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Date : 20001010

 

Dossier : A‑507‑96

 

CORAM :     LE JUGE LINDEN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

 

 

AFFAIRE INTÉRESSANT le paragraphe 63.3(1) de la Loi de 1987 sur les transports nationaux, L.R.C. (1985), ch. 28 (3e Suppl.)

 

ET AFFAIRE INTÉRESSANT l’arrêté nº 1995-R-491 et la décision nº 791-R-1995 de l’Office national des transports, tous deux en date du 28 novembre 1995

 

 

ENTRE :

 

 

VIA RAIL CANADA INC.,

 

                                                                                      demanderesse,

 

 

                                                 - et -

 

 

 

OFFICE NATIONAL DES TRANSPORTS et JEAN LEMONDE,

 

                                                                                          défendeurs.

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le lundi 25 septembre 2000

 

 

Jugement prononcé à Ottawa, le mardi 10 octobre 2000

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR :                                           LE JUGE SEXTON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                         LE JUGE LINDEN

                                                                                                                             LE JUGE EVANS


 

 

Date : 20001010

 

Dossier : A‑507‑96

 

 

CORAM :     LE JUGE LINDEN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

 

 

AFFAIRE INTÉRESSANT le paragraphe 63.3(1) de la Loi de 1987 sur les transports nationaux, L.R.C. (1985), ch. 28 (3e Suppl.)

 

ET AFFAIRE INTÉRESSANT l’arrêté nº 1995-R-491 et la décision nº 791-R-1995 de l’Office national des transports, tous deux en date du 28 novembre 1995

 

 

ENTRE :

 

 

VIA RAIL CANADA INC.,

 

                                                                                      demanderesse,

 

 

                                                 - et -

 

 

 

OFFICE NATIONAL DES TRANSPORTS et JEAN LEMONDE,

 

                                                                                                                                        défendeurs.

 

 

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE SEXTON

 

 

[1]        Il s’agit de l’appel interjeté d’une décision[1] de l’Office national des transports (l’Office) en date du 28 novembre 1995 qui a statué qu’une partie du Tarif Voyageurs VIA Spécial et Commun (le tarif) constitue un obstacle indu à la mobilité des personnes ayant une déficience.

 

 


Faits

[2]    En décembre 1993, une équipe de basket-ball formée d’athlètes en fauteuil roulant a emprunté le service voyageur de VIA Rail pour aller de Saint-Hyacinthe à Toronto. Huit membres du groupe étaient des personnes handicapées voyageant en fauteuil roulant. Chacune de celles‑ci était accompagnée d’un adulte chargé de l’aider à répondre à ses besoins fondamentaux pendant le voyage. Conformément aux dispositions du tarif, ces accompagnateurs ont voyagé gratuitement. Le groupe a éprouvé plusieurs difficultés liées à l’accessibilité des services de VIA aux passagers ayant une déficience.

 

 

[3]    Sur demande présentée par M. Jean Lemonde, le responsable du groupe pour le voyage, l’Office a enquêté sur plusieurs plaintes précises. Il a conclu que certaines actions et pratiques de la part de VIA constituaient des obstacles indus à la mobilité des personnes ayant une déficience dans ce groupe et que ces obstacles « étaient indus parce qu’ils auraient pu facilement être évités par le transporteur ». Dans une décision communiquée par une lettre datée du 4 novembre 1994, l’Office a ordonné à VIA de prendre plusieurs mesures correctives. Par la suite, VIA s’est conformée à ces ordonnances à la satisfaction de l’Office[2].

 

 

[4]    Dans la même décision de novembre 1994, l’Office attirait l’attention sur la section 13‑D du Tarif Voyageurs Spécial et Commun nº 1, CTC 1, dont les extraits pertinents sont reproduits ci‑dessous :

 

 Section 13-D VOYAGEURS HANDICAPÉS ET LEURS ESCORTES

 

1. CONDITIONS DE VENTE DE BILLETS

 

Vendre un billet au voyageur handicapé accompagné d’un adulte (aux conditions tarifaires mentionnées au par. 3)[suit une liste de conditions]

[...]

 


L’accompagnateur doit être en mesure d’aider le handicapé à monter dans le train et à en descendre et de l’assister en toutes circonstances pendant la durée du voyage.

[...]

 

3. DISPOSITIONS TARIFAIRES

Faire payer le montant d’une seule place (c’est-à-dire le montant que paierait le handicapé s’il voyageait seul) pour les deux personnes.

 

 

[5]    Ainsi, le tarif prévoit qu’un accompagnateur en mesure d’aider la personne handicapée qui ne peut voyager seule a le droit de voyager gratuitement.

 

 

[6]    En ce qui concerne les dispositions du tarif, l’Office a déclaré ce qui suit :

 

 

L’Office précise que la présence d’un accompagnateur ne peut justifier aucunement de ne pas prêter assistance à la personne durant l’embarquement et le débarquement.

 

L’Office appuie le principe en vertu duquel l’accompagnateur doit être en mesure de répondre aux besoins de base de la personne qu’il accompagne et d’offrir les services qui ne sont pas habituellement offerts par un transporteur. Cependant, prêter assistance lors de l’embarquement et du débarquement relève de la responsabilité du transporteur. Conséquemment, cette assistance ne doit pas être imposée à l’accompagnateur. L’obligation imposée à ce dernier de se charger de l’embarquement et du débarquement constitue un obstacle à la mobilité de la personne et l’Office croit que les personnes ayant une déficience sont en droit de recevoir le même niveau de service lorsqu’elles voyagent seules ou lorsqu’elles sont accompagnées.

 

 

[7]    Par suite de cette conclusion, l’Office a demandé à VIA de lui fournir les motifs pour lesquels il ne devrait pas juger l’obstacle « indu » et les raisons pour lesquelles il ne devrait pas sommer VIA de supprimer cette disposition du tarif.

 

Décision dont il est interjeté appel

 

 


[8]    Après avoir reçu les observations de VIA, l’Office a prononcé un autre arrêté et une autre décision le 28 novembre 1995. Il a ordonné à VIA de supprimer du tarif les mots : « L’accompagnateur doit être en mesure d’aider le handicapé à monter dans le train et à en descendre et de l’assister en toutes circonstances pendant la durée du voyage » et d’ajouter une disposition indiquant clairement que VIA assume la responsabilité de l’embarquement et du débarquement de tous ses voyageurs. Il a indiqué que VIA pourrait ajouter au tarif modifié une clause lui permettant de s’informer, au moment de la réservation, de la possibilité que l’accompagnateur du passager puisse aider le personnel de VIA, au besoin. Il a aussi ordonné à VIA d’informer ses employés des changements, par communiqué, et d’apporter les modifications requises en conséquence dans ses diverses publications.

 

 

[9]       La principale conclusion de l’Office en ce qui a trait au tarif se présente dans les termes suivants :

 

 

L’Office reste d’avis que l’embarquement et le débarquement des voyageurs sont la responsabilité de VIA. De plus, sous des conditions normales et avec un préavis suffisant, le transporteur devrait être en mesure de contrôler la qualité et le niveau des services – sur le plan du personnel comme sur celui du matériel – pour satisfaire aux besoins d’embarquement et de débarquement des voyageurs ayant une déficience. En règle générale, les accompagnateurs sont là pour aider à voir aux besoins personnels de la personne pendant le voyage. D’exiger que l’accompagnateur aide la personne ayant une déficience à monter à bord et à descendre du train, comme il est énoncé dans le tarif voyageurs spécial local et commun de VIA, constitue un obstacle indu à la mobilité des personnes ayant une déficience.

 

 

[10]     La présente Cour a accordé à VIA Rail l’autorisation d’interjeter appel de cette décision par ordonnance en date du 3 juin 1996. L’Office conteste l’appel. Le plaignant initial, M. Lemonde, n’a pas comparu.

 

Dispositions législatives pertinentes

 

 

[11]     Les dispositions législatives pertinentes au présent appel se trouvent dans la Loi de 1987 sur les transports nationaux[3] :

 


3. (1) Il est déclaré que, d’une part, la mise en place d’un réseau sûr, rentable et bien adapté de services de transport viables et efficaces, accessibles aux personnes ayant une déficience, utilisant au mieux et aux moindres frais globaux tous les modes de transport existants, est essentielle à la satisfaction des besoins des expéditeurs et des voyageurs - y compris des personnes ayant une déficience - en matière de transports comme à la prospérité et à la croissance économique du Canada et de ses régions, et, d’autre part, que ces objectifs ont plus de chances de se réaliser en situation de concurrence, dans et parmi les divers modes de transport, entre tous les transporteurs, à condition que, compte dûment tenu de la politique nationale et du contexte juridique et constitutionnel :

 

[...]

 

g) les liaisons assurées en provenance ou à destination d’un point du Canada par chaque transporteur ou mode de transport s’effectuent, dans la mesure du possible, à des prix et selon des modalités qui ne constituent pas :

 

[...]

 

(ii) un obstacle abusif à la circulation des personnes, y compris les personnes ayant une déficience,

 

(Non souligné dans l’original.)

 

 

63.3 (1) Même en l’absence de disposition réglementaire applicable, l’Office peut, de sa propre initiative ou sur demande, enquêter sur toute question relative à l’un des domaines visés au paragraphe 63.1(1)[4] pour déterminer s’il existe un obstacle indu aux possibilités de déplacement des personnes atteintes d’une déficience.

 

 

[12]     La disposition suivante des Règles générales de l’Office national des transports est également pertinente[5] :

 

 

39. Dans toute instance où il n’accorde pas le redressement demandé ou qui donne lieu à une opposition, l’Office donne oralement ou par écrit les motifs sur lesquels il fonde son arrêté, sa décision, sa directive, son autorisation, sa sanction ou son approbation.

 


 Questions en litige

 

[13]   Les observations écrites des parties ont principalement porté sur la façon dont l’Office a interprété et employé l’expression « obstacle indu » ainsi que sur la norme de contrôle. Pendant les débats, les avocats des deux parties ont convenu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Comme il n’est pas nécessaire que nous examinions cette question, je ne propose pas de le faire. Il est également ressorti du débat que le caractère suffisant des motifs de l’Office constituait un important point en litige. Plus particulièrement, VIA a fait valoir que, pour décider s’il existait ou non un « obstacle indu », l’Office était tenu de procéder à une pondération des intérêts de la personne ayant une déficience par rapport aux intérêts du transporteur et qu’il avait négligé d’indiquer, dans ses motifs, pourquoi il en était arrivé à son résultat.

 

 

[14]   Il est donc nécessaire de se demander si l’Office a, ou non, commis une erreur de droit en négligeant de formuler des motifs suffisants pour justifier :

1. sa conclusion que la section 13-D du tarif constituait un obstacle à la mobilité des personnes ayant une déficience; et

 

 

2. sa conclusion qu’il s’agissait d’un obstacle « indu ».

 

[15]   Pour les motifs qui suivent, j’estime que les motifs donnés par l’Office sont insuffisants.

 

Analyse

L’obligation de motiver la décision

 

 

[16]   Bien que la Loi elle-même n’impose pas à l’Office l’obligation de motiver ses décisions, l’art. 39 des Règles générales de l’Office national des transports le fait. En l’espèce, l’Office a décidé de fournir ses motifs par écrit.


 

 

[17]   L’obligation de produire des motifs est salutaire. Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l’attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada :

 

On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d’une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision[6].

 

 

[18]   Le motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.

 

 

[19]   De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d’appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d’appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l’organisme d’appel ou de révision d’établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d’examen fondée sur la retenue.

 

 

[20]  Finalement, dans le cas d’une industrie réglementée, les motifs de la décision de l’organisme de réglementation donnent des précisions à tous les autres qui sont soumis à la compétence de cet organisme. Ils fournissent une norme par rapport à laquelle il est possible d’apprécier les futures activités de ceux qui sont touchés par cette décision.

 

 


[21]   L’obligation de motiver une décision n’est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants. Ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Toutefois, en règle générale, des motifs sont suffisants lorsqu’ils remplissent les fonctions pour lesquelles l’obligation de motiver a été imposée. Pour reprendre les termes utilisés par mon collègue le juge d’appel Evans [TRADUCTION] : « [t]oute tentative pour formuler une norme permettant d’établir le caractère suffisant auquel doit satisfaire un tribunal afin de s’acquitter de son obligation de motiver sa décision doit en fin de compte traduire les fins visées par l’obligation de motiver la décision »[7].

 

 

[22]  On ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion[8]. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions[9]. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur[10] et l’examen des facteurs pertinents[11]

 

 

[23]  À mon avis, les propositions générales énoncées ci-dessus s’appliquent toutes aux circonstances du présent cas. Toutefois, en l’espèce, je crois que le caractère suffisant des motifs de l’Office doit s’apprécier en fonction de la mesure dans laquelle ils fournissent à VIA suffisamment de précisions pour formuler son tarif sans s’attirer les foudres de l’Office et en fonction de la mesure dans laquelle ils donnent effet au droit d’appel de VIA en fournissant à la présente Cour un aperçu suffisant du raisonnement suivi par l’Office et des facteurs qu’il a examinés.


 

 

[24]  Par conséquent, j’estime que, pour statuer que les motifs fournis par l’Office sont suffisants, la présente Cour doit conclure que ces motifs indiquent sur quoi repose la conclusion de l’Office selon laquelle l’existence du tarif constituait un obstacle, qu’ils rendent compte du raisonnement suivi par l’Office pour décider que l’obstacle était indu et qu’ils comprennent un examen des principaux facteurs pertinents à une telle décision.

 

 

[25]  Je vais maintenant étudier les questions exposées ci-devant.

 

Première question en litige : L’Office a-t-il suffisamment motivé sa conclusion que la section 13‑D du tarif constitue un obstacle à la mobilité des passagers ayant une déficience?

 

 

[26]  D’après le libellé du tarif, les motifs de l’Office fournissent-ils suffisamment de précisions sur le raisonnement suivi pour décider que le fait d’exiger que la personne qui accompagne un passager ayant une déficience et qui voyage avec le même billet que celui-ci soit en mesure de l’aider à monter dans le train et à en descendre constitue un obstacle à la mobilité d’un passager ayant une déficience?

 

 

[27]  L’Office a établi que le tarif constituait un obstacle dans sa décision de novembre 1994. Dans la décision dont il est interjeté appel, cette conclusion antérieure a été tenue pour acquise. La seule partie de la décision de 1994 qui traite des motifs de cette décision de l’Office est reproduite au paragraphe 6 ci-dessus. Il convient de remarquer que le motif initial de la plainte déposée par M. Lemonde n’était pas le tarif. Les dispositions du tarif n’ont été soumises à l’Office que parce que VIA les a mentionnées dans les observations qu’elle a présentées pour répondre à la plainte.

 

 

[28]  À mon avis, la conclusion selon laquelle le tarif constituait un obstacle ne s’appuie pas sur une indication suffisante du raisonnement suivi par l’Office. Les motifs ne font aucune allusion à ce qui constitue un obstacle à la mobilité d’un passager ayant une déficience et ne sont pas suffisamment clairs.

 

 

[29]  Selon le Concise Oxford Dictionary[12], le mot « obstacle » s’entend d’une [TRADUCTION] « chose qui entrave la progression ». Non seulement l’Office a-t-il négligé de formuler une définition, mais il ne semble pas s’être engagé dans une analyse raisonnée des dispositions du tarif. En quoi le fait d’exiger qu’un accompagnateur soit en mesure d’aider la personne ayant une déficience avec laquelle il voyage à monter à bord du train et à en descendre constitue‑t-il un obstacle à la mobilité de la personne ayant une déficience? C’est une question à laquelle l’Office n’a pas répondu, commettant ainsi une erreur de droit.

 

 

[30]     Plusieurs autres incohérences qui se dégagent des motifs me permettent d’affirmer que les motifs sont insuffisants pour justifier la conclusion que le tarif constituait un obstacle. Dans les décisions de 1994 et 1995, l’Office a accepté le fait qu’un accompagnateur doit être en mesure de répondre aux besoins fondamentaux de la personne qu’il accompagne ainsi que d’offrir des services qui ne sont pas habituellement offerts par un transporteur. Un exemple de ces services serait d’aider le passager ayant une déficience à se rendre aux toilettes. On peut donc présumer que l’accompagnateur devrait être en mesure de fournir une telle aide. Cette activité, comme l’embarquement et le débarquement, implique que ce dernier aide physiquement la personne ayant une déficience à se déplacer d’un endroit à l’autre et peut-être à s’asseoir dans le fauteuil roulant et à se lever. L’Office n’explique pas pourquoi l’obligation qui incombe à l’accompagnateur de répondre aux besoins personnels à bord du train ne constitue pas un obstacle tandis que celle d’être en mesure d’aider la personne à monter à bord du train et à en descendre en constitue un.


 

 

[31]   Une autre incohérence dégagée a trait à une erreur faite par l’Office dans la description de la condition imposée par le tarif. Dans sa décision de 1994, l’Office déclare que l’obligation imposée à l’accompagnateur d’embarquer et de débarquer une personne ayant une déficience constitue un obstacle à la mobilité de la personne. Ce n’est pas là l’obligation qu’impose le tarif. Le tarif prévoit simplement que l’accompagnateur doit être en mesure de fournir une telle aide. Bien qu’un tel libellé suppose la possibilité que VIA demande à l’accompagnateur d’apporter une aide physique pour faire monter à bord ou faire descendre les passagers ayant une déficience, cette condition n’impose pas à l’accompagnateur l’obligation générale d’aider à le faire dans toutes les circonstances. Bien au contraire, l’Office a admis dans sa décision de 1995 qu’en règle générale, VIA fournissait effectivement une telle aide aux passagers ayant une déficience.

 

 

[32]  L’Office a effectivement utilisé la bonne formulation en demandant à VIA de lui fournir des motifs pour lesquels cette condition ne devrait pas être enlevée du tarif et elle l’a reprise dans sa décision de 1995. Toutefois, ces deux mentions ont été faites dans des contextes postérieurs à la conclusion de l’Office que le tarif constituait un obstacle.

 

 

[33]  Je conclus donc que l’Office a commis une erreur de droit en négligeant de motiver suffisamment sa décision portant que le tarif constituait un obstacle. Ses motifs ne fournissent pas suffisamment d’indications sur le raisonnement suivi. En outre, ils ne sont pas suffisamment clairs en ce qui a trait à la conclusion qui est en litige.

 

 

Deuxième question en litige : L’Office a-t-il commis une erreur de droit en négligeant de justifier suffisamment sa conclusion que le tarif constituait un obstacle « indu »?

[34]  Bien qu’il ne semble pas y avoir de jurisprudence au sujet de ce qui constitue un obstacle indu à la mobilité des personnes handicapées, les tribunaux ont été, à de nombreuses reprises, appelés à examiner l’emploi et l’interprétation du terme « indu » dans le cadre d’autres lois[13].

 

 

[35]  Bien qu’« indu » soit un mot d’usage courant dénué d’un sens technique précis, la Cour suprême du Canada a défini de diverses façons ce terme comme signifiant « illégitime, immodéré, excessif ou oppressif »[14] ou comme exprimant « la gravité ou l’importance »[15]. À cette liste de synonymes, le Concise Oxford Dictionary ajoute « disproportionate » (disproportionné). 

 

 

[36]  Ce qui ressort clairement de l’ensemble de ces termes, c’est que le caractère indu est une notion bien relative. Je souscris à l’avis exprimé par le juge Cartwright (plus tard Juge en chef) dans l’extrait suivant :

 

« Indu » et « indûment » ne sont pas des termes absolus dont le sens coule de source. Leur utilisation présuppose l’existence d’une règle ou norme définissant ce qui est « dû ». Il ne me semble pas que l’on facilite leur interprétation en leur substituant les adjectifs « illégitime », « immodéré », « excessif », « oppressif » ou « mauvais », ou les adverbes correspondants, en l’absence d’une détermination de ce qui, sous ce rapport est légitime, modéré, tolérable ou bon[16].

 


Ainsi donc la bonne façon d’établir si quelque chose est « indu » est d’examiner le contexte. Le caractère indu doit se définir en fonction de l’objet de la disposition législative pertinente[17]. Il peut s’avérer utile d’évaluer les conséquences ou répercussions qu’entraîne l’omission de supprimer la chose indue[18].

 

[37]  La Cour suprême a également reconnu que ce terme implique la pondération des intérêts des diverses parties. Dans une affaire où il fallait décider si un employeur avait tenu compte du droit d’un employé de pratiquer sa religion sans qu’il en résulte de contrainte excessive, Madame le juge Wilson, se prononçant pour la majorité, a jugé utile de dresser une liste de certains facteurs applicables à une telle appréciation, puis a conclu : « Cette énumération ne se veut pas exhaustive et les résultats qu’on obtiendra en mesurant ces facteurs par rapport au droit de l’employé de ne pas faire l’objet de discrimination varieront nécessairement selon le cas »[19].

 

 

[38]  En l’espèce, les motifs de l’Office ne révèlent pas suffisamment d’indicateurs du raisonnement qu’il a suivi pour interpréter le terme « indu ». Ils ne comprennent aucune définition du terme « indu » ni aucune indication d’une « règle ou norme définissant ce qui est « dû ». Dans les observations qu’il a soumises à la présente Cour, l’Office a fait valoir que la définition qu’il a appliquée est celle qu’il a formulée dans ses motifs de 1994 : « [...] les obstacles [...] étaient indus parce qu’ils auraient pu être facilement évités par le transporteur ». Même si l’on peut considérer que c’est vrai, cet énoncé peut seulement m’amener à conclure que l’Office n’a entrepris aucune analyse contextuelle de la question en litige. Il s’est contenté d’examiner dans quelle mesure il percevait que VIA aurait pu éviter l’obstacle. J’estime que c’est insuffisant.

 

 


[39]  Pour déterminer si l’obstacle était indu, l’Office aurait dû d’abord examiner l’objet poursuivi par la Loi sur les transports nationaux. Cet objet est exposé au paragraphe 3(1), qui prévoit que le réseau de transport national devrait être, entre autres choses, rentable, bien adapté, viable et efficace. Le réseau doit répondre aux besoins de tous les voyageurs, y compris ceux ayant une déficience. À mon avis, la possibilité que les objectifs économiques et commerciaux de la Loi, les besoins des passagers n’ayant pas de déficiences et ceux des passagers qui en ont, puissent être incompatibles dans certaines circonstances a été envisagée par le Parlement et elle est l’objet de l’alinéa 3(1)g). Cette disposition prévoit que chaque transporteur, dans la mesure du possible, doit exploiter son entreprise selon des modalités qui ne constituent pas un obstacle abusif à la mobilité des personnes ayant une déficience. L’utilisation des mots « dans la mesure du possible », qui s’ajoute à l’emploi du terme « abusif », me conforte encore dans mon opinion que l’Office devait pondérer les intérêts des deux parties pour que la prise en compte des intérêts de l’une n’entraîne pas une contrainte disproportionnée pour l’autre.

 

 

[40]  Dans sa décision, l’Office ne fait aucune allusion à l’article 3 de la Loi. Je me vois donc dans l’obligation de conclure qu’il n’en a pas tenu compte. Par ailleurs, les motifs n’indiquent pas non plus que l’Office a examiné les conséquences qu’auraient eues sur VIA et sur tous ses passagers le maintien du tarif plutôt que sa suppression.

 

 

[41]   L’Office devait examiner tous les facteurs pertinents et les pondérer les uns par rapport aux autres. En ce qui concerne les intérêts des passagers ayant une déficience, les facteurs suivants auraient pu être pertinents :

1.      La difficulté de trouver un accompagnateur qui est en mesure d’aider la personne ayant une déficience à monter dans le train;

 

2.      La difficulté de trouver un accompagnateur désireux d’aider la personne ayant une déficience à monter dans le train; 

 

3.      L’importance pour la dignité des personnes d’être capables de voyager de la façon la plus autonome possible et le droit de celles‑ci à des transports accessibles.

 

 

[42]  Pour ce qui est de VIA, les facteurs pertinents peuvent être rangés dans deux catégories, savoir les facteurs opérationnels et les facteurs économiques et commerciaux, notamment :

1.      La disponibilité raisonnable du personnel et de l’équipement nécessaires pour aider à l’embarquement et au débarquement du train;

 

2.      Le temps que prend l’assistance pour l’embarquement et le débarquement;

 

3.      Les conséquences sur l’horaire des trains du temps qu’il faut prévoir pour faire monter les personnes ayant une déficience;

 

4.      L’effet sur tous les passagers des retards attribuables à l’embarquement des personnes ayant une déficience;

 

5.      L’effet des retards imprévus sur la confiance des passagers et le maintien de la viabilité du service de voyageurs de VIA;

 

6.      La capacité de VIA de retenir les services d’employés occasionnels pour aider à l’embarquement et au débarquement, compte tenu des conventions collectives auxquelles VIA est partie;

 

7.      La nécessité de former et d’assurer suffisamment les employés occasionnels chargés de cette tâche;

 

8.      Le coût du personnel additionnel pour l’embarquement des personnes ayant une déficience, plus particulièrement aux petites gares où l’effectif est réduit.

 

 

[43]  Je souligne que l’Office a effectivement mentionné certains des facteurs ayant une incidence sur les exigences opérationnelles et la viabilité commerciale de VIA. Il ne l’a fait principalement qu’au moment de citer les observations de VIA. L’Office a souscrit à l’avis de VIA qu’il lui incombe d’assurer un service ponctuel et efficace à tous ses passagers et il a accepté qu’en règle générale, VIA aide effectivement tous ses passagers, qu’ils aient ou non une déficience, à monter à bord du train et à en descendre. Il a reconnu aussi que les contraintes de l’horaire, un nombre important de passagers ayant une déficience et un personnel insuffisant à certaines gares sont des éléments susceptibles d’avoir une incidence sur la capacité de VIA de fournir des services aux passagers ayant une déficience. Malheureusement, plutôt que de procéder à une analyse raisonnée de ces observations, il a simplement exprimé sa conviction que, si VIA était avertie suffisamment à l’avance et qu’elle consultait les passagers ayant une déficience, les problèmes d’accessibilité pourraient être évités.


 

 

 

[44]  En résumé, l’Office a négligé de fournir suffisamment d’information sur le raisonnement qu’il a suivi ou sur les facteurs qu’il a examinés pour décider que le tarif constituait un obstacle indu. En agissant de la sorte, l’Office a commis une erreur de droit.

 

Conclusion

 

 

[45]  À mon avis, les motifs fournis par l’Office dans ses décisions de 1994 et 1995 pour trancher la question de savoir si le tarif constitue un obstacle indu à la mobilité des personnes ayant une déficience étaient insuffisants. Plus précisément, ces motifs n’indiquent pas suffisamment le raisonnement que l’Office a dû suivre ou les facteurs qu’il a dû considérer comme pertinents.

 


 

[46]  La décision de l’Office national des transports portant sur la section 13‑D du tarif est annulée. L’affaire est renvoyée à une formation composée différemment qui devra mener une nouvelle enquête sur le tarif conformément aux présents motifs. L’Office doit donner aux parties la possibilité de produire des preuves et de présenter des observations sur la question en litige.

 

 

 

                                                                                 « J. Edgar Sexton »         

Juge

« Je souscris à ces motifs. »

 A.M. Linden 

                 J.C.A.

« Je souscris à ces motifs. »

John M. Evans

               J.C.A.

 

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Richard Jacques, LL. L.


 

 

 

 

Date : 20001010

 

Dossier : A‑507‑96

 

OTTAWA (ONTARIO), LE MARDI 10 OCTOBRE 2000

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

 

 

AFFAIRE INTÉRESSANT le paragraphe 63.3(1) de la Loi de 1987 sur les transports nationaux, L.R.C. (1985), ch. 28 (3e Suppl.)

 

ET AFFAIRE INTÉRESSANT l’arrêté nº 1995-R-491 et la décision nº 791-R-1995 de l’Office national des transports, tous deux en date du 28 novembre 1995

 

 

ENTRE :

 

VIA RAIL CANADA INC.,

 

                                                                                                                                     demanderesse,

 

 

                                                                          - et -

 

 

 

OFFICE NATIONAL DES TRANSPORTS et JEAN LEMONDE,

 

                                                                                                                                         défendeurs.

 

 

                                                                   JUGEMENT

 

 


La décision de l’Office national des transports portant sur la section 13‑D du tarif est annulée. L’affaire est renvoyée à une formation composée différemment qui devra mener une nouvelle enquête sur le tarif conformément aux présents motifs. L’Office doit donner aux parties la possibilité de produire des preuves et de présenter des observations sur la question en litige.

 

                                                                                                                                 « A.M. Linden »                                 

J.C.A.

 

Traduction certifiée conforme

 

Richard Jacques, LL. L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Nº DE DOSSIER :                           A-507-96

 

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :         Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports et Jean Lemonde

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :             Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        le 25 septembre 2000

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE SEXTON en date du 10 octobre 2000

 

Y ONT SOUSCRIT :                      Le juge Linden

Le juge Evans

 

 

ONT COMPARU :

 

John Campion

Yvonne Chisholm                              POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Elizabeth C. Baker                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Fasken Campbell Godfrey    

Toronto (Ontario)                               POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Office des transports du Canada

Hull (Québec)                         POUR LE DÉFENDEUR



     [1] Arrêté nº 1995-R-491, décision nº 791-R-1995. Il est possible de consulter en ligne les arrêtés et les décisions de l’Office sur le site web de l’Office des transports du Canada à l’adresse suivante : <http://www.cta‑otc.gc.ca/fre/toc.htm>.

     [2] Ibid.

 

     [3] L.R.C. (1985), ch. 28 (3e suppl.), modifié.

     [4]  Les questions visées par le par. 63.1(1) incluent :

 

                [...] c)      toute mesure concernant les tarifs, taux, prix, frais et autres conditions de transport applicables au transport et aux services connexes offerts aux personnes atteintes de déficience;

     [5]  DORS/88‑23. Les règles sont prises conformément à l’alinéa 22(1)b) de la LTN qui prévoit :

 

22. (1) L’Office peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, établir des règles concernant

[...]

b) la procédure relative aux questions dont il est saisi, notamment pour ce qui est des cas de huis clos;

     [6]  Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la p. 845.

     [7]  J.M. Evans et autres., Administrative Law (4th ed.), (Toronto: Emond Montgomery, 1995), à la page 507.

     [8]  Northwestern Utilities Ltd. c. Edmonton (Ville), [1979] 1 R.C.S. 684, à la p. 706.

     [9]  Desai c. Brantford General Hospital (1991), 87 D.L.R. (4th) 140, à la p. 148 (C. div. Ont.).

     [10] Northwestern Utilities, supra note 8 à la p. 707.

     [11] Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592, à la p. 637 et aux p. 687 et 688.

     [12]  (7th ed.) (Oxford: Clarendon Press, 1983).

     [13]  Ces cas mettaient en cause notamment le fait d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence (Loi sur les coalitions, maintenant la Loi sur la concurrence), l’exploitation indue des choses sexuelles (Code criminel), le retard indu dans la circulation des marchandises (Loi sur le dimanche) et les contraintes excessives (droits de la personne).

     [14] Weidman c. Shragge (1912), 466 R.C.S. 1, aux p. 42 et 43.

     [15] R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, à la p. 647.

     [16] R. c. Howard Smith Paper Mills Ltd., [1957] R.C. S. 403, à la page 425. Cet énoncé est tiré des motifs concurrents de la minorité, mais il a été approuvé par la majorité dans l’arrêt R. c. Aetna Insurance Co., [1978] 1 R.C.S. 731, à la p. 746.

     [17] Container Materials Ltd. c. Le Roi, [1947] R.C.S. 147, à la p. 152, par le juge en chef Duff. Le jugement de la majorité exprime le même principe en d’autres mots. Voir l’arrêt R. c. Howard Smith Paper Mills Ltd, supra, par le juge Kellock (pour la majorité), à la p. 409.

     [18] R. c. Aetna Insurance Co., supra, aux p. 747 et 748. Ontario (Minister of Transportation and Communications) c. Canada (Commission canadienne des transports), [1974] 2 C.F. 164 (C.A.).

     [19] Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, à la p. 521.

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