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Date : 20060713

Dossier : A-254-06

Référence : 2006 CAF 259

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

MOHAMED HARKAT

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2006

Jugement rendu à l'audience à Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2006

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                         LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20060713

Dossier : A-254-06

Référence : 2006 CAF 259

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

MOHAMED HARKAT

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

(Prononcés à l'audience à Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2006)

LÉTOURNEAU J.A.

[1]                Les appelants contestent la décision de la juge Dawson, une juge désignée de la Cour fédérale qui a ordonné la mise en liberté, sous conditions, de l'intimé : voir Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 628.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]                À l'appui de leur contestation, ils soulèvent les moyens d'appel suivants : premièrement, ils soutiennent que la juge désignée a commis une erreur lorsqu'elle a décidé d'entendre, aux termes du paragraphe 84(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 27, et modifications (la LIPR), une nouvelle demande de mise en liberté judiciaire, puisqu'il n'y avait aucune preuve d'un changement important dans la situation depuis la précédente demande de mise en liberté tranchée seulement cinq semaines plus tôt.

[3]                Le paragraphe 84(2) de la LIPR précise ce qui suit :

84. (2) Sur demande de l'étranger dont la mesure de renvoi n'a pas été exécutée dans les cent vingt jours suivant la décision sur le certificat, le juge peut, aux conditions qu'il estime indiquées, le mettre en liberté sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui.

84. (2) A judge may, on application by a foreign national who has not been removed from Canada within 120 days after the Federal Court determines a certificate to be reasonable, order the foreign national's release from detention, under terms and conditions that the judge considers appropriate, if satisfied that the foreign national will not be removed from Canada within a reasonable time and that the release will not pose a danger to national security or to the safety of any person.

[4]                Deuxièmement, ils prétendent que la juge désignée a appliqué un critère plus rigoureux que celui prévu au paragraphe 84(2). Bien qu'une partie du critère pour la mise en liberté judiciaire du paragraphe 84(2) exige qu'on détermine que la personne détenue ne sera pas renvoyée du Canada dans un délai raisonnable, ils font valoir que la juge désignée a plutôt examiné la question de savoir si l'intimé faisait face à un renvoi imminent. Autrement dit, on a substitué l'imminence du renvoi au renvoi dans un délai raisonnable.

[5]                Troisièmement, les appelants contestent les cautions choisies par la juge désignée . Ils affirment que la décision de la juge d'accepter comme cautions la conjointe de l'intimé et sa belle-mère, Mme Pierrette Brunette, n'était pas raisonnable dans les circonstances, parce que ces personnes ne pouvaient pas agir efficacement à titre de cautions.

[6]                Quatrièmement, ils se plaignent également du choix effectué par la juge désignée relativement à trois des sept personnes tenues de signer des cautionnements de bonne exécution. À leur avis, elle n'aurait pas dû accepter les cautionnements de M. Skerritt, de M. Bush et de Mme Squires après avoir conclu que ces personnes n'étaient pas sincèrement engagées à assurer le respect des conditions imposées pour la mise en liberté de l'intimé. Dans les circonstances, sa décision à l'égard des cautionnements de bonne exécution était déraisonnable.

[7]                Enfin, les appelants prétendent que la menace posée par l'intimé n'est pas neutralisée par les conditions de sa mise en liberté. Par conséquent, la juge désignée a commis une erreur en croyant qu'elle l'était et en ordonnant la mise en liberté de l'intimé.

L'HISTORIQUE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

[8]                Aux fins du présent appel, il n'est pas nécessaire de donner tous les détails de l'historique des faits et de la procédure en l'espèce. On peut les trouver dans les motifs de la juge désignée. Nous nous limiterons à ceux qui sont nécessaires pour comprendre et trancher les questions soulevées. Nous ferons mention de faits additionnels lorsque nécessaire, le cas échéant.

[9]                L'intimé est un étranger, né en Algérie, qui est arrivé au Canada en 1995 avec un faux passeport saoudien. En décembre 2002, le Solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ont signé un certificat de sécurité aux termes de l'article 77 de la LIPR.

[10]            On a allégué que l'intimé était interdit de territoire au Canada pour raisons de sécurité. En fait, les allégations étaient les suivantes : l'intimé appuyait des activités terroristes en tant que membre d'un groupe terroriste connu sous l'appellation de Réseau ben Laden, ce qui comprend al-Qaida.

[11]            L'intimé a été arrêté et détenu pendant que le certificat de sécurité était renvoyé à la Cour fédérale le 10 décembre 2002, pour qu'une décision soit rendue sur son caractère raisonnable aux termes de l'article 80 de la LIPR. Il est demeuré en détention tout au long de cette instance jusqu'à sa mise en liberté, laquelle fait l'objet du présent appel.

[12]            Le 22 mars 2005, la Cour fédérale a décidé que le certificat de sécurité était raisonnable. La juge désignée a conclu qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que l'intimé avait appuyé des activités terroristes et qu'il était un membre d'une organisation liée au réseau terroriste de ben Laden. Elle a également conclu qu'il avait menti tout au long de la procédure concernant ces questions. Nous désirons ajouter que le présent appel ne remet pas en question ses conclusions au sujet du caractère raisonnable du certificat de sécurité et de la participation de l'intimé dans des activités terroristes.

[13]            Le 23 septembre 2005, cinq mois s'étaient écoulés depuis que la Cour fédérale avait conclu que le certificat de sécurité était raisonnable. L'intimé a alors présenté une demande visant à obtenir sa mise en liberté judiciaire en vertu du paragraphe 84(2) de la LIPR. Le 30 décembre, le juge Lemieux de la Cour fédérale a rejeté cette demande. Il a conclu que l'intimé n'avait pas démontré qu'il ne serait pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable : voir la décision Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1740, aux paragraphes 117 à 123.

[14]            La demande de contrôle judiciaire qui a conduit au présent appel a été présentée le 5 février 2006. L'audience s'est tenue du 8 au 10 mars 2006. La juge désignée a accueilli la demande le 23 mai 2006. Elle a ordonné la mise en liberté de l'intimé sous quelque vingt-trois (23) conditions.

[15]            Les appelants ont immédiatement sollicité un sursis à l'exécution de cette décision. Le 9 juin 2006, le juge Décary a rejeté la requête visant à obtenir une ordonnance de sursis, mais il a accueilli la requête visant à obtenir une ordonnance prévoyant l'instruction accélérée de l'appel. Il était d'avis que les appelants ne s'étaient pas acquittés du fardeau qui leur était imposé de prouver que la prépondérance des inconvénients favorisait leur position. « Dans le cadre de la présente requête, a-t-il déclaré, on ne m'a présenté absolument aucune preuve à l'appui d'une préoccupation légitime selon laquelle la mise en liberté de M. Harkat en attendant l'audition de l'appel interjeté par les ministres représentait une menace ou un danger » : voir la décision Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile c. Harkat, 2006 CAF 215, au paragraphe 27.

[16]            Le 26 juin 2006, l'intimé a demandé que l'audition du présent appel accéléré soit ajournée jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada rende sa décision dans les affaires Almrei et Harkat qu'elle avait entendues concernant la validité constitutionnelle du processus régissant la délivrance des certificats de sécurité et la détermination de leur caractère raisonnable. La demande a été rejetée par le juge en chef Richard, dans une directive donnée le 28 juin 2006.

LA JUGE DÉSIGNÉE AURAIT-ELLE DÛ REFUSER D'ENTENDRE LA DEUXIÈME DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ JUDICIAIRE DE L'INTIMÉ?

[17]            Les motifs de la plainte des appelants relativement à la décision de la juge désignée d'entendre la demande de contrôle judiciaire comportent trois volets. Selon les appelants, il n'y avait pas de changement important dans la situation justifiant une nouvelle décision sur la question de la détention de l'intimé. En plus, la juge désignée a commis une erreur de droit lorsqu'elle a considéré comme étant un changement dans la situation les événements ayant précédé l'ordonnance de rejet du juge Lemieux, datée du 30 décembre 2005. Enfin, en l'absence d'un changement dans la situation, la décision contestée équivalait à une attaque indirecte à l'encontre de la décision du juge Lemieux qui n'a pas fait l'objet d'un appel.

Le changement important dans la situation

[18]            La juge désignée a constaté :

a)         qu'il y avait eu un délai inexpliqué dans la désignation du représentant du ministre dont la fonction consiste à décider si l'intimé devrait être renvoyé du Canada aux termes de l'alinéa 115(2)b) de la LIPR;

b)         qu'une fois désigné, le représentant avait retardé le début de l'étude du dossier;

c)         que tous ces délais ont prolongé indûment la détention de l'intimé.

[19]            Elle était d'avis que cela constituait des faits dont ne disposait pas le juge Lemieux, et qu'il n'avait pas envisagés, lorsqu'il a jugé la première demande de mise en liberté judiciaire de l'intimé. C'est pourquoi elle est arrivée à la conclusion que ces faits « contredisent les conclusions du juge Lemieux selon lesquelles les autorités agissaient "avec célérité dans cette affaire" et que "[l]a décision du représentant du ministre est pendante" » : voir le paragraphe 26 de sa décision.

[20]            Nous ne pouvons pas affirmer qu'elle a commis une erreur de droit ou tiré une inférence déraisonnable de ces faits et de la décision antérieure du juge Lemieux lorsqu'elle a conclu que les délais qui en résultent, et qui sont maintenant connus, n'étaient pas connus en décembre 2005 et que, s'ils l'avaient été, la décision du juge Lemieux aurait fort bien pu être différente : idem au paragraphe 27.

[21]            Avec égard, nous croyons qu'elle avait le droit de considérer que ces événements, qui ont eu lieu après que le juge Lemieux a rendu sa décision, ont occasionné un changement important dans la situation, ce qui suffisait pour lui permettre d'examiner le bien-fondé d'une nouvelle demande de mis en liberté judiciaire, aux termes du paragraphe 84(2) de la LIPR. Cela nous amène à l'allégation selon laquelle elle a commis une erreur de droit lorsqu'elle a pris en considération les événements qui se sont produits avant la décision du juge Lemieux, rendue le 30 décembre 2005.

La juge désignée a-t-elle commis une erreur de droit en prenant en considération des événements qui se sont produits avant le 30 décembre 2005?

[22]            Lorsqu'elle a examiné le délai inexpliqué dans la désignation du représentant du ministre, la juge désignée a fait référence à la période allant du 12 décembre 2005 (lorsque l'intimé a formulé ses observations finales concernant la question du renvoi) jusque vers le 7 mars 2006 (lorsque le représentant a finalement été désigné pour exercer le pouvoir discrétionnaire du ministre à l'égard du renvoi).

[23]            Les appelants ont invoqué, comme l'a fait la juge désignée, l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27, pour déterminer ce qui constituait un changement important dans la situation. Au paragraphe 22 de sa décision, la juge désignée a cité les extraits suivants de cette affaire qui, relativement à la garde et au droit d'accès aux termes de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 3, traitait d'un changement important dans la situation d'un enfant :

L'exigence d'un changement important dans la situation de l'enfant signifie que la requête en modification de la garde ne peut être un moyen détourné d'en appeler de l'ordonnance de garde initiale. Le tribunal ne peut entendre l'affaire de nouveau et substituer son propre pouvoir discrétionnaire à celui du premier juge; il doit présumer de la justesse de la décision et ne tenir compte que du changement intervenu dans la situation depuis le prononcé de l'ordonnance : Baynes c. Baynes (1987), 8 R.F.L. (3d) 139 (C.A.C.-B.); Docherty c. Beckett, (1989), 21 R.F.L. (3d) 92 (C.A. Ont.); Wesson c. Wesson (1973), 10 R.F.L. 193 (C.S.N.-É), à la p. 194.

Quand aura-t-on établi un changement important dans la situation de l'enfant? Le changement seul ne suffit pas; il doit avoir modifié fondamentalement les besoins de l'enfant ou la capacité des parents d'y pourvoir : Watson c. Watson, (1991), 35 R.F.L. (3d) 169 (C.S.C.-B.). La question est de savoir si l'ordonnance antérieure aurait pu être différente si la situation actuelle avait alors existé : MacCallum c. MacCallum (1976), 30 R.F.L. 32 (C.S.Î-P.-É.). En outre, le changement doit refléter une situation nettement différente de ce que le tribunal pouvait raisonnablement prévoir lorsqu'il a rendu la première ordonnance. [TRADUCTION] « Le tribunal cherche à dégager les facteurs qui n'étaient pas susceptibles de se produire au moment de la procédure » : J. G. McLeod, Child Custody Law and Practice (1992), à la p. 11-5.

                                                                                      [Non souligné dans l'original.]

[24]            Les appelants soutiennent que l'arrêt de la Cour suprême établit clairement que le juge devrait « ne tenir compte que du changement intervenu dans la situation depuis le prononcé de l'ordonnance » . En l'espèce, cela signifie, selon les appelants, que la juge désignée ne pouvait pas faire référence au délai précédant le 30 décembre 2005.

[25]            En faisant référence au 12 décembre 2005, la juge désignée faisait ressortir le fait que le ministre aurait pu commencer à exercer son pouvoir discrétionnaire à compter de cette date ou nommer un représentant pour l'exercer en son nom. Elle a également remarqué que rien n'empêchait de nommer un représentant immédiatement après ou même avant cette date, de façon à être en mesure de traiter promptement les observations finales après leur réception : voir sa décision au paragraphe 42.

[26]            Même si les appelants ont raison avec leur observation selon laquelle le délai aurait dû être calculé à compter du 30 décembre au lieu du 12 décembre 2005, une question qu'il n'est pas nécessaire de trancher, et que, en ce faisant, la juge désignée a donc commis une erreur de droit, nous ne pensons pas qu'il s'agit d'une erreur importante dans les circonstances. La preuve d'un délai inexpliqué et injustifié du 30 décembre 2005 au 7 mars 2006 était suffisante pour étayer sa conclusion selon laquelle ce délai avait contribué à un changement important dans la situation.

[27]            Il ne faut pas perdre de vue le fait qu'à ce moment-là, il s'était déjà écoulé plus d'un an depuis qu'on avait conclu que le certificat de sécurité était raisonnable, qu'il s'était écoulé beaucoup plus que les 120 jours mentionnés au paragraphe 84(2) (en fait, plus de trois fois cette période) depuis la décision concernant le caractère raisonnable du certificat et que l'intimé n'avait pas été renvoyé et était toujours détenu. Pourtant, le ministre n'avait pas encore nommé de représentant pour exercer son pouvoir discrétionnaire et commencer son analyse à l'égard du renvoi, immédiatement après la fin de ce processus qui, comme l'a mentionné la juge désignée, aurait pu être achevé depuis au moins le 12 décembre 2005. En date d'aujourd'hui, soit plus de six mois après la décision du juge Lemieux, le ministre n'a rendu aucune décision au sujet du renvoi de l'intimé.

[28]            À notre avis, en appréciant la diligence du ministre à traiter la question du renvoi aux fins de déterminer si le délai après le 30 décembre 2005 avait contribué en partie à un changement dans la situation, la juge désignée avait le droit d'examiner le moment où cette diligence aurait pu être exercée, lequel, en l'espèce, est du moins à compter du 12 décembre 2005. Ce moment, s'il ne peut pas être utilisé dans le calcul du délai global, est néanmoins pertinent pour apprécier le bien-fondé d'une explication donnée au sujet du délai après le 30 décembre 2005 ou pour comprendre l'absence de toute explication pour un tel délai.

En l'absence d'un changement dans la situation, la décision de la juge désignée équivalait à une attaque indirecte à l'encontre de la décision antérieure du juge Lemieux?

[29]            Comme nous avons conclu qu'il y avait eu un changement dans la situation, il n'est pas nécessaire de traiter de cet argument. Toutefois, nous aimerions préciser ce qui suit.

[30]            L'argument des appelants constitue une attaque à l'encontre de l'examen de la part de la juge désignée de la décision du juge Lemieux. Il n'y avait rien d'irrégulier dans le fait qu'elle ait examiné cette décision. Cela n'a pas été fait dans le but d'en revoir le bien-fondé. Elle était tout à fait au courant des limites établies par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Goertz, précité, puisqu'elle en a expressément fait mention. Elle a entrepris cet examen aux fins de déterminer les faits dont disposait le juge Lemieux au moment où il a rendu sa décision et, ensuite, les comparer avec ceux alors allégués devant elle. C'est dans ce contexte que le paragraphe 26 de sa décision doit être lu. Elle y écrit :

Le délai inexpliqué dans la désignation du représentant du ministre (aux environs du 7 mars 2006, alors que M. Harkat a présenté ses observations finales le 12 décembre 2005) et le défaut du représentant, par conséquent, de commencer à envisager sa décision avant la mi-mars environ contredisent les conclusions du juge Lemieux selon lesquelles les autorités agissaient « avec célérité dans cette affaire » et « [l]a décision du représentant du ministre est pendante » .

[31]            Elle ne jugeait pas de nouveau l'affaire dont avait été saisi le juge Lemieux. Elle inférait tout simplement de ces conclusions du juge Lemieux qu'il n'avait pas pu disposer des faits qui lui étaient maintenant présentés à elle, vu la contradiction flagrante entre la conclusion du juge Lemieux, selon laquelle les autorités agissaient avec célérité et les nouveaux éléments de preuve qui révélaient un délai inexpliqué et injustifié dans le traitement de la question du renvoi.

[32]            En conclusion, nous sommes convaincus que le premier moyen d'appel est sans fondement.

LA JUGE DÉSIGNÉE A-T-ELLE APPLIQUÉ UN CRITÈRE PLUS RIGOUREUX QUE CELUI QUE L'ON TROUVE AU PARAGRAPHE 84(2) DE LA LIPR?

[33]            Les appelants contestent un certain nombre de passages de la décision de la juge désignée où elle fait référence à l'imminence du renvoi. De ces passages, ils concluent qu'elle a modifié le critère législatif que l'on trouve au paragraphe 84(2) de la LIPR. Nous pensons, avec égard, que cela constitue une lecture et une compréhension inadéquates, pour ne pas dire injustes, de ce qu'elle faisait et disait.

[34]            Dans le but de bien comprendre ce que la juge désignée faisait en réalité lorsqu'elle a appliqué le critère prospectif contenu au paragraphe 84(2), nous devons reproduire les paragraphes 44 à 52 de sa décision :

iv) Le caractère prospectif du critère

[44]        En l'espèce, les ministres n'ont produit aucun témoin pour qu'il témoigne au sujet de l'imminence du renvoi. Tant dans Mahjoub que dans Almrei, précités, les ministres avaient cité à comparaître le directeur, Examen sécuritaire, de l'ASFC pour qu'il témoigne au sujet du moment où, dans l'une et l'autre affaire, on s'attendait à ce que la décision en application de l'alinéa 115(2)b) et la mesure de renvoi soient prises s'il n'y avait pas d'empêchements juridiques au renvoi.

[45]        Les éléments de preuve soumis à la Cour quant à l'imminence du renvoi de M. Harkat sont les suivants :

i)              la lettre du 7 mars 2006, reproduite intégralement au paragraphe 15 ci-dessus, informant M. Harkat que, selon ce qu'on prévoyait, la décision serait prise en avril ou au début de mai de l'année en cours.

ii)             la déposition de la directrice des renvois faite devant le juge Lemieux précisant comment s'effectuerait la mesure de renvoi si le représentant du ministre donnait suite à la recommandation qu'on lui avait faite de renvoyer M. Harkat en Algérie.

[46]        Dans Almrei, précité, la Cour d'appel fédérale a fait remarquer, au paragraphe 82, que « [l]'historique des événements peut soulever un doute sur la fiabilité de l'affirmation et la preuve soumise selon laquelle le renvoi est imminent » . Or, j'estime respectueusement que l'historique des événements de la présente affaire devant la Cour soulève un doute sur la fiabilité de la déclaration selon laquelle on s'attend à ce que la décision du représentant soit arrêtée à la fin avril ou en début mai. Il s'agit comme événements du traitement réservé aux personnes dans une situation semblable à celle de M. Harkat et du traitement réservé à ce dernier.

[47]        Dans le cas de M. Mahjoub, Citoyenneté et Immigration Canada avait informé celui-ci pour la première fois le 22 octobre 2001 de son intention de demander avis au ministre au sujet de son renvoi. Une décision a finalement été prise le 22 juillet 2004. Cette décision a toutefois été annulée par la Cour par voie de contrôle judiciaire (Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 156). Le 11 février 2005, pendant l'audition de la demande de mise en liberté de M. Mahjoub, le directeur, Examen sécuritaire, de l'ASFC a déclaré dans son témoignage qu'une fois toutes les communications relatives à l'alinéa 115(2)b) de la Loi communiquées au représentant du ministre, il faudrait environ trois mois pour que la décision soit prise. Dans la meilleure des hypothèses, la décision serait ainsi prise à la fin de juin 2005. Le dossier de la Cour révèle cependant que, malgré la teneur de ce témoignage, la décision n'a finalement été prise que le 3 janvier 2006. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision est en instance devant la Cour.

[48]        En ce qui concerne M. Almrei, on a établi la chronologie des événements qui suit dans les motifs de la Cour d'appel fédérale:

i)              Le 5 décembre 2001, M. Almrei a été informé que Citoyenneté et Immigration Canada solliciterait un avis quant à son renvoi du Canada.

ii)             Le 13 janvier 2003, le représentant du ministre a rendu un avis portant que M. Almrei pouvait être renvoyé du Canada.

iii)            Le 23 avril 2003, le ministre a reconnu que de « graves erreurs » avaient été commises dans cet avis et consentait à ce que la décision soit annulée.

iv)           Le 28 juillet 2003, on a informé M. Almrei qu'un deuxième avis allait être demandé.

v)            Le 23 octobre 2003, on a conclu dans un deuxième avis que M. Almrei pouvait être renvoyé du Canada.

[49]        La juge Layden-Stevenson a repris comme suit la chronologie des événements dans ses motifs, précités, relatifs au contrôle de la détention de M. Almrei :

vi)           Le 11 mars 2005, la Cour a annulé le deuxième avis du représentant du ministre.

vii)          Un troisième avis de danger a ensuite été sollicité. M. Almrei a communiqué ses dernières observations au représentant du ministre le 29 juillet 2005. Au moment où la juge Layden-Stevenson a rendu ses motifs le 5 décembre 2005, l'avis du représentant était toujours en suspens.

[50]        Étant donné l'historique des événements, j'étais encline à accorder peu de poids à l'estimation sans serment selon laquelle l'avis du représentant relatif au renvoi serait complété avant la fin d'avril ou le début de mai.

[51]        Puis, le 13 avril 2006, les avocats de M. Harkat ont communiqué à la Cour la teneur d'une lettre de l'ASFC dont voici un extrait :

[traduction]

Le représentant du ministre s'est consacré à temps plein à cette tâche depuis quelques semaines. Il a établi qu'en raison de la quantité des documents à examiner, de la complexité des questions en jeu et du long historique des procédures dans cette affaire, il lui faudra un peu plus de temps que prévu pour faire connaître sa décision et les motifs de celle-ci. Alors que nous avions préalablement estimé avoir terminé la tâche à la fin avril ou en début mai, nous fixons maintenant plutôt la fin mai environ comme date estimative.

Compte tenu de l'absence de tout autre élément de preuve, de cet avis selon lequel la décision du représentant du ministre ne sera pas prise dans le délai initialement prévu et du temps qu'il a fallu pour prendre pareilles décisions dans le passé, je conclus qu'on n'a pas présenté à la Cour une preuve forte de renvoi imminent. Je relève particulièrement que, malgré l'estimation selon la « meilleure des hypothèses » faite dans l'affaire Mahjoub, la décision n'avait été rendue dans ce cas qu'au début de janvier 2006 et non pas en juin 2005 et que, alors que les observations avaient toutes été communiquées à la fin de juillet 2005 dans le cas de M. Almrei, la décision à son égard n'était toujours pas rendue au début de décembre 2005.

v) Conclusion

[52]        J'ai conclu précédemment que, compte tenu de l'ensemble de la preuve, le fardeau de preuve n'incombait plus à M. Harkat mais plutôt aux ministres. Or, les ministres n'ont présenté aucune preuve péremptoire ou crédible d'un renvoi imminent. Il s'ensuit que M. Harkat s'est acquitté de l'obligation lui incombant d'établir qu'il ne sera pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable.

                                                                                      [Non souligné dans l'original.]

[35]            Les appelants ont informé la juge désignée que le renvoi de l'intimé était imminent. L'audience se tenait en mars et on s'attendait à ce que le renvoi s'effectue le mois suivant ou en début mai. En se fondant sur ce que la Cour avait statué dans l'arrêt Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 54, elle a examiné l'historique des événements en l'espèce, de même que dans d'autres affaires comparables, pour voir si la prétention des appelants relativement à un renvoi imminent avait une apparence de fiabilité et de crédibilité. En ce faisant, elle ne substituait pas un critère plus rigoureux au critère législatif. Elle appréciait simplement une affirmation des appelants et y répondait.

[36]            Compte tenu de la preuve relative aux délais que comportait effectivement l'affaire et puisque les appelants n'ont pas présenté de preuve convaincante d'un renvoi imminent, elle a conclu que leur affirmation n'était pas crédible et que, par conséquent, l'intimé s'était acquitté du fardeau qui lui incombait d'établir qu'il ne serait pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable, ce qui représente le critère que l'on trouve au paragraphe 84(2) de la LIPR. On ne peut affirmer qu'elle a appliqué le mauvais critère, étant donné ce que les appelants plaidaient. Nous ne pouvons pas non plus conclure que sa conclusion de fait, selon laquelle il ne serait pas renvoyé dans un délai raisonnable, était déraisonnable. Dans ces circonstances, nous ne pouvoir voir aucune erreur de droit dans sa conclusion selon laquelle il existait une preuve suffisante d'un renvoi différé pour faire passer aux appelants le fardeau de prouver que cette condition du paragraphe 84(2) est ou sera satisfaite. Comme la Cour l'a déclaré dans l'arrêt Almrei, précité, l'intimé faisait face à la charge de présenter des éléments de preuve selon lesquels il avait des motifs raisonnable de croire que son renvoi n'aurait pas lieu dans un délai raisonnable. Il s'est acquitté de ce fardeau et les appelants devaient répondre à cette preuve, ce qu'ils n'ont pas fait.

LES CONDITIONS DE MISE EN LIBERTÉ SONT-ELLES SUFFISANTES POUR NEUTRALISER LE RISQUE POSÉ PAR L'INTIMÉ?

[37]            Les appelants font valoir que les 23 conditions de mise en liberté ne sont pas suffisantes pour neutraliser le risque posé par l'intimé. Deux de ces conditions font l'objet de deux moyens d'appel en particulier. Ils ont trait, comme nous l'avons déjà mentionné, au choix des deux principales cautions et de trois des cinq autres personnes qui ont signé des cautionnements de bonne exécution. Dans le but d'éviter les répétitions, nous traiterons ces deux moyens d'appel, comme ils devraient l'être, dans le cadre du contexte plus large de savoir si l'ensemble des conditions imposées peuvent neutraliser ou contenir le risque posé par l'intimé.

[38]            Comme la juge désignée a conclu que l'intimé s'était livré à des actes de terrorisme en appuyant des activités terroristes et en étant membre d'une organisation dont on a des motifs raisonnables de croire qu'elle s'est livrée ou se livrera à des activités terroristes, le risque posé est celui de voir l'intimé reprendre contact avec des terroristes et les aider d'une façon ou d'une autre dans leurs activités.

[39]            En plus, il existe habituellement une crainte que la personne mise en liberté s'enfuie et, par conséquent, qu'elle ne comparaisse pas à l'instance. En l'espèce, la fuite devrait se faire au Canada. Autrement, une fuite qui emmènerait l'intimé à l'extérieur du pays accomplirait le renvoi que les appelants tentent de mener à bonne fin et auquel s'oppose l'intimé. Ainsi, le défaut de comparaître demeure possible, mais il représente une menace limitée en raison de la position prise par l'intimé et de ce que cela lui ferait perdre.

[40]            Les appelants contestent le caractère suffisant des conditions de mise en liberté. Il va de soi que, dans un ensemble de conditions comme celui en l'espèce, certaines d'entre elles sont meilleures que d'autres et plus susceptibles d'atteindre le résultat final. Toutefois, le fait que certaines des conditions puissent avoir moins de valeur à cet égard ne signifie pas que les conditions sont inadéquates ou inappropriées dans leur ensemble pour réaliser l'objet pour lequel elles ont été imposées.

[41]            On aurait pu peut-être choisir de meilleures cautions, mais là n'est pas la question. La question est celle de savoir si la faiblesse alléguée des conditions contestées concernant les cautions et les cautionnements de bonne exécution est telle qu'elle affaiblit les autres conditions et atténue leur effet cumulatif au point que l'objectif global de sécurité nationale en soit compromis. Dans l'arrêt La Reine c. Rondeau, [1996] R.J.Q. 1155, dans lequel la Cour d'appel du Québec a examiné la mise en liberté d'un accusé inculpé de complot en vue de commettre un meurtre et de meurtre au premier degré, elle a dégagé les facteurs à prendre en compte dans l'appréciation de la dangerosité de l'accusé et a insisté sur le fait que c'est l'effet cumulatif de ces facteurs qu'il faut regarder. À notre avis, le même raisonnement s'applique à l'appréciation des conditions de mise en liberté imposées dans le but de faire disparaître ou de contenir le danger.

[42]            La juge désignée était au courant des limites et des défauts affectant ces cautions. C'est pourquoi elle a reconnu, au paragraphe 81 de sa décision, qu' « à ce titre ils ne peuvent exercer une influence suffisamment forte sur M. Harkat une fois celui-ci mis en liberté » . Elle a ensuite imaginé des conditions additionnelles qui étaient « adaptées particulièrement à la situation de M. Harkat » : voir le paragraphe 83 de ses motifs. Nous sommes convaincus que le choix des cautions de la part de la juge désignée n'est pas vicié au point d'éclipser l'effet cumulatif de l'ensemble des conditions.

[43]            Enfin, les appelants ont remis en question l'efficacité et la fiabilité du dispositif de télésurveillance qu'on avait ordonné à l'intimé de porter. Leur argument est fondé sur le fait qu'un gestionnaire de projet de la société qui offre des services relativement à la télésurveillance a témoigné en présence de l'intimé quant aux limites et aux défauts du dispositif.

[44]            La juge désignée était pleinement au courant de ces limites et elle a répondu aux préoccupations des appelants aux paragraphes 94 et 100 de sa décision. Elle a délimité une région géographique dans laquelle l'intimé était autorisé à aller. Les paramètres de cette zone géographique ont été définis dans une ordonnance rendue le 15 juin 2006 et ont été acceptés par les appelants. Ils se plaignent maintenant devant nous du fait que les limites de la zone sont trop larges et que cela leur impose un lourd fardeau en ce qui a trait à la surveillance.

[45]            En plus, ils affirment que le refus de la part de la juge désignée d'accepter l'engagement proposé par l'intimé et son épouse de ne pas parler arabe aggrave la difficulté.

[46]            Sur dépôt d'éléments de preuve appropriés, les appelants peuvent s'adresser à nouveau à la juge désignée pour solliciter une modification de la condition concernant la zone géographique, de même que l'inclusion, en tant que condition, de l'engagement proposé par l'intimé et son épouse quant à l'emploi de l'arabe.

LES ARGUMENTS SUBSIDIAIRES SOULEVÉES PAR LES APPELANTS

[47]            Les appelants ont formulé des arguments subsidiaires découlant de leurs observations principales. À notre avis, il n'est pas nécessaire de les examiner puisque, que ce soit individuellement ou collectivement, ils ne sapent pas la conclusion tirée par la juge désignée au sujet de la possibilité de mettre l'intimé en liberté.

CONCLUSION

[48]            La mise en liberté de l'intimé comportait une appréciation du risque qu'il constitue une menace à la sécurité nationale. En ces matières, que l'on réfère à l'endiguement de la menace ou au caractère suffisant des conditions de la mise en liberté, il n'y a pas de certitude absolue d'un côté comme de l'autre. Ce que l'on doit évaluer, c'est l'ampleur et la probabilité de la menace, en cas de mise en liberté de la personne détenue, de même que la probabilité et la mesure dans laquelle les conditions de mise en liberté imposées feront disparaître ou contiendront cette menace ou ce risque de menace.

[49]            En l'espèce, la juge désignée a imposé des conditions de mise en liberté très contraignantes qui, croyait-elle, étaient susceptibles, collectivement et cumulativement, d'atteindre le résultat souhaité. On ne nous a pas convaincus que, en procédant à son appréciation, elle avait commis des erreurs de droit ou de fait justifiant notre intervention.

[50]            Pour ces motifs, l'appel sera rejeté.

« Gilles Létourneau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 A-254-06

INTITULÉ :                                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                                                    c.

                                                                                    MOHAMED HARKAT

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 13 JUILLET 2006

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :           LE JUGE EN CHEF RICHARD

                                                                                    LE JUGE DÉCARY

                                                                                    LE JUGE LÉTOURNEAU

PRONONCÉS À L'AUDIENCE PAR :                    LE JUGE LÉTOURNEAU

COMPARUTIONS :

Donald MacIntosh                                                         POUR LES APPELANTS

Amina Riaz

Paul D. Copeland                                                          POUR L'INTIMÉ

Matthew Webber

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LES APPELANTS

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Copeland, Duncan                                                         POUR L'INTIMÉ

Toronto (Ontario)

Webber Schroeder                                                        POUR L'INTIMÉ

Ottawa (Ontario)

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