Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20060314

Dossier : A-714-04

Référence : 2006 CAF 103

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE LÉTOURNEAU    

                        LE JUGE SEXTON

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

MICHAEL G. (JERRY) WETZEL

intimé

Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 13 février 2006.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 mars 2006.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE SEXTON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                   LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20060314

Dossier : A-714-04

Référence : 2006 CAF 103

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE LÉTOURNEAU    

                        LE JUGE SEXTON

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

MICHAEL G. (JERRY) WETZEL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SEXTON

I.           INTRODUCTION

[1]                Il s'agit d'un appel interjeté du jugement Wetzel c. Canada, 2004 CCI 767, qui a été rendu par la Cour canadienne de l'impôt (la CCI) dans le cadre de la procédure informelle. Elle a conclu que les fonctionnaires chargés des affaires indiennes avaient porté atteinte au droit à l'égalité de l'intimé, Michael Wetzel, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Elle a aussi dit que ces fonctionnaires avaient délibérément exclu l'intimé de la liste des membres de la bande indienne de Miawpukek, aussi connue sous le nom de bande de Conne River (la bande) et que, en raison de leurs machinations, le décret stipulant les critères d'appartenance à la bande a exigé que ses membres devaient être « de descendance indienne canadienne » .L'intimé ne remplissait pas ce critère; son nom ne figurait donc pas sur la liste de la bande. En fin de compte, la Cour canadienne de l'impôt (CCI) a remédié à cette violation de la Constitution en annulant les cotisations de l'intimé pour les années 1994 et 1995 en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[2]                L'appelante conteste la décision de la CCI pour quatre motifs principaux. Premièrement, elle soutient que la CCI a commis une erreur lorsqu'elle a conclu que l'intimé n'était pas tenu de signifier des avis de question constitutionnelle relativement à sa demande fondée sur la Charte. Deuxièmement, elle nie qu'il y ait eu violation de la Charte en l'occurrence. Troisièmement, elle conteste la compétence de la CCI pour accorder une mesure réparatrice en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, à savoir l'annulation des cotisations. Enfin, elle conteste la compétence de la CCI pour ordonner une reddition de compte.

II.         LES FAITSCONSTATÉS PAR LA COUR CANADIENNE DE L'IMPÔT

[3]                Dans les années 1970 et 1980, l'intimé, un « Autochtone des États-Unis » , a fait un travail d'organisation des collectivités indigènes à Terre-Neuve-et-Labrador. La CCI a conclu que, en raison de ses affrontements avec la bureaucratie de l'appelante et de la manière énergique avec laquelle il a effectué son travail de défense des intérêts des Autochtones, il s'était fait des ennemis dans les hauts échelons du ministère responsable des affaires indiennes (le Ministère). Selon la CCI, ces fonctionnaires ont clairement dit qu'ils se vengeraient de l'intimé.

[4]                Au cours de cette période, la bande et le gouvernement fédéral négociaient pour fixer les critères d'appartenance à la bande. La CCI a conclu que le nom de l'intimé était inclus sur la liste de la bande établie par le comité consultatif d'enregistrement de Conne River. Il figurait aussi dans la proposition de liste des membres de la bande que le ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord de l'époque avait remise au Cabinet. Cependant, le décret de 1984 qui a créé la bande en vertu de la Loi sur les Indiens stipulait que seuls pouvaient être membres les personnes « de descendance micmaque canadienne » . L'intimé était un Indien des États-Unis; son nom ne figurait donc pas dans la liste définitive des membres de la bande. Ultérieurement, selon la CCI, plusieurs ministres se sont engagés à modifier le critère de descendance et à viser toutes les personnes « de descendance indienne » . L'intimé aurait pu devenir membre selon ce critère. Cependant, en fin de compte, la décret révisé de 1989 (le décret) stipulait qu'il fallait être « de descendance indienne canadienne » . Ce n'était pas le cas de l'intimé, il ne remplissait pas le critère stipulé par le décret; son nom a donc été à nouveau omis de la liste de la bande. Si le nom de l'intimé avait été inscrit sur cette liste, il aurait alors pu bénéficier des exonérations fiscales auxquelles seuls les membres de la bande peuvent prétendre.

[5]                D'ailleurs, La CCI s'est dit d'avis que c'était les agissements des fonctionnaires vindicatifs mentionnés plus haut, qui ont tout fait pour que l'intimé ne figure pas dans la liste de la bande, qui ont abouti à l'adoption du critère « de descendance indienne canadienne » dans le décret. En outre, la CCI a conclu que certaines personnes dont le nom était inscrit sur la liste de la bande ne remplissaient pas le critère de descendance applicable aux membres de la bande.


III.        LES DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

[6]                Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)

81. (1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition :

81. (1) There shall not be included in computing the income of a taxpayer for a taxation year,

a) une somme exonérée de

(a) an amount that is

l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, autre qu'un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d'une disposition d'une convention ou d'un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada;

declared to be exempt from income tax by any other enactment of Parliament, other than an amount received or receivable by an individual that is exempt by virtue of a provision contained in a tax convention or agreement with another country that has the force of law in Canada;

[...]

...

Loi sur les Indiens, L.R., 1985, ch. I-5

87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l'article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :

87. (1) Notwithstanding any other Act of Parliament or any Act of the legislature of a province, but subject to section 83, the following property is exempt from taxation, namely,

a) le droit d'un Indien ou d'une bande sur une réserve ou des terres cédées;

(a) the interest of an Indian or a band in reserve lands or surrendered lands; and

b) les biens meubles d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve.

(b) the personal property of an Indian or a band situated on a reserve.

(2) Nul Indien ou bande n'est assujetti à une taxation concernant la propriété, l'occupation, la possession ou l'usage d'un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l'un de ces biens.

(2) No Indian or band is subject to taxation in respect of the ownership, occupation, possession or use of any property mentioned in paragraph (1)(a) or (b) or is otherwise subject to taxation in respect of any such property.

(3) Aucun impôt sur les successions, taxe d'héritage ou droit de succession n'est exigible à la mort d'un Indien en ce qui concerne un bien de cette nature ou la succession visant un tel bien, si ce dernier est transmis à un Indien, et il ne sera tenu compte d'aucun bien de cette nature en déterminant le droit payable, en vertu de la Loi fédérale sur les droits successoraux, chapitre 89 des Statuts revisés du Canada de 1952, ou l'impôt payable, en vertu de la Loi de l'impôt sur les biens transmis par décès, chapitre E-9 des Statuts revisés du Canada de 1970, sur d'autres biens transmis à un Indien ou à l'égard de ces autres biens.

(3) No succession duty, inheritance tax or estate duty is payable on the death of any Indian in respect of any property mentioned in paragraphs (1)(a) or (b) or the succession thereto if the property passes to an Indian, nor shall any such property be taken into account in determining the duty payable under the Dominion Succession Duty Act, chapter 89 of the Revised Statutes of Canada, 1952, or the tax payable under the Estate Tax Act, chapter E-9 of the Revised Statutes of Canada, 1970, on or in respect of other property passing to an Indian.

Charte

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, S.R. 1985, ch. T-2

19.2 (1) Les lois fédérales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, que si le procureur général du Canada et ceux des provinces ont été avisés conformément au paragraphe (2).

19.2 (1) If the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or its regulations is in question before the Court, the Act or regulations shall not be judged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

Loi d'interprétation, S.R. 1985, ch. I-21

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

2. (1) In this Act,

[...]

...

Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d'honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris :

"regulation" includes an order, regulation, rule, rule of court, form, tariff of costs or fees, letters patent, commission, warrant, proclamation, by-law, resolution or other instrument issued, made or established

a) soit dans l'exercice d'un pouvoir conféré sous le régime d'une loi fédérale;

(a) in the execution of a power conferred by or under the authority of an Act, or

b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité.

(b) by or under the authority of the Governor in Council;

[...]

...

3. (1) Sauf indication contraire, la présente loi s'applique à tous les textes, indépendamment de leur date d'édiction.

3. (1) Every provision of this Act applies, unless a contrary intention appears, to every enactment, whether enacted before or after the commencement of this Act.

IV.        LES CONCLUSIONS DE LA COUR CANADIENNE DE L'IMPÔT

[7]                L'une des questions sur lesquelles la CCI s'est penchée avait trait au fait que l'intimé n'a pas déposé d'avis de question constitutionnelle. Selon l'article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, il est nécessaire de signifier ces avis au procureur général du Canada et au procureur général de chaque province; cependant, la CCI a conclu que, puisque l'intimé ne demandait pas que soit déclaré invalide le décret, et se bornait à en contester les effets, il n'était pas tenu de respecter cette disposition.

[8]                Puis, la CCI a porté son attention sur sa compétence pour connaître de la plainte de l'intimé. Elle a reconnu qu'elle n'avait pas compétence pour se prononcer sur le statut d' « Indien » de l'intimé aux termes de la Loi sur les Indiens. Cependant, la question de savoir si l'intimé avait le droit de se faire inscrire constituait le noeud de la contestation de l'intimé fondée sur la Charte. La CCI a conclu qu'elle était compétente pour connaître de cette question parce qu'elle était compétente pour se prononcer sur la validité des cotisations en cause. Elle a aussi remarqué que, dans l'affaire O'Neill Motors Limited c. Sa Majesté la Reine, 96 DTC 1486 (C.C.I.), la CCI avait été saisie de la question suivante : est-il indiqué et juste d'annuler certaines cotisations au titre du paragraphe 24(1) de la Charte? La CCI a conclu que telle était exactement la question sur laquelle elle était appelée à statuer en l'espèce.

[9]                Elle s'est alors penchée sur le fond de la plainte de l'intimé. Premièrement, elle a pris bonne note de l'argument de l'appelante : l'intimé n'avait pas précisé la nature de la prétendue violation de la Charte. Selon l'appelante, il lui a donc été impossible de répondre de manière pertinente aux allégations de l'intimé. Cependant, la CCI s'est dite d'avis que l'intimé avait produit suffisamment de preuves pour qu'elle puisse conclure qu'il alléguait qu'il y avait eu discrimination fondée sur sa race, son origine nationale ou ethnique.

[10]            La CCI a entamé son analyse de l'argument fondé sur la discrimination en citant l'arrêt Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497, où la Cour suprême du Canada a fait cette mise en garde à la page 509 : il est inapproprié de tenter de restreindre l'analyse relative au paragraphe 15(1) à une « formule figée et limitée » .

[11]            Sur ce, la CCI a conclu au profit de l'intimé qu'il y avait eu violation du paragraphe 15(1). Les autres personnes ne remplissaient pas le critère de « de descendance indienne canadienne » consacré par le décret, et pourtant, leur nom était sur la liste de la bande. La CCI a donc conclu que, à l'évidence, l'intimé avait été traité différent d'elles. La CCI s'est dite aussi d'avis que, vu la preuve, il était manifeste qu'il avait été traité de cette manière parce qu'il avait irrité certains fonctionnaires du Ministère. Selon la CCI, des personnes haut placées, notamment des ministres chargés des affaires indiennes, avaient assuré l'intimé que le critère d'appartenance à la bande serait modifié et que l'on adopterait celui de « de descendance indienne » et que son nom pourrait figurer dans la liste définitive des membres de la bande, comme dans la liste initiale. Cependant, la CCI a conclu que les ennemis de l'intimé au Ministère avaient l'intention de se venger de l'intimé en excluant son nom de la liste de la bande. La CCI s'est dite d'avis que le texte définitif du décret a été formulé à dessein afin de l'exclure de la liste; il n'a donc pas été traité sur un pied d'égalité avec tous les autres résidents de la réserve de Conne River « de descendance indienne » . La CCI conclu qu'il y avait eu clairement atteinte à la Charte, pour laquelle l'intimé avait droit à une réparation.

[12]            La CCI a accueilli les appels et renvoyé l'affaire au Ministre du Revenu National (le ministre) pour réexamen et pour qu'il établisse une nouvelle cotisation en fonction de l'annulation des cotisations pour 1994 et 1995. Elle ne pouvait pas ordonner que soit ajouté à la liste des membres de la bande le nom de l'intimé. Cependant, elle a recommandé que le ministre prenne un décret de remise en faveur de l'intimé pour toutes les années où il aurait dû être considéré comme membre de la bande. En outre, elle a ordonné au ministre de faire une reddition de compte à l'intimé afin que celui-ci puisse savoir quel était le montant dû et pour quel motif. Enfin, il a accordé 2 000 $ à l'intimé au titre des dépens.

V.         LES QUESTIONS EN LITIGE

1.       La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que l'intimé n'était pas tenu de déposer des avis de question constitutionnelle?

2.       La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur dans l'application de la Charte?

3.       La Cour canadienne de l'impôt était-elle compétente en l'espèce pour accorder des mesures réparatrices au titre du paragraphe 24(1) de la Charte?

4.       La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur en ordonnant une reddition de compte?

VI.        ANALYSE

1)       La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que l'intimé n'était pas tenu de déposer des avis de question constitutionnelle?

[13]            Lorsqu'elle s'est penchée sur la question de savoir si l'intimé aurait dû signifier des avis de question constitutionnelle, la CCI a fait l'observation suivante au paragraphe 85 de la décision Wetzel :

La Cour [...] convient plutôt avec l'appelant qu'il n'était pas lié par les dispositions de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale. La Cour est convaincue qu'il ne tente de faire invalider, en tout ou en partie, ni la Loi de l'impôt sur le revenu, ni la Loi sur les Indiens, ni l'un ou l'autre des décrets. Comme il ne tente pas de faire déclarer un texte législatif invalide ou sans effet ou d'y faire ajouter une quelconque disposition ayant pour effet de modifier le texte législatif en cause, il n'est donc pas assujetti aux exigences prévues par l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale.

[14]            Avec tout le respect que je dois à la CCI, elle a fait erreur lorsqu'elle s'est appuyée sur l'article 57 de la Loi sur les Cours fédérales. L'intimé a élevé sa contestation fondée sur la Charte devant la Cour de l'impôt, et non pas devant la Cour fédérale. Par conséquent, c'est la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt (LCCI), et non pas la Loi sur les Cours fédérales, qui était le texte légal pertinent. Cela dit, la partie pertinente de cette disposition et la disposition équivalente de la LCCI sont formulées de façon quasi-identique, de sorte que cette erreur n'a pas eu d'incidence sur la décision visée par le présent appel.

[15]            Le paragraphe 19.2(1) de la LCCI se lit comme suit :

19.2 (1) Les lois fédérales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, que si le procureur général du Canada et ceux des provinces ont été avisés conformément au paragraphe (2).

19.2 (1) If the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or its regulations is in question before the Court, the Act or regulations shall not be judged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

[16]            Ce texte ne peut être appliqué que si est en cause la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, de lois fédérales ou de leurs textes d'application. Devant la Cour, l'intimé a expliqué en partie la nature de sa contestation fondée sur la Charte en ces termes :

[TRADUCTION] [...] la discrimination dont [l'intimé] a été victime a pour source les agissements des préposés de l'État qui, délibérément et avec intention de nuire, ont pris les dispositions pour modifier les critères d'appartenance à la bande afin de l'en exclure; ils ont fait fi des accords qui avaient été conclus et ils ont agi au mépris des instructions ministérielles.

[17]            L'intimé a fait valoir devant la Cour qu'il ne contestait pas la validité du décret, mais simplement son incidence sur lui et qu'il n'était donc pas nécessaire de signifier des avis de question constitutionnelle. Je rejette cet argument. Je suis d'avis que l'action de l'intimé constituait une contestation de l'effet du décret. D'ailleurs, si la version anglaise du paragraphe 19.2(1) utilise le terme « operability » , la version française parle d' « effet » . En l'espèce, le décret avait pour effet d'exclure l'intimé de la liste de la bande. C'est précisément ce qui est visé par la plainte de l'intimé.

[18]            Je suis conforté dans mon analyse par les arrêts R. c. Lyons (1993), 5 C.A.C.M. 130 et R. c. Matthews (1993), 5 C.A.C.M. 140. Dans ces affaires, les appelants avaient été déclarés coupables de plusieurs chefs d'accusation et il leur avait été infligé leur peine. Selon une disposition de la Loi sur la défense nationale, la peine comprenait automatiquement la dégradation. Les appelants ont invoqué la Charte afin de contester la constitutionnalité de leurs peines, mais ils n'ont pas signifié d'avis de question constitutionnelle. Les deux cours se sont prononcées de la même manière sur cette question. Dans l'arrêt R. c. Lyons (1993), 5 C.A.C.M. 130, la Cour d'appel de la cour martiale du Canada s'est exprimé en ces termes aux paragraphes 8 et 11 :

¶ 8            L'appelant ne demande pas expressément à la Cour de déclarer l'alinéa 140f) invalide, inapplicable ou sans effet; il lui demande plutôt de prononcer une ordonnance cassant la sentence ou, subsidiairement, annulant la peine de rétrogradation qui y est comprise. Dans la mesure où, dans les deux cas, l'appelant s'appuie sur la Charte, il me semble qu'une telle ordonnance supposerait une déclaration quant à l'inconstitutionnalité de l'alinéa 140f), sinon dans sa totalité, du moins eu égard aux circonstances de l'espèce. Ces arguments ont de fait été soulevés.

[...]

¶ 11          Vu le défaut de l'appelant d'aviser les procureurs généraux de son intention d'attaquer l'alinéa 140f) en se fondant sur les articles 12 et 15 de la Charte, je m'abstiendrai de trancher cette question.

En d'autres termes, les avis de question constitutionnelle doivent être joints aux contestations fondées sur la Charte concernant l'effet d'un instrument légal ou réglementaire.

[19]            Pour conclure, je tiens à signaler que l'article 19.2 de la LCCI ne vise pas précisément les décrets. Il ne vise que les lois et les règlements. Comme cela n'a pas été soulevé par l'intimé lorsqu'il a soutenu que, aux termes de l'article 19.2, nul avis n'était exigé, il n'est pas nécessaire de se pencher sur cette question. Cependant, il n'est pas inutile de signaler que le paragraphe 2(1) et l'article 3 de la Loi d'interprétation se lisent comme suit :

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

2. (1) In this Act,

[...]

...

Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d'honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris :

"regulation" includes an order, regulation, rule, rule of court, form, tariff of costs or fees, letters patent, commission, warrant, proclamation, by-law, resolution or other instrument issued, made or established

a) soit dans l'exercice d'un pouvoir conféré sous le régime d'une loi fédérale;

(a) in the execution of a power conferred by or under the authority of an Act, or

b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité.

(b) by or under the authority of the Governor in Council;

[...]

...

3. (1) Sauf indication contraire, la présente loi s'applique à tous les textes, indépendamment de leur date d'édiction.

3. (1) Every provision of this Act applies, unless a contrary intention appears, to every enactment, whether enacted before or after the commencement of this Act.

2)    La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur dans l'application de la Charte?

a)       Introduction

[20]            Malheureusement, la CCI n'a pas précisé la nature de la violation de la Charte qui l'a tant troublée. Dans la décision Wetzel, elle a déclaré aux paragraphes 119 et 120 :

¶ 119        Tenant compte de ce qui précède, la Cour est convaincue, sur le fondement de la preuve présentée et des inférences raisonnables qu'elle peut en tirer, qu'il y a eu atteinte aux droits de l'appelant qui lui sont garantis par les articles 15 et 24 de la Charte. Il ressort sans équivoque de la preuve que d'autres personnes dont le nom figure sur la liste des membres de la bande ne satisfont pas aux critères fixés par le décret. Il est donc évident que l'appelant a été traité différemment de ces membres. Il est tout aussi évident, à la lumière de la preuve, qu'il a reçu un traitement différent parce qu'il avait offensé des fonctionnaires se trouvant dans une situation d'autorité au sein du ministère. La Cour est en outre persuadée que des personnes haut placées, y compris des ministres, ont assuré à l'appelant que les critères relatifs à l'appartenance à la bande seraient modifiés pour prévoir l'expression [TRADUCTION] « de descendance indienne » , et que l'appelant, comme il aurait respecté ces critères, aurait pu être inscrit sur la liste des membres de la bande, de la même façon qu'il se trouvait sur la liste initiale.

¶ 120        Manifestement, l'appelant, dans ses tentatives pour organiser les diverses bandes de Terre-Neuve-et-Labrador et dans ses rapports avec des personnes occupant des postes importants au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, a provoqué l'indignation de ces derniers. Ils ont donc souhaité lui régler son compte en trouvant un moyen quelconque de ne pas mettre son nom sur la liste de bande. De tout ce qui précède, la Cour peut conclure à la lumière de la preuve que l'appelant avait le droit de voir son nom consigné sur cette liste de bande. Son nom figurait sur la liste de bande initiale et on a en fin de compte libellé le décret de manière à empêcher qu'il soit traité de la même façon que tous les autres résidents « de descendance indienne » de la réserve de Conne River. Il s'agit d'une violation flagrante de ses droits fondés sur la Charte et il a droit à une réparation convenable.

[21]            Je suis d'avis que la nature des violations de la constitution alléguées n'est pas clairement exposée dans ces motifs. Dit-on que l'intimé a été traité différemment des autres personnes sur la liste de la bande qui ne remplissaient pas non plus le critère de descendance, ou dit-on que le critère d'appartenance à la bande a été conçu afin d'exclure l'intimé de la liste de la bande? Au paragraphe 119, la CCI donne à penser que la violation de la Charte a pris la forme d'une application différente du décret. Par contre, au paragraphe 120, elle semble indiquer que le décret violait la Charte parce qu'il avait été formulé dans le but précis d'exclure l'intimé de la liste de la bande.

[22]            Peu importe que la CCI ait considéré que la violation de la Constitution ait consisté en l'application ou en la formulation du décret, une chose est claire. Dans l'esprit du juge de la CCI, le décret a été appliqué et formulé dans le but d'exclure l'intimé de la liste de la bande en raison des agissements scélérats de fonctionnaires vindicatifs, et cela a donné lieu à une violation de la Charte.

[23]            Mon interprétation des faits est différente. L'intimé et la CCI formulent leurs arguments en fonction de la Charte mais, après analyse, il est évident que le problème auquel la CCI a cherché à remédier n'était pas la discrimination relevant du paragraphe 15(1); il s'agissait plutôt de fautes relevant du droit administratif. En fait, même si l'intimé ne s'exprime pas en ces termes, il allègue que les bureaucrates du ministère ont agi de mauvaise foi. Autrement dit, l'intimé allègue que le pouvoir exécutif a agi à des fins illégitimes. Dans l'arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, le juge Rand, a fait les observations suivantes à la page 143 :

La « bonne foi » consistait, dans de telles circonstances, tant pour l'intimé que pour le gérant général, à appliquer la loi d'une manière conforme à son intention et dans le but auquel elle tend; cela signifie qu'ils devaient agir de bonne foi dans une appréciation raisonnable de cette intention et de ce but, et non dans une intention hors de propos et pour un but étranger ; cela ne signifie pas qu'ils devaient agir dans le but de punir une personne qui avait exercé un droit incontestable [...]

[24]            Les parties n'ont fait valoir des arguments sur aucune question de droit administratif, encore moins sur la question de savoir si la CCI avait la compétence requise pour accorder une mesure réparatrice si l'intimé devait avoir gain de cause. La CCI non plus n'a pas étudié les prétentions de l'intimé sous l'angle du droit administratif. Ce n'est pas le rôle de la Cour de reformuler, à la dernière minute, la thèse de l'intimé et de l'examiner. Je ne le ferai donc pas.

[25]            La Cour suprême a exposé brièvement les trois questions qui doivent être examinées dans le cadre de l'analyse relative au paragraphe 15(1) de la Charte, la Cour suprême du Canada a donné les directives suivantes dans l'arrêt Law, au paragraphe 88 :

[...] le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :

(A) La loi contestée: a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

(B) Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

(C) La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération ?

[26]            La CCI a signalé que certains membres de la bande, comme l'intimé, n'étaient pas « de descendance indienne canadienne » . Leur nom figurait sur la liste de la bande, mais non pas celui de l'intimé. Apparemment, la CCI a conclu que la différence dans l'application du décret avait satisfait au premier volet du critère de l'arrêt Law.

[27]            Avec tout le respect que je dois à la CCI, je suis d'avis que sa conclusion est incorrecte. Dans l'arrêt Law, la Cour suprême du Canada s'est clairement exprimée : seule la distinction fondée sur « une ou de plusieurs caractéristiques personnelles » est contraire au paragraphe 15(1). La CCI a conclu que l'intimé avait « reçu un traitement différent parce qu'il avait offensé des fonctionnaires se trouvant dans une situation d'autorité au sein du ministère » (Wetzel, au paragraphe 119). En d'autres termes, en l'espèce, la différence de traitement n'était pas fondée sur une caractéristique personnelle de l'intimé; elle avait « uniquement pour objet de punir l'appelant d'avoir confronté les fonctionnaires et d'avoir agi avec autant de détermination dans ses tentatives pour obtenir la création de la bande » (Wetzel, au paragraphe 93).

[28]         Dans la décision Wetzel, la CCI a aussi fait les observations suivantes au paragraphe 120 :

[...] on a en fin de compte libellé le décret de manière à empêcher qu'il soit traité de la même façon que tous les autres résidents « de descendance indienne » de la réserve de Conne River. Il s'agit d'une violation flagrante de ses droits fondés sur la Charte et il a droit à une réparation convenable.

Elle a donc conclu que, en raison de l'insertion du critère « de descendance indienne » dans le décret, l'intimé a été traité différemment de « tous les autres résidents 'de descendance indienne' de la réserve de Conne River » .

[29]            Ce raisonnement est aussi incorrect. Parmi « tous les autres résidents 'de descendance indienne' de la réserve de Conne River » , il y a des résidents de Conne River qui ne sont pas « de descendance indienne canadienne » ; cette expression exclut ces résidents non-canadiens de la bande, tout comme elle exclut l'intimé de la liste de la bande. Donc, contrairement à ce qu'a conclu la CCI, la formulation du décret n'a pour effet de traiter l'intimé différemment de « tous les autres résidents 'de descendance indienne' de la réserve de Conne River » (non souligné dans l'original). En fait, le critère « de descendance indienne canadienne » a le même effet sur l'intimé que sur les autres résidents de Conne River qui ne sont pas de descendance indienne canadienne.

[30]            Je suis donc d'avis que la CCI a commis une erreur lorsqu'elle a conclu que l'intimé avait été en l'occurrence victime d'une violation du paragraphe 15(1) de la Charte.

3)    La Cour canadienne de l'impôt était-elle compétente en l'espèce pour accorder des mesures réparatrices au titre du paragraphe 24(1) de la Charte?

[31]            Vu que j'ai conclu que l'intimé était tenu de signifier des avis de question constitutionnelle et vu mes conclusions concernant la question relative à la Charte, il n'est pas nécessaire que je me penche sur la question de la compétence de la CCI pour accorder une mesure réparatrice en cas de violation de la Charte.

4)       La Cour canadienne de l'impôt a-t-elle commis une erreur en ordonnant une reddition de compte?

[32]            L'appelante a consenti à la reddition de compte que la CCI avait ordonnée. Comme elle a eu lieu depuis, je ne me pencherai pas sur cette question, qui est devenue théorique.

VII.      CONCLUSIONS

[33]            J'accueillerai l'appel avec dépens en faveur de l'intimé, conformément à l'article 18.25 de la LCCI. J'annulerai la décision de la CCI et je rejetterai les appels interjetés de la décision rendue par la CCI au sujet des cotisations pour les années 1994 et 1995.

« J. Edgar Sexton »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

       Robert Décary, juge »

« Je souscris aux présents motifs

       Gilles Létourneau, juge »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                              A-714-04           

INTITULÉ :                                                             SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                 c.

                                                                                 MICHAEL G. WETZEL

LIEU DE L'AUDIENCE :                                       HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)      

DATE DE L'AUDIENCE :                                     LE 13 FÉVRIER 2006    

MOTIFS DU JUGEMENT :                                  LE JUGE SEXTON        

Y ONT SOUSCRIT :                                              LE JUGE DÉCARY        

                                                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU                      

                                                                                               

DATE DES MOTIFS :                                            LE 14 MARS 2006         

COMPARUTIONS :

Peter J. Leslie

POUR L'APPELANTE

Gary G. Boyd

POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L'APPELANTE

Low Murchison LLP

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTIMÉ

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.