ne constituaient pas un indicateur valable de ce qui se serait produit dans le « monde hypothétique ». Je répète, selon la Cour fédérale, la décision de demeurer dans ce marché était différente de celle d’y entrer. La Cour fédérale a constaté que, pendant cette période, Apotex avait la motivation pour trouver un substitut non contrefaisant, mais cette motivation n’existait pas lorsqu’elle est entrée sur le marché en 1997 (décision de 2014, para 64). C’est dans ce contexte que la Cour fédérale recherchait des éléments de preuve convaincants de la part d’Apotex pour établir que, si elle n’avait pas utilisé le procédé contrefaisant en 1997, elle aurait cherché à obtenir un procédé non contrefaisant avant juin 1998 (décision de 2014, para 65). La Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve convaincants qu’Apotex souhaitait entrer sur le marché, plutôt que d’y rester, par des moyens légaux (décision de 2014, para 68).

[102]  Il est utile de reproduire la partie du paragraphe 68 de la décision de 2014 qui traite des éléments de preuve d’Apotex selon lesquels elle n’était pas motivée par la profitabilité (et partant n’a pas été influencée par l’absence de profitabilité) de ses produits cefaclor :

[…] Apotex a produit des éléments de preuve indiquant qu’elle ne réalisait pas d’analyse de rentabilité pour des produits individuels avant de les commercialiser, c’est pourquoi l’entrée sur le marché avec un Cefaclor légitime ne peut pas avoir été motivée par un avantage financier direct. Mis à part son désir général d’avoir sur le marché le plus grand nombre de produits pharmaceutiques possibles, la société n’a présenté aucun élément de preuve établissant que sa volonté d’ajouter le Cefaclor à son catalogue l’aurait incité[e] à chercher une méthode non contrefaite avant l’expiration du brevet.

[Non souligné dans l’original.]

[103]  Je dois signaler que, devant nous, Apotex a soutenu que la Cour fédérale avait retenu le témoignage de M. Fahner (selon lequel Apotex cherchait simplement à élargir son catalogue de produits) comme preuve de l’unique motivation d’Apotex en janvier 1997 ou après. Je ne suis pas d’accord. M. Fahner, qui était directeur des finances à l’époque, n’a pas pris part à la décision d’entrer sur le marché du cefaclor et d’y rester par la suite. Il a témoigné sur l’approche commerciale générale adoptée par Apotex en tant qu’organisation. Manifestement, si la profitabilité des produits individuels n’a jamais constitué un objectif, le catalogue entier d’Apotex pourrait ne rien valoir. Il est certain qu’il ne pouvait en être ainsi. Cela nous amène à la question de savoir pourquoi Apotex a mis l’accent sur la vente de cefaclor, car le produit arrivait à la fin de son cycle de popularité et il restait encore trois ans avant que les procédés brevetés puissent être (légalement) utilisés.

[104]  À mon avis, la Cour fédérale n’indique pas quel poids elle a accordé à la preuve présentée quant aux motivations ou aux raisons étayant les décisions commerciales d’Apotex; elle ne dit même pas si elle a jugé cette preuve crédible. Ce que je comprends, plutôt, c’est que la Cour fédérale a simplement signalé que, même s’ils étaient retenus, ces éléments de preuve ne portent pas sur la question de savoir si l’approche commerciale générale d’Apotex aurait motivé celle-ci à rechercher un SNC.

[105]  Si l’on considère que ces éléments de preuve établissent la motivation réelle de M. Sherman lorsqu’il a pris la décision d’entrer sur le marché en janvier 1997, ce n’était certainement pas suffisant pour l’inciter à rechercher un SNC avant d’entrer sur le marché.

[106]  En outre, Apotex a soutenu que la Cour fédérale avait commis une erreur de droit isolable en inversant et en alourdissant le fardeau de la preuve. À son avis, la Cour fédérale a commis une erreur en demandant à tort à Apotex de produire des éléments de preuve convaincants, alors que le fardeau aurait dû en incomber à Lilly.

[107]  Apotex a également soutenu que la Cour fédérale avait commis des erreurs manifestes et dominantes : 1° en accordant un poids insuffisant au comportement d’Apotex de septembre 1997 à juin 1998; 2o en n’ayant pas dûment tenu compte de tous les éléments de preuve qu’elle a présentés. Apotex affirme que rien n’étayait la distinction faite par la Cour fédérale entre la décision d’entrer sur le marché et la décision d’y rester dans les circonstances particulières de l’espèce. S’appuyant principalement sur les témoignages de M. Fahner et de M. Aidan Hollis, Apotex soutient que, n’eût été son erreur fondamentale en ce qui concerne le fardeau de la preuve, la Cour fédérale ne pouvait que conclure qu’Apotex aurait fait son entrée sur le marché en juin 1998 avec la mise en marché de son cefaclor Lupin 2.

[108]  On ne m’a pas convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur de droit isolable. Je conviens que, lorsqu’ils sont interprétés hors contexte, les mots « le fardeau de la preuve incombe toujours à Apotex de prouver, selon la prépondérance de[s] probabilité[s], qu’elle serait entrée sur le marché avec un Cefaclor non contrefait avant l’expiration des brevets » semblent problématiques (décision de 2014, para 62). Or, ces mots doivent être interprétés de concert avec la mention expresse de la Cour fédérale selon laquelle c’est bel et bien Lilly qui avait le fardeau d’établir sa perte dans le « monde hypothétique » (lien de causalité). Le problème réside dans la forme de cette partie des motifs plutôt que dans le fond. Le tout aurait été plus clair si la Cour fédérale avait répété que le fardeau de la preuve incombait à Lilly et qu’elle retenait la thèse et les éléments de preuve de Lilly quant à savoir si elle aurait exercé un monopole dans le « monde hypothétique » du marché mondial du cefaclor (décision de 2014, para 63, 64 et 71). C’est alors que le fardeau est passé à Apotex, qui devait prouver qu’elle aurait fait son entrée sur le marché en juin 1998, même si elle n’est pas effectivement entrée sur le marché avec du cefaclor Lupin 2 à cette époque (dans le monde réel).

[109]  En outre, selon moi, la question de savoir à qui incombe le fardeau de la preuve dans le cadre d’analyse du lien de causalité que présente le « monde hypothétique » n’a pas pu jouer un rôle important dès lors que la Cour a retenu comme un fait établi que la décision d’entrer sur le marché était différente de celle qu’a prise Apotex lorsqu’elle a conclu l’accord de 1998 et est restée sur le marché en commercialisant le cefaclor Lupin 2 jusqu’à une certaine date en 1999. Ce fait a manifestement été accepté par la Cour fédérale.

[110]  Je passe maintenant à l’argument suivant, qui conteste directement cette dernière conclusion de fait. J’ai examiné attentivement tous les arguments et tous les éléments de preuve présentés par Apotex dans son volumineux sommaire (partie II) visant à établir des erreurs manifestes et dominantes par le juge des faits. J’ai également tenu compte des éléments de preuve mentionnés par Lilly. Bien entendu, lors de mon examen, j’ai gardé à l’esprit la trame factuelle mentionnée dans mes motifs et présentée dans la décision de 2009. J’en suis venue à la conclusion qu’Apotex nous demande simplement d’examiner à nouveau tous les éléments de preuve et de devenir le juge des faits. Il convient de répéter que ce n’est pas notre rôle; je suis en outre tout à fait convaincue qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve sur lesquels la Cour fédérale pouvait fonder ses conclusions de faits.

[111]  Je note qu’Apotex a inclus dans son sommaire un argument qu’elle n’a pas présenté à la Cour fédérale. Selon Apotex, la Cour fédérale aurait dû tenir compte du fait que, lorsqu’Apotex a commercialisé son cefaclor sous forme de suspension en 1998, elle a en fait pris une décision qui s’apparente à une décision d’entrer sur le marché. On peut difficilement reprocher à la Cour fédérale de ne pas avoir expressément examiné cet argument, étant donné qu’il ne lui avait pas été présenté. Comme je l’ai signalé dernièrement à l’occasion d’une autre affaire portant sur une question de brevet, Bombardier Produits récréatifs Inc. c. Arctic Cat, Inc., 2018 CAF 172, au paragraphe 94, une partie doit faire valoir ses meilleures thèses devant le juge de première instance; il est inopportun de formuler de nouveaux points de vue sur la preuve en appel.

[112]  J’en arrive maintenant au dernier argument d’Apotex, un autre qu’elle n’avait pas présenté en tant que tel à la Cour fédérale, à l’exception de la partie qui se fonde sur le libellé de la décision de 2009. Selon Apotex, c’est une erreur de droit que d’accorder des dommages-intérêts pour des ventes perdues en raison de la présence de produits non contrefaisants parce que ces ventes ne tombent pas sous le coup de la Loi sur les brevets, sont trop éloignées et ne sont pas envisagées dans la décision de 2009.

[113]  Je ne suis pas convaincue par cette tentative d’Apotex d’assimiler les dommages-intérêts accordés à l’égard de certaines ventes à des dommages-intérêts découlant d’actes non contrefaisants. Tel que je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a correctement défini sa mission : établir la perte subie par le breveté en raison de la contrefaçon, et ses conclusions visaient à faire état de tous les dommages subis en raison de la contrefaçon pour l’application du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets.

[114]  Je comprends la stratégie d’Apotex en ce qui concerne la qualification de cette portion des dommages-intérêts. Elle visait à provoquer une réaction naturelle chez tout juriste spécialisé en droit des brevets le poussant à défendre vigoureusement le droit de quiconque d’utiliser des produits non contrefaisants avant ou après l’expiration d’un brevet. Mais une fois passée la réaction initiale et quasi émotive, tous ces juristes seront d’accord (notamment ceux qui représentent Apotex) pour dire qu’au Canada, il y a des cas où les ventes légales donnent lieu en effet à des dommages-intérêts parce qu’elles découlent de ventes illégales. Effectivement, la perte de certaines ventes peut constituer un « dommage » pour l’application du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets – même s’il s’agit de ventes de produits non contrefaisants (entrée accélérée ou effet de tremplin) ou de ventes de composants non contrefaisants – lorsque le juge constate que ce dommage découle de ventes de produits contrefaisants ou de composants contrefaisants (voir p. ex. Colonial Fastener Co. Ltd. c. Lighting Fastener Co. Ltd., [1937] S.C.R. 36, à la p. 41; Beloit Canada Ltd. c. Valmet-Dominion Inc. [1997] 3 C.F. 497, p. 551 (C.A.F.); Bourgault Industries Ltd. c. Flexi-Coil Ltd., 1998 CanLII 7338 (C.F.), para 183, conf. par 1999 CanLII 7650 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, no 27273 (le 23 mars 2000); JAY-LOR International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358, para 198; Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2013 CF 751, para 200 à 205 [Merck], conf. par 2015 CAF 171, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, no 36655 (le 14 avril 2016)). Il n’existe pas d’exclusion absolue au Canada en ce qui concerne les dommages-intérêts pour la vente de produits ou de composants non contrefaisants.

[115]  Comme je le mentionne plus haut, Apotex ne conteste pas ce fait, mais elle cherche néanmoins à distinguer la jurisprudence citée, soutenant qu’elle était conforme au principe de l’éloignement du dommage, alors qu’il n’est pas en jeu en l’espèce.

[116]  Lors de l’audition de l’appel devant nous, Apotex a axé sa plaidoirie particulièrement sur une affaire américaine : DSU Med. Corp. c. JMS Co., Ltd., 296 F. Supp. 2d 1140 (N.D. Cal. 2003) [la décision DSU], confirmée dans la décision d’appel portant sur la décision finale qui incluait, notamment les conclusions relatives à la preuve, 471 F. 3d 1293 (C.A. Fed. Cir. 2006).

[117]  Je remarque qu’Apotex a reconnu que, malgré sa recherche exhaustive de la jurisprudence américaine, la décision DSU était la seule jurisprudence qu’elle avait pu trouver à l’appui de son point de vue. Il n’est pas controversé que cette jurisprudence n’avait jamais été mentionnée ni invoquée à l’appui de la thèse particulière présentée par Apotex.

[118]  Dans la décision DSU, la Cour de district des États-Unis a déclaré irrecevable un rapport d’expert parce que la méthodologie proposée exigeant notamment [traduction« des conditions hypothétiques dans des contrats hypothétiques n’était pas fondée sur un principe de droit établi et était beaucoup trop éloignée sur le plan des faits pour satisfaire aux paramètres établis en matière de contrefaçon de brevet pouvant ouvrir droit à indemnisation ». Elle a conclu qu’un contrat à long terme futur, qui prévoyait expressément l’achat d’un véritable SNC (un autre type d’aiguille à injection), ne pouvait pas donner lieu à une perte indemnisable.

[119]  De l’avis d’Apotex, en l’espèce ce trait devrait être tiré comme politique générale. Selon elle, la Cour fédérale aurait dû exclure les ventes perdues en raison des produits de cefaclor Lupin 2 parce que ce dommage est trop éloigné pour ouvrir droit à indemnisation.

[120]  Toutefois, comme je le note au paragraphe 112, Apotex n’a jamais soulevé l’éloignement devant la Cour fédérale. Elle s’est plutôt fondée sur le fait que, dans la décision de 2009, la Cour fédérale avait fait référence aux ventes directement perdues en raison de la contrefaçon par Apotex. Elle a souligné que, saisie de faits semblables à l’occasion de l’affaire Merck, la Cour fédérale avait écarté toutes les ventes non contrefaisantes, déclarant que la question avait été réglée à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité (voir Merck, para 117).

[121]  Le juge de la Cour fédérale a examiné cet argument au paragraphe 15 de ses motifs. Je suis d’accord pour dire que la thèse reposant sur une interprétation littérale du texte de la décision de 2009 (voir le para 652) est dénuée de fondement. À l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour restreindre la portée des dommages-intérêts prévus par le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Ce n’était tout simplement pas son rôle. Les termes utilisés devaient être interprétés au regard de ce que la Cour devait décider et du fait que c’était le juge du renvoi qui devait déterminer quelles ventes avaient été perdues à cause de la contrefaçon. Je ne peux tout simplement pas souscrire à l’interprétation avancée par Apotex.

[122]  Cela dit, la Cour fédérale est censée être entièrement au fait des principes de droit applicables à l’évaluation des dommages-intérêts dans les actions en contrefaçon de brevets. Il est effectivement évident, en l’espèce, que tel était le cas. Notamment, la Cour fédérale a renvoyé expressément à la page 452 d’un arrêt britannique important, Gerber Garment Technology, Inc. c. Lectra Systems Ltd., [1997] R.P.C. 443 (C.A. Civ) [Gerber], qui consacre les principes qui s’appliquent également au Canada, notamment celui portant sur l’examen de l’éloignement. L’arrêt Gerber a fait jurisprudence et a été cité tant dans la doctrine que dans la jurisprudence. Il porte expressément sur la vente de marchandises liées (Gerber, p. 453 à 455), qui peuvent également entraîner au Canada des dommages-intérêts pour contrefaçon, malgré le fait qu’elles ne sont pas visées comme telles par le monopole accordé par le brevet.

[123]  Dans la jurisprudence portant sur les brevets, pharmaceutiques en particulier, la prévisibilité du dommage et, de façon plus générale, l’éloignement du dommage posent rarement problème. Ainsi, lorsque la question de l’éloignement se pose, il faut la soulever le plus tôt possible. Sinon, on pourrait en conclure qu’il ne s’agit pas d’une question pertinente ou qu’on a renoncé à faire valoir cet argument.

[124]  De plus, même si l’éloignement soulève une question de droit, elle est étroitement tributaire des faits particuliers de chaque affaire. La conclusion de droit dépend des conclusions de fait du tribunal. C’est à la lumière de ces faits qu’il détermine l’ampleur des pertes découlant du comportement répréhensible.

[125]  À mon avis, le lien ici (étant donné qu’aucune vente de produit Lupin 2 n’aurait eu lieu avant juillet 2000) est direct, et les répercussions découlent carrément du comportement répréhensible.

[126]  Encore une fois, je souligne que les circonstances de cette affaire sont assez particulières. C’est pourquoi je dis au tout début de mes motifs qu’à mon avis, il ne serait pas avisé de tenter de tirer un trait pour définir une politique plus précise que celle établie par la Cour suprême du Canada. Je n’ai donc pas l’intention de faire d’autres observations sur la décision DSU, car à mon avis elle ne nous permet pas de trancher la question dont nous sommes saisis.

[127]  Vu les circonstances inhabituelles de la présente affaire, je ne peux conclure que la Cour fédérale a commis une erreur en reconnaissant un dommage trop éloigné pour donner droit à l’indemnisation. Compte tenu des conclusions de fait de la Cour fédérale, les dommages-intérêts accordés pour les ventes effectivement perdues à cause de la contrefaçon étaient justes et proportionnés au comportement répréhensible.

D.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en fixant le taux de redevance raisonnable?

[128]  Je passe ensuite à la question des redevances.

[129]  Il ressort du calcul postérieur à l’instruction fourni à la Cour fédérale (dossier d’appel, vol. 83, onglet 418) que des redevances sur 1 147 kg de cefaclor en vrac au taux de 1 500 $ CAN/kg, soit 1 720 000 $ au total ont été accordés à Lilly. Le montant des redevances était fondé sur les calculs de M. Harington, l’expert en juricomptabilité cité par Apotex, que la Cour fédérale a acceptés quant à la quantité de cefaclor qui serait assujetti à une redevance. Cette quantité représentait le volume total de matériel contrefaisant importé et accepté par Apotex avant le 19 avril 2000, moins les déductions apportées par M. Harington dans son rapport, dont le produit utilisé à l’usage expérimental (187 kg) (voir la pièce RX-157, dossier d’appel, vol. 41, onglet 170, à la p. 12068).

[130]  Après avoir examiné le rapport de M. Harington, je ne vois pas très bien ce que cette quantité assujettie aux redevances engloberait exactement. Selon les observations d’Apotex présentées à l’audience devant nous, elle comprendrait 344 kg de cefaclor exporté par Apotex, ainsi que du cefaclor importé qui n’avait jamais été comptabilisé dans les ventes perdues à cause du gaspillage et d’autres raisons, dont plusieurs sont nébuleuses. Néanmoins, je ne crois pas qu’il soit pertinent de commenter davantage le débat qui a eu lieu devant nous à cet égard, car ce n’est pas nécessaire pour rendre une décision dans le cadre du présent appel (dossier d’appel, volume 83, onglet 418, p. 25572 (confidentiel)).

[131]  Tel que mentionné, il n’était pas controversé entre les parties — et la Cour fédérale l’a très bien compris — que le breveté a droit à une redevance raisonnable à l’égard des ventes effectuées par le contrefacteur que le breveté n’aurait pas faites. À cet égard, le délit créé par l’article 55 de la Loi sur les brevets s’apparente au délit d’intrusion : même si le propriétaire du bien (en l’espèce la propriété intellectuelle incorporelle établie par le brevet) peut ne pas être en mesure de faire la preuve qu’il a effectivement subi une perte, il a droit à une forme de dédommagement parfois appelé droits d’utilisation (voir p. ex. Stoke-on-Trent City Council v. W & J Wass Ltd., [1988] 3 All ER 394, aux p. 398 et 399 (C.A. Civ.)).

[132]  C’est dans le cadre de la détermination du taux de redevance raisonnable que le juge doit concevoir des négociations hypothétiques entre les parties. La négociation hypothétique en vue d’obtenir une licence, qui, dans une certaine mesure, ressemble aux négociations qui ont lieu dans la réalité, intervient une seule fois, juste avant le premier acte de contrefaçon (Merck, para 157).

[133]  Apotex a soutenu que, puisque la négociation porte sur le matériel contrefaisant qui n’aurait pas emporté de ventes par Lilly, la Cour doit tenir compte de la date de la première contrefaçon à laquelle de telles redevances s’appliqueraient plutôt que de la date de la toute première contrefaçon. Lors de l’audience devant nous, lorsqu’il a été demandé à Apotex de trouver et de confirmer la date qui lui semblait pertinente, elle a reconnu que la première vente contrefaisante à laquelle la redevance devait s’appliquer remontait à janvier 1997. C’est également à cette époque qu’Apotex est entrée sur le marché pour la première fois et a effectué sa première vente. Il n’est donc pas nécessaire de traiter davantage de cette question.

[134]  Pour concevoir la négociation hypothétique unique, il est habituellement nécessaire de tenir compte des pratiques et des méthodes d’octroi de licences qui sont généralement acceptées et appliquées en fonction des éléments de preuve présentés. Bien que certaines méthodes aient été préconisées dans diverses affaires, il n’existe aucune méthode passe-partout, et le choix de la méthode dépend des circonstances particulières à chaque affaire et des éléments de preuve devant le tribunal (voir notamment General Tire and Rubber Co. c. Firestone Tyre and Rubber Co. Ltd., [1975] 2 All ER 173, aux p. 178–180 (H.L.); voir également AlliedSignal au para 203). C’est pour cette raison que l’on ne peut soutenir de manière convaincante que la Cour fédérale a commis une erreur de droit pour n’avoir pas retenu la même méthode que dans une autre affaire.

[135]  Dans la présente affaire, les deux parties ont présenté de la preuve d’expert. Apotex s’est appuyée sur le témoignage et le rapport de M. Roy Weinstein, tandis que Lilly, sur ceux de M. Raymond S. Sims. Le rôle de M. Harington, plus limité, consistait principalement à appliquer le taux proposé par M. Weinstein aux quantités ainsi qu’aux autres calculs de la perte décrits dans son rapport (voir la pièce RX-157, dossier d’appel, vol. 41, onglet 170, à la p. 12067).

[136]  En outre, Apotex attire notre attention sur ce qu’elle qualifie d’erreur fondamentale dans l’analyse de la Cour fédérale. Elle soutient que la Cour fédérale n’a pas prêté aux parties aux négociations hypothétiques la connaissance qu’elles négociaient sur des ventes contrefaisantes que Lilly ne réaliserait jamais (sommaire de l’argumentation d’Apotex – Partie IV, p. 4). De l’avis d’Apotex, la négociation hypothétique doit tenir compte du fait qu’Apotex disposait d’un SNC, de sorte que Lilly aurait compris qu’elle accordait une licence à Apotex pour réaliser des ventes de cefaclor que Lilly n’aurait de toute façon pas réalisées.

[137]  Je rejette la thèse voulant que la Cour fédérale ait commis une erreur de droit isolable. En effet, il ressort clairement du paragraphe 99 des motifs de la Cour fédérale qu’elle savait qu’elle devait tenir compte de tous les faits et circonstances pertinents, notamment « la disponibilité de procédés de substitution au procédé breveté ».

[138]  Au contraire, les conclusions finales de la Cour fédérale étaient fondées sur son appréciation des preuves dont elle était saisie, notamment celle de l’expert d’Apotex, M. Weinstein. Aux paragraphes 99 et 101 de ses motifs, la Cour fédérale a souligné que l’approche de M. Weinstein était trop simpliste et qu’elle ne tenait pas compte de tous les faits et circonstances pertinents de la situation en cause. Elle a également rejeté cet avis d’expert au motif que sa conclusion supposait qu’un SNC était disponible en janvier 1997. Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale n’était pas convaincue qu’il avait été prouvé qu’un tel SNC « aurait pu » avoir été utilisé à cette époque.

[139]  En fait, vu l’ensemble des preuves dont elle disposait, la Cour fédérale n’aurait pu conclure que Lupin pouvait produire la quantité nécessaire de cefaclor Lupin 2 à une quelconque époque avant qu’Apotex n’entre sur le marché. Il n’existait tout simplement aucun élément de preuve à cet égard.

[140]  Par conséquent, rien ne justifie une intervention de notre Cour quant à l’évaluation du témoignage de M. Weinstein par la Cour fédérale. Encore une fois, et pour des raisons expliquées aux paragraphes 84 à 91, Apotex n’a pas réussi à faire la preuve que la Cour fédérale avait commis une erreur manifeste et dominante en arrivant à sa conclusion quant à la capacité de Lupin de fabriquer le cefaclor Lupin 2 à partir de janvier 1997.

[141]  Les autres arguments soulevés par Apotex au sujet du taux de redevance lui-même concernent tous le fait que, de l’avis d’Apotex, le montant de la redevance ne tient pas la route sur le plan financier. En gros, Apotex nous demande d’évaluer à nouveau la preuve d’expert ainsi que les autres preuves dont la Cour fédérale était saisie. Inutile de dire, encore une fois, que là n’est pas le rôle de notre Cour.

[142]  Comme je le dis plus haut, la conception par la Cour fédérale d’une négociation hypothétique n’a pas besoin d’être parfaite. En effet, dans les affaires de contrefaçon, les dommages-intérêts sont notoirement difficiles à calculer; c’est particulièrement le cas dans l’élaboration de « mondes hypothétiques » qui comportent plus d’un scénario hypothétique. Dans ce contexte, il devient approprié d’effectuer la remise en l’état [traduction] « par le recours à une imagination rationnelle et une détermination approximative », pour citer les motifs de la Chambre des lords dans une affaire de brevet datant du début du vingtième siècle (Watson, Laidlaw & Co. Ltd. v. Pott, Cassels and Williamson (1914), 31 R.P.C. 104, p. 118; voir également les motifs de la Cour au sujet du principe de la « détermination approximative » dans Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33, aux paragraphes 32 à 36, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, no 38033 (le 11 novembre 2018)).

[143]  Dans cet esprit, je ne suis pas convaincue qu’il n’était pas loisible à la Cour fédérale d’arriver à la conclusion qu’elle a tirée au vu des circonstances spéciales de cette affaire. Le taux choisi était, en effet, élevé, mais il n’existait pas de SNC à l’époque pertinente et la prime qu’Apotex semblait être disposée à payer lorsqu’elle a commandé le cefaclor Lupin 2 dans le monde réel était également élevée. Il n’y a aucune preuve qu’Apotex ait même tenté de négocier afin de réduire le montant de cette prime après que Lupin l’eut d’abord proposé.

E.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que Lilly avait droit aux intérêts intégrés aux dommages-intérêts?

[144]  Je me penche ensuite sur la dernière question en litige, celle de l’octroi d’intérêts intégrés aux dommages-intérêts. Comme je l’expliquerai, cette question a été mal tranchée par la Cour fédérale. Plus particulièrement, la Cour fédérale a commis une erreur en s’appuyant sur une présomption qui a déchargé Lilly du fardeau de prouver sa perte quant à l’intérêt composé.

(1)  Cadre législatif

[145]  Avant de discuter les arguments dont nous sommes saisis, il est utile de rappeler l’interaction entre l’article 36 de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets afin de comprendre la distinction entre les conclusions relatives aux intérêts dans la décision de 2009 et dans la décision de 2014. Le paragraphe 36(2) et les alinéas 36(4)b) et f) de la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, sont reproduits dans l’annexe aux présents motifs.

[146]  L’article 36 de la Loi sur les Cours fédérales porte sur l’octroi d’intérêts avant jugement par la Cour fédérale. Le paragraphe 36(2) régit l’octroi d’intérêts avant jugement dans une instance où les faits générateurs sont survenus, comme en l’espèce, dans plus d’une province ou à l’extérieur d’une province. Pour sa part, le paragraphe 36(5) de la même loi confère à la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire lui permettant de, « […] si elle l’estime juste compte tenu de la fluctuation des taux d’intérêt commerciaux, du déroulement des procédures et de tout autre motif valable, refuser l’intérêt ou l’accorder […] ». Toutefois, le paragraphe 36(4) établit les limites et les circonstances dans lesquelles les intérêts ne peuvent être accordés sous le régime du paragraphe 36(2). En particulier, l’alinéa 36(4)b) prévoit qu’une partie a droit à un intérêt simple plutôt qu’à un intérêt composé (Apotex Inc. c. Merck & Co., 2006 CAF 323, para 137 à 144). L’alinéa 36(4)f) prévoit : « Il n’est pas accordé d’intérêts […] si le droit aux intérêts a sa source ailleurs que dans le présent article. »

[147]  Ces dispositions ne sont pas inhabituelles. Elles sont presque identiques à celles qui figurent dans les diverses lois en vigueur dans d’autres juridictions au Canada, au Royaume-Uni et en Australie. De telles dispositions étaient en cause dans la jurisprudence à laquelle je fais référence dans mon analyse, notamment : Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43 [l’arrêt Banque d’Amérique]; Hungerfords v. Walker, [1989] HCA 8 [Hungerfords]; Sempra Metals Ltd. (formerly Metallgesellschaft Ltd.) v. Inland Revenue Commissioners, [2007] UKHL 34 [Sempra]. Comme il ressort de cette jurisprudence et de la décision de 2009, ces dispositions n’excluent pas l’octroi d’intérêts composés en cas de rupture de contrat ou de délit (voir p. ex. Sempra au para 100; Parabola Investments Ltd. v. Browallia Cal Ltd., [2010] EWCA Civ 486, para 54). Les intérêts font donc partie de l’ensemble des dommages-intérêts accordés en vertu de la common law ou, comme en l’espèce, en vertu du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets.

[148]  À l’étape portant sur les questions relatives à la responsabilité de l’action en contrefaçon de Lilly, la Cour fédérale n’avait pas pour mission de fixer les dommages-intérêts; en fait, même le droit de Lilly de choisir sa forme d’indemnisation a été contesté. Les arguments portaient plutôt sur le droit fondamental de Lilly de demander qu’on lui accorde des intérêts composés même. Toutefois, il n’était pas controversé que les intérêts, composés ou autres, étaient possibles dans le cadre d’une comptabilisation des profits (jugement de 2009, p. 363, para 5).

[149]  Lorsque la procédure est scindée, à moins qu’il n’ait été convenu que le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 36(2) doive être exercé à l’étape du renvoi, la Cour doit l’exercer à l’étape de l’instruction portant sur les questions relatives à la responsabilité sans savoir au préalable si l’alinéa 36(4)b) s’applique, étant donné que la Cour ne sait pas si des intérêts seront intégrés aux dommages-intérêts. Ainsi, dans la décision de 2009, la Cour fédérale devait au moins déterminer s’il était possible en droit d’accorder des intérêts intégrés aux dommages-intérêts dans la présente affaire (alinéa 36(4)f)). Elle était convaincue que, lorsque la pleine indemnisation appelle l’octroi d’intérêts composés sous le régime du paragraphe 55(1) (demande de dommages-intérêts), il était loisible à la Cour fédérale de les adjuger dans la décision de 2014.

[150]  Ainsi, lorsque la Cour fédérale a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 36(2) de la Loi sur les Cours fédérales, elle a expressément indiqué, dans le jugement de 2009 (p. 363, para 4), que les intérêts avant jugement sur les dommages-intérêts (si ces derniers étaient choisis) ne s’appliqueraient pas si la Cour fédérale accordait à Lilly d’autres intérêts intégrés aux dommages-intérêts à l’étape du renvoi.

[151]  La décision de 2009 n’a pas été infirmée en appel et est de ce fait définitive. À mon avis, il n’était donc pas loisible à Apotex de soutenir que le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets ne permettait pas l’octroi d’intérêts composés.

[152]  Par conséquent, dans la décision de 2014, dont nous sommes saisis en appel, la Cour fédérale devait déterminer si une indemnisation complète nécessitait l’octroi d’intérêts intégrés aux dommages-intérêts en raison du comportement répréhensible faisant l’objet du présent litige. Certes, la Cour fédérale aurait pu conclure qu’il n’était pas nécessaire d’accorder d’autres intérêts pour indemniser entièrement Lilly. Or, elle n’était aucunement limitée quant à l’octroi d’intérêts (simples ou composés) qu’elle jugeait indiqués à la lumière de la preuve dont elle disposait.

(2)  L’octroi d’intérêts

[153]  Pour que soit tranchée cette question, on a saisi la Cour fédérale d’éléments de preuve dans le but de justifier la demande quant à l’octroi d’intérêts intégrés aux dommages-intérêts. Deux témoins des faits ont déposé pour Lilly, et les deux parties ont fourni une preuve d’expert (par la voie de rapports et de témoignages), en plus de considérables données financières (constituées notamment de formulaires 10-K déposés à la U.S. Securities and Exchange Commission, ainsi que d’états financiers). Si la Cour fédérale avait accordé des intérêts composés intégrés aux dommages-intérêts à la seule lumière de son évaluation de ces éléments de preuve, Apotex aurait eu du mal à nous convaincre d’intervenir car il lui eût fallu nous convaincre que l’évaluation de la Cour fédérale était viciée d’une erreur manifeste et dominante.

[154]  Toutefois, ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées.

[155]  La Cour fédérale a tout d’abord noté que, pour établir le droit de Lilly aux intérêts composés, Lilly n’était pas tenue de prouver avec exactitude comment elle aurait utilisé les profits perdus en raison des actions du contrefacteur (décision de 2014, para 118). Mais après avoir cité en l’approuvant un passage tiré du traité de S. M. Waddams The Law of Damages, 3e éd. (Aurora, Ont., Canada Law Book, 1997, cité au paragraphe 37 de l’arrêt Banque d’Amérique), indiquant qu’aucune règle ne fait obstacle en principe à l’octroi, par le juge, d’intérêts composés, la Cour fédérale a ajouté :

J’irais même plus loin pour dire que, dans le monde d’aujourd’hui, il faut présumer qu’un demandeur aurait gagné de l’intérêt composé sur les fonds dus et que c’est justement ce que fait un défendeur au cours de la période pendant laquelle il retient les fonds.

[Non souligné dans l’original.]

[156]  Je suis d’accord avec Apotex pour dire que tel n’est pas l’état du droit au Canada, ni même dans d’autres pays du Commonwealth comme le Royaume-Uni, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.

[157]  Certes, il peut y avoir une présomption dans certains cas où joue l’equity; voir p. ex. Whitefish Lake Band of Indians v. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, au para 49. Certes, même si tel était le cas, la common law diffère nettement de l’equity sur ce point. Ni l’arrêt Banque d’Amérique ni l’arrêt Sempra – ni aucune autre jurisprudence au Canada ou ailleurs – n’a fait allusion à une telle présomption générale concernant les intérêts composés, que de tels intérêts représentent simplement la valeur temporelle de l’argent dû ou servent à compenser la perte d’une occasion particulière.

[158]  Au contraire, il ressort clairement des paragraphes 53 à 55 de l’arrêt Banque d’Amérique et des paragraphes 94 à 97 de l’arrêt Sempra, ainsi que de la jurisprudence dont nous sommes saisis qui applique ces deux arrêts, que la perte d’intérêts doit être prouvée au même titre que toute autre forme de perte ou de dommage.

[159]  La Cour fédérale a peut-être estimé, compte tenu des nombreuses observations jurisprudentielles – émanant notamment des plus hautes juridictions au Canada, au Royaume-Uni et en Australie – qu’il est irréaliste ou même injuste de ne pas accorder des intérêts composés dans le monde d’aujourd’hui (voir Banque d’Amérique au para 44, Sempra aux para 51et 52 et Hungerfords (mentionné dans Banque d’Amérique) aux para 36, 39 et 41). Il était effectivement loisible à la Cour fédérale de l’indiquer expressément. Cependant, comme notre Cour, le juge des faits ne peut pas simplement faire fi des règles de droit énoncées par la Cour suprême du Canada. Il ne fait aucun doute que, jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada modifie l’état de la common law sur cette question, Lilly doit prouver la perte qu’elle allègue avoir subie en ce qui concerne la valeur temporelle de l’argent.

[160]  Même si notre Cour disposait d’une jurisprudence plus exhaustive et diversifiée sur la question que celle dont disposait la Cour fédérale à l’époque, il n’en demeure pas moins que faute d’une évaluation par le juge des faits des éléments de preuve avancés par les parties, il serait mal avisé et non indiqué de trancher cette question en appel.

[161]  Bien que la jurisprudence donne divers exemples du type de preuve exigé dans des cas particuliers, aucun de ces exemples n’est, à mon avis, concluant dans le cadre de la présente affaire. Il incombera à la Cour fédérale de décider si le fardeau de la preuve est acquitté, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la taille et le type de sociétés en cause, l’importance relative des pertes subies par de telles sociétés de grande taille, les longueurs de l’instance, notamment l’incidence possible de ces longueurs sur la possibilité de produire des éléments de preuve plus précis et les inférences pouvant être tirées, etc. Une telle démarche va bien au-delà de ce qu’une juridiction d’appel devrait faire.

[162]  Je remarque également que le taux retenu par la Cour fédérale a été contesté devant nous. Le raisonnement ayant mené à ce taux, applicable à tous les dommages-intérêts, et calculé en fonction du taux annuel de profit sur les ventes du demandeur canadien, est loin d’être évident à mes yeux. Lilly n’a invoqué aucun précédent de l’octroi d’un tel taux. Je ne comprends pas pourquoi ce scénario a été privilégié. Comme la Cour fédérale devra réexaminer la partie de la demande relative à la valeur temporelle de l’argent dans la présente affaire, il sera important qu’elle explique plus en détail sa conclusion quant au taux applicable, s’il en est. Je remarque en outre qu’Apotex a déjà payé intégralement les dommages-intérêts à Lilly. Par conséquent, si le montant des nouveaux dommages-intérêts est inférieur à celui des premiers, la Cour fédérale devra déterminer le taux d’intérêt applicable au remboursement que devra effectuer Lilly.

[163]  Enfin, en ce qui concerne la question fiscale soulevée par Apotex, je comprends que Lilly était d’avis que l’impôt serait payé sur l’indemnité accordée. La Cour fédérale n’a pas ordonné de déduction fiscale particulière parce qu’elle aurait été obligée de se livrer à des conjectures. Elle a également conclu que le défaut d’effectuer une telle déduction aux fins de l’impôt n’emporterait pas de surcompensation en l’espèce (décision de 2014, para 119). Apotex n’est pas d’accord et a soutenu qu’il ne lui incombait pas d’établir l’incidence fiscale en jeu. Apotex a raison de dire que, logiquement, les intérêts ne doivent être gagnés que sur les fonds nets susceptibles d’être utilisés par Lilly. Or, je ne suis pas en mesure de décider s’il y aurait surcompensation en l’espèce. En outre, il pourrait s’agir d’une question théorique si la Cour fédérale, au moment du réexamen, n’était pas convaincue par la preuve – sans la présomption sur laquelle elle s’était fondée ‑ de l’opportunité d’accorder des intérêts composés. Bref, la Cour fédérale, dans son réexamen de la question des intérêts dans son ensemble, accordera à ce facteur la pondération qu’elle estime indiquée. Je m’attendrais également à une explication plus complète du rôle du fardeau de la preuve à cet égard.

V.  Conclusion

[164]  Compte tenu de ce qui précède, je propose que l’appel soit rejeté, sauf en ce qui concerne l’octroi d’intérêts intégrés aux dommages-intérêts. L’affaire doit être renvoyée au juge Zinn pour réexamen de cette seule question. Compte tenu de l’issue de l’appel, je propose également que chaque partie assume ses propres dépens.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Mary J. L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord

J. B. Laskin, j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste
ANNEXE

Loi sur les brevets, L.R.C., 1985, c. P-4

[…]

[…]

Procédures judiciaires relatives aux brevets

Legal Proceedings in Respect of Patents

[…]

[…]

Contrefaçon

Infringement

[…]

[…]

Contrefaçon et recours

Liability for patent infringement

55 (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet

55 (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7

[…]

[…]

Intérêt avant jugement — Fait non survenu dans une seule province

Prejudgment interest — cause of action outside province

36 (2) Dans toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale et dont le fait générateur n’est pas survenu dans une province ou dont les faits générateurs sont survenus dans plusieurs provinces, les intérêts avant jugement sont calculés au taux que la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, estime raisonnable dans les circonstances et :

36 (2) A person who is entitled to an order for the payment of money in respect of a cause of action arising outside a province or in respect of causes of action arising in more than one province is entitled to claim and have included in the order an award of interest on the payment at any rate that the Federal Court of Appeal or the Federal Court considers reasonable in the circumstances, calculated

a) s’il s’agit d’une créance d’une somme déterminée, depuis la ou les dates du ou des faits générateurs jusqu’à la date de l’ordonnance de paiement;

(a) where the order is made on a liquidated claim, from the date or dates the cause of action or causes of action arose to the date of the order; or

b) si la somme n’est pas déterminée, depuis la date à laquelle le créancier a avisé par écrit le débiteur de sa demande jusqu’à la date de l’ordonnance de paiement.

(b) where the order is made on an unliquidated claim, from the date the person entitled gave notice in writing of the claim to the person liable therefor to the date of the order.

[…]

[…]

Exceptions

Exceptions

36 (4) Il n’est pas accordé d’intérêts aux termes du paragraphe (2) :

36 (4) Interest shall not be awarded under subsection (2)

[…]

[…]

b) sur les intérêts accumulés aux termes du présent article;

(b) on interest accruing under this section;

[…]

[…]

f) si le droit aux intérêts a sa source ailleurs que dans le présent article.

(f) where interest is payable by a right other than under this section.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DU JUGE ZINN DU 23 JANVIER 2015, NO T-1321-97

DOSSIER :

A-64-15

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. ELI LILLY AND COMPANY ET ELI LILLY CANADA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 17 ET 18 SeptembRE 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 NOVEMbRE 2018

 

COMPARUTIONS

Harry B. Radomski

Jordan Scopa

 

POUR L’APPELANTE

 

Anthony G. Creber

Marc Richard

Adam Heckman

POUR LES INTIMÉES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

Gowling WLG (Canada) LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.