Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20040527

Dossier : A-523-03

Référence : 2004 CAF 204

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                                           TIMOTHY LINCOLN

                                                                                                                                               appelant

                                                                            et

                                                             BAY FERRIES LTD.

                                                                                                                                                  intimée

                               Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 26 avril 2004

                                      Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 mai 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE STONE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                               LE JUGE EVANS


Date : 20040527

Dossier : A-523-03

Référence : 2004 CAF 204

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                                             TIMOTHY LINCOLN

                                                                                                                                                 appelant

                                                                              et

                                                              BAY FERRIES LTD.

                                                                                                                                                   intimée

                                                        MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STONE

[1]                Le présent appel vise l'ordonnance, datée du 6 octobre 2003, dans laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne. Dans cette décision, le Tribunal avait rejeté la plainte de l'appelant dans laquelle ce dernier avait accusé l'intimée d'avoir fait preuve de discrimination à son endroit à cause de sa race (Antillais) et de sa couleur (brune), contrairement à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1995, ch. H-6.


Contexte factuel

[2]                M. Lincoln, l'appelant, est né à Trinidad et il est entré au Canada en 1963. Il s'est établi à Digby (Nouvelle-Écosse) où il a obtenu un diplôme d'école secondaire en 1979.

[3]                Pendant 17 ans, avant le 1er avril 1997, l'appelant a occupé divers postes sur le N.M. « Princess of Acadia » , un traversier de la Marine Atlantique Inc. ou la société absorbée, qui naviguait entre les ports de Digby (Nouvelle-Écosse) et Saint John (Nouveau-Brunswick). Le 1er avril 1997, l'intimée, la société Bay Ferries Ltd., une filiale de la Northumberland Ferries Ltd., est devenue propriétaire exploitant du N.M. « Princess of Acadia » après avoir acquis le navire de la Marine Atlantique Inc. Au même moment, l'intimée a acquis un deuxième traversier, le N.M. « Bluenose » , qui appartenait également à la Marine Atlantique Inc. et qui naviguait entre Yarmouth (Nouvelle-Écosse) et Bar Harbour (Maine). L'intimée a commencé à exploiter les deux navires à plein temps le 4 avril 1997. L'appelant avait été l'un des quatre chefs mécaniciens du N.M. « Princess of Acadia » pendant presque sept ans avant le transfert de propriété.


[4]                Conformément aux éléments de preuve dont il a été saisi, le Tribunal a reconnu que l'exploitation des deux traversiers n'avait pas été rentable et que la société avait affiché des déficits d'exploitation annuels de l'ordre de 6 millions de dollars. Comme l'a mentionné le Tribunal au paragraphe 23 de sa décision : « Bay Ferries a reconnu qu'il fallait modifier en profondeur le mode d'exploitation de Marine Atlantique. Il fallait réduire le personnel et réviser les méthodes d'exploitation. Bay Ferries devait embaucher du personnel ayant l'expérience voulue et la capacité de s'adapter au changement » . Par conséquent, dans le but d'améliorer la rentabilité des traversiers, l'intimée a décidé qu'il n'y aurait plus quatre chefs mécaniciens sur chaque navire mais bien deux. Le Tribunal a décrit le plan d'exploitation relatif au transfert de propriété au paragraphe 5 de sa décision. Tous les employés de la Marine Atlantique Inc. des deux services de traversiers devaient être licenciés. L'intimée voulait partir à zéro et embaucher le personnel dont elle aurait besoin. Cependant, plusieurs de ces employés proviendraient du groupe d'employés de l'ancienne Marine Atlantique Inc.


[5]                En février 1997, l'appelant a soumis sa candidature au poste de chef mécanicien sur le N.M. « Princess of Acadia » en réponse à l'annonce publiée par l'intimée dans divers journaux locaux dans laquelle la société disait rechercher des [traduction] « mécaniciens de marine expérimentés pour les services de traversiers dans la Baie de Fundy » . Autrement dit, les postes de chefs mécaniciens ne visaient pas un navire en particulier mais les deux navires de la flotte de l'intimée. Plusieurs autres personnes ont également posé leur candidature. L'intimée avait décidé que, pour chaque navire, l'un des chefs mécaniciens serait un ancien employé de la Marine Atlantique Inc. et l'autre serait un mécanicien « de l'extérieur » susceptible d'être plus disposé à implanter les importants changements relatifs à la gestion et à l'exploitation que souhaitait l'entreprise. L'intimée a retenu les services d'une société indépendante d'experts-conseils à qui elle a confié les entrevues de présélection des personnes qui avaient posé leur candidature à un poste de chef mécanicien. Les candidats recommandés par la société d'experts-conseils ont subi une entrevue d'ordre technique menée par M. Donald Cormier, directeur général de la Bay Ferries Ltd. et M. Gerry Stevenson, surintendant technique de la Northumberland Ferries Ltd.

[6]                Pendant l'entrevue technique du 14 mars 1997, l'appelant a dû répondre à des questions concernant la pratique et les règlements applicables aux portes étanches de la cloison de la salle des machines. M. Cormier et M. Stevenson avaient remarqué, pendant une visite préalable à l'acquisition du N.M. « Princess of Acadia » , que ces portes demeuraient ouvertes pendant les déplacements. Sur ce navire, les portes étanches étaient habituellement ouvertes pendant la navigation et elles étaient fermées uniquement à l'arrivée et au départ. Il s'agissait, pour M. Stevenson, d'une importante question de sécurité, puisque les portes étanches devaient sceller la cloison de manière à empêcher l'inondation du compartiment. M. Stevenson a déduit, des réponses de l'appelant sur cette question, que ce dernier voulait défendre la pratique habituelle et qu'à priori, il ne serait pas disposé à changer d'avis. Néanmoins, M. Cormier a conclu que l'appelant s'exprimait très bien et qu'il s'agissait d'un bon communicateur qui s'était montré intéressé au projet de l'intimée concernant un service de traversier à grande vitesse entre Yarmouth et Bar Harbour. M. Cormier a dit que l'appelant [traduction] « possédait une expérience moyenne ou excellente » sur le N.M. « Princess of Acadia » ; mais qu'il n'avait pas une [traduction] « expérience pertinente sur d'autres navires » et qu'il [traduction] « ne possédait aucune autre culture d'entreprise que celle de la Marine Atlantique dont nous voulions nous éloigner » (transcription, volume vi, page 484).


[7]                Le 31 mars 1997, l'intimée avait déjà choisi les trois personnes qui occuperaient les quatre postes permanents de chefs mécaniciens sur les deux traversiers. Le 20 mars 1997, Mark Lewis a obtenu le poste de chef mécanicien sur le N.M. « Princess of Acadia » . À ce moment-là, M. Lewis occupait ce poste sur le navire. Trois jours plus tard, le 23 mars 1997, l'intimée a choisi Gary Smith comme chef mécanicien du N.M. « Princess of Acadia » . M. Smith n'était pas un employé de la Marine Atlantique Inc. L'intimée a ensuite choisi les personnes qui occuperaient les deux postes de chefs mécaniciens sur le N.M. « Bluenose » . Le 25 mars 1997, Chris Kenney a été choisi pour l'un des deux postes. L'intimée a également décidé d'offrir l'autre poste de chef mécanicien de ce navire à l'un des chefs mécaniciens de service, Hans Hausgaard, quoiqu'il ne s'agirait que d'un poste temporaire.


[8]                Le 31 mars 1997, vers la fin de la journée, M. Cormier a rencontré l'appelant sur le N.M. « Princess of Acadia » et il lui a offert le poste de chef mécanicien de relève sur ce navire jusqu'au 1er juin 1997. Il était prévu qu'à partir de cette date ou peu avant celle-ci, l'appelant travaillerait sur le N.M. « Bluenose » qui était exploité uniquement pendant la saison touristique, jusqu'à la mi-octobre. L'appelant, qui occuperait le poste de second mécanicien sur le bateau et qui relèverait de M. Hausgaard, pourrait ainsi acquérir de l'expérience sur un navire différent qui était exploité en conformité avec les règlements internationaux. À la mi-octobre, l'appelant reviendrait au N.M. « Princess of Acadia » et continuerait d'y occuper le poste de chef mécanicien de relève. Il toucherait un salaire un peu moins élevé que s'il était chef mécanicien. M. Cormier a fait miroité à l'appelant qu'au moment opportun, si l'intimée remplaçait le N.M. « Bluenose » par un traversier à haute vitesse, il pourrait occuper le poste de chef mécanicien du nouveau navire. L'appelant a tout de suite rejeté l'offre. Selon M. Cormier, il aurait dit : [traduction] « Vous m'enlevez mon poste » et il aurait demandé : [traduction] « Vous voulez embaucher uniquement des chefs blancs anglo-saxons et remettre les minorités à leur place, n'est-ce-pas? » . L'appelant a cependant consenti à attendre au lendemain avant de donner sa réponse. Le lendemain matin, cependant, il a confirmé qu'il rejetait l'offre. L'intimée a tout de suite commencé à s'occuper des conséquences du refus de l'appelant. Il était essentiel de faire vite puisque l'intimée devait prendre possession des deux navires avant le 4 avril 1997.

[9]                Un employé de l'intimée avait contacté M. Robert Hamilton concernant une référence relative à un autre poste de la société. M. Hamilton avait été chef mécanicien sur le N.M. « Princess of Acadia » de 1990 à 1995. L'employé a expliqué les plans de transition de la société à M. Hamilton et ce dernier s'est tout de suite intéressé au poste de chef mécanicien sur le même navire. M. Cormier avait bien connu M. Hamilton pendant plusieurs années puisqu'ils avaient navigué ensemble. En fait, M. Cormier avait voulu interviewer M. Hamilton en mars 1997, mais M. Hamilton avait refusé. Le 3 avril 1997, M. Hamilton avait déjà été interviewé et il avait accepté le poste d'ingénieur en chef sur le N.M. « Princess of Acadia » . L'intimée a alors décidé de réaffecter M. Smith au N.M. « Bluenose » plutôt que d'offrir un poste à M. Hausgaard.


Décision de la Cour

[10]            La juge Dawson de la Cour fédérale a conclu que le critère qu'il convenait d'appliquer afin de décider si une preuve prima facie de discrimination avait été établie était celui de la décision correcte. En tirant cette conclusion, la savante juge a tenu compte des décisions du Tribunal dans Shakes c. Rex Pak Limited (1981), 3 C.H.R.R. D/1001 et Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne et Commission de la fonction publique (1983), 4 C.H.R.R. D/1616. La juge Dawson a également tenu compte des décisions de la Section de première instance dans Canada (Ministère de la Santé et du Bien-être) c. Chander (1997), 131 F.T.R. 301 (1re inst.) et International Longshore & Warehouse Union (Section marine), section locale 400 c. Oster, [2002] 2 C.F. 430 (1re inst.). La juge Dawson a conclu que le Tribunal n'avais commis aucune erreur en appliquant le critère de l'arrêt Shakes en prenant une décision concernant une preuve prima facie de discrimination. La juge Dawson était également d'avis que les conclusions du Tribunal relatives aux deux questions en litige n'étaient pas manifestement déraisonnables. En fin de compte, elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire après avoir conclu que « le Tribunal n'avait pas commis [d]'erreurs de fait ou de droit » .


[11]            L'appelant fait valoir que la juge a commis une erreur tant en concluant qu'il n'avait pas établi une preuve prima facie de discrimination que dans son examen des conclusions du Tribunal concernant les questions de fait dont elle était saisie. Il prétend également que tant le Tribunal que la juge Dawson ont commis une erreur puisqu'ils n'ont pas tenu compte des propos de l'appelant qui avait allégué que la violation de l'article 5 de la Loi sur l'équité en matière d'emploi, L.C. 1995, ch. 44, était en soi une preuve prima facie suffisante de discrimination.

Dispositions législatives applicables

[12]            Le paragraphe 3(1), les articles 3.1 et 4, ainsi que l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont pertinents en l'espèce. Ils sont ainsi libellés :

3(1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

...

3.1 Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l'effet combiné de plusieurs motifs.

4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 14.1 peuvent faire l'objet d'une plainte en vertu de la partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l'objet des ordonnances prévues aux articles 53 et 54.

...

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects_:

    a) de refuser d'employer ou de       continuer d'employer un individu;

...

3(1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

...

3.1 For greater certainty, a discriminatory practice includes a practice based on one or more prohibited grounds of discrimination or on the effect of a combination of prohibited grounds.

4. A discriminatory practice, as described in sections 5 to 14.1, may be the subject of a complaint under Part III and anyone found to be engaging or

to have engaged in a discriminatory practice may be made subject to an order as provided in sections 53 and 54.

...

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

    (a) to refuse to employ or continue       to employ any individual, on a prohibited ground of discrimination.

...


L'article 5 de la Loi sur l'équité en matière d'emploi est également pertinent. Le voici :

5. L'employeur est tenu de réaliser l'équité en matière d'emploi par les actions suivantes_:

a) détermination et suppression des obstacles à la carrière des membres des groupes désignés découlant de ses systèmes, règles et usages en matière d'emploi non autorisés par une règle de droit;

b) instauration de règles et d'usages positifs et prise de mesures raisonnables d'adaptation pour que le nombre de membres de ces groupes dans chaque catégorie professionnelle de son effectif reflète leur représentation_:

(i) au sein de la population apte au travail,

(ii) dans les secteurs de la population apte au travail susceptibles d'être distingués en fonction de critères de compétence, d'admissibilité ou d'ordre géographique où il serait fondé à choisir ses salariés.

5. Every employer shall implement employment equity by

(a) identifying and eliminating employment barriers against persons in designated groups that result from the employer's employment systems, policies and practices that are not authorized by law; and

(b) instituting such positive policies and practices and making such reasonable accommodations as will ensure that persons in designated groups achieve a degree of representation in each occupational group in the employer's workforce that reflects their representation in

(i) the Canadian workforce, or

(ii) those segments of the Canadian workforce that are identifiable by qualification, eligibility or geography and from which the employer may reasonably be expected to draw employees.

La Loi sur l'équité en matière d'emploi est entrée en vigueur le 24 octobre 1996. Il est clair qu'elle s'applique à l'intimée, un « employeur du secteur privé » qui « emploie au moins cent salariés au sein ou dans le cadre d'une entreprise fédérale au sens de l'article 2 du Code canadien du travail » , conformément à l'article 3.

Questions en litige


[13]            Les normes de contrôle qui s'appliquent à la décision du Tribunal ne sont pas en cause dans le présent appel. Toutefois, l'appelant soutient que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu'il n'avait pas établi une preuve prima facie de discrimination. Deuxièmement, il affirme que le Tribunal a commis deux erreurs de fait en décidant que M. Hamilton avait quitté la Marine Atlantique Inc. en 1995 à cause d'un différend concernant les politiques de gestion de l'entreprise et en décidant que le témoignage de M. Stevenson confirmait la conclusion du Tribunal selon laquelle l'entrevue qu'avait subie l'appelant pour le poste de chef mécanicien, le 14 mars 1997, révélait qu'il était opiniâtre et qu'il résistait au changement. Troisièmement, il fait valoir que le Tribunal a commis une erreur en affirmant que les critères de sélection de l'intimée n'étaient pas un prétexte pour justifier ses actes discriminatoires. Enfin, il soutient que le Tribunal a commis une erreur puisqu'il n'a pas pris en compte que l'intimée n'avait pas respecté la Loi sur l'équité en matière d'emploi qui l'obligeait à tenir compte, d'une manière positive, de la race de l'appelant en effectuant la vérification de ses compétences par rapport à celles des autres candidats au poste de chef mécanicien.

Analyse


[14]            La norme de contrôle qui s'applique à la décision du Tribunal est régie par l'analyse pragmatique et fonctionnelle qui tient compte de plusieurs facteurs : la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et des dispositions particulières; la nature de la question -- de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. Voir Union des employés de service, local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20; Toronto (City) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), Local 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63; Alberta Union of Provincial Employees c. Lethbridge Community College, 2004 CSC 28.

[15]            La Cour n'est chargée, en l'espèce, que d'examiner la décision de la juge Dawson, en conformité avec les directives suivantes de la juge McLachlin dans l'arrêt Dr Q., précité, au paragraphe 43 :

[...] Le rôle de la Cour d'appel était de décider si la juge de révision avait choisi et appliqué la norme de contrôle appropriée et, si cela n'était pas le cas, d'examiner la décision de l'organisme administratif à la lumière de la norme de contrôle appropriée, soit celle de la décision raisonnable. À cette étape de l'analyse, la Cour d'appel effectue le contrôle en appel d'une décision judiciaire, et non pas le contrôle judiciaire d'une décision administrative. Par conséquent, les règles usuelles applicables au contrôle en appel d'une décision judiciaire énoncées dans Housen, précité, s'appliquent. La question du choix et de l'application de la norme appropriée est une question de droit et le juge de révision doit donc y avoir répondu correctement. La Cour d'appel a commis une erreur en accordant une déférence qui n'était pas requise.

[16]         Les parties s'entendent sur les normes de contrôle que la juge a appliquées à la décision du Tribunal et qui ont été établies par le juge Gibson dans l'affaire Oster, précité, au paragraphe 22 :

[22] En me fondant sur les principes que la Cour suprême du Canada a énoncés dans l'arrêt Pushpanathan et, plus récemment, dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), je suis convaincu que la norme d'examen relative aux décisions du Tribunal en l'espèce est la norme de la décision correcte en ce qui a trait aux questions de droit, la norme de la décision raisonnable simpliciter dans le cas des questions mixtes de droit et de fait et la norme de la décision manifestement déraisonnable en ce qui concerne « l'appréciation des faits et les décisions dans un contexte de droits de la personne » .


[17]            À la fin de sa décision, le Tribunal s'est penché sur le fardeau de la preuve et le critère applicables pour décider si une preuve prima facie de discrimination avait été établie. Le tribunal a dit, au paragraphe 118 :

[118] Dans le cas d'une plainte relative aux droits de la personne, il incombe à la partie plaignante d'établir une preuve prima facie de discrimination. Le cas échéant, il revient à la partie intimée de fournir une explication raisonnable de ses actes. La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la partie plaignante, en l'absence de réplique de la partie intimée. Si la partie intimée fournit une explication, il incombe ensuite à la partie plaignante de démontrer qu'elle n'était pas raisonnable et ne constituait qu'un prétexte et que les actes de la partie intimée étaient vraiment motivés par des considérations discriminatoires.

Dans cette affaire, le Tribunal s'est fondé sur Ontario (Human Rights Commission) c. Etobicoke (Borough), [1982] 1 R.C.S. 202 et Ontario (Human Rights Commission) et O'Malley c. Simpson Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 à l'appui de ces conclusions.

[18]            Les arrêts Etobicoke et O'Malley, précités, prévoient les règles de base concernant l'établissement, par un plaignant, d'une preuve prima facie de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon le juge McIntyre, dans l'affaire Etobicoke, à la page 208 : « Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, [...] il a droit à un redressement en l'absence de justification de la part de l'employeur » . Le juge McIntyre a repris le critère permettant d'établir une preuve prima facie de discrimination dans O'Malley, précité, à la page 558 :

Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire qu'il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu'à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé.


Les décisions des tribunaux dans Shakes et Israeli précités ne sont que des exemples de l'application de cette règle. Ces deux décisions établissent comme principe que le plaignant possédait les qualités requises pour le poste, qu'il n'avait pas été embauché et qu'il appartenait à l'un des groupes contre lesquels la Loi interdit toute forme de discrimination. Le juge Muldoon a précisé la différence entre les deux décisions dans Chander précité, au paragraphe 35 : « Celui de l'affaire Shakes vise les cas où quelqu'un d'autre que le plaignant est engagé. Celui de l'affaire Israeli, les cas où l'employeur n'a pas engagé le plaignant, mais continue ensuite de chercher des employés » . Comme l'a souligné le Tribunal dans une décision récente Premakumar c. Air Canada, [2002] C.H.R.D. no 3, au paragraphe 77 :

[77] Bien que les critères des affaires Shakes et Israeli soient des guides utiles, aucun des deux ne devrait être appliqué automatiquement d'une manière rigide et arbitraire dans chaque affaire qui porte sur l'embauchage : il faut plutôt tenir compte des circonstances de chaque affaire pour établir si l'application de l'un ou l'autre des critères, en tout ou en partie, est pertinente. En bout de ligne, la question sera de savoir si M. Premakumar a répondu au critère O'Malley, c'est-à-dire : si on y ajoute foi, la preuve devant moi est-elle complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Premakumar en l'absence de réplique de l'intimée?


[19]            Dans l'affaire qui nous occupe, le Tribunal a examiné les critères de sélection de l'intimée, critères qui étaient fondés en grande partie sur la flexibilité nécessaire et le changement des modes d'exploitation des traversiers. Comme l'a dit le Tribunal au paragraphe 124, « Bay Ferries voulait modifier radicalement le style de gestion et la culture d'entreprise qui avaient prévalu chez Marine Atlantique » . Le Tribunal a ajouté, au paragraphe 130, que l'argument de l'appelant selon lequel « il était tout aussi compétent, voire plus compétent, que les candidats retenus correspondait à une perception trop étroite de la situation » et, en particulier, qu'il n'avait pas tenu compte de l'intérêt de l'intimée à augmenter la rentabilité de l'entreprise ce qui voulait dire qu' « il fallait modifier radicalement les façons de faire et recruter des cadres supérieurs ayant une vaste expérience et les qualités nécessaires pour opérer le changement voulu ou s'adapter au nouveau contexte » .

[20]            Le Tribunal a ensuite examiné la question de savoir si l'explication était raisonnable ou s'il ne s'agissait que d'un prétexte pour justifier des actes discriminatoires à l'endroit de l'appelant. En embauchant M. Hamilton, l'intimée avait choisi deux anciens chefs mécaniciens de la Marine Atlantique Inc. plutôt qu'un seul chef mécanicien du N.M. « Princess of Acadia » . Le Tribunal a conclu que M. Hamilton avait quitté le Marine Atlantique Inc. en 1995 parce qu'il n'aimait pas les politiques de gestion de l'entreprise et parce qu'on le considérait comme un « étranger » . Le Tribunal a également rejeté la proposition de l'appelant selon laquelle, lors de son entrevue de mars 1997, MM. Cormier et Stevenson n'étaient pas disposés à accepter qu'une personne de couleur ne soit pas de leur avis.

[21]            Puis, le Tribunal a conclu, aux paragraphes 138 et 139 :

[138] À mon avis, les objectifs de Bay Ferries en matière de gestion et d'exploitation étaient légitimes et nécessaires pour exploiter avec succès les deux traversiers. J'estime également que les critères de sélection de Bay Ferries en ce qui touche le poste de chef mécanicien étaient nécessaires et raisonnables par rapport à ses objectifs et n'étaient pas un prétexte pour justifier un comportement discriminatoire. J'accepte l'explication de Bay Ferries voulant qu'elle ait recruté M. Lewis, M. Smith et M. Hamilton parce qu'ils étaient, selon ces critères de sélection, plus compétents que M. Lincoln pour occuper le poste de chef mécanicien sur l'Acadia.

[139] Par conséquent, j'ai conclu que M. Lincoln n'a pas établi de preuve prima facie de discrimination. La plainte de M. Lincoln voulant que Bay Ferries ait exercé une discrimination à son endroit et ainsi enfreint l'article 7 de la Loi est rejetée.


[22]            L'approche adoptée par le Tribunal et confirmée par le juge du procès afin de décider si le demandeur avait établi une preuve prima facie de discrimination n'est pas appuyée par la jurisprudence. La preuve prima facie produite par l'appelant établissait qu'il avait posé sa candidature à un poste de chef mécanicien sur le N.M. « Princess of Acadia » , qu'il possédait les qualités requises pour ce poste, qu'une autre personne avait obtenu le poste et que sa race avait joué un rôle dans la décision de l'intimée d'embaucher les autres candidats. Dans ces allégations, l'appelant aurait pu établir une preuve prima facie de discrimination au sens de l'arrêt O'Malley, précité, savoir une preuve : « qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé » . Au lieu de décider si ces allégations, si elles étaient crues, justifiaient un verdict favorable à l'appelant, le Tribunal a également tenu compte de la réponse de l'intimée avant de conclure qu'une preuve prima facie n'avait pas été établie. Comme il découle clairement de l'arrêt Etobicoke, précité et de l'arrêt O'Malley, ce dernier élément ne joue aucun rôle dans la détermination de la question de savoir si une preuve prima facie de discrimination a été établie.


[23]            Même si tant le Tribunal que la juge du procès ont adopté une approche erronée pour décider s'il y avait une preuve prima facie de discrimination, la conclusion générale selon laquelle la plainte en vertu de l'article 7 n'avait pas été établie est étayée par la preuve. Le Tribunal a conclu que l'intimée avait donné, par l'entremise de son principal témoin, une explication raisonnable du fait qu'elle n'avait pas embauché l'appelant et avait établi qu'il ne s'agissait pas d'un simple prétexte lui permettant de poser des gestes discriminatoires. Le Tribunal pouvait raisonnablement tirer cette conclusion, compte tenu du dossier. La conclusion était fondée, en grande partie, sur l'appréciation de la preuve, particulièrement le témoignage de l'appelant et celui de M. Cormier et de M. Stevenson.

[24]            Il n'est pas nécessaire de trop s'attarder sur les deux conclusions de fait que conteste l'appelant puisque, comme l'a dit le juge Iacobucci dans Ryan, précité, au paragraphe 56, « la cour ne devrait pas s'arrêter à une ou plusieurs erreurs des composantes d'une décision qui n'affectent pas la décision dans son ensemble » . Encore une fois, il s'agit des conclusions selon lesquelles il n'y avait aucune preuve que la réponse de l'appelant à la question que lui avait posée M. Stevenson concernant le fait de laisser ouvertes les portes de la cloison étanche révélait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement; il n'y avait non plus aucune preuve que M. Hamilton avait quitté son emploi auprès de la Marine Atlantique Inc. en 1995 parce qu'il désapprouvait les politiques de gestion. Comme l'a souligné la juge Dawson au paragraphe 33, ces questions devaient être examinées à l'aide du critère de la décision manifestement déraisonnable.


[25]            Quant à la première question de fait, il est vrai que c'est M. Cormier plutôt que M. Stevenson qui a affirmé que l'appelant avait fait preuve d'un manque de souplesse et de résistance au changement, mais il n'en demeure pas moins que l'intimée s'est souciée de la réponse de l'appelant pendant son entrevue du 14 mars 1997. Peu importe que la préoccupation ait été soulevée par M. Cormier plutôt que par M. Stevenson puisque ces deux personnes étaient des cadres supérieurs de l'intimée. La juge Dawson a examiné en détail la deuxième question et elle a conclu, au paragraphe 43, qu'il n'était pas manifestement déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que M. Hamilton désapprouvait la façon dont la Marine Atlantique Inc. exploitait le service de traversiers quand il a quitté son emploi en 1995. En particulier, elle a mentionné l'intérêt porté par M. Hamilton au poste de chef mécanicien au début du mois d'avril 1997, lorsque les plans de transition de l'intimée lui ont été expliqués. M. Hamilton a eu une réaction bien différente de celle qu'il avait eu lorsqu'il avait refusé d'être interviewé pour le même poste à la mi-mars 1997. Comme l'a dit M. Cormier pendant l'audition de l'affaire par le Tribunal (transcription, volume vi, page 513), [traduction] « À ce moment-là, lorsque les plans de transition et les projets que nous avions lui ont été dévoilés, M. Hamilton a dit qu'il serait disposé à subir une entrevue » . En plus, par rapport à l'appelant, la séparation de M. Hamilton d'avec la société Marine Atlantique Inc. était beaucoup plus ancienne puisqu'il avait quitté le N.M. « Princess of Acadia » en 1995. L'appelant n'a pas prouvé que la juge du procès avait commis une erreur en affirmant que les conclusions de fait du Tribunal n'étaient pas manifestement déraisonnables.


[26]            La dernière question vise la pertinence de la Loi sur l'équité en matière d'emploi dans le contexte d'une plainte en vertu de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Certes, la Loi sur l'équité en matière d'emploi est une loi importante. Outre les obligations visées à l'article 5, la Loi sur l'équité en matière d'emploi exige d'un employeur qu'il recueille des renseignements sur son effectif et qu'il étudie ses politiques afin de mesurer la sous-représentation des membres de groupes désignés et les obstacles en matière d'emploi auxquels ils font face (article 9). Il incombe à l'employeur d'élaborer (article 10) et de mettre en oeuvre un plan d'équité en matière d'emploi (article 12). La preuve était claire, l'intimée n'avait adopté aucun plan d'action positive avant le 1er avril 1997 (transcription, volume vi, page 539). Par contre, le paragraphe 16(1) de la loi permet à la personne qui devient un employeur après la date de l'entrée en vigueur de la disposition de disposer « de dix-huit mois pour se conformer » aux articles 9 et 10 de la loi.


[27]            La partie II de la Loi sur l'équité en matière d'emploi vise « l'application » et confère la responsabilité d'appliquer les diverses obligations imposées par la Loi à la Commission canadienne des droits de la personne. Un agent est chargé de veiller à l'application de la loi au moyen d'une vérification (article 23). Lorsque l'agent est d'avis qu'un employeur ne respecte pas ses obligations, il « avise l'employeur en conséquence » et « tente, par la négociation, d'obtenir de lui l'engagement écrit qu'il prenne les mesures correctives nécessaires pour remédier au manquement » (paragraphe 25(1)). L'employeur qui refuse de s'engager « à remédier au manquement » par écrit pourrait recevoir une directive de la Commission canadienne des droits de la personne lui enjoignant de prendre les mesures correctives (paragraphe 25(2)). La directive est assujettie au pouvoir de révision du Tribunal de l'équité en matière d'emploi (articles 27 et 28). L'employeur qui viole la loi en omettant de s'acquitter de ses obligations est passible d'une amende (article 36). Il semble donc que la Loi sur l'équité en matière d'emploi soit une loi autonome qui impose aux employeurs qu'elle vise les obligations précises qu'elle prévoit, obligations qui doivent être respectées conformément à la loi et qui ne sont pas reliées à une plainte en vertu de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[28]            Enfin, l'appel devrait être rejeté avec dépens.

                                                                                   « A.J. STONE »                              

Juge

« Je souscris aux présents motifs

    Gilles Létourneau, juge »

« Je souscris aux présents motifs

    John M. Evans, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                             COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                A-523-03

INTITULÉ :               TIMOTHY LINCOLN

c.

BAY FERRIES LTD.    

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 26 AVRIL 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LE JUGE STONE

Y ONT SOUSCRIT :                                      LES JUGES LÉTOURNEAU ET EVANS

DATE DES MOTIFS :                                   LE 27 MAI 2004         

COMPARUTIONS :

Colin Bryson - Lester Jesudason                        POUR L'APPELANT

John Mitchell, c.r.         POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blois Nickerson Bryson                                    POUR L'APPELANT

Halifax (Nouvelle-Écosse)                                            

Stewart McKelvey Stirling Scales                      POUR L'INTIMÉE

Charlottetown (Î-P-É)                                                 


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