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Date : 20031126

Dossier : A-89-03

Référence : 2003 CAF 454

CORAM :       LE JUGE STRAYER

LE JUGE NOËL

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                       FERROEQUUS RAILWAY COMPANY LIMITED

                                                                                                                                                         appelante

                                                                                   et

                 LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA ET

                                           L'OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

                                                                                                                                                            intimés

                                                                                   et

                                                 LE CANADIEN PACIFIQUE LIMITÉE

                                                                                                                                                     intervenante

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), les 25 et 26 novembre 2003

Jugement rendu à l'audience à Vancouver (Colombie-Britannique), le 26 novembre 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                     LE JUGE EVANS


Date : 20031126

Dossier : A-89-03

Référence : 2003 CAF 454

CORAM :       LE JUGE STRAYER

LE JUGE NOËL

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                       FERROEQUUS RAILWAY COMPANY LIMITED

                                                                                                                                                         appelante

                                                                                   et

                 LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA ET

                                           L'OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

                                                                                                                                                            intimés

                                                                                   et

                                                 LE CANADIEN PACIFIQUE LIMITÉE

                                                                                                                                                     intervenante

                                              MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

             (Prononcés à l'audience à Vancouver (Colombie-Britannique), le 26 novembre 2003)

LE JUGE EVANS


[1]                 Le litige en l'espèce porte sur un aspect relativement petit mais important du conflit historique et persistant lié aux tarifs de fret applicables au transport de céréales des Prairies vers les ports de la côte Ouest, d'où elles sont acheminées vers le marché international. Plus particulièrement, il s'agit du rôle que joue l'accroissement de la concurrence dans l'exercice du pouvoir qu'exerce l'Office des transports du Canada d'accorder aux compagnies de chemin de fer le droit de se servir des voies d'une autre compagnie. Même si ce droit de circulation conféré par la loi existe depuis plus de 80 ans, il n'a jamais été exercé. En effet, il semblerait que la présente affaire soit la première fois que l'on mette en cause l'étendue du pouvoir que la loi attribue à l'Office.

[2]                 En octobre 2001, Ferroequus Railway Company Ltd. (FE) a demandé à l'Office des transports du Canada, en vertu du paragraphe 138(1) de la Loi sur les transports au Canada, 1996 L.C., ch. 10 (la LTC ou la Loi), de rendre une ordonnance l'autorisant à exploiter ses wagons sur certaines parties du chemin de fer appartenant au Canadien National. La compagnie voulait livrer concurrence au CN et au Canadien Pacifique dans l'acheminement de céréales des Prairies principalement vers le port sous utilisé de Prince Rupert. La Commission canadienne du blé, le plus grand expéditeur de céréales au Canada, appuyait fortement la demande de FE.

[3]                 Le paragraphe 138(2), qui accorde à l'Office le pouvoir de rendre une telle ordonnance et d'en imposer les conditions, est libellé comme suit :

(2) L'Office peut prendre l'arrêté et imposer les conditions, à l'une ou à l'autre compagnie, concernant l'exercice ou la limitation de ces droits, qui lui paraissent justes ou opportunes, compte tenu de l'intérêt public.

(2) The Agency may grant the right and may make any order and impose any conditions on either railway company respecting the exercise or restriction of the rights as appear just or desirable to the Agency, having regard to the public interest.


Une indemnité doit être versée pour les droits que confère le paragraphe 138(2) et, si les parties n'arrivent pas à s'entendre sur le montant de l'indemnité, l'Office peut le fixer par arrêté : paragraphe 138(3).

[4]                 Dans une décision rendue le 10 septembre 2002, l'Office a refusé d'acquiescer à la demande de FE, surtout parce que FE n'avait fourni aucune preuve d'abus ou d'inefficacité du marché attribuable à la conduite des transporteurs ferroviaires de blé canadien de l'Ouest existants, le CN et le CP, ou à un problème au chapitre des tarifs ou des services, attribuable au manque de concurrence. FE a obtenu l'autorisation d'en appeler devant la Cour de la décision de l'Office de rejeter sa demande.

[5]                 Les passages suivants sont tirés des volumineux motifs de la majorité, aux pages 50 et 53 du dossier d'appel. Ils expliquent le fondement des conclusions que l'Office a tirées sur la question principale et ils permettent de cerner l'erreur fondamentale que, de l'avis de FE, l'Office aurait commise.

Un droit de circulation statutaire est un recours exceptionnel. Sa nature exceptionnelle est étayée sur bien des fronts : elle est de nature expropriatrice; il faut s'attendre à de sérieux problèmes opérationnels au niveau de son application; une intervention réglementaire continuera sans doute de s'imposer; elle risque d'entraîner le morcellement des marchés ferroviaires; elle risque de dissuader la compagnie hôte d'investir dans des infrastructures et peut avoir des répercussions sur le plan du financement des immobilisations pour la compagnie de chemin de fer hôte. Par ailleurs, il se peut qu'il y ait d'autres recours moins importuns en vertu de la loi.

Il ne suffit donc pas qu'un demandeur prétende à l'appui de sa demande que celle-ci contribuera à renforcer la concurrence ou à faire baisser les tarifs ferroviaires. Même si cela peut se produire, cela risque d'être désavantageux pour le transporteur hôte et ses expéditeurs, à la fois dans le secteur desservi faisant l'objet de la demande et sur tout le réseau. Pour que cet article puisse être invoqué, il faut plus qu'un simple renforcement de la concurrence. L'article 138 de la LTC ne se fait pas le promoteur de la concurrence pour l'amour de la concurrence.


...

L'Office estime que le principe de la concurrence sans preuve réelle d'abus ou d'inefficacité du marché ne suffit pas à faire intervenir l'application de l'article 138 de la LTC. En premier lieu, l'intérêt public en vertu de la LTC ne préconise pas la quête unidimensionnelle de concurrence et, en deuxième lieu, la simple possibilité d'un abus ou d'une inefficacité du marché ne suffit pas à imposer des droits de circulation réglementés. [Non souligné dans l'original.]

...

À titre minimum, les compagnies de chemin de fer qui demandent à l'Office des droits de circulation en vertu de l'article 138 de la LTC doivent être en mesure de prouver qu'il y a un problème au chapitre des tarifs ou des services sur les marchés en question, que le problème a un rapport avec l'absence d'une concurrence suffisante et efficace et que l'octroi des droits de circulation réglementés permettra soit d'éliminer, soit d'atténuer le problème.

...

Cette constatation est en soi suffisante pour rejeter cette demande. L'Office reconnaît néanmoins que la question des droits de circulation présente un intérêt constant et élevé aux yeux du secteur des transports. L'Office reconnaît par ailleurs que les parties à la demande ont produit une foule de preuves convaincantes au sujet de la proposition de FE.

[6]                 FE affirme que la principale erreur commise par l'Office a été d'insister, tel qu'indiqué dans les passages soulignés plus haut, pour que FE produise des éléments de preuve d'abus ou d'inefficacité du marché ou de problèmes au chapitre des tarifs ou des services actuels comme condition préalable à la prise en compte de toutes les considérations pertinentes lui permettant de décider s'il était dans l'intérêt public d'exiger du CN qu'il accorde à FE les droits de circulation qu'elle demandait.


[7]                 L'avocat de FE a soutenu que ni le libellé du paragraphe 138(2), ni la jurisprudence de la Commission ou des tribunaux, ne corrobore d'aucune façon cette interprétation restrictive. En fait, cette interprétation est contraire à la Politique nationale des transports, laquelle est édictée par l'article 5 de la Loi et qui, entre autres choses, prescrit à l'alinéa b) que :

la concurrence et les forces du marché soient, chaque fois que la chose est possible, les principaux facteurs en jeu dans la prestation de services de transport viables et efficaces.

L'avocat de FE a fait valoir que l'Office aurait dû considérer l'article 138 comme une mesure adoptée par le Parlement en vue de promouvoir la concurrence, tout comme d'autres dispositions dans la même partie de la Loi sont conçues pour accroître la concurrence, notamment celle sur le recours à l'interconnexion (article 127) et celle sur les prix de lignes concurrentiels (article 129).

[8]                 L'avocat représentant FE a soutenu qu'en tirant pareille conclusion, l'Office avait commis une erreur de compétence en ajoutant à la loi une condition préalable à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de trancher une demande de droits de circulation pour laquelle il « peut prendre l'arrêté et imposer les conditions [...] compte tenu de l'intérêt public » .

[9]                 Subsidiairement, si la Cour était d'avis que l'Office avait pris en considération d'autres aspects de l'intérêt public, même si FE n'avait pas prouvé que l'octroi de droits de circulation réglerait un problème d'inefficacité du marché existant ou ses répercussions, FE a fait valoir que l'Office avait tenu compte de facteurs non pertinents, comme la viabilité financière de FE. Il avait également accordé une importance démesurée à l'absence de preuve de l'inefficacité du marché et il avait accordé si peu d'importance à d'autres facteurs pertinents qu'il avait ainsi entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'examiner tous les aspects pertinents de la demande.


[10]            L'avocat de FE a résumé la position de sa cliente en disant que la question dont la Cour est saisie est une question d'interprétation de la loi et donc une pure question de droit relevant de la Cour, et non de l'Office. D'après le mémoire de FE, la question est de savoir si l'intention du législateur était que l'Office évalue les facteurs applicables à une demande présentée en vertu de l'article 138 après que le demandeur avait établi que l'octroi de droits de circulation améliorerait non seulement la concurrence dans le marché concerné en introduisant une autre compagnie, mais qu'en plus, elle remédierait efficacement à un abus ou à une inefficacité du marché, ou à un problème au chapitre des tarifs ou des services, attribuable au manque de concurrence.

[11]            Nous ne sommes pas de cet avis. Selon nous, il y a deux erreurs dans la caractérisation que FE fait du raisonnement de l'Office et selon laquelle une « condition préalable » à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire relatif à l'intérêt public serait créée de façon injustifiée et empêcherait l'Office d'exercer sa « compétence » ou, à tout le moins « entraverait » son pouvoir discrétionnaire.

[12]            D'abord, cette caractérisation n'est pas compatible avec l'énoncé des motifs de l'Office. L'Office a explicitement rejeté (à la page 49 du dossier d'appel) l'argument du CN et du CP voulant que l'article 138 contenait implicitement des conditions préalables à l'examen par l'Office de la demande de FE.


En examinant les arguments soulevés dans la présente affaire, l'Office est d'avis que rien dans l'article 138 ou ailleurs dans la LTC ne fixe de conditions préalables à l'examen par l'Office de la demande de FE qui ont été avancées par CN, CP et d'autres. Par exemple, FE n'a pas besoin de prouver comme condition préliminaire que quiconque a enfreint l'une quelconque des dispositions de fond de la loi. Ainsi, à titre de question de compétence, il n'est pas nécessaire de respecter la moindre condition préalable à ce sujet. [Non souligné dans l'original.]

[13]            Ayant conclu que FE n'avait pas présenté les éléments de preuve requis pour établir que l'intérêt public en matière de concurrence pouvait justifier l'octroi de droits de circulation, l'Office a néanmoins analysé d'autres aspects de l'intérêt public qui avaient été soulevés pendant l'audience. Sans statuer sur ce point, même si certaines de ces considérations pourraient ne pas être pertinentes quant à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Office, elles n'ont pas eu un effet déterminant sur la décision de l'Office et elles ne pourraient donc justifier qu'on accueille l'appel.

[14]            En réponse à l'allégation de l'avocat de FE selon laquelle l'Office aurait accordé trop peu d'importance à d'autres facteurs pertinents, rappelons que l'Office a le pouvoir discrétionnaire de décider de l'importance relative à accorder aux divers aspects d'une affaire. Il n'est pas habituellement du ressort de la cour siégeant en révision de substituer son opinion sur l'importance relative à accorder aux divers aspects pris en considération dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire à l'opinion du tribunal administratif spécialisé que le législateur a investi de ce pouvoir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, au paragraphe 37. Quoi qu'il en soit, il semble que FE elle-même ait jugé que l'intérêt public en matière de concurrence était le facteur le plus important en faveur de l'octroi de droits de circulation.


[15]            Deuxièmement, la façon dont FE a caractérisé l'erreur de l'Office n'est pas conforme à la démarche en matière de contrôle judiciaire d'une action administrative que la Cour suprême du Canada a approuvée, surtout dans le cadre de jugements qu'elle a prononcés récemment sur le caractère essentiel de l'analyse pragmatique et fonctionnelle quand il s'agit de définir les rôles des organismes spécialisés et des cours de révision dans l'administration et la mise en oeuvre d'un régime de régulation prévu par la loi.

[16]            Plus particulièrement, la Cour suprême a fait une mise en garde quant à la valeur très limitée de l'ancien langage doctrinal du droit administratif qui avait tendance à cerner _ une erreur catégorisée ou désignée _ dans la décision d'un tribunal et à _ classer une question donnée dans une catégorie précise de contrôle judiciaire et [à] exiger sur ce fondement que le décideur ait rendu une décision correcte _; ce genre d'approche _ ne dicte [...] plus le cheminement » : Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, aux paragraphes 22, 24 et 25 (les motifs de la juge en chef McLachlin).

[17]            J'ajouterais à la liste des expressions dont la date de consommation recommandée est périmée depuis longtemps _ outrepassé sa compétence _ et tenir compte de facteurs _ non pertinents _ et ne pas tenir compte des éléments _ pertinents _, même si elles n'étaient pas avariées à l'origine quand on les a utilisées pour garnir les étalages du droit en matière de contrôle judiciaire. Aucune de ces expressions n'aborde la question centrale du contrôle judiciaire, notamment la définition adéquate des rôles que doivent jouer respectivement l'organisme spécialisé et la cour siégeant en révision dans la prise de décisions.


[18]            Nous ne partageons pas non plus l'opinion de FE quand elle prétend que la question à trancher est une question de droit _ pur _. Il est vrai que la conclusion de l'Office aura vraisemblablement une certaine importance jurisprudentielle et qu'elle ne se limite pas aux faits de l'affaire. En effet, la décision de l'Office pourrait faire en sorte que dorénavant, les demandeurs de droits de circulation s'attendent à ce que l'Office rejette leur demande s'ils n'arrivent pas à prouver que l'octroi de droits réglerait effectivement un abus ou une inefficacité du marché, ou un problème au chapitre des tarifs ou des services existants, engendrés par le manque de concurrence.

[19]            Cependant, comme la juge L'Heureux-Dubé l'a affirmé dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 au paragraphe 54, les questions relatives au pouvoir discrétionnaire et les questions relatives à l'interprétation des règles de droit sont souvent inter-reliées de façon inextricable et on ne peut parler d'une dichotomie stricte. Le contexte légal entourant la décision de l'Office dans cette affaire illustre brillamment le bien-fondé de cette observation.

[20]            Premièrement, le libellé non limitatif du paragraphe 138(2) où sont définis les pouvoirs que la Loi confère à l'Office est empreint de discrétion. La seule limite que la Loi impose au pouvoir discrétionnaire de l'Office d'octroyer des droits de circulation est qu'il doit tenir compte _ de l'intérêt public _.


[21]            Deuxièmement, il est bien établi que les facteurs dont l'Office doit tenir compte quand il décide si l'octroi de droits de circulation est dans l'intérêt public sont énoncés dans la Politique nationale des transports. Cette Politique jalonne de balises l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Office et, parce qu'elle est inscrite dans la Loi, elle impose également une limite légale à ce pouvoir.

[22]            Cependant, étant donné que la Politique porte sur des considérations souvent contradictoires que l'Office doit concilier quand il rend une décision particulière, elle agit inévitablement à un niveau assez général et ne sert qu'à guider et à structurer l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Office, quelle que soit la situation de fait. Elle impose donc une limite légale relativement souple à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Office, en ce sens qu'elle lui dicte rarement comment trancher une affaire en particulier.

[23]            Maintenant que nous avons établi les paramètres dont nous nous servirons pour aborder la question qui est au coeur du présent litige, nous tournons notre attention vers les éléments de l'analyse pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer à la décision de l'Office.


[24]            Premièrement, le législateur a prévu un droit d'appel des décisions de l'Office devant la Cour sur les questions de droit et de compétence : paragraphe 41(1). L'existence d'un droit d'appel indique habituellement que le législateur a assujetti les décisions de l'Office à une supervision judiciaire relativement étroite et il est donc considéré comme un facteur préconisant la décision correcte comme la norme de contrôle.

[25]            Dans l'ensemble, nous ne désapprouvons pas cette position. Nous ferons cependant remarquer que le droit d'appel dont il est question ici est assujetti à deux restrictions importantes qui peuvent semer le doute quant à la mesure où il faut y voir une indication positive que la norme de la décision correcte s'impose. Premièrement, le droit d'appel porte essentiellement sur des questions de droit et de compétence et nullement sur des conclusions de faits. Deuxièmement, il n'y a droit d'appel que si la Cour l'autorise.

[26]            Dans un cas comme dans l'autre, une personne qui souhaite en appeler d'une décision de l'Office est en plus mauvaise posture qu'une personne qui peut présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7. De plus, la Cour suprême a statué que le silence du législateur sur l'accès à une cour de justice est un facteur neutre dans l'analyse pragmatique et fonctionnelle : Dr Q, au paragraphe 27. En pareil cas, la décision d'un organisme administratif fédéral peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire au regard des motifs apparemment plus généraux énoncés à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Par conséquent, il est difficile d'accepter qu'un droit d'appel qui limiterait davantage l'accès d'une personne à la Cour que si la Loi avait été silencieuse puisse être considéré comme un indice fiable que l'intention du législateur était que la Cour soumette les décisions de l'Office à la norme de la décision correcte.


[27]            Il est établi qu'en tant qu'organisme administratif spécialisé mandaté pour réguler une industrie importante, variée et complexe, notamment le transport au Canada, l'Office possède un haut niveau d'expertise. À cet égard, il n'est pas différent des autres organismes fédéraux et provinciaux de régulation économique. Toutefois, comme nous l'avons déjà mentionné, ce qui prête plus à controverse est la façon appropriée de caractériser le litige en cause et de décider dans quelle mesure il relève de la compétence de l'Office.

[28]            Selon FE, la principale question en litige dans la présente affaire est une pure question de droit, à savoir si une demande présentée en vertu de l'article 138 peut être rejetée parce que le demandeur n'a fourni aucune preuve d'abus ou d'inefficacité du marché ou de problème lié aux tarifs ou aux services en raison du manque de concurrence et que ces problèmes seraient réglés si les droits de circulation étaient octroyés.

[29]            Affirmer que cette question peut être tranchée sans posséder une compréhension de la politique des transports ou de l'exercice du pouvoir discrétionnaire va à l'encontre de la relation symbiotique qui existe entre le droit et la politique en matière d'administration publique, ainsi que du rôle des organismes spécialisés dont la tâche est d'administrer un régime régulateur dans le cadre d'une loi qui ne prétend pas cerner et régler la myriade de problèmes complexes et imprévisibles dont l'Office est saisi et sur lesquels il doit se prononcer au cas par cas.


[30]            De l'avis de FE, il s'agit d'une question de droit _ pur _ et la Cour ne doit faire preuve d'aucune retenue judiciaire. Cette caractérisation cadre très difficilement avec l'ampleur du pouvoir discrétionnaire accordé à l'Office au paragraphe 138(2). En effet, comme la Cour suprême l'a fait remarquer, l'étendue du pouvoir discrétionnaire que confère la loi est une indication que la cour siégeant en révision doit faire preuve de retenue judiciaire quand elle procède au contrôle judiciaire de la décision d'un organisme qui l'a rendue en fonction de ce pouvoir discrétionnaire. Si l'on ne peut faire appel à l'expertise de l'Office en matière de régulation des chemins de fer et du transport par chemin de fer pour décider si des problèmes de concurrence peuvent justifier l'octroi de droits de circulation dans l'intérêt public, alors quand pourra-t-on le faire?

[31]            Il est également important de noter que la question de savoir s'il convient d'octroyer à une compagnie de chemins de fer des droits de circulation sur les voies d'une autre compagnie est une question hautement polycentrique. En l'espèce, il a fallu soupeser les intérêts contradictoires des expéditeurs et des producteurs d'une part et des transporteurs ferroviaires d'autre part. D'ailleurs, l'étendue des répercussions de la décision ainsi que les nombreux intérêts sur lesquels elle pourrait avoir une incidence sont reflétés par la diversité et le nombre des intervenants qui ont comparu devant l'Office, entre autres : le CP, dont les intérêts n'étaient pas directement touchés, des employés des chemins de fer en poste ou à la retraite, la Commission canadienne du blé, le Commissaire à la concurrence, les exploitants de silos à céréales, une compagnie charbonnière et des représentants du port de Prince Rupert.


[32]            À notre avis, un examen de tous les éléments de l'analyse pragmatique et fonctionnelle mentionnés plus haut indique clairement qu'il convient d'appliquer une norme de contrôle qui fasse une large place à la retenue judiciaire. En effet, en dépit de l'absence d'une clause limitative et de la présence d'un droit d'appel limité, nous sommes d'accord sur la position prise pendant l'audience par les avocats représentant le CN, le CP et l'Office lui-même. C'est la norme de la décision manifestement déraisonnable qui s'applique comme norme à une question polycentrique liée à la régulation d'activités inscrites au mandat d'un organisme hautement spécialisé, cette régulation s'approchant davantage de l'exercice du pouvoir discrétionnaire que de l'autre extrémité de la gamme, soit celle du droit.

[33]            Il reste à appliquer cette norme à la décision qui fait l'objet du contrôle. L'avocat représentant FE n'a pas affirmé que si, contrairement à ses arguments, la décision correcte ne s'appliquait pas comme norme, l'appel devait être accueilli parce que la décision de l'Office était déraisonnable. À notre avis, on ne peut soutenir de façon plausible qu'il était évident que le raisonnement de l'Office était à ce point erroné que sa décision ne peut être maintenue. Au contraire, l'analyse de l'Office a été faite avec minutie, elle est pondérée, convaincante et détaillée, et elle répond adéquatement à la position avancée pour le compte de FE.

[34]            Plus particulièrement, il est difficile de contester le bien-fondé du motif principal invoqué par l'Office selon lequel FE n'avait pas prouvé un manque de concurrence, ou ses contrecoups, à l'appui d'une conclusion selon laquelle l'octroi de droits de circulation était dans l'intérêt public. Je ne puis faire mieux que reprendre ce que l'Office a affirmé, à la page 50 du dossier d'appel.


Un droit de circulation statutaire est un recours exceptionnel. Sa nature exceptionnelle est étayée sur bien des fronts : elle est de nature expropriatrice; il faut s'attendre à de sérieux problèmes opérationnels au niveau de son application; une intervention réglementaire continuera sans doute de s'imposer; elle risque d'entraîner le morcellement des marchés ferroviaires; elle risque de dissuader la compagnie hôte d'investir dans des infrastructures et peut avoir des répercussions sur le plan du financement des immobilisations pour la compagnie de chemin de fer hôte. Par ailleurs, il se peut qu'il y ait d'autres recours moins importuns en vertu de la loi.

[35]            Le fait qu'un membre de l'Office ait désapprouvé fortement la décision de la majorité ne remet pas en question le bien-fondé du raisonnement de la majorité. Faire valoir des arguments rationnels à l'appui d'une conclusion contraire à celle de la majorité ne prouve pas que l'opinion de la majorité était irrationnelle. Par ailleurs, soit dit en passant, nous remarquons qu'un autre membre de l'Office a rendu des motifs concourants voulant que la majorité n'était pas allée assez loin dans son raisonnement.

[36]            Notre conclusion selon laquelle l'Office n'a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire pour ce qui est de la question principale, celle de la concurrence, écarte effectivement l'argument de FE voulant que l'Office n'ait pas tenu compte d'éléments pertinents et qu'il ait tenu compte d'éléments dénués de pertinence. Nul besoin de dire quoi que ce soit à ce sujet.

[37]            Finalement, FE a fait valoir que l'Office avait manqué à l'obligation d'équité procédurale à deux égards. Premièrement, quand il a examiné la viabilité financière de FE et la fiabilité de son plan d'affaires, l'Office a tenu compte du niveau d'indemnisation qui pourrait être accordé comme condition à l'octroi de droits de circulation. L'avocat de FE a soutenu que cela était injuste parce que l'Office avait déclaré antérieurement qu'il n'examinerait la question de la compensation que s'il décidait de faire droit à la demande présentée en vertu de l'article 138. L'avocat de FE n'était donc pas adéquatement préparé à répondre à l'Office sur cette question.


[38]            À notre avis, ce point est sans fondement, et ce pour trois raisons. Premièrement, l'Office était autorisé à rejeter la demande parce que FE n'avait pas prouvé que l'octroi de droits de circulation était justifié pour le motif principal avancé par FE, notamment, l'accroissement de la concurrence. Par conséquent, la viabilité financière de FE ne pouvait en soi justifier l'octroi de droits de circulation, encore que des doutes à cet égard auraient pu jouer contre elle si elle avait établi des motifs d'acceptation de sa demande.

[39]            Deuxièmement, ce que l'Office a dit (à la page 57 du dossier d'appel) au sujet de l'indemnisation et de la viabilité financière de FE nous semble tellement évident et anodin qu'il ne peut s'agir d'une conclusion défavorable à FE sur laquelle elle aurait dû être entendue de façon plus approfondie, après un ajournement :

L'Office est d'avis qu'il est inopportun pour l'instant de s'interroger sur ou de déterminer quels éléments précis doivent faire partie des droits d'indemnisation ou sur le niveau de ces droits. À cet égard, l'Office estime que, si les frais présumés par FE au titre du remboursement de CN pour l'utilisation de ses voies sont inférieurs aux droits d'accès devant être versés à CN, cela aura d'autres effets néfastes sur les recettes escomptées par FE.

[40]           Troisièmement, l'avocat de FE a reconnu que, bien qu'il se soit opposé à ce moment-là au fait que la Commission envisage une indemnité, il n'a pas demandé d'ajournement afin de pouvoir participer efficacement à l'audience sur cette question. À notre avis, puisqu'elle a raté cette occasion, FE ne peut maintenant soutenir qu'elle n'a pas pu bénéficier de l'équité procédurale parce que la question du montant de l'indemnité a été soulevée soudainement et de façon incidente au cours de l'instance alors qu'il était question de la viabilité financière de FE.


[41]            Le deuxième argument concernant l'équité est que l'Office a violé l'obligation d'équité procédurale quand il a refusé d'accepter les observations écrites que FE a soumises après l'expiration du délai fixé pour le dépôt des observations supplémentaires. FE a soutenu que, par définition, les instances de l'Office sont axées sur l'intérêt public et que, de ce fait, il ne devrait pas se limiter à examiner le matériel qui lui est soumis à l'audience, mais qu'il devrait être disposé à envisager des mémoires soumis tardivement, jusqu'au moment où il est prêt à rendre sa décision.

[42]            Là encore, à notre avis, ce point est sans fondement. FE souhaitait présenter tardivement des observations écrites sur les conditions que l'Office aurait pu imposer à l'octroi de droits de circulation et calmer ainsi les craintes exprimées pendant l'audience par les parties qui s'opposaient à la demande présentée en vertu de l'article 138. En fait, l'Office aurait bien pu commettre une injustice envers les autres parties s'il avait accepté les mémoires soumis tardivement par FE sans procéder à la réouverture de l'audience afin de permettre un contre-interrogatoire et la présentation d'arguments de vive voix en réponse. Cela aurait entraîné d'autres retards. Si, comme le recommande FE, l'Office devait accepter les mémoires soumis n'importe quand avant de rendre sa décision, l'audition de la demande n'en finirait plus.


[43]            L'équité procédurale ne garantit qu'un droit raisonnable de participation à la prise de décisions administratives, et non une occasion virtuellement illimitée de soulever des points additionnels ou d'introduire des éléments de preuve. Par ailleurs, un organisme a toujours le pouvoir de contrôler son propre processus et d'éviter ainsi une impasse administrative.

[44]            Pour tous ces motifs, l'appel sera rejeté avec dépens payables par FE au CN.

                                                                           _ John Maxwell Evans _            

                                                                                                             Juge                             

Traduction certifiée conforme

Josette Noreau, B.Trad.


                               COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                          AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        A-89-03

INTITULÉ :                                       FERROQUUS RAILWAY CORPORATION

C.

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA ET AL

LIEU DE L'AUDIENCE :                  VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LES 25 ET 26 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR          (LES JUGES STRAYER, NOËL ET EVANS)

PRONONCÉS À L'AUDIENCE PAR :             LE JUGE EVANS

COMPARUTIONS :

Forrest C. Hume                                 POUR L'APPELANTE

Louis J. Zivot

William J. Kenny, c.r.                         POUR L'INTIMÉE

Darin J. Hannaford                              Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Alain Langlois                                     POUR L'INTIMÉ

Office des transports du Canada

Marc Shannon                                    POUR L'INTERVENANTE

Canadien Pacifique Limitée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Forrest C. Hume Law Corporation      POUR L'APPELANTE

Vancouver (Colombie-Britannique)     

Lang Michner

Vancouver (Colombie-Britannique)

Miller Thomson                                   POUR L'INTIMÉE

Edmonton (Alberta)                           Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Office des transports du Canada         POUR L'INTIMÉE

Ottawa (Ontario)                                 Office des transports du Canada

Services juridiques                               POUR L'INTERVENANTE

Canadien Pacifique Limitée                  Canadien Pacifique Limitée

Calgary (Alberta)                                


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