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Date : 20040227

 

Dossier : A-5-03

 

Référence : 2004 CAF 79

 

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

 

 

ENTRE :

 

                                CADNET Productions Inc. UNE ENTREPRISE

                                                 DE RÉGIME FÉDÉRAL et

                                                WILLIAM ROBERT BELL

 

                                                                                                                                appelants

 

                                                                       et

 

                                                  SA MAJESTÉ LA REINE

 

                                                                                                                                    intimée

 

 

 

                 Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 25 février 2004.

 

                 Jugement rendu à Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 février 2004.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                     LE JUGE DÉCARY

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                   LE JUGE EVANS


 

 

Date : 20040227

 

Dossier : A-5-03

 

Référence : 2004 CAF 79

 

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

 

 

ENTRE :

 

 

                                CADNET Productions Inc. UNE ENTREPRISE

                                                 DE RÉGIME FÉDÉRAL et

                                                WILLIAM ROBERT BELL

 

                                                                                                                                appelants

 

                                                                       et

 

                                                  SA MAJESTÉ LA REINE

 

                                                                                                                                    intimée

 

 

                                                 MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE DÉCARY

 


[1]               Il s'agit d'un appel de la décision (publiée à (2002) 225 F.T.R. 315) par laquelle la juge Hansen a rejeté la demande en dommages‑intérêts présentée par la société appelante (CADNET) par suite d'une présumée mesure illégale (la délivrance de revendications en main tierce) prise à son encontre par Développement des ressources humaines Canada (DRHC), qui tentait de recouvrer un trop‑payé de prestations d'emploi versé au président de la société, qui est l'autre appelant, William Bell. Il s'agit également d'un appel incident interjeté par Sa Majesté la Reine contre la décision par laquelle la juge Hansen a accueilli la demande personnelle de M. Bell et lui a adjugé des dommages‑intérêts d'un montant de 750 $.

 

[2]               La juge Hansen a décrit la déclaration, à juste titre à mon avis, comme étant fondée sur l'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique ou, subsidiairement, semble‑t‑il, comme étant fondée sur la négligence.

 

[3]               La nature du délit d'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique a récemment été examinée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse 2003 CSC 69, dont les motifs ont été prononcés après que la décision faisant l'objet du présent appel eut été rendue. Au nom de la Cour, le juge Iacobucci a dit ce qui suit :

22 Quels sont alors les éléments essentiel du délit – du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi? Dans l'arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu'il y avait deux façons – que je regrouperai sous les catégories A et B – de commettre le délit de faute dans l'exercice d'une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu'il n'est pas habilité à exécuter l'acte qu'on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. [...] Il importe cependant de garder à l'esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.

 


23 Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l'égard du demandeur. C'est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l'exercice d'une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l'existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l'intention de léser le demandeur suffit pour établir l'existence de chaque élément du délit, étant donné qu'un fonctionnaire public n'est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l'égard d'une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l'inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

 

24. S'agissant de la nature de l'inconduite, la question est essentiellement de savoir non pas si le fonctionnaire a exercé de manière illégitime un pouvoir qu'il détenait réellement, mais bien si l'inconduite alléguée revêt un caractère illégitime et délibéré. Comme lord Hobhouse l'a écrit dans l'arrêt Three Rivers, précité, p. 1269 :

 

[TRADUCTION] L'acte qui nous intéresse (ou l'omission, selon le sens décrit) doit être illégitime. Ce peut être le cas lorsqu'il y a contravention pure et simple aux dispositions législatives pertinentes, ou lorsque l'acte outrepasse les pouvoirs conférés ou sert une fin irrégulière.

 

[...]

 

25 Les tribunaux canadiens ont également fait de l'acte illégitime et délibéré le point focal de l'examen. Dans l'arrêt Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (1999), 70 Alta. L.R. (3d) 267, 1999 ABQ 440, par. 108, la Cour du Banc de la Reine a dit qu'il s'agissait essentiellement de savoir s'il y avait eu inconduite délibérée de la part d'un fonctionnaire public. Vue sous cet angle, l'inconduite délibérée consiste en : i) un acte illégal intentionnel; ii) l'intention de causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. Voir également Uni‑ Jet Industrial Pipe Ltd. c. Canada (Attorney General) (2001), 156 Man. R. (2d) 14, 2001 MBCA 40, où le juge Kroft a adopté le même critère. Dans l'arrêt Powder Mountain Resorts, précité, le juge Newbury a décrit le délit en des termes similaires au par. 7 :

 


[TRADUCTION] ... je crois qu'il existe aujourd'hui un consensus selon lequel on peut faire la preuve au Canada du délit d'abus dans l'exercice d'une charge publique en démontrant que le fonctionnaire public a soit exercé un pouvoir dans le but précis de causer préjudice au demandeur (c'est‑à‑dire agi « de mauvaise foi, au sens de l'exercice d'un pouvoir public pour un motif illégitime ou inavoué »), soit agi « illégalement en affichant une indifférence téméraire quant à l'illégalité de son acte » et quant à la probabilité de préjudice à l'égard du demandeur. (Voir lord Steyn dans l'arrêt Three Rivers, p. [1231]. Il subsiste donc, du moins en théorie, une nette démarcation entre ce délit, d'une part, et d'autre part ce qu'on pourrait appeler un excès de pouvoir négligent – c'est‑à‑dire un acte que commet une personne dans l'ignorance de son caractère illégitime et des conséquences probables envers le demandeur (ou traduisant une témérité subjective à cet égard).

 

Selon cette interprétation, la portée du délit est limitée non pas par l'exigence que le défendeur doit s'être livré à un type précis de conduite illégitime, mais bien par l'exigence que la conduite illégitime doit avoir eu un caractère délibéré et que le défendeur doit avoir su que cette conduite illégitime causerait vraisemblablement préjudice au demandeur.

 

26 Comme c'est souvent le cas, on peut recourir à nombre de formules pour décrire la nature fondamentale du délit. Dans l'arrêt Garrett, précité, le juge Blanchard a affirmé à la p. 350 que [TRADUCTION] « [l]'imposition de cette forme de responsabilité délictuelle vise à protéger les membres du public contre le préjudice causé délibérément par une insouciance intentionnelle à l'égard d'une fonction officielle ». Dans l'arrêt Three Rivers, précité, lord Steyn a indiqué à la p. 1230 que [TRADUCTION] « [l]a justification rationnelle du délit consiste en ce que, dans un système juridique fondé sur la primauté du droit, le pouvoir exécutif ou administratif "ne peut être exercé que pour le bien public" et non pas pour un motif illégitime et inavoué ». Comme il ressort clairement de chacun de ces extraits, la faute commise dans l'exercice d'une charge publique ne concerne pas le fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s'acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions : voir Three Rivers, p. 1273, lord Millett. N'est pas non plus visé le fonctionnaire public se trouvant dans la même situation en raison de contraintes budgétaires ou d'autres facteurs hors de son contrôle. Le fonctionnaire qui ne peut s'acquitter convenablement de ses fonctions en raison de contraintes budgétaires ne fait pas preuve d'insouciance délibérée à l'égard de ses fonctions. Le délit ne vise pas le fonctionnaire public qui est incapable de s'acquitter de ses obligations en raison de facteurs hors de sa volonté, mais plutôt celui qui pouvait s'en acquitter, mais qui a délibérément choisi d'agir autrement. [Non souligné dans l'original]

 

 


[4]               La preuve révèle que chacun des agents de recouvrement travaillant à DRHC se voit chaque année attribuer environ 1 300 comptes qui doivent être mis à jour tous les trois mois. Chaque semaine, chacun reçoit une liste de 75 à 100 comptes qui sont considérés comme prioritaires (procédures, volume 2, pages 211 et 212). La délivrance par Mme Hamilton de la première revendication en main tierce résultait d'un problème de formation (dossier d'appel, volume 2, page 334). La délivrance par M. Brown de la deuxième revendication en main tierce constituait [TRADUCTION] « la première erreur de ce genre [qu'il] avait commise » (procédures, volume 2, page 254). Il n'existe dans le dossier rien qui montre que DRHC ou ses agents se soient délibérément livrés à une conduite illégale en leur qualité de fonctionnaires publics ou qu'ils doivent avoir su que leur conduite était illégale et qu'elle risquait de nuire aux appelants. Au contraire, il existe des éléments de preuve clairs montrant que les deux revendications ont été délivrées parce que les agents croyaient à tort, mais en toute sincérité, qu'étant donné que M. Bell [TRADUCTION] « faisait affaire sous le nom de » CADNET, CADNET et lui ne formaient qu'une seule entité.

 

[5]               Ce type de conduite fait expressément partie de la catégorie décrite au paragraphe 26 par le juge Iacobucci comme n'étant pas visée par le délit de faute commise dans l'exercice d'une charge publique, à savoir la conduite du « fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s'acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions ». Le fait que la juge de première instance a formulé le critère applicable à l'abus d'autorité d'une façon qui n'est peut‑être pas entièrement compatible avec la façon dont la Cour suprême du Canada a récemment énoncé le critère juridique ne tire donc pas à conséquence eu égard aux circonstances de l'affaire.

 


[6]               La juge de première instance n'a pas expressément conclu que les revendications en main tierce avaient été délivrées par négligence, mais ses motifs donnent implicitement à entendre que telle était sa conclusion. L'avocat de l'intimée ne conteste pas cette conclusion implicite. Il soutient plutôt qu'en ce qui concerne la demande de CADNET, la juge de première instance a conclu que CADNET n'avait pas réussi à établir l'existence de dommages‑intérêts généraux ou spéciaux et que sa conclusion ne devrait pas être modifiée. Je suis d'accord. Aucun élément de preuve qui soit susceptible de servir de fondement concret aux fins de l'octroi de dommages‑intérêts n'a été présenté pour le compte de CADNET.

 

[7]               Quant à la demande de M. Bell, l'avocat soutient que le lien de causalité et les dommages‑intérêts n'ont pas été établis. Il affirme que la Couronne n'aurait pas raisonnablement pu prévoir que la délivrance des revendications à l'encontre de CADNET entraînerait le gel du compte bancaire de CADNET et causerait un préjudice personnel à M. Bell. L'avocat affirme également que, de toute façon, M. Bell ne pouvait, en sa qualité d'actionnaire, engager des poursuites pour un tort causé à la société.

 


[8]               Eu égard aux circonstances uniques en leur genre de l'affaire, il n'est pas facile d'appliquer les règles générales du droit des sociétés, en vertu desquelles une personne ne peut pas engager de poursuites fondées sur le préjudice qu'elle a subi par suite du préjudice causé à une société dont elle est actionnaire. Le lien étroit qui existe entre CADNET et M. Bell, en ce qui concerne les revendications en main tierce, et la confusion que ce lien a générée à DRHC sont tels qu'il est possible de dire que DRHC, par ses propres actions, avait une obligation de diligence envers CADNET et envers M. Bell et que M. Bell a subi un préjudice d'une nature générale qui était distinct du préjudice qu'aurait censément subi CADNET. La situation, dans ce cas‑ci, est semblable à celle qui a été décrite comme suit par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans l'arrêt McGauley c. British Columbia, (1989) 39 B.C.L.R. (2d) 223, page 236 :

[TRADUCTION] Pour qu'un actionnaire ait un droit personnel d'action, il doit exister des relations entre l'auteur du délit et lui, et ce, indépendamment des relations que l'actionnaire entretient par suite des intérêts qu'il a dans les actifs et dans les affaires de la société.

 

[9]               En fin de compte, je rejetterais les appels interjetés par M. Bell et par CADNET ainsi que l'appel incident interjeté contre M. Bell. J'ordonnerais à CADNET et à M. Bell de payer les dépens de l'appel, que je fixerais à 2 500 $, et j'ordonnerais à l'intimée de rembourser M. Bell des dépenses raisonnables qu'il a engagées en se défendant contre l'appel incident, lesquelles je fixerais à 500 $.

 


[10]           Étant donné que les dépens devant la Section de première instance (telle qu'elle existait alors) de la Cour fédérale n'ont pas encore été taxés, la présente cour n'est pas maintenant en mesure de se prononcer sur la question des dépens en première instance. L'avocat de l'intimée a déposé, il y a un an, des observations écrites relatives aux dépens devant la Section de première instance, mais les appelants n'ont pas déposé d'observations en réponse et, d'une façon inexplicable, ils n'ont rien fait de plus. Cela étant, la Cour a invité M. Bell, à l'audience, à déposer à bref délai devant la Section de première instance ses observations en réponse pour ce qui est de la question des dépens. Monsieur Bell s'est engagé à le faire et la question des dépens devrait par la suite être examinée avec diligence devant la Section de première instance.

 

[11]           Étant donné qu'un cautionnement a été fourni pour les dépens devant la présente cour, l'intimée a la faculté de se prévaloir immédiatement de ce cautionnement à l'égard des dépens qui lui sont adjugés dans le présent jugement et dans toute autre ordonnance rendue par la présente cour dans le cadre de l'appel et de l'appel incident.

 

 

 

 

« Robert Décary »

Juge

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

Gilles Létourneau, juge »

 

 

« Je souscris aux présents motifs

John M. Evans, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A-5-03

 

APPEL D'UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 9 DÉCEMBRE 2002 DANS LE DOSSIER T‑2316‑00)

 

INTITULÉ :                                                   Cadnet Productions Inc. et al.

c.

Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Vancouver (C.-B.)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           le 25 février 2004

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE DÉCARY

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

 

DATE DES MOTIFS :                                  le 27 février 2004

 

 

COMPARUTIONS :

 

William R. Bell (pour son propre compte)         POUR LES APPELANTS

 

Edward Burnet                                                 POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Morris Rosenberg                                             POUR L'INTIMÉE

Sous-procureur général du Canada

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