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Date : 20060530

Dossier : A‑376‑05

Référence : 2006 CAF 202

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

appelant

et

ROGER ELLINGSON

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 9 mai 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 mai 2006

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                       LE JUGE MALONE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE SEXTON

                                                                                                                      LE JUGE EVANS

 


 

Date : 20060530

Dossier : A‑376‑05

Référence : 2006 CAF 202

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

appelant

et

ROGER ELLINGSON

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MALONE

I. INTRODUCTION

[1]               Le présent appel a trait à l’étendue du pouvoir conféré au ministre du Revenu national (le ministre) à l’alinéa 231.2(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1 (la Loi), lorsqu’il envoie une demande péremptoire parce qu’il soupçonne qu’un revenu n’a pas été déclaré et que des activités illégales ont été menées. Cette disposition permet au ministre de contraindre toute personne à fournir des documents ou des renseignements, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire, pour l’application et l’exécution de la Loi.

 

[2]               L’alinéa 231.2(1)a) de la Loi prévoit :

Production de documents ou fourniture de renseignements

 

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

 

Requirements to provide documents or information

 

231.2 (1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, subject to subsection (2), for any purpose related to the administration or enforcement of this Act, including the collection of any amount payable under this Act by any person, by notice served personally or by registered or certified mail, require that any person provide, within such reasonable time as is stipulated in the notice,

 

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

(a) any information or additional information, including a return of income or a supplementary return;

 

II. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DE L’APPEL

[3]               Le ministre interjette appel de l’ordonnance rendue par un juge de la Cour fédérale (le juge saisi de la demande) en date du 4 août 2005, qui annulait une demande péremptoire datée du 20 juillet 2004, envoyée par un fonctionnaire du Programme spécial d’exécution (le PSE) de la Division des enquêtes de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). Cette demande péremptoire enjoignait à Roger Ellingson de produire ses déclarations de revenu signées pour les années 1999 à 2003, ainsi que des états signés de ses actif, passif et dépenses personnelles pour les mêmes années (la demande péremptoire). M. Ellingson n’a pas répondu à la demande péremptoire, mais il a présenté une demande de contrôle judiciaire afin de la faire annuler.

 

[4]               Le juge saisi de la demande a statué qu’une enquête sur la responsabilité pénale était en cours lorsque la demande péremptoire a été envoyée, de sorte que les protections offertes par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) s’appliquaient, conformément à l’arrêt R c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757 (Jarvis), de la Cour suprême du Canada. Le ministre fait valoir en appel que la conduite du fonctionnaire du PSE était conforme aux pratiques en matière de vérification approuvées par la Cour suprême du Canada dans Jarvis. En termes simples, selon le ministre, l’objet prédominant de la demande péremptoire envoyée à M. Ellingson était, compte tenu des faits en l’espèce, un examen préalable à une vérification et les protections prévues par la Charte ne s’appliquent pas.

 

[5]               Tout en relevant un certain nombre d’erreurs de droit, le ministre fait principalement valoir que le juge saisi de la demande a omis de tenir compte de faits essentiels et a mal interprété un accord de collaboration conclu en 1992 entre la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et le ministère du Revenu national (maintenant l’ARC) (l’accord de collaboration de 1992). Selon le ministre, le juge saisi de la demande a eu tort de considérer que le PSE ne pouvait effectuer que des enquêtes criminelles en vertu de cet accord.

 

III. FAITS

[6]               En janvier 2004, M. Ellingson a été accusé en Californie de diverses infractions relatives à une opération d’importation et de distribution de drogue illicite et au blanchiment des produits de cette opération entre juin 2000 et mars 2004. L’acte d’accusation du grand jury a été divulgué le 1er avril 2004 et un communiqué de presse mentionnant le nom de M. Ellingson a été diffusé le lendemain par le procureur général des États‑Unis.

 

[7]               Le 16 avril 2004 ou vers cette date, le PSE a reçu copie d’un formulaire de renseignements sur les transactions financières douteuses (le Formulaire) émanant de la Banque HSBC située au 201, rue Main, à Penticton (Colombie‑Britannique). Le Formulaire décrivait de façon détaillée un dépôt de 5 000 $ en billets de 20 $ effectué par M. Ellington dans un compte qu’il possédait avec son épouse. La Banque a écrit ce qui suit dans la section du Formulaire intitulée [traduction] « Activités douteuses » :

[traduction] Le client s’est présenté à la Banque HSBC avec une somme de 5 000 $ en billets de 20 $ afin de rembourser une partie de deux prêts‑autos. Le RSC a remarqué que l’argent avait l’odeur particulière de la marijuana. Un examen plus approfondi des prêts a révélé que le client faisait constamment des versements en argent comptant pour les rembourser.

 

[8]               La Section des produits de la criminalité de la GRC avait transmis le Formulaire sans donner aucun autre renseignement concernant M. Ellingson. Le Formulaire a d’abord été confié à Darren Wilms, un enquêteur de la Division des enquêtes de l’ARC. Dans le cadre de ses fonctions normales, M. Wilms avait précédemment retracé un article publié dans le Penticton Herald du 7 avril 2004, qui mentionnait que M. Ellingson avait été accusé de trafic de drogue aux États‑Unis.

 

[9]               M. Wilms a alors effectué une recherche dans la base de données électronique de l’ARC afin de savoir quelles déclarations de revenu M. Ellingson avait produites dans le passé. Il a ainsi découvert que M. Ellingson n’avait pas produit de déclaration de revenu pour les années 1997 à 2003. Après avoir déterminé que l’intimé avait omis de produire certaines déclarations de revenu, M. Wilms a transmis le Formulaire, l’article de journal et les résultats de la recherche dans la base de données à David Matheson, un vérificateur/inspecteur du PSE. L’acte d’accusation du grand jury et le communiqué de presse du procureur général des États‑Unis n’ont cependant pas été communiqués à M. Matheson.

 

[10]           Le PSE est un service de vérification distinct au sein de la Division des enquêtes de l’ARC qui s’occupe de la vérification des contribuables soupçonnés d’avoir tiré un revenu d’activités illégales. Selon M. Matheson, le PSE ne mène pas d’enquêtes criminelles actuellement (voir l’affidavit de M. Matheson, au paragraphe 10 des motifs), mais si un vérificateur découvre, au cours d’une vérification, qu’une infraction criminelle a peut‑être été commise, le dossier est transféré à un enquêteur de la Division des enquêtes.

 

[11]           La première tâche de M. Matheson consistait à recueillir des renseignements afin de déterminer si une vérification devait être effectuée. Étant le seul responsable du dossier, il a envoyé la demande péremptoire le 20 juillet 2004. M. Matheson n’a rien fait d’autre. Il n’y a aucune preuve d’une enquête criminelle menée par la Division des enquêtes ou d’une rencontre entre M. Ellingson et un fonctionnaire de l’ARC.

 

IV. ANALYSE

[12]           Dans Jarvis, la Cour suprême du Canada a été appelée à fixer la ligne de démarcation entre les vérifications et les enquêtes criminelles en matière d’impôt sur le revenu pour l’application du paragraphe 231.2(1) de la Loi. Dans les motifs qu’ils ont rédigés pour l’ensemble de la Cour suprême du Canada, les juges Iacobucci et Major ont écrit :

Le contribuable et l’ADRC [maintenant l’ARC] ont des intérêts opposés à l’étape de la vérification, mais lorsque l’ADRC exerce sa fonction d’enquête, ils se trouvent dans une relation de nature contradictoire plus traditionnelle en raison du droit à la liberté qui est alors en jeu. […] Il s’ensuit qu’il doit exister une certaine séparation entre les fonctions de vérification et d’enquête au sein de l’ADRC.

 

[…]

 

[…] lorsqu’un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires de l’ADRC doivent renoncer à leur faculté d’utiliser les pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire que leur confèrent les par. 231.1(1) et 231.2(1). Essentiellement, les fonctionnaires [traduction] « franchissent le Rubicon » lorsque l’examen crée la relation contradictoire entre le contribuable et l’État. Il n’existe pas de méthode claire pour décider si tel est le cas. Pour déterminer si l’objet prédominant d’un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut plutôt examiner l’ensemble des facteurs qui ont une incidence sur la nature de cet examen.

 

[…]

 

[…] À l’exception de la décision claire de procéder à une enquête criminelle, aucun facteur n’est nécessairement déterminant en soi. Les tribunaux doivent plutôt apprécier l’ensemble des circonstances et déterminer si l’examen ou la question en cause crée une relation de nature contradictoire entre l’État et le particulier. [Non souligné dans l’original.]

 

[...]

 

On [ne] peut [pas] retenir comme critère le simple soupçon qu’une infraction a été commise. Au cours de sa vérification, le vérificateur peut soupçonner toutes sortes de conduites répréhensibles, mais on ne peut certainement pas affirmer qu’une enquête est enclenchée dès l’apparition d’un soupçon. [Non souligné dans l’original.]

 

(Voir Jarvis, aux paragraphes 84, 88, 93 et 90.)

 

 

[13]           Ce critère de l’objet prédominant n’empêche pas le ministre de mener parallèlement une enquête criminelle et une vérification (voir Jarvis, au paragraphe 97). Le moment pendant lequel se déroulent cette enquête et cette vérification est toutefois important. Les vérificateurs peuvent partager les renseignements qu’ils obtiennent avec les enquêteurs de l’ARC pourvu que ces renseignements aient été recueillis avant le début de l’enquête criminelle. À cette étape, une relation de nature contradictoire existe et les protections prévues par la Charte s’appliquent. La Cour suprême du Canada a résumé le droit applicable dans les termes suivants au paragraphe 103 de Jarvis :

[…] comme nous l’avons déjà précisé, il est évident que l’on peut continuer d’avoir recours aux pouvoirs de vérification, même après le commencement d’une enquête, quoique les résultats de cette vérification ne puissent pas servir pour les besoins de l’enquête ou de la poursuite. (Voir aussi R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814, au paragraphe 30.)

 

[14]           L’arrêt Jarvis oblige la cour de révision à déterminer si l’objet dominant d’une demande péremptoire est une vérification ou une enquête en utilisant une méthode en deux étapes. La première étape consiste à déterminer s’il y a une décision claire de procéder à une enquête criminelle sur la foi de la preuve. Si la réponse est affirmative, l’examen prend fin et le ministre ne peut plus exercer son pouvoir d’envoyer une demande péremptoire (voir, par exemple, Kligman c. Canada (Ministre du Revenu national), 2004 CAF 152).

 

[15]           S’il n’y a pas de décision claire, alors le juge de première instance doit déterminer si l’examen ou la question en cause crée une relation de nature contradictoire. Tous les facteurs doivent être examinés, notamment les questions formulées par la Cour suprême du Canada dans Jarvis (ci‑après les facteurs de Jarvis). Les facteurs de Jarvis incluent les questions suivantes. Y avait‑il des motifs raisonnables de porter des accusations au moment où la demande péremptoire a été envoyée? La décision de procéder à une enquête criminelle pouvait‑elle être prise à la lumière du dossier? L’ensemble de la conduite des autorités donnait‑elle à croire que celles‑ci procédaient à une enquête criminelle? Les dossiers avaient‑ils été transférés aux enquêteurs? Le vérificateur était‑il un mandataire des enquêteurs ou ceux‑ci semblaient‑ils avoir eu l’intention de l’utiliser comme leur mandataire? La preuve recherchée était‑elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable? Existait‑il d’autres circonstances ou facteurs susceptibles d’amener le juge de première instance à croire que la vérification était devenue une enquête criminelle?

 

[16]           En l’espèce, la Cour ne dispose d’aucune preuve d’une décision claire de la GRC ou de la Division des enquêtes de l’ARC d’entreprendre une enquête criminelle. Le dossier ne dit rien à ce sujet. Il faut donc passer à la deuxième étape de Jarvis. Or, au lieu de procéder de cette façon, le juge saisi de la demande a choisi de formuler la question dans les termes suivants :

[…] la seule question sur laquelle la Cour doit se prononcer en l’espèce est la suivante : une enquête sur la responsabilité pénale était‑elle en cours lorsque le vérificateur a décidé d’envoyer la demande péremptoire? Elles reconnaissent que, si la réponse à cette question est affirmative, le vérificateur a outrepassé sa compétence selon l’arrêt Jarvis.

 

[17]           Il s’agit clairement d’une erreur de droit. Comme il est indiqué aux paragraphes 97 et 103 de Jarvis, une vérification et une enquête peuvent être effectuées parallèlement. La question de savoir si le juge saisi de la demande a correctement appliqué la jurisprudence pertinente afin de déterminer si l’ARC avait la compétence voulue pour envoyer la demande péremptoire est une question de droit, à l’égard de laquelle devrait s’appliquer la norme de contrôle impliquant la déférence la moins grande (voir Zenner c. Prince Edward Island College of Optometrists, 2005 CSC 77).

 

[18]           Je vais maintenant analyser les facteurs de Jarvis qui sont pertinents au regard de la demande péremptoire envoyée à M. Ellingson, la question clé consistant à déterminer si l’objet prédominant était de faire avancer une enquête criminelle le concernant. Dans cette analyse, la norme de preuve applicable à la question de savoir si les droits qui sont garantis par la Charte à M. Ellingson s’appliquaient est la prépondérance des probabilités (voir R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265).

 

Facteur A – Des motifs raisonnables de porter des accusations

[19]           Au moment où la demande péremptoire a été envoyée, l’ARC effectuait un examen dans le cadre de sa fonction de vérification sur la foi d’un simple soupçon qu’un revenu tiré d’activités illégales n’avait pas été déclaré. Même si l’ARC pouvait effectuer à la fois une enquête criminelle et une vérification, la preuve ne montre pas que c’était le cas, mais plutôt que l’examen préalable à la vérification n’était que la première étape d’un processus visant à déterminer si M. Ellingson avait omis de produire des déclarations de revenu pour les années d’imposition 1999 à 2003. Aussi, la preuve ne me permet pas de conclure que l’ARC avait des motifs raisonnables de porter des accusations criminelles en vertu de la Loi à cette première étape.

 

Facteur B – Les motifs justifiant une enquête criminelle

[20]           M. Matheson n’était pas au courant de l’acte d’accusation du grand jury lorsqu’il a envoyé la demande péremptoire, mais on peut penser que celui‑ci et le Formulaire pouvaient justifier qu’une enquête soit menée par la GRC ou par des enquêteurs criminels de l’ARC en application de la Loi. Ce facteur est favorable à M. Ellingson.

 

Facteur C – L’ensemble de la conduite

[21]           L’ensemble de la conduite adoptée par l’ARC à l’égard de M. Ellingson ne concorde pas non plus avec la réalisation d’une enquête criminelle. L’ARC n’a pas délivré un mandat de perquisition et n’a pas rencontré M. Ellingson. Elle recueillait simplement des renseignements dans le but de déterminer si elle devait entreprendre une vérification.

 

Facteur D – Le transfert des dossiers aux enquêteurs

[22]           La question de savoir si un dossier a été transféré à un enquêteur est un autre facteur servant à déterminer si une relation de nature contradictoire existe. Ce facteur n’est toutefois pas déterminant en soi (voir Jarvis, au paragraphe 92). Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas où le dossier a d’abord été transféré de la section de la vérification à celle des enquêtes, avant d’être retourné au vérificateur qui envoie ensuite une demande péremptoire de production de documents. La Cour suprême du Canada a indiqué que, dans un tel cas, les tribunaux doivent déterminer si la section des enquêtes a réellement refusé de procéder à une enquête ou si le vérificateur recueille simplement des renseignements pour le compte de cette section.

 

[23]           En l’espèce, il n’y a que M. Matheson qui s’est occupé du dossier de M. Ellingson. Selon le témoignage de M. Matheson, qui n’a pas été contesté, le dossier aurait pu être transféré à la Division des enquêtes s’il avait déterminé qu’une infraction avait été commise, mais cela n’a pas été fait. Il est vrai que M. Matheson travaille comme vérificateur au sein du PSE, lequel fait partie de la Division des enquêtes, mais la politique actuelle indique que le PSE n’effectue que des vérifications et M. Matheson a dit qu’il n’avait jamais mené d’enquête criminelle. Par conséquent, il n’y a rien dans le dossier qui laisse croire que des renseignements ont été échangés, ce qui pourrait faire naître une relation de nature contradictoire.

 

Facteurs E et F – Le vérificateur agissant comme un mandataire des enquêteurs

[24]           La preuve n’indique pas non plus que M. Matheson était utilisé comme le mandataire de la Division des enquêtes ou de la GRC pour recueillir des éléments de preuve. Il ressort plutôt du dossier qu’il n’y a eu aucun contact après qu’il a pris charge du dossier.

 

Facteur G – La pertinence de la preuve recherchée quant à la responsabilité pénale seulement

[25]           Dans mon analyse, les renseignements demandés dans la demande péremptoire sont pertinents au regard de la responsabilité fiscale de M. Ellingson en général et non seulement au regard de sa responsabilité pénale. On peut considérer qu’il s’agit d’une demande normale de l’ARC dans un cas où le contribuable n’a pas produit de déclarations de revenu et où peu de renseignements financiers, voire aucun, ne sont disponibles. Par exemple, l’ARC a demandé les déclarations de revenu pour les années pertinentes afin que celles‑ci soit examinées ou vérifiées par M. Matheson. Elle a aussi demandé des renseignements concernant les sources de revenu, l’actif, le passif et les dépenses personnelles qui étaient également nécessaires pour déterminer si une cotisation de valeur nette était justifiée. Ce facteur ne révèle pas non plus en soi l’existence d’une relation de nature contradictoire.

 

Facteur H – Les autres circonstances – L’accord de collaboration de 1992

[26]           L’ordonnance du juge saisi de la demande repose essentiellement sur le fait qu’il a jugé que, malgré les intentions de M. Matheson, l’accord de collaboration de 1992 a eu des incidences défavorables sur son rôle de vérificateur. Ce document oblige la GRC et l’ARC à unir leurs efforts afin de lutter contre le crime organisé pour l’application de la Loi, ce qui, selon le juge saisi de la demande, peut signifier seulement des enquêtes menées en collaboration et le partage de l’information afin que des sanctions pénales soient imposées au bout du compte. Avec respect pour cette opinion, ce n’est pas l’interprétation que je fais de l’accord de collaboration de 1992 et des pièces connexes, compte tenu en particulier de la preuve non réfutée de M. Matheson.

 

[27]           Dès 1972, le ministère du Revenu national – Impôt et le ministère du Solliciteur général avaient signé un protocole dans le but avoué de lutter contre le crime organisé par des poursuites criminelles uniquement. Ce protocole a été remplacé par l’accord de collaboration de 1992, qui avait le même objectif, mais qui ne se limitait pas aux seules poursuites criminelles. L’accord de collaboration de 1992 a notamment pour objet d’identifier les personnes qui tirent un revenu d’activités illégales et de déterminer leur position dans la communauté criminelle, d’effectuer des enquêtes préliminaires au besoin, d’effectuer des vérifications en vue de l’établissement de cotisations ou de nouvelles cotisations lorsque les critères relatifs aux poursuites en matière d’évasion fiscale ne sont pas remplis et de fournir le maximum de renseignements à la division chargée des recouvrements afin de maximiser le recouvrement des impôts, des pénalités et des intérêts.

 

[28]           Le juge saisi de la demande a considéré qu’il était difficile de comprendre comment l’on pouvait faire cesser les activités du crime organisé autrement qu’en menant des enquêtes afin que des sanctions criminelles soient imposées. Il ne fait cependant aucun doute que la vérification des personnes impliquées et l’établissement de nouvelles cotisations pour les impôts, les intérêts et les pénalités ébranle aussi fortement le crime organisé.

 

[29]           Par ailleurs, le juge saisi de la demande n’a accordé aucun poids à un document publié en 2002 par l’ARC qui traitait précisément du PSE (le manuel du PSE). Bien que ce document n’ait pas la force d’une loi ou d’un règlement, il peut servir à établir le contexte juridique et à guider la prise de décisions. En l’espèce, le manuel du PSE est utile pour comprendre le fonctionnement du PSE et on devrait lui accorder un certain poids.

 

[30]           Le premier paragraphe du manuel du PSE jette un doute sur l’actualité de l’accord de collaboration de 1992 et sur la pertinence de la décision R. c. Harris, [1995] B.C.J. No 1467, sur lesquels s’est fondé le juge saisi de la demande. Il indique : « Ce programme [le PSE] a évolué avec le temps et est passé graduellement, en majeure partie, du secteur criminel à celui de procédure au civil. » Peu importe la situation en 1972 ou en 1992, le PSE avait changé en 2002, et il s’intéressait principalement dorénavant aux vérifications de nature civile et non plus aux enquêtes criminelles.

 

[31]           Deux dispositions particulières du manuel du PSE sont instructives : l’article 20.4.1 et le paragraphe 20.4.2(2). Ces dispositions sont ainsi libellées :

Les vérifications relatives au PSE ont pour but de déterminer de façon aussi précise que possible les impôts, droits ou tarif, intérêts et pénalités exigibles en vertu de la Loi, par les personnes ayant tiré un revenu d’activités illégales et de repérer les indices de fraude fiscale. Les vérifications PSE servent également à déterminer les mouvements de fonds dans le but d’identifier les personnes à la tête de certaines organisations criminelles précises.

Les vérifications seront terminées au moment de l’émission des cotisations et des pénalités pertinentes, sauf dans les cas où l’on aura relevé des indices de fraude fiscale; ceux‑ci seront renvoyés aux fins d’enquête à l’aide du formulaire T134.

 

[32]           Il ne fait aucun doute que les services de la vérification et des enquêtes sont séparés au sein de l’ARC, un fait qu’ont reconnu d’autres tribunaux qui ont choisi de ne pas appliquer la décision Harris (voir R. c. Lin, [1997] B.C.J. No 1277, et R. c. Xidos (1999), 181 N.S.R. (2d) 381).

 

[33]           Ce changement d’orientation du PSE ressort également du témoignage de M. Matheson selon lequel le PSE n’effectue que des vérifications et non des enquêtes criminelles au moins depuis qu’il travaille pour ce service. Aussi, la conclusion du juge saisi de la demande selon laquelle le PSE pouvait effectuer seulement des enquêtes criminelles à l’époque où la demande péremptoire a été envoyée en 2004 n’est pas étayée par la preuve. En tirant cette conclusion, le juge saisi de la demande a choisi de marginaliser le témoignage de M. Matheson et les dispositions du manuel du PSE reproduites ci‑dessus et de ne pas en tenir compte.

 

[34]           En conséquence, compte tenu des facteurs de Jarvis ainsi que de l’accord de collaboration de 1992 et du manuel du PSE, je ne puis conclure que, selon la prépondérance des probabilités, M. Matheson avait plus qu’un simple soupçon lorsqu’il a envoyé la demande péremptoire. Il n’y a tout simplement pas de relation de nature contradictoire en l’espèce.

 

[35]           Dans ces circonstances, l’appel devrait être accueilli, l’ordonnance prononcée par le juge saisi de la demande en date du 4 août 2005 devrait être annulée et la demande péremptoire envoyée par l’ARC le 20 juillet 2004 devrait être rétablie. Le ministre devrait avoir droit à ses dépens en appel et devant la Cour fédérale.

 

 

« B. Malone »

Juge

 

« Je souscris aux présents motifs

     J. Edgar Sexton, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

     John M. Evans, juge »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                 A‑376‑05

 

 

INTITULÉ :                                                                LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

                                                                                     c.

                                                                                     ROGER ELLINGSON

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                          VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                        LE 9 MAI 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                     LE JUGE MALONE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                  LE JUGE SEXTON

                                                                                     LE JUGE EVANS

 

DATE DES MOTIFS :                                               LE 30 MAI 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert Carvalho                                                            POUR L’APPELANT

Carl Januszczak

 

Steven Cook                                                                 POUR L’INTIMÉ

Richard Wong

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                                           POUR L’APPELANT

Sous‑procureur général du Canada

 

Thorsteinssons s.r.l.                                                       POUR L’INTIMÉ

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

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