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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Du-Lude c. Canada (C.A.) [2001] 1 C.F. 545





Date : 20000907


Dossier : A-907-97



     OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI, 7 SEPTEMBRE 2000



CORAM :      LE JUGE EN CHEF

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL         


ENTRE :

     CLAUDE-ROLLAND M. du-Lude, C.D.

     296 Avenue Dufferin, Trenton,

     Ontario. Canada. K8V 5G3

     Appelant

ET :


     SA MAJESTÉ LA REINE

     Ministère de Défense Nationale

     Gouvernement du Canada,

     Ottawa, Ontario. K1A 0J2

     Intimée



     JUGEMENT



         L'appel est accueilli avec dépens, la décision du juge de première instance annulée et l'action du demandeur est accueillie avec dépens. La défenderesse-intimée est condamnée à payer au demandeur la somme de 10 000$ avec intérêts avant et après jugement.



     "J. Richard"

     j. en c.





Date : 20000907


Dossier : A-907-97



CORAM :      LE JUGE EN CHEF

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

        



ENTRE :

     CLAUDE-ROLLAND M. du-Lude, C.D.

     296 Avenue Dufferin, Trenton,

     Ontario. Canada. K8V 5G3


     Appelant

ET :


     SA MAJESTÉ LA REINE

     Ministère de Défense Nationale

     Gouvernement du Canada,

     Ottawa, Ontario. K1A 0J2


     Intimée


    



     Audience tenue à Ottawa (Ontario) le mercredi, 30 août 2000



     Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le jeudi, 7 septembre 2000





MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE LÉTOURNEAU


Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE EN CHEF

     LE JUGE NOËL





Date : 20000907


Dossier : A-907-97



CORAM :      LE JUGE EN CHEF

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL         



ENTRE :

     CLAUDE-ROLLAND M. du-Lude, C.D.

     296 Avenue Dufferin, Trenton,

     Ontario. Canada. K8V 5G3


     Appelant

ET :


     SA MAJESTÉ LA REINE

     Ministère de Défense Nationale

     Gouvernement du Canada,

     Ottawa, Ontario. K1A 0J2


     Intimée




     MOTIFS DU JUGEMENT



LE JUGE LÉTOURNEAU


[1]      Cet appel soulève deux questions: l'appelant fut-il arrêté légalement le 29 juin 1988 par la police militaire et, lors de cette arrestation, la police a-t-elle eu recours à plus de force qu'il n'était nécessaire? Se greffe à ces deux questions la réclamation de l'appelant pour les dommages qu'il prétend avoir subis suite à l'arrestation.

Faits et procédure


[2]      Le juge du procès a bien résumé les faits entourant l'incident: voir la décision rapportée à (1997) 138 F.T.R. 301. Je n'ai pas l'intention de les ré-écrire. Je propose d'emprunter dudit résumé ceux qui sont nécessaires pour disposer adéquatement du présent appel, quitte au besoin à le parfaire:


     [6]      Voici les faits pertinents. Le demandeur a été membre des Forces du mois de janvier 1976 à l'automne 1988. Entre le mois de mars 1985 et le 29 juin 1988, le demandeur était affecté à la Base des Forces canadiennes Trenton ( « BFC Trenton » ). Entre les mois de mars et de juin 1988, le demandeur était affecté au réapprovisionnement global. Le chef de cette section était le capitaine Peterson.         

     [7]      En avril 1988, le demandeur a reçu un avis de surveillance et de mise en garde pour une période de six mois en raison de son [Traduction] « attitude inacceptable envers l'autorité militaire » et de son [Traduction] « non-respect des ordres » . Le 9 juin 1988, le commandant du demandeur, le lieutenant-colonel Jensen, a recommandé que le demandeur soit libéré des Forces pour avoir contrevenu à sa mise en garde et surveillance. Le commandant de la BFC Trenton, le colonel Diamond, a approuvé la recommandation du lieutenant-colonel Jensen.         

     [8]      Malgré l'ordre qu'il avait reçu du capitaine Peterson de se présenter au travail la fin de semaine des 25 et 26 juin 1988, le demandeur ne s'y est pas présenté. Le demandeur ne s'est pas non plus présenté au travail les 27 et 28 juin 1988. Le demandeur et la défenderesse ne s'entendent pas sur la question de savoir si le demandeur était alors en congé de maladie. Je reviendrai brièvement sur ce point litigieux.         

     [9]      À l'époque en cause, le major Don Caldwell était l'officier d'administration du personnel de la BFC Trenton. Il relevait de l'officier de l'administration de la base, le lieutenant-colonel Jensen. Chaque fois que le lieutenant-colonel Jensen s'absentait de la base, c'est le major Caldwell qui le remplaçait.         

     [10]      Les 28 et 29 juin 1988, le lieutenant-colonel Jensen était en vacances. Par conséquent, c'est le major Caldwell qui était alors le commandant du demandeur. Le 28 juin 1988, le major Caldwell a été avisé par le capitaine Peterson que le demandeur ne s'était pas présenté au travail et qu'il était absent sans autorisation. Le major Caldwell, préoccupé par la sécurité du demandeur, a ordonné à la police militaire de se rendre à la résidence du demandeur pour faire enquête. Le major Caldwell a alors examiné le dossier du demandeur.         

     [11]      En étudiant le dossier, le major Caldwell a pris connaissance de la recommandation de libérer le demandeur des Forces et constaté que le demandeur ne s'était pas opposé à cette recommandation. Selon le major Caldwell, la recommandation de libérer le demandeur avait été faite parce qu'il ne travaillait pas bien en équipe.         

     [12]      Les officiers de la police militaire ont informé le major Caldwell qu'ils n'avaient pas réussi à trouver le demandeur. Le major leur a alors demandé de poursuivre leurs recherches et de ramener le demandeur à la base s'ils le trouvaient. Vers 8 h le 29 juin 1988, le demandeur s'est présenté de lui-même à la base pour être libéré et toucher son indemnité de cessation d'emploi. Le major Caldwell, avisé de la présence du demandeur sur la base, a ordonné qu'il soit amené immédiatement à son bureau. Lorsque le major Caldwell lui a demandé pourquoi il ne s'était pas présenté au travail depuis le 25 juin, le demandeur lui a répondu qu'il était en congé de maladie. Toutefois, selon le major Caldwell, le demandeur n'a pas pu produire d'autorisation de congé de maladie comme l'exigeait le règlement militaire.         

     [13]      Le major Caldwell a ordonné au demandeur de se rendre dans le hall de l'édifice et d'attendre là qu'on lui donne de nouvelles instructions. Le major Caldwell a alors consulté le personnel du juge-avocat et, en se fondant sur leur avis, il a conclu que la meilleure solution consistait à libérer le demandeur des Forces le plus rapidement possible. Le major Caldwell a alors téléphoné au quartier général de la Défense nationale ( « QGDN » ) à Ottawa et il a appris que la décision de libérer le demandeur avait été prise mais que les instructions relatives à sa libération n'avaient pas été encore délivrées.         

     [14]      Pendant que le major Caldwell demandait l'avis du personnel du juge-avocat et s'adressait à Ottawa, le demandeur, contrairement aux ordres exprès que lui avait donnés le major Caldwell, a quitté la base. En apprenant cela, le major Caldwell a ordonné à la police militaire d'arrêter le demandeur et de le ramener à la base.         

     [...]

     [16]      Quatre policiers se sont présentés le matin du 29 juin 1988 à la résidence du demandeur située sur la rue Dufferin à Trenton. Deux de ces policiers appartenaient au corps de police de Trenton et deux autres étaient membres de la police militaire.         

     [17]      Les quatre policiers ont témoigné devant moi à l'instruction. Selon la version des faits qui ressort de leur témoignage, ils sont arrivés à la résidence du demandeur vers 10 h le 29 juin. Ils se sont identifiés et ont demandé à parler au demandeur. Le demandeur a été informé par les officiers de la police militaire qu'ils avaient reçu l'ordre de le ramener à la base parce qu'il était absent sans autorisation. Le demandeur a clairement manifesté son intention de ne pas quitter sa résidence en compagnie des policiers. Il se rendrait à la base lorsqu'il serait prêt à le faire.         

     [18]      Une tentative de médiation a été entreprise. L'agent Davis de la police de Trenton a pénétré dans la résidence du défendeur et a tenté de le convaincre qu'il devait quitter « paisiblement » les lieux avec la police militaire. Il était évident, du point de vue de l'agent Davis, que le demandeur éprouvait une très forte colère contre les Forces. L'agent Davis a déclaré que l'épouse du demandeur lui a demandé avec insistance de se rendre à la base avec la police militaire. Le demandeur a toutefois refusé sans broncher, selon l'agent Davis. La discussion entre l'agent Davis et le demandeur a duré de 15 à 20 minutes. Pendant ce temps, les officiers de la police militaire et l'agent Hall, l'autre agent de la police de Trenton, attendaient à l'extérieur.         

     [19]      Pendant que l'agent Davis négociait avec le demandeur, les officiers de la police militaire Anthony Wannamaker et Heather Ball ont communiqué avec leur supérieur à la BFC Trenton, le caporal-chef Rushton, pour obtenir de nouvelles instructions. Ils ont reçu l'ordre d'arrêter immédiatement le demandeur. Peu de temps après, les deux officiers de la police militaire et l'agent Hall ont pénétré dans la résidence du demandeur et ont procédé à son arrestation.         

     [20]      Selon les témoignages des quatre policiers, le demandeur était très agressif et n'arrêtait pas de s'adresser à eux en criant. L'agent Wannamaker a saisi le demandeur par le bras et l'a plaqué au sol, puis l'agent Ball l'a menotté. Étant donné que le demandeur refusait de se relever, les trois policiers de sexe masculin l'ont soulevé et l'ont transporté à l'extérieur de la maison. L'agent Davis a déclaré que le demandeur [Traduction] « donnait beaucoup de coups de pied » .         
             

La décision du juge du procès


[3]      Le juge du procès a conclu que l'arrestation était légale parce que l'appelant avait commis l'infraction prévue à l'alinéa 90(1) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-4 (Loi), soit de s'être absenté de son poste sans autorisation. L'article 90 se lit:


90. (1) Quiconque s'absente sans permission commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans.


(2) S'absente sans permission quiconque:

a) sans autorisation, quitte son poste;

b) sans autorisation, est absent de son poste;

c) ayant été autorisé à s'absenter, ne rejoint pas son poste à l'expiration de la période d'absence autorisée.

90. (1) Every person who absents himself without leave is guilty of an offence and on conviction is liable to imprisonment for less than two years or to less punishment.


(2) A person absents himself without leave who

(a) without authority leaves his place of duty;

(b) without authority is absent from his place of duty; or

(c) having been authorized to be absent from his place of duty, fails to return to his place of duty at the expiration of the period for which the absence of that person was authorized.



[4]      Au terme du procès qui ne portait pas sur la culpabilité de l'appelant, mais sur le bien-fondé de sa réclamation en dommages, le juge fut satisfait que l'appelant, même s'il avait obtenu un congé de maladie de la part d'un médecin militaire, avait omis d'obtenir de son commandant l'approbation requise par les articles 67 à 69 de l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 16-1: voir la version française de la décision du juge aux pages 16 à 21.


[5]      Le juge fut aussi d'avis qu'il n'y avait pas eu usage d'une force plus grande que celle requise pour effectuer l'arrestation. Il prit également la conclusion de fait suivante: la police avait tenté, mais en vain, de convaincre l'appelant de se soumettre pacifiquement à l'arrestation et ce dernier avait en définitive résisté à son arrestation. Ce fait est d'ailleurs admis par l'appelant. De là la nécessité d'utiliser la force nécessaire pour l'immobiliser, lui passer les menottes et le transporter à l'automobile des policiers stationnée en front de la demeure: voir la version française de la décision du juge à la page 16.


[6]      En ce qui a trait aux blessures que l'appelant prétend avoir subies, le juge a conclu que l'appelant n'avait fait la preuve d'aucune blessure physique ou autre, soit psychologique ou émotive. De plus, il fut d'avis que si des blessures ou des dommages furent encourus, ceux-ci ne sont imputables qu'à la propre faute de l'appelant et non à une quelconque faute des policiers militaires qui n'ont fait qu'utiliser la force nécessaire pour procéder à l'arrestation: voir la version française de la décision du juge à la page 17.


[7]      Enfin, le juge du procès émit l'opinion que le Major Caldwell, qui avait ordonné l'arrestation de l'appelant, et les officiers Wannamaker et Ball, qui ont effectué l'arrestation, ne faisaient qu'accomplir leurs devoirs et que leur conduite était sans reproche. Le juge écrivit: "They simply carried out the duties which were theirs in the circumstances": voir le texte anglais de la décision, à la page 19, langue dans laquelle celle-ci fut rédigée.


Analyse


[8]      Avec égards, je crois que le juge du procès s'est mépris quant à la nature des gestes posés par le Major Caldwell et les officiers Wannamaker et Ball et, conséquemment, qu'il s'est mépris quant à la règle de droit applicable en l'espèce. Ces officiers n'exécutaient pas un devoir imposé par la loi comme il l'a conclu, mais exerçaient plutôt le pouvoir discrétionnaire d'arrestation que l'on retrouve aux articles 154 et 156 de la Loi:


154. (1) Peut être mis aux arrêts quiconque a commis, est pris en flagrant délit de commettre ou est accusé d'avoir commis une infraction d'ordre militaire, ou encore est soupçonné, pour des motifs raisonnables, d'avoir commis une telle infraction.

154. (1) Every person who has committed, is found committing or is believed on reasonable grounds to have committed a service offence, or who is charged with having committed a service offence, may be placed under arrest.


(2) Toute personne autorisée à effectuer une arrestation sous le régime de la présente partie peut employer la force raisonnablement nécessaire à cette fin.


[...]

(2) Every person authorized to effect arrest under this Part may use such force as is reasonably necessary for that purpose.



[...]


156. Les officiers et militaires du rang nommés aux termes des règlements d'application du présent article peuvent:

a) détenir ou arrêter sans mandat tout justiciable du code de discipline militaire - quel que soit son grade ou statut - qui a commis, est pris en flagrant délit de commettre ou est accusé d'avoir commis une infraction d'ordre militaire, ou encore est soupçonné, pour des motifs raisonnables, d'avoir commis une telle infraction;

b) exercer, en vue de l'application du code de discipline militaire, les autres pouvoirs fixés par règlement du gouverneur en conseil.

156. Such officers and non-commissioned members as are appointed under regulations for the purposes of this section may

(a) detain or arrest without a warrant any person who is subject to the Code of Service Discipline, regardless of the rank or status of that person, who has committed a service offence or who is charged with having committed a service offence;

(b) exercise such other powers for carrying out the Code of Service Discipline as are prescribed in regulations made by the Governor in Council.



     (le souligné est mien)

[9]      À cause de cette méprise, il a omis de se demander si, comme l'a dit la Cour d'appel de la Cour martiale du Canada dans l'affaire Gauthier c. Sa Majesté La Reine, CACM-414, 23 juin 1998, à la page 10, à cause de la nature particulièrement attentatoire de ce pouvoir discrétionnaire aux droits et libertés d'un individu, son exercice était justifié dans les circonstances.


La nature et l'exercice des pouvoirs conférés par les articles 154 et 156 de la Loi


[10]      L'effet conjugué des articles 90, 154 et 156 de la Loi est à la fois singulier et nécessaire: ces articles permettent l'arrestation d'un militaire qui ne se présente pas à son poste de travail ou le quitte. Il est impensable que, dans la vie civile, le pouvoir d'arrêter sans mandat un employé qui ne se présente pas au travail ou s'y absente sans autorisation puisse être octroyé à un employeur. Mais les forces militaires ne sont pas un employeur ordinaire. Elles se sont vu confier le mandat et l'obligation d'assurer la défense du pays et, dans ce contexte, l'infraction prévue à l'article 90 ainsi que les pouvoirs de contrainte à l'obéissance qui en découlent se justifient pleinement. Ceci dit, il ne faut cependant pas confondre l'existence d'un pouvoir d'arrestation sans mandat et son exercice.


[11]      En effet, comme l'a fait remarquer la Cour d'appel des Cours martiales dans l'affaire Gauthier déjà mentionnée, la Charte des droits et des libertés de la personne (Charte) et le Code criminel (Code) ont apporté des limites à l'exercice d'un tel pouvoir discrétionnaire. Par exemple, même s'il dispose du pouvoir d'arrêter une personne qui a commis des infractions aussi graves que des voies de fait (articles 265-266 du Code), une agression armée (article 267), des lésions corporelles (article 269), une agression sexuelle (article 271), une introduction par effraction dans un dessein criminel ailleurs que dans une maison d'habitation (article 348), un vol ou une fraude de moins de 5 000$ (article 553) ou du harcèlement criminel (article 264), un policier a l'obligation, le devoir en vertu de l'article 495 du Code, de ne pas le faire "s'il a des motifs raisonnables de croire que l'intérêt public peut être sauvegardé sans qu'il soit procédé à l'arrestation et s'il n'a pas de motifs raisonnables de croire que le justiciable fera défaut de se présenter devant le tribunal": voir l'arrêt Gauthier, à la page 10. À cet égard, la Cour d'appel des Cours martiales écrivait à la même page:


     Avec l'avènement de la Charte et la constitutionnalisation de la protection contre les arrestations et les détentions arbitraires, les conditions d'exercice du pouvoir d'arrestation que l'on retrouve au Code criminel et qui, étonnamment, sont absentes de la L.D.N., sauf à l'article 158 comme critères de remise en liberté seulement, sont devenues des exigences minimales d'un exercice valable du pouvoir d'arrestation.         

     (le souligné est mien)


[12]      Il ne fait pas de doute, compte tenu de la mission des forces armées, que l'intérêt public peut, par exemple, en temps de guerre ou lors de missions de maintien ou de rétablissement de la paix ou en période d'entraînement pour de telles missions justifier l'arrestation sans mandat d'un militaire qui omet sans autorisation de se présenter à son poste ou d'y demeurer. Un tel comportement peut constituer beaucoup plus qu'un manquement à la discipline: il peut mettre en péril les objectifs militaires ainsi que la sécurité de biens ou d'autres personnes civiles ou militaires. Ce disant, je n'exclus aucunement que des objectifs ou des opérations militaires puissent aussi être mis en péril ou affectés par un tel comportement en temps de paix et qu'il soit alors permis, voire requis, de recourir au pouvoir d'arrestation. Mais ce ne sont définitivement pas les circonstances qui prévalent dans le cas qui nous est soumis. Bien au contraire.


[13]      La preuve a révélé devant le juge du procès qu'une décision avait été prise par les autorités militaires de mettre un terme à l'emploi de l'appelant. Le 9 juin 1988, une recommandation en ce sens avait été faite aux autorités supérieures et celle-ci fut acceptée par ces dernières. Au moment de l'arrestation le 29 juin, la cessation d'emploi de l'appelant des Forces armées était imminente. De fait, il s'était de son propre chef présenté à 8h00 ce matin-là, dans les heures précédant son arrestation, pour venir chercher ses papiers de cessation d'emploi et son indemnité de départ. Son emploi prit effectivement fin le jour même et il fut libéré des Forces armées quelques heures à peine après son arrestation.


[14]      En outre, la présence de l'appelant à son poste la journée de son arrestation n'était pas requise dans l'intérêt public ou par des objectifs militaires. D'ailleurs, le major Caldwell a affirmé dans son témoignage que la raison pour laquelle il avait demandé à la police militaire d'enquêter sur l'absence de l'appelant, c'était tout simplement parce qu'il craignait prétendument pour la sécurité de l'appelant: voir la version française de la décision du juge à la page 4.


[15]      Troisièmement, en réponse à une question qui lui fut posée par le major Caldwell dans les heures précédant l'arrestation quant au motif de son absence, l'appelant a informé ce dernier qu'il était en congé de maladie: voir la version française de la décision du juge à la page 4. De fait, l'appelant avait obtenu un congé médical de son médecin traitant ainsi qu'un autre certificat médical, valable pour une absence de deux jours, d'un médecin militaire. Tel que déjà mentionné, il n'avait toutefois pas obtenu l'autorisation de son commandant. Cette absence d'autorisation du commandant était, sans aucun doute, un élément important à prendre en considération pour déterminer si l'appelant avait commis ou non l'infraction prévue à l'article 90 de la Loi, soit de s'être absenté sans permission. Mais elle ne saurait à elle seule justifier l'exercice qui fut fait du pouvoir d'arrestation. Le major Caldwell qui a ordonné l'arrestation de l'appelant, après qu'il eut quitté la base militaire le matin du 29 juin 1988, savait que l'appelant se réclamait d'une absence justifiée par un congé de maladie. Il importe au passage de noter que l'appelant ne fut jamais accusé de l'infraction prévue à l'article 90 et pour laquelle il fut arrêté et détenu. Le major Caldwell savait en outre, au moment d'ordonner l'arrestation de l'appelant, que celui-ci était sur le point de quitter les Forces armées puisqu'il avait été informé par les autorités du Quartier général de la Défense nationale à Ottawa que la décision avait été prise de mettre un terme à l'emploi de l'appelant: voir la version française de la décision du juge à la page 5. Il avait aussi déjà pris la décision, après avoir consulté le bureau du juge-avocat, de libérer l'appelant de ses engagements le plus rapidement possible: ibid.


[16]      Dans ces circonstances, recourir au pouvoir d'arrestation n'était, à mon avis, rien de moins qu'un exercice illégal du pouvoir discrétionnaire conféré par les articles 154 et 156 de la Loi, rien d'autre qu'une démonstration toute aussi inutile qu'injustifiée d'autorité et de force. En conséquence, et l'arrestation, et l'usage de force et la détention qui s'ensuivit étaient illégaux et injustifiés.


La réparation du préjudice subi


[17]      Le juge du procès a conclu, comme je l'ai déjà mentionné, que l'appelant n'avait pas fait la preuve des dommages matériels qu'il prétend avoir subis. Rien dans la preuve ou dans les plaidoiries orales et écrites de l'appelant ne nous permet d'intervenir au niveau de cette conclusion de fait.


[18]      Cependant, il y a eu violation des droits constitutionnels de l'appelant et, conformément à l'article 24 de la Charte, ce dernier a droit à une réparation juste et convenable eu égard aux circonstances. Le préjudice découlant d'actes illicites (emprisonnement illégal et voies de fait), l'existence de dommages n'est pas une condition préalable à l'obtention d'une indemnité: voir A. Linden, La responsabilité civile délictuelle, 3eéd. 1985, Butterworths and Co. (Canada) Ltd., aux pages 44 et 45; G.H.L. Fridman, Torts, Waterlow Publishers, London, 1990, aux pages 124 et 125. L'atteinte, quoique non intentionnelle et non malicieuse, est néanmoins sérieuse et injustifiée. L'appelant est démuni face au système, sans ressources financières et se représente seul devant nous. De toute évidence, la consécration et la poursuite en justice de ses droits constitutionnels a été, pour lui et sa famille, source d'anxiété, d'angoisse et de frustration. L'attitude défensive de l'intimée n'a fait qu'accroître chez lui son sentiment d'injustice et de persécution. L'appelant a réclamé des dommages-intérêts, dont des dommages-intérêts punitifs et exemplaires. Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'accorder des dommages punitifs et exemplaires, mais je crois qu'une indemnité compensatoire pour le préjudice moral subi constitue le remède approprié dans les circonstances. Il ne reste qu'à en déterminer la convenance et la juste mesure.


[19]      Il existe une certaine disparité dans les montants octroyés pour une arrestation et une détention illégales. Cette disparité tient au particularisme de chaque cas et des circonstances qui les caractérisent. Je m'empresse d'ajouter qu'en matière de quantum, la jurisprudence antérieure à la Charte est d'un usage et d'une utilité limités. Premièrement, elle date de plusieurs années et les montants accordés représentent les valeurs de l'époque. Deuxièmement, et il s'agit là à mon sens de l'élément important, les droits à la liberté et à la sécurité de la personne de même que le droit à la protection contre les détentions arbitraires n'avaient pas, avant l'avènement de la Charte, le statut et la portée qu'ils ont maintenant. Ce sont trois droits constitutionnels fondamentaux dont la violation injustifiée débouche au surplus sur un droit constitutionnel à une réparation appropriée alors que, par le passé, le droit à la réparation était beaucoup plus aléatoire. La jurisprudence plus récente tient compte de ces données nouvelles. Les indemnités accordées, tantôt au titre des dommages moraux, tantôt à celui des dommages exemplaires et parfois à ces deux titres à la fois, reflètent le changement jurisprudentiel. Une revue sommaire de quelques-unes des décisions rendues en la matière permet de s'en convaincre ainsi que d'apprécier les efforts déployés par les tribunaux pour adapter le montant de la réparation aux circonstances de l'espèce.


[20]      Dans l'affaire Scott c. Canada où jugement fut rendu antérieurement à la Charte en août 1975, notre Cour accorda au plaignant une somme de 200$ pour une arrestation illégale et des voies de fait commises par des policiers. Dissident, le juge Thurlow aurait condamné les défendeurs à verser 1 000$. Il était d'avis que la somme de 200$ constituait une très faible évaluation du droit du plaignant à sa sécurité personnelle et à sa liberté. Les policiers avaient illégalement exercé une pression sur la gorge du plaignant, lui avaient passé les menottes en public, l'avait arrêté et traîné à l'extérieur de la taverne pour finalement le conduire au poste de police.


[21]      Une somme de 250$ à titre de dommages généraux fut accordée en février 1980 par la section de première instance à un demandeur arrêté illégalement par la police. En cours d'arrestation, le demandeur subit des blessures au visage. Ses lunettes ainsi que sa prothèse dentaire furent cassées et firent en outre l'objet d'une indemnisation spécifique. La cour fut d'avis que le demandeur était partiellement responsable de ce qui s'était passé et en tint compte dans la détermination des dommages généraux: voir Wheaton c. Canada [1980] A.C.F. no. 121.


[22]      En novembre 1985, le juge Muldoon de la section de première instance se sentit lié par la décision de notre Cour dans l'affaire Scott. Il accorda au demandeur arrêté avec force en public et détenu pour une durée de 15 à 20 minutes un montant de 360$. N'eût été de la décision Scott, le juge Muldoon aurait évalué les dommages à au moins 2 500$: voir Buck c. Canada [1985] A.C.F. no. 1040.


[23]      Cette position contraste avec la décision rendue par le juge Strayer (alors qu'il était en première instance) en juin 1984 dans Rumsey c. Canada [1984] A.C.F. no. 529. Après avoir conclu que la force utilisée par les policiers dépassait dans les circonstances celle qui était raisonnable et nécessaire, notre collègue entérina l'entente intervenue entre les parties et accorda au plaignant 25 000$ à titre de dommages généraux et une somme de 26 495$ au chapitre des dommages spéciaux. Il refusa une demande de dommages punitifs car, à son avis, la conduite des policiers n'était pas "oppressive", "arbitraire", "tyrannique", "abusive" ou "arrogante". L'emploi d'une certaine force était justifié mais il s'est avéré que la force utilisée a dépassé celle qui était requise.


[24]      En 1980, la Cour supérieure du Québec condamna les défendeurs à verser au demandeur 5 000$ à titre de dommages moraux et matériels pour une arrestation illégale et malicieuse en public qui l'a humilié et qui fut source d'une grande anxiété tout au long des poursuites civiles qu'il a dû entreprendre pour obtenir justice: Corrigan c. Montreal Urban Community [1980] C.S. 853. Six ans plus tard, la même Cour accordait à titre de dommages moraux 8 500$ pour une arrestation illégale suivie d'une détention arbitraire d'une nuit au cours de laquelle le plaignant fut soumis à des interrogatoires serrés dans le but d'extirper des aveux: Danis c. Poirier [1986] R.R.A. 200.


[25]      Dans la cause de Montminy c. Ville de Brossard [1991] R.R.A. 299 (C.S.), la demanderesse reçut 7 000$ pour son arrestation illégale, une violation de son domicile et un usage injustifié de la force par un huissier. La Cour réfère à l'arrêt Rodrigue c. C.U.M. [1984] C.S. 442, appel à la Cour d'appel rejeté, où un demandeur arrêté et détenu injustement plus de quatre heures au poste de police se vit accorder un montant de 10 000$.


[26]      La demanderesse Stewart obtint 10 000$ à titre de dommage moral et psychologique de même que pour les inconvénients causés par son arrestation illégale et sa détention injustifiée d'une durée de trois heures et demie. L'atteinte aux droits fondamentaux de la demanderesse n'était pas intentionnelle et les policiers n'avaient pas agi malicieusement ou de mauvaise foi. En conséquence, aucun dommage punitif ne fut accordé: Stewart c. Dugas [1992] R.R.A. 268 (C.S.). Voir aussi l'arrêt Chartier c. Communauté Urbaine de Montréal [1993] R.R.A. 66 (C.S.) où M. Chartier et une autre demanderesse reçurent respectivement des sommes de 6 000$ et 4 000$ pour l'humiliation, l'anxiété et l'angoisse résultant de leur arrestation illégale et des moyens excessifs utilisés par les policiers pour y procéder.


[27]      Je termine cette illustration des précédents jurisprudentiels par une mention de deux décisions contemporaines. Dans l'affaire Leroux c. Montréal (Communauté Urbaine de) [1997] R.J.Q. 1971 (C.S.), les défendeurs, des policiers en civil au moment des événements, furent condamnés à payer à la victime d'une arrestation et d'une détention illégales ainsi que d'un usage de force injustifié une somme de 45 000$, soit 5 000$ pour l'arrestation, 5 000$ pour la détention et 25 000$ pour les dommages moraux subis. En outre, même si l'atteinte aux droits de la victime n'était pas intentionnelle mais plutôt irréfléchie, le tribunal les condamna aussi à payer un montant de 10 000$ à titre de dommages exemplaires: voir aussi l'arrêt Mitchell c. Québec (Procureur général) [1995] R.J.Q. 1836 (C.S.) où des sommes de 5 000$ pour arrestation illégale, 4 000$ pour détention arbitraire et 6 000$ pour dommages exemplaires ont été accordées aux victimes.


[28]      Enfin, notre collègue, Madame la juge Sharlow, alors qu'elle siégeait en première instance, en est venue à la conclusion dans l'arrêt Stewart c. Canada (Procureur général) [1999] A.C.F. no. 1996 que la force utilisée lors de l'arrestation de la demanderesse n'était pas excessive. Sa conclusion eut-elle été différente quant à la responsabilité des défendeurs qu'elle aurait accordé des dommages-intérêts généraux de 12 500$ pour des blessures mineures et des effets psychologiques légers ainsi qu'une somme de 12 500$ à titre de dommages-intérêts punitifs.


[29]      J'ajouterais, puisque la présente cause d'action a pris naissance en Ontario, que la situation n'y est pas différente: voir l'arrêt Davidson v. Toronto Blue Jays Baseball Ltd. [1999] O.J. No. 692 (O.C.J.) où un jury accorda à une personne illégalement arrêtée, soumise à l'usage de la force et détenue des dommages généraux totalisant 35 000$, des dommages additionnels (aggravated damages) de 50 000$ et des dommages punitifs de 125 000$; Miller v. Stewart [1991] O.J. No. 2238 (O.C.J.) où les dommages généraux pour une arrestation illégale, une détention illégale et des voies de fait furent évalués à 10 000$; Cunningham v. Welsh [1984] O.J. No. 939 (O.S.C.) alors que la victime souffrant d'une incapacité partielle permanente à un bras suite à une force excessive utilisée par des policiers reçut 25 003$ à titre de dommages généraux.


[30]      Tenant compte de la jurisprudence, du sérieux de l'atteinte commise au domicile privé de l'appelant en présence de son épouse, de la violation de domicile, de la force utilisée, des voies de fait commises et de la courte période de détention qui a suivi l'arrestation (environ deux à trois heures), je crois qu'une somme de 10 000$ à titre de dommages moraux constitue une réparation juste et convenable.


[31]      Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel avec dépens et j'annulerais la décision du juge de première instance. Procédant à rendre la décision qui aurait dû être prise, j'accueillerais l'action du demandeur avec dépens et je condamnerais l'intimée à payer au demandeur une somme de 10 000$ avec, comme le permettent les articles 36 et 37 de la Loi sur la Cour fédérale et les articles 127, 128 et 129 de la Loi sur les Cours de justice (Courts of Justice Act) de l'Ontario, intérêts avant et après jugement.




     "Gilles Létourneau"

     j.c.a.


"Je suis d'accord,

     J. Richard j. en c."


"Je suis d'accord,

     Marc Noël j.c.a."

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