Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20060619

Dossiers : A‑552‑05

A‑554‑05

 

Référence : 2006 CAF 228

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

LA BANDE DE SAWRIDGE

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON‑STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA ET

L’ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

 

intervenants

 

ET ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION TSUU T’INA

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

et

 

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON‑STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA ET

L’ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

 

intervenants

 

 

 

Audience tenue à Calgary (Alberta), les 12 et 13 juin 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 juin 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LE JUGE LINDEN

LE JUGE PELLETIER

 


Date : 20060619

Dossiers : A‑552‑05

A‑554‑05

 

Référence : 2006 CAF 228

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

LA BANDE DE SAWRIDGE

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON‑STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA ET

L’ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

 

intervenants

 

ET ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION TSUU T’INA

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

et

 

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON‑STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA ET

L’ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

 

intervenants

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               Les appelantes, la bande de Sawridge et la Première nation Tsuu T’ina, ont fait appel de deux ordonnances du juge Russell, de la Cour fédérale, datées des 7 et 8 novembre 2005, qui leur interdisaient d’assigner certains témoins et de produire certains rapports d’expert durant l’instruction des instances qu’elles avaient introduites contre la Couronne. L’aspect le plus controversé des ordonnances concerne l’exclusion de témoins au motif que les dépositions qu’ils se proposent de faire n’intéressent pas les actions des appelantes telles qu’elles ont été plaidées.

 

[2]               Les ordonnances du juge et les longs motifs qui les accompagnent sont publiés : Bande de Sawridge c. Canada, 2005 CF 1476, et Bande de Sawridge c. Canada, 2005 CF 1501. Les appels ont été joints, par ordonnance de la Cour en date du 7 février 2006 : Bande de Sawridge c. Canada, 2006 CAF 52. Je désignerai la bande de Sawridge et la Première nation Tsuu T’ina sous l’appellation « les appelantes », et les instances qu’elles ont introduites contre la Couronne seront appelées « l’action ». Les présents motifs traitent des deux appels, et ils devraient être versés dans chacun des dossiers du greffe.

 

[3]               Les ordonnances visées par l’appel ont été rendues à la suite de requêtes déposées par la Couronne, requêtes qui faisaient suite aux actions des appelantes priant la Cour de déclarer invalides certaines modifications apportées en 1985 et 1988 (le projet de loi C‑31) à la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5.

 

[4]               Les appelantes disent que le projet de loi C‑31 abolit leur droit ancestral, constitutionnellement protégé, de décider de l’appartenance à leurs effectifs, et cela en leur imposant unilatéralement certaines catégories de membres. En limitant le droit des appelantes de décider de l’appartenance à leurs effectifs, le projet de loi C‑31 empiète sur un droit existant – ancestral ou issu de traités – qui est protégé par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et qui est fondé sur leurs coutumes, leurs pratiques, leurs lois, leurs traditions, leurs traités et leur titre ancestral sur des terres de réserve. Selon les appelantes, l’appartenance à une Première nation est une affaire qui relève de la nation elle‑même, non du législateur, car le pouvoir de décider de cette appartenance fait partie intégrante de l’identité d’un peuple autochtone autonome.

 

[5]               Le projet de loi C‑31 réintègre dans l’appartenance à une Première nation plusieurs catégories de personnes qui avaient autrefois été membres, mais qui, pour diverses raisons, avaient perdu cette qualité. Les catégories en question comprennent les personnes qui étaient membres, ou avaient le droit d’être membres, d’une Première nation le 17 avril 1985 (date de l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés), les enfants illégitimes de mères indiennes inscrites et les femmes qui s’étaient mariées avec un Indien non inscrit.

 

B.        HISTORIQUE DU LITIGE

[6]               Ce litige est ancien et embrouillé. Son historique est décrit en détail et de façon très compétente dans les motifs du juge Russell. Qu’il suffise de dire ici que l’action a été engagée en 1986 et qu’elle a été instruite sur une période d’environ 90 jours en 1993 et 1994. Le jugement a été rendu par un juge de la Cour fédérale en 1995 (Bande de Sawridge c. Canada, [1996] 1 C.F. 3 (1re inst.)), mais il a été infirmé par la Cour en 1996, et un nouveau procès fut ordonné, au motif que certains propos du juge de première instance avaient suscité une crainte raisonnable de partialité : Bande de Sawridge c. Canada, [1997] 3 C.F. 580 (C.A.).

 

[7]               L’affaire fut renvoyée à la Cour fédérale, et le juge Hugessen fut nommé en juin 1997 juge responsable de la gestion de l’instance. Toutefois, depuis 1998, l’affaire s’est embourbée dans une suite apparemment interminable d’interrogatoires préalables, de requêtes et d’appels. En mars 2004, le juge Hugessen fixa au 10 janvier 2005 le début du second procès, mais il n’en fut rien, à cause de nouvelles requêtes, dont une contestant l’impartialité du juge Russell, à qui fut assigné en mars 2004 la fonction de juge du procès. L’actuelle date cible du début du procès est janvier 2007, notamment pour permettre aux avocats occupants, chargés du dossier depuis le milieu de 2005, de s’y préparer.

 

[8]               Les juges Hugessen et Russell avaient tous deux blâmé les avocats précédents pour leur inertie à faire avancer le procès. Dans une ordonnance de mars 2004 (reproduite dans la décision Bande de Sawridge c. Canada, 2005 CF 607, au paragraphe 40), le juge Hugessen exigeait des parties qu’elles produisent une liste des témoins que les appelantes envisageaient d’assigner à comparaître et qu’elles déposent des résumés des dépositions qu’ils allaient faire (résumés de dépositions anticipées).

 

[9]               L’ordonnance du juge Hugessen de mars 2004 devait remplacer l’interrogatoire préalable oral, que les parties s’étaient révélées incapables de mener d’une manière productive et résolue, comme le montrent par exemple les 14 000 questions écrites déposées par les appelantes. Cette ordonnance allait aussi réduire les interruptions du procès, une fois celui‑ci engagé, que causeraient les longues argumentations sur la recevabilité de la preuve.

 

[10]           Les appelantes n’ayant pas tenu compte, pour telle ou telle raison, de l’ordonnance du juge Hugessen de mars 2004, aucun de leurs éventuels témoins ne pouvait, le jour de septembre fixé par le juge Hugessen pour la production de la liste des témoins et pour le dépôt des résumés de leurs dépositions anticipées, être appelé à témoigner au procès. Les appelantes seraient donc, au nouveau procès, limitées à la preuve figurant dans le dossier du premier procès. Toutefois, à l’automne de 2004, le juge Russell donnait aux appelantes d’autres possibilités de s’exécuter. En conséquence de la première ordonnance visée par l’appel, les appelantes étaient autorisées à assigner 24 des 57 témoins possibles expressément considérés par le juge Russell.

 

[11]           Le juge Russell interdisait aux appelantes d’assigner les 33 autres témoins possibles, dont la plupart n’obéissaient pas, pour telle ou telle raison, aux ordonnances antérieures de communication rendues par la Cour pour le dépôt du résumé des dépositions anticipées. Dix d’entre eux étaient exclus parce qu’ils ne figuraient pas sur la liste des témoins possibles, qui selon l’ordonnance du juge Hugessen aurait dû être déposée avant septembre 2004, tandis que les autres étaient exclus parce qu’ils n’avaient pas déposé, avant la date ultime fixée, c’est‑à‑dire le 14 ou 15 décembre 2004, le résumé de leur déposition anticipée, ou parce qu’ils n’avaient pas déposé un résumé suffisamment détaillé pour permettre aux autres parties de comprendre les dépositions qu’ils feraient.

 

[12]           Dans leur exposé des faits et du droit, les appelantes ne contestaient pas expressément l’exclusion de témoins fondée sur l’un ou plusieurs des motifs susmentionnés, ou fondée sur le motif selon lequel les dépositions projetées des témoins exprimaient simplement leurs opinions politiques. Au cours de l’audience toutefois, les avocats actuels ont dit que les appelantes voulaient faire casser l’ordonnance dans son intégralité.

 

[13]           Les avocats ont renvoyé la Cour à certains extraits de plusieurs desdits résumés afin de prouver qu’ils renfermaient des éléments susceptibles d’aider les appelantes à établir le bien‑fondé de leurs affirmations durant l’instruction. Quoi qu’il en soit, il était loisible au juge Russell de ne pas autoriser l’assignation de tel ou tel témoin pour cause d’inobservation des ordonnances de la Cour par les appelantes. Les avocats n’ont avancé aucune raison pour laquelle la Cour pourrait ou devrait modifier cette ordonnance discrétionnaire du juge Russell. En conséquence, dans la mesure où les appelantes protestent contre l’exclusion des témoins qui n’étaient pas en conformité avec les ordonnances antérieures de la Cour se rapportant au dépôt du résumé des dépositions anticipées, les appels sont rejetés.

 

[14]           La véritable contestation élevée par les appelantes porte toutefois sur l’exclusion d’un petit nombre de témoins au motif que leurs dépositions n’intéressent pas les points soulevés dans l’action. Il semblerait que quatre à huit des 57 témoins possibles qui étaient l’objet de la première ordonnance du juge Russell visée par l’appel ont été exclus au seul motif que les dépositions qu’ils envisageaient de faire n’intéressaient pas les points soulevés dans l’action.

 

[15]           Dans la seconde ordonnance visée par l’appel, le juge Russell excluait cinq rapports d’expert rédigés entre 1991 et 1999 par un certain Dr Miguel Alfonso Martinez, à l’intention d’un comité des Nations Unies. Les rapports contiennent une vaste étude faisant le point sur des traités conclus entre populations indigènes et États de par le monde, dont le Canada, et sur les traités invoqués ici par les appelantes comme l’un des fondements de leur prétention à l’autonomie gouvernementale.

 

[16]           Interprétant la portée des actes de procédure, le juge Russell est arrivé à la conclusion que les rapports du Dr Martinez n’intéressaient pas les points soulevés dans l’action des appelantes. L’utilité, si minime fût‑elle, qu’ils pouvaient avoir était neutralisée par les conséquences fâcheuses que leur admission comme preuve entraînerait pour les coûts et la durée du procès. Toutefois, il estimait aussi que les parties pouvaient se référer, comme documentation de base, à ces rapports, d’ailleurs publiés.

 

C.        POINTS LITIGIEUX ET ANALYSE

[17]           Le cœur du différend entre les parties aux présents appels à propos de la pertinence se présente comme suit. La Couronne et les intervenants disent que le seul point soulevé dans l’action, tel qu’il a été plaidé, est celui de savoir si le projet de loi C‑31 empiète sur le droit ancestral des appelantes de décider de l’appartenance à leurs effectifs. Ce droit, affirment‑ils, doit être prouvé directement, à l’aide d’éléments se rapportant aux lois, traditions, coutumes et pratiques des appelantes qui intéressent l’appartenance à leurs effectifs. Ils s’accordent pour dire que, s’il est établi par la preuve, un tel droit pourrait constituer un accessoire de l’autonomie gouvernementale autochtone.

 

[18]           Les appelantes soutiennent quant à elles que leur droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs peut être prouvé indirectement, si elles peuvent établir qu’elles ont droit à l’autonomie gouvernementale. Pour les besoins de la présente instance, ce droit à l’autonomie gouvernementale est défini au paragraphe 26 de l’exposé des faits et du droit déposé par les appelantes comme [traduction] « une compétence historique sur les aspects qui leur sont propres et qui font partie intégrante de leur identité culturelle », y compris [traduction] « le droit de nouer et de conserver des relations avec d’autres sociétés » (paragraphe 38).

 

[19]           Les appelantes font valoir que le droit d’une nation de décider de l’appartenance à ses effectifs est essentiel à l’autonomie gouvernementale. Partant, ce droit peut être prouvé par l’établissement d’un droit ancestral à l’autonomie gouvernementale, lequel droit est inhérent, ancestral, reconnu par les traités et protégé par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Les appelantes disent qu’elles ont plaidé, subsidiairement, que le droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs est en réalité un accessoire du droit à l’autonomie gouvernementale. Par conséquent, une preuve apte à établir l’existence de son droit à l’autonomie gouvernementale est également apte à établir son droit de décider de l’appartenance à ses effectifs, lequel droit est l’objet de l’action.

 

[20]           Le juge Russell n’a pas admis la manière dont les appelantes définissaient l’étendue de l’action. Il a donc refusé aux appelantes la possibilité d’assigner les témoins qui se proposaient de parler du droit à l’autonomie gouvernementale au sens large, plutôt que de limiter leurs dépositions à la question précise du droit des appelantes de décider de l’appartenance à leurs effectifs. Avant de chercher à savoir si le juge Russell, en concluant de la sorte, a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision, je ferais les observations suivantes.

 

Trois points préliminaires

[21]           D’abord, la Cour est fort peu disposée à modifier les décisions rendues par un juge durant la gestion d’une instance antérieure à son instruction, surtout s’il s’agit d’une affaire complexe, ancienne et difficile comme celle‑ci. Le juge responsable de la gestion de l’instance est un familier du dossier depuis quelque temps, et il en aura donc acquis une connaissance d’ensemble, connaissance qu’un tribunal supérieur, saisi d’un appel portant sur un point donné, ne saurait, en profondeur ou en étendue, posséder.

 

[22]           Les juges qui accomplissent essentiellement des fonctions de gestion d’instances sont à juste titre investis d’une « liberté d’action » par les tribunaux d’appel, afin de pouvoir avancer dans ce qui se révèle souvent un travail difficile, exigeant à la fois patience, souplesse, fermeté, ingéniosité, outre un souci général d’équité envers toutes les parties. Ces qualités sont tout à fait évidentes au vu de la manière dont les juges Hugessen et Russell se sont acquittés de leurs tâches dans la présente affaire.

 

[23]           Selon moi, la Cour devrait garder à l’esprit les considérations ci‑dessus, à la fois lorsqu’elle déterminera et lorsqu’elle appliquera les normes de contrôle régissant les divers aspects de la décision du juge Russell, en application de l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33.

 

[24]           Ainsi, dans la mesure où la décision supposait l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (par exemple lorsque le juge s’est demandé s’il fallait ou non exclure les témoins qui ne s’étaient pas conformés à une ordonnance de la Cour), les appelantes se trouvent devant un obstacle particulièrement malaisé à franchir. Elles doivent établir que le pouvoir discrétionnaire a été exercé sur la foi d’une interprétation erronée du droit, ou d’une mauvaise appréciation des faits, ou bien qu’il a été exercé d’une manière non judiciaire. Par ailleurs, la tâche de déterminer la pertinence d’une preuve constitue en général une question de droit, dont la révision en appel fait intervenir la norme de la décision correcte, tout comme l’analyse que fait le juge des précédents judiciaires portant sur le paragraphe 35(1).

 

[25]           Deuxièmement, les lenteurs à faire avancer cette affaire jusqu’à son instruction pour la seconde fois ont été chroniques. Il y a eu inobservation persistante des ordonnances de la Cour. Les contestations élevées à l’encontre de décisions interlocutoires ont été légion : nous en sommes aux 13e et 14e appels à l’encontre d’ordonnances rendues dans cette affaire. Aucun n’a abouti. Il y a eu désistement de la plupart d’entre eux. Tous ont entraîné des retards et dissipé les ressources des parties comme celles de l’administration de la justice. Il faut aussi se rappeler que ce ne sont pas seulement les appelantes qui prétendent avoir des droits importants en jeu. Il y a aussi ceux et celles que le projet de loi C‑31 fait membres des appelantes, notamment les femmes, aujourd’hui âgées, qui avaient épousé des hommes non autochtones.

 

[26]           Troisièmement, lorsque des questions intéressant la preuve sont soulevées au cours d’un procès, la juridiction supérieure refusera en principe d’instruire un appel formé contre la décision interlocutoire du juge de première instance, jusqu’à ce que soit rendu le jugement final : voir par exemple l’arrêt Saint John Shipbuilding & Dry Dock Co. c. Kingsland Marine Corp., [1979] 1 C.F. 523 (C.A.). Il ne m’est pas nécessaire de savoir si, selon la jurisprudence existante, la règle générale établie dans cet arrêt est applicable aux ordonnances antérieures aux procès comme celles dont nous sommes saisis. Toutefois, selon moi, la Cour est en général, et à juste titre, peu encline à instruire un appel formé contre une ordonnance interlocutoire qui intéresse la preuve et qui a été rendue en dehors d’un procès.

 

[27]           Néanmoins, la présente instance est exceptionnelle, en raison de ses antécédents et à cause de l’étendue de l’obligation pour les parties d’indiquer leurs témoins potentiels et de produire des résumés de leur déposition anticipée. Si la Couronne a déposé les présentes requêtes à l’origine de ces appels, c’est pour tenter d’aplanir les « divergences philosophiques » entre les parties à propos du champ des actes de procédure, divergences qui s’étaient d’abord manifestées dans une instance visant à modifier les actes de procédure en juin 2004, et aussi pour éviter le chaos et les perturbations susceptibles de surgir au procès si les parties ne savent pas à l’avance ce que sont les points en litige.

 

[28]           Vu les circonstances très inhabituelles de la présente affaire, et en dépit des arguments habiles avancés au nom de l’un des intervenants, la Non‑Status Indian Association of Alberta, je suis d’avis que la Cour devrait se prononcer sur le bien‑fondé des ordonnances du juge Russell. Si elles sont confirmées, elles détermineront les points en litige et feront obstacle à la possibilité d’en appeler, après le procès, à propos de l’un quelconque des aspects réglés par les ordonnances.

 

Motifs du juge

[29]           Le juge Russell a exclu pour cause de non‑pertinence les témoins dont les résumés des dépositions anticipées indiquaient que leurs dépositions concerneraient soit le droit à l’autonomie gouvernementale autochtone, plutôt que la question plus précise de l’appartenance à une Première nation, soit les traditions, pratiques et coutumes d’autres groupes autochtones qui n’étaient pas apparentées à celles des appelantes. Il a pris en compte les quatre facteurs suivants pour dire que les actes de procédure des appelantes ne renfermaient pas une revendication d’autonomie gouvernementale dont le droit pour elles de décider de l’appartenance à leurs effectifs pourrait être un accessoire.

 

(i) le texte des actes de procédure

[30]           D’abord, tout en reconnaissant que les actes de procédure, modifiés en 1998, mentionnent, et revendiquent, un droit à l’autonomie gouvernementale, en particulier aux paragraphes 2 et 11, le juge Russell a considéré lesdits actes de procédure comme un tout, pour conclure qu’ils ne soulevaient pas clairement la question du droit ancestral à l’autonomie gouvernementale en tant que droit général d’où découlerait le droit particulier des appelantes de décider de l’appartenance à leurs effectifs.

 

[31]           Les modifications apportées en juin 1998 aux actes de procédure faisaient ressortir le droit à l’autonomie gouvernementale, lequel était pour l’essentiel absent des actes de procédure antérieurs, qui, comme les actes de procédure déposés dans le premier procès, étaient résolument axés sur le droit de décider de l’appartenance à des effectifs. Il est raisonnable de présumer que telles modifications furent apportées pour permettre aux appelantes de tirer parti d’événements postérieurs à la décision rendue dans le premier procès, en particulier la publication du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, et l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010.

 

[32]           À mon avis, le juge Russell n’a commis aucune erreur de principe dans sa manière d’interpréter les actes de procédure, en les considérant comme un tout, sans s’attarder, hors contexte, sur tel ou tel paragraphe. Je ne suis pas non plus en désaccord avec lui lorsqu’il dit que les actes de procédure ne revendiquent pas clairement le droit des bandes concernées de décider de l’appartenance à leurs effectifs qui serait un accessoire du droit général à l’autonomie gouvernementale. Il convient de noter à cet égard que la mesure gouvernementale contestée dans les actes de procédure concerne des questions d’appartenance, et que l’unique réparation sollicitée est l’invalidation des dispositions de la Loi sur les Indiens, ajoutées par le projet de loi C‑31, qui traitent de l’appartenance.

 

[33]           Toutefois, j’exprimerais respectueusement mon désaccord avec le juge Russell s’il voulait dire aussi qu’il serait fautif, parce qu’« inutile » ou non « obligatoire », pour les appelantes de prétendre subsidiairement qu’un droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs pouvait être prouvé indirectement par l’établissement d’un droit à l’autonomie gouvernementale. Vu les incertitudes du litige, il est loisible aux parties d’avancer un argument subsidiaire afin de se prémunir contre la possibilité qu’elles ne puissent prouver au procès leur premier argument. La question ici cependant est de savoir si les appelantes ont effectivement prétendu, à titre subsidiaire, que l’autonomie gouvernementale est une source indirecte de leur droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs.

 

(ii) les observations des avocats

[34]           Deuxièmement, le juge Russell a pris note de l’explication des actes de procédure qui fut donnée par l’avocat antérieur des appelantes, Martin Henderson, au cours de l’instance tenue devant le juge Hugessen en juin 1998, durant laquelle les appelantes avaient sollicité l’autorisation de modifier leurs actes de procédure. M. Henderson, auteur desdits actes de procédure, avait indiqué à la Cour ce qui suit :

[traduction]

[…] Nous alléguons en réalité, dans nos arguments, la formulation la plus étroite possible d’un droit de nature juridictionnelle. Nous disons que, en tant que gouvernement, nous avons le droit de dire qui sont nos citoyens.

 

À moins de rédiger les règles que nous appliquons, il nous est impossible d’être plus précis que cela. Et c’est exactement ce que, d’après le juge en chef Lamer, je dois être. Je dois définir ce droit d’une manière aussi rationnelle et aussi centralisée que possible. Je ne peux pas exprimer des idées générales.

 

Ainsi, lorsque nous avançons la nouvelle revendication, nous ne disons pas que nous avons un droit à l’autonomie gouvernementale au sens large. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. Nous disons que nous avons droit à cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale.

[…]

En fait, l’action originale et l’action nouvelle ne sont pas incompatibles.

 

 

 

[35]           Le contexte de cette observation a son importance. L’observation a été faite au cours de l’instance où était sollicitée l’autorisation de modifier les actes de procédure. Les modifications conféraient davantage de portée au droit à l’autonomie gouvernementale. On pouvait s’attendre à ce que l’avocat de la Couronne fasse remarquer, et c’est ce qu’il a fait, que les modifications projetées rendaient l’action très différente de celle qui avait été jugée précédemment. Dans ces conditions, on peut comprendre que M. Henderson ait voulu rassurer la Cour, ainsi que les autres parties, en affirmant que les modifications n’avaient pas cet effet, mais qu’elles étaient de portée étroite.

 

[36]           M. Henderson a donc dit que les appelantes ne revendiquent pas [traduction] « un droit à l’autonomie gouvernementale au sens large », mais seulement un droit à [traduction] « cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale », c’est‑à‑dire le droit pour les appelantes de décider de l’appartenance à leurs effectifs. Je ne partage pas l’avis de l’avocat des appelantes, qui prétendait que l’idée d’« autonomie gouvernementale au sens large » signifiait simplement que les appelantes ne revendiquaient pas une souveraineté absolue dans chaque aspect de leurs affaires. Je ne crois pas non plus que les motifs du juge Russell montrent que, selon lui, le droit à l’autonomie gouvernementale auquel prétendaient les appelantes impliquait l’idée d’une revendication aussi large.

 

[37]           Les arguments des avocats ne font pas partie des actes de procédure, mais ils font partie du contexte que l’on peut prendre en compte dans l’interprétation de tels actes de procédure pour déceler ou résoudre telle ou telle ambiguïté qu’ils renferment. Cela est d’autant plus vrai dans la présente affaire, où les propos de M. Henderson visaient à donner à la Cour une explication contemporaine de la signification des modifications projetées, qu’il avait rédigées.

 

[38]           En tant qu’auxiliaire de la justice, M. Henderson était tenu de veiller à l’exactitude de ses remarques. Permettre aux parties, lorsqu’elles sont représentées par divers avocats, de rétracter librement des affirmations faites en leur nom devant une cour de justice serait de très mauvaise augure pour la bonne administration de la justice.

 

(iii) la réaction judiciaire

[39]           Troisièmement, le juge Russell a pris en compte des propos antérieurs tenus par le juge Hugessen et par lui‑même, faisant état d’une interprétation du champ des actes de procédure des appelantes qui s’accorde avec l’idée selon laquelle les modifications de 1998 ne présentaient pas l’autonomie gouvernementale autochtone en tant que droit principal dont le droit pour les bandes de décider de l’appartenance à leurs effectifs serait un accessoire.

 

[40]           Ainsi, par exemple, dans une procédure datée de décembre 2000 et portant sur le recours, dans le nouveau procès, à la transcription des témoignages du premier procès, le juge Hugessen écrivait que les questions à trancher au second procès sont « sur le fond les mêmes » que celles qui devaient être tranchées au premier procès, et que l’évolution des règles juridiques invoquées par les appelantes « ne vien[t] changer en rien la matrice des faits » : Bande indienne de Sawridge c. Canada, [2000] A.C.F. n° 2111 (QL). Toutefois, le juge Hugessen reconnaissait aussi qu’il allait falloir des preuves nouvelles quand l’action serait rejugée, et que l’évolution constante de la jurisprudence dans ce domaine était susceptible de faire naître des points qui n’avaient pas été examinés au cours du premier procès.

 

[41]           En outre, dans une ordonnance rendue en juin 2004 (Canada c. Bande de Sawridge, 2004 CF 933), le juge Russell a rejeté la plupart des modifications que les appelantes avaient voulu apporter aux actes de procédure, et cela parce que telles modifications allaient élargir le champ de l’action en instituant une importante nouvelle revendication, à savoir le droit ancestral à l’autonomie gouvernementale.

 

(iv) la jurisprudence relative aux droits ancestraux

[42]           Quatrièmement, le juge Russell a passé en revue la jurisprudence de la Cour suprême du Canada où ont été examinés les droits ancestraux, notamment le droit à l’autonomie gouvernementale. Il a examiné plus particulièrement les arrêts suivants : R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821; Delgamuukw; et Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911. Il est arrivé à la conclusion, au paragraphe 294, que les précédents donnent à entendre, « à tout le moins », qu’un droit à l’autonomie gouvernementale peut être revendiqué en vertu du paragraphe 35(1), mais que, s’il est formulé en des « termes excessivement généraux », il sera « incompatible » avec cette disposition.

 

[43]           Tout en reconnaissant l’existence de commentaires doctrinaux affirmant le contraire, le juge Russell était enclin à penser (au paragraphe 292), se fondant sur la jurisprudence, que le droit à l’autonomie gouvernementale n’est pas un droit générique, mais un ensemble de droits particuliers. Les appelantes ne pouvaient donc pas prétendre que leur droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs était un accessoire du droit général à l’autonomie gouvernementale. Si les appelantes pouvaient prouver qu’elles avaient le droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs, ce droit particulier serait plutôt l’un des droits constituant le droit à l’autonomie gouvernementale. Néanmoins, le juge Russell a aussi reconnu que la Cour suprême ne s’était pas encore exprimée sur la question de savoir si une revendication d’autonomie gouvernementale selon le paragraphe 35(1) procède de droits particuliers (par exemple le droit pour une bande de décider de l’appartenance à ses effectifs), ou s’il s’agit d’un droit plus général d’où peut être inférée l’existence de droits particuliers.

 

[44]           Les avocats ne m’ont pas convaincu que la manière dont le juge Russell a analysé la jurisprudence de la Cour suprême sur ce point est juridiquement fautive. Selon moi, il n’incombait pas au juge Russell, dans le présent contexte, de trancher formellement une question très difficile sur laquelle la Cour suprême ne s’est pas encore prononcée. Il serait tout aussi imprudent pour la Cour, dans un appel interlocutoire, de prendre position en affirmant qu’une revendication générale d’autonomie gouvernementale ne saurait en aucun cas être jugée selon le paragraphe 35(1). Ce sont là des questions qui seront tranchées en temps et lieu.

 

(v) le sommaire

[45]           En conclusion, je n’ai pas été convaincu que, si l’on tient compte de toutes les circonstances de ce litige, les motifs détaillés exposés par le juge Russell montrent qu’il a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision lorsqu’il a dit que les actes de procédure ne renfermaient pas une revendication par les appelantes du droit de décider de l’appartenance à leurs effectifs, en tant qu’accessoire du droit à l’autonomie gouvernementale.

 

[46]           D’ailleurs, lorsqu’il s’est demandé si les résumés des dépositions anticipées étaient pertinents compte tenu de son interprétation de la portée des actes de procédure, le juge Russell semble avoir considéré avec circonspection la question de la pertinence et avoir donné le bénéfice du doute aux témoins potentiels des appelantes, jusqu’à envisager la possibilité pour eux de demander à nouveau d’être appelés à témoigner. Je ne vois donc aucune raison pour la Cour de modifier la première ordonnance visée par l’appel.

 

(vi) les rapports du Dr Martinez

[47]           Ma conclusion selon laquelle la première ordonnance du juge Russell devrait être confirmée signifie presque inévitablement que sa seconde ordonnance, qui excluait les rapports du Dr Martinez pour cause de non‑pertinence, doit elle aussi être confirmée. On a fait valoir que les rapports intéressaient le droit à l’autonomie gouvernementale autochtone et la reconnaissance de ce droit dans les traités conclus entre puissances colonisatrices et nations souveraines indigènes.

 

[48]           Cependant, les avocats des appelantes ont fait valoir que, même si le juge Russell a eu raison de dire que les actes de procédure déposés dans la présente action ne revendiquent pas le droit pour les bandes de décider de l’appartenance à leurs effectifs qui serait un accessoire du droit à l’autonomie gouvernementale, le droit des Premières nations de décider de l’appartenance à leurs effectifs est manifestement soulevé dans la présente action et constitue un droit reconnu dans le processus de conclusion des traités.

 

[49]           À mon avis, ce point est examiné dans la conclusion du juge Russell (au paragraphe 88) selon laquelle la pertinence, si minime soit‑elle, des rapports du Dr Martinez est neutralisée par les coûts et retards additionnels que leur admission entraînerait. Il appartient à un juge de première instance d’établir ce genre d’équilibre et, puisque les décisions discrétionnaires commandent un niveau élevé de retenue de la part des cours de justice, je ne vois aucune raison de modifier sa décision.

 

D.        DISPOSITIF

[50]           Pour ces motifs, je rejetterais les deux appels et j’ordonnerais aux appelantes de payer les dépens de l’intimée, quelle que soit l’issue de la cause.

 

 

 

« John M. Evans »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

     A.M. Linden »

 

« Je souscris aux présents motifs

     J.D. Denis Pelletier »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                                                    A‑552‑05 et A‑554‑05

 

(APPEL INTERJETÉ D’UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉE DU 7 NOVEMBRE 2005, DOSSIERS T‑66‑86A ET T‑66‑86B)

 

INTITULÉ :                                                                     BANDE DE SAWRIDGE

                                                                                          c.

                                                                                          SA MAJESTÉ LA REINE ET AL.

                                                                                          et

                                                                                          PREMIÈRE NATION TSUU T’INA

                                                                                          c.

                                                                                          SA MAJESTÉ LA REINE ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                               CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                             LES 12 ET 13 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                          LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                       LE JUGE LINDEN

                                                                                          LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                                    LE 19 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Edward Molstad, c.r.

Marco Poretti

Catherine Twinn

 

POUR LES APPELANTES

 

E. James Kindrake

Kathleen Kohlman

 

POUR L’INTIMÉE

 

Michael Donaldson

Laura Snowball

 

POUR L’INTERVENANTE

(Non‑Status Indian Association of Alberta)

 

Janet Hutchison

POUR L’INTERVENANT

(Conseil national des autochtones du Canada)

 

Derek Cranna

POUR LES INTERVENANTS

(Conseil national des autochtones du Canada (Alberta), Association des femmes autochtones du Canada)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Parlee McLaws, s.r.l.

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES APPELANTES

 

Twinn Barristers and Solicitors

Slave Lake (Alberta)

 

POUR LES APPELANTES

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉE

Law Office of Mary Eberts

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

(Association des femmes autochtones du Canada)

 

Burnett Duckworth Palmer

Calgary (Alberta)

 

POUR L’INTERVENANTE

(Non‑Status Indian Association of Alberta)

 

Chamberlain Hutchison

Edmonton (Alberta)

 

POUR L’INTERVENANT

(Conseil national des autochtones du Canada)

 

Field, s.r.l.

Edmonton (Alberta)

POUR L’INTERVENANT

(Conseil national des autochtones du Canada (Alberta))

 

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