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Date : 20060214

Dossier : A-401-05

Référence : 2006 CAF 69

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

                        LA JUGE SHARLOW                      

                        LE JUGE MALONE

ENTRE :

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

appelant

et

FALLS MANAGEMENT COMPANY

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 6 février 2006.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 février 2006.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE MALONE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE ROTHSTEIN

LA JUGE SHARLOW


Date : 20060214

Dossier : A-401-05

Référence : 2006 CAF 69

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

                        LA JUGE SHARLOW                      

                        LE JUGE MALONE

ENTRE :

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

appelant

et

FALLS MANAGEMENT COMPANY

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MALONE

LA QUESTION EN LITIGE

[1]        Le présent appel soulève une question nouvelle, soit celle de savoir si un programme de récompenses d'un casino qui permet à ses membres d'obtenir des produits du tabac en échange de points de récompense contrevient à l'alinéa 29b) de la Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13 (la Loi).

[2]        Cet alinéa se trouve dans la Partie IV de la Loi qui porte sur la promotion des produits du tabac, et il est libellé comme suit :

29. Il est interdit au fabricant et au détaillant :

b) de fournir un produit du tabac à titre gratuit ou en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service ou de la prestation d'un service;

29. No manufacturer or retailer shall

(b) furnish a tobacco product without monetary consideration or in consideration of the purchase of a product or service or the performance of a service;

Le but premier de la Loi est de protéger la santé des Canadiens en limitant l'accès au tabac (voir l'article 4).

LES FAITS

[3]        Falls Management Company exploite deux casinos à Niagara Falls (Ontario) (les casinos) et elle offre notamment des produits du tabac comme récompenses aux membres de son programme de fidélisation.

[4]        Ce programme, connu sous le nom de Players Advantage Club, invite tous les clients des casinos à devenir membres du club en utilisant le slogan « Loyalty has its Rewards' » (la fidélité est récompensée). Le nombre de points de récompense que l'on peut gagner dépend du jeu auquel on joue. Les machines à sous et les vidéopokers permettent de gagner des points selon le type de machine utilisée et le nombre de pièces insérées. Les jeux de table permettent de gagner des points en fonction de la moyenne des mises et du temps passé à jouer. Selon le nombre de points qu'ils ont accumulés dans leur compte, les membres du club peuvent choisir différents produits et services, dont des repas ou des séjours gratuits à l'hôtel, différents articles offerts dans les boutiques des casinos ou des produits du tabac. Les points de récompense ne peuvent pas être échangés contre de l'argent comptant.

[5]        Les comptes dans lesquels les points de récompense sont déposés peuvent être fermés à la discrétion des casinos et les points non échangés confisqués sans possibilité de recours pour les membres du club.

[6]         À la suite d'un échange de lettres avec l'intimée, le directeur du Programme de la lutte au tabagisme, agissant au nom du ministre de la Santé (Santé Canada), a ordonné aux casinos de cesser d'échanger des produits du tabac contre des points accumulés au jeu par leurs clients parce que cela contrevenait à l'alinéa 29b) de la Loi. Des mesures d'application de la loi seraient prises si les casinos ne se conformaient pas à cette directive.

[7]        Cette décision, en date du 26 juillet 2004 (la décision), a fait l'objet d'une demande de contrôle judiciaire devant un juge de la Cour fédérale (le juge saisi de la demande). La demande a été accueillie et a été publiée sous le numéro 2005 CF 924. Dans une ordonnance datée du 30 juin 2005, le juge saisi de la demande a statué que l'échange contesté de points de récompense accumulés contre des produits du tabac ne contrevenait pas à l'alinéa 29b) de la Loi parce que ces transactions n'étaient pas faites à titre gratuit.

[8]        Dans ses motifs, le juge saisi de la demande a statué que les points de récompense débités du compte d'un membre équivalaient à de l'argent comptant ayant une réelle valeur pécuniaire en rapport direct avec la valeur du produit du tabac choisi. Les points débités du compte étaient un substitut pour l'argent, puisque les mêmes points auraient pu être utilisés pour obtenir d'autres produits ou services offerts par les casinos, ayant tous une véritable valeur pécuniaire.

LES MOTIFS D'APPEL

[9]        Santé Canada interjette maintenant appel de l'ordonnance du juge saisi de la demande pour deux motifs. Premièrement, il soutient que son interprétation des mots anglais « monetary consideration » était trop large et incompatible avec leur sens ordinaire. Deuxièmement, il affirme que le juge saisi de la demande a commis une erreur en ne tenant pas compte du deuxième volet de l'alinéa 29b) de la Loi qui interdit de troquer des biens ou de services contre des produits du tabac. Selon Santé Canada, l'échange de points de récompense constitue une forme de troc. Comme les points de récompense sont obtenus par l'entremise d'un autre produit ou service (soit des services de jeu), Santé Canada soutient qu'il s'agit manifestement d'un échange de produits du tabac pour avoir utilisé les services de jeu des casinos.

LA NORME DE CONTRÔLE

[10]            D'entrée de jeu, il est nécessaire d'examiner la norme de contrôle applicable dans le présent appel. Dans des affaires récentes, les tribunaux canadiens ont jugé que lorsqu'une décision fait l'objet d'un contrôle judiciaire, la cour d'appel, lors de son examen, se met à la place du tribunal inférieur. En effet, elle décide de la norme de contrôle appropriée et elle détermine ensuite si cette norme a été correctement appliquée (voir, par exemple, Zenner c. Prince Edward Island College of Optometrists, 2005 CSC 77, aux paragraphes 29 à 45, le juge Major; Alberta (Minister of Municipal Affairs) c. Telus Communications Inc. (2002), 218 D.L.R. (4th) 61, aux paragraphes 25 et 26, le juge Berger).

[11]            Dans le cas d'une demande normale de contrôle judiciaire, la décision du tribunal fait l'objet d'un examen à partir du dossier dont avait été saisi le tribunal. Dans la présente affaire, une preuve additionnelle sous forme d'affidavits et de contre-interrogatoires des deux parties a été exceptionnellement soumise à la Cour fédérale aux fins du contrôle judiciaire. En raison de cette nouvelle preuve, l'audience devant le juge saisi de la demande est devenue, du moins en partie, une audience de novo devant un juge de première instance.

[12]            En ce qui concerne la preuve présentée à la Cour fédérale, les règles normales de révision en appel énoncées dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, s'appliquent. Suivant cet arrêt, la norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que toutes les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de l'erreur manifeste et dominante. La question qui fait l'objet du présent appel est celle de savoir si le rachat des points de récompense des casinos constitue une « monetary consideration » au sens de l'alinéa 29b) de la Loi. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit qui doit être examinée selon la norme de l'erreur manifeste et dominante.

ANALYSE

[13]            Pour décider du présent appel, il importe de bien comprendre le lien entre les casinos et leurs clients. Essentiellement, les clients des maisons de jeu risquent une somme d'argent dans l'espoir d'un résultat imprévisible. Que l'on soit membre d'un club ou non importe peu; les risques et les coûts sont les mêmes pour les membres et les non-membres.

[14]            Il n'y a pas de frais annuels ni de cotisation initiale à payer pour devenir membre du club et pouvoir accumuler et échanger des points de récompense. L'adhésion est gratuite. Les gens peuvent devenir membres par Internet en fournissant aux casinos des renseignements personnels comme leur nom, adresse postale, adresse électronique, numéro de téléphone, sexe, date de naissance et intérêts particuliers. Une photo est aussi requise.

[15]            Selon l'auteur d'un des affidavits déposés pour les casinos, l'objectif du programme de fidélisation est de recueillir et de conserver des renseignements importants sur les clients des casinos. Dans son argumentation, l'avocat des casinos a fait valoir que cette information constituait une contrepartie dans l'échange entre les casinos et les membres de leur club, et qu'elle était partagée avec d'autres établissements commerciaux comme des agences de location de voiture, des restaurants, des hôtels et d'autres. Toutefois, contrairement à d'autres programmes de récompenses mentionnés dans la preuve (Petro-Points, Primes Hbc et points Shoppers Optimum) qui contiennent des énoncés détaillés sur la protection des renseignements personnels de leurs membres, il n'y a aucune mention dans les documents des casinos au sujet de la collecte et de la conservation de renseignements sur les membres du club ou de leur éventuelle communication à d'autres entreprises commerciales. Dans les circonstances, il est impossible, à mon avis, de soutenir que l'information fournie constitue la contrepartie des points de récompense qui sont donnés et échangés.

[16]            En résumé, il n'y a rien dans les documents des casinos qui indique que le programme de récompenses est autre chose qu'une offre gratuite faite aux clients des casinos. Cette thèse est renforcée par le fait que le programme peut être annulé en tout temps par les casinos, et les points de récompenses confisqués sans possibilité de recours.

[17]            Il n'y a pas de contrepartie pécuniaire en cause dans l'échange de points de récompenses contre des produits du tabac, et le juge saisi de la demande a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu'il a décidé que les points de récompense s'apparentaient à de l'argent comptant. Les comptes du club ne contiennent pas de sommes d'argent comme un compte de banque. Ils ne sont qu'un endroit où sont déposés les points accumulés d'un membre. La valeur de ces points varie à l'égard des produits ou services pour lesquels ils peuvent être échangés en fonction uniquement de la valeur que les casinos eux-mêmes décident d'attribuer à chacun de ces produits ou services. Rien dans les documents n'indique que les points accumulés ont une valeur de base fixe et un point commun de référence pécuniaire (par exemple, 100 points valent 10,00 $ et peuvent être échangés contre des biens ou des services sélectionnés) ou qu'ils peuvent être échangés contre de l'argent comptant.

[18]            Le juge saisi de la demande a toutefois eu raison de noter que l'emploi dans le texte anglais de la Loi de l'adjectif « monetary » restreignait le sens du mot « consideration » . Le Oxford English Dictionary (2d ed., Oxford: Oxford University Press, 1998) définit comme suit le mot « monetary » : [traduction] « relatif à la monnaie d'un pays; relatif à l'argent ou à la monnaie » . Il est certain que l'argent comptant, les chèques, les transactions par carte de crédit ou de débit et les certificats-cadeaux pré-payés correspondent sans difficulté à cette définition, mais la valeur des points échangés contre des produits du tabac dans ces circonstances étroites n'est pas l'équivalent d'une « monetary consideration » (ou contrepartie pécuniaire) au sens de l'alinéa 29b) de la Loi.

[19]            Pour ces motifs, l'appel devrait être accueilli, les dépens tant en appel qu'en première instance étant fixés à 17 500 $ comme l'ont proposé les avocats à l'audition de l'appel. L'ordonnance rendue par le juge saisi de la demande le 30 juin 2005 devrait être annulée et la décision de Santé Canada en date du 26 juillet 2004 devrait être confirmée et rétablie.

« B. Malone »   

____________________________

                                                                                                                        Juge

« Je souscris aux présents motifs

Marshall Rothstein, juge »

« Je souscris aux présents motifs

K. Sharlow, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 A-401-05

INTITULÉ :                                                                Canada (Ministre de la Santé)

c.

Falls Management Company

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        Le 6 février 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                 Le juge Malone

Y ONT SOUSCRIT :                                                  Le juge Rothstein

                                                                                    La juge Sharlow

DATE DES MOTIFS :                                               Le 14 février 2006

COMPARUTIONS :

Eric Peterson

POUR L'APPELANT

Joel Richler

POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L'APPELANT

Blake, Cassels & Graydon s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR L'INTIMÉE

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