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     A-400-95

CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER

ENTRE:

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Appelant

ET:

     MOHAMMAD HASSAN BAZARGAN

     Intimé

     MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

     (Prononcés à l'audience à Montréal

     le mercredi, 18 septembre 1996.)

LE JUGE DÉCARY

     La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (section du statut de réfugié) (ci-après "la Commission") a reconnu à l'intimé le statut de réfugié au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration. La Commission a conclu par ailleurs qu'en raison des fonctions que l'intimé avait occupées en Iran sous le régime du Shah Reza, il existait des raisons sérieuses de penser qu'il s'était rendu coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies et qu'en conséquence, vu le sous-paragraphe 1F)c) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés1 ("la Convention"), il ne pouvait se prévaloir de la protection accordée par la Convention.

     Le second volet de cette décision, relatif à la clause dite d'exclusion, a été attaqué par voie de demande de contrôle judiciaire devant la section de première instance de cette Cour, laquelle a accueilli la demande. D'où le pourvoi devant nous.

     Les faits, chose inusitée dans un dossier de cette nature, sont relativement simples et fort peu controversés. L'intimé s'est joint à la police iranienne nationale en 1960 et y a fait carrière jusqu'en 1980. Entre 1960 et 1977, il gravit les échelons de la hiérarchie militaire et devient colonel. De 1974 à 1977, il travaille à Téhéran comme agent responsable de la liaison entre les forces policières et la SAVAK2. La SAVAK, où il avait reçu une partie de sa formation, était un organisme de sécurité interne dirigé personnellement par le Shah. L'intimé est alors en charge du réseau d'échange d'informations et de renseignements classifiés entre les forces policières et la SAVAK; il est établi qu'il avait été nommé à ce poste au sein de la police iranienne en raison de ses connaissances en matière de renseignements, d'espionnage et de contre-espionnage. En 1977, l'intimé, que le Shah s'apprêtait à nommer général, devient chef des forces policières pour la province d'Hormozgan, province située à un endroit stratégique dans le sud-ouest de l'Iran, sur le Golfe Persique, poste qu'il occupe jusqu'à la chute du régime monarchique en 1979. Selon son propre témoignage, il collaborait alors, en sa qualité de chef des forces policières de ladite province, avec le chef de la SAVAK pour cette même province. Il est acquis que l'intimé n'a jamais été membre de la SAVAK.

     La preuve documentaire révèle que la SAVAK était un instrument de répression brutale et violente qui semait la terreur à tous les niveaux de la société iranienne de l'époque. La Commission fait d'ailleurs état du "caractère notoire des violations des droits humains commis par la SAVAK" et le juge des requêtes elle-même constate qu'"il ne fait aucun doute que la Savak est un organisme qui a privé ou restreint les droits d'autres personnes et ainsi contrevenait aux buts et principes des Nations Unies".

     La Commission, essentiellement, a décidé qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que l'intimé, de par son rôle d'agent de liaison auprès de la SAVAK et de par la connaissance qu'à son avis il ne pouvait pas ne pas avoir des activités de la SAVAK, était complice des activités de celle-ci. Le juge des requêtes s'est dite en désaccord avec la décision de la Commission: selon elle, complicité suppose appartenance au groupe, et l'intimé n'était pas membre de la SAVAK.

     Nous sommes d'avis que le juge des requêtes a eu tort d'intervenir. Elle a en effet donné de la clause d'exclusion 1F) une interprétation qui n'est pas fidèle à l'enseignement de cette Cour dans les affaires Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)3, Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)4 et Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)5.

     Le juge des requêtes a tiré des propos du juge MacKay dans l'affaire Gutierrez et al c. Minister of Employment and Immigration6 le principe qu'il ne saurait y avoir complicité dans la commission d'un crime de nature internationale que si les trois conditions suivantes étaient remplies: 1) l'appartenance à un groupe qui, dans le cadre de ses activités continues et régulières, commet de telles infractions; 2) une participation personnelle et consciente; et 3) le défaut de se dissocier du groupe à la première opportunité raisonnable.

     Nous ne croyons pas que telle lecture puisse être faite dans le contexte des propos du juge MacKay et quoi qu'il en soit, ce serait là donner aux arrêts de cette Cour dans Ramirez, Moreno et Sivakumar une portée qu'ils n'ont pas et qu'ils ne sauraient avoir.

     D'une part, en effet, il s'agissait, dans ces trois affaires, de revendicateurs qui étaient membres du groupe impliqué. La question de la complicité d'un non-membre ne se posait donc pas.

     D'autre part, il est certain, à la lumière des propos du juge MacGuigan dans Ramirez7, que la Cour a expressément refusé de faire de l'appartenance formelle à un groupe une condition d'application de la clause d'exclusion. Le juge MacGuigan prenait bien soin, en effet, à la page 320 de ses motifs, de préciser qu'il n'était

         pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire.         

Il est vrai que parmi "les faits particuliers" de l'affaire dont le juge MacGuigan traitera plus avant dans ses motifs se trouvent le fait que Ramirez était effectivement un membre actif du groupe qui commettait les atrocités (l'armée salvadorienne) et le fait que Ramirez avait fait preuve bien tardivement de remords, mais ce sont là des faits qui aident à décider si la condition de participation personnelle et consciente est remplie, et non pas des conditions qui s'ajoutent à celle-ci. L'appartenance au groupe allégera, bien sûr, le fardeau de preuve incombant au Ministre en ce qu'elle permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente". Mais il s'impose de ne pas transformer en condition de droit ce qui n'est en réalité qu'une simple présomption de fait.

     Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318, "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération.

     Cela dit, tout devient question de faits. Le Ministre n'a pas à prouver la culpabilité de l'intimé. Il n'a qu'à démontrer " et la norme de preuve qu'il doit satisfaire est "moindre que la prépondérance des probabilités"8 " qu'il a des raisons sérieuses de penser que l'intimé est coupable. Or, en l'espèce, la Commission a conclu comme suit:9

         [...] Monsieur Bazargan, de par la formation qu'il a reçue et de par les fonctions de responsabilités qu'il a occupées notamment entre 1974 et 1978, puis de 1978 jusqu'à la chute du Shah d'Iran, ne pouvait pas ne pas être très bien informé de la nature des mesures de répression utilisées par la SAVAK afin de réprimer toute dissidence sociale et politique dans le pays. Il a pourtant, durant de nombreuses années, collaboré avec cet organisme à titre d'officier de police supérieur des forces de la sécurité iranienne. Par conséquent, compte tenu du caractère notoire des violations des droits humains commis par la SAVAK, des postes d'autorité que le demandeur détenait jusqu'en 1980 et de la connaissance qu'il avait nécessairement de la situation, nous devons conclure qu'il existe en l'occurrence des motifs sérieux de penser que le demandeur ayant toléré, encouragé, voire facilité les actes de la SAVAK, il s'est par conséquent rendu coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.         

     Ces inférences et cette conclusion s'appuient sur la preuve et elles sont raisonnables. Cette Cour, à maintes reprises, a rappelé que le tribunal spécialisé qu'est la Commission a pleine compétence pour tirer les inférences qui peuvent raisonnablement l'être10. En l'espèce, le juge des requêtes a eu d'autant plus tort d'intervenir que les inférences tirées par la Commission étaient accompagnées d'observations dévastatrices sur la crédibilité de cette partie du témoignage de l'intimé dans laquelle il plaidait son ignorance des activités de la SAVAK.

     L'appel sera en conséquence accueilli, la décision du juge des requêtes sera infirmée, et la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Commission le 28 juillet 1992 sera rejetée.

    

     j.c.a.

     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     NOMS DES AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO. DU DOSSIER DE LA COUR:      A-400-95

APPEL DU JUGEMENT DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE RENDU LE 30 MAI 1995, No DE DOSSIER EN PREMIÈRE INSTANCE: A-51-93

INTITULÉ DE LA CAUSE:          LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE                          L'IMMIGRATION

    

                         ET:

                         MOHAMMAD HASSAN BAZARGAN

    

LIEU DE L'AUDITION:              Montréal (Québec)

DATES DE L'AUDITION:          les 16 et 18 septembre 1996

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR (LES HONORABLES JUGES MARCEAU, DÉCARY ET L'HONORABLE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER)

LUS À L'AUDIENCE PAR:          l'Honorable juge Décary

     En date du:                  18 septembre 1996

COMPARUTIONS:                     

     Me Sylviane Roy                      pour la partie appelante

     Me Denis Buron                      pour la partie intimée

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER:

     Georges Thomson

     Sous-procureur général du Canada

     Montréal, (Québec)                      pour la partie appelante

     Me Denis Buron

     Montréal, (Québec)                      pour la partie intimée

__________________

1      1. [...]          F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:              [...]              c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

2      Acronyme d'une expression connue en anglais sous le nom "National Intelligence and Security Organization".

3      [1992] 2 C.F. 306 (C.A.).

4      [1994] 1 C.F. 298 (C.A.).

5      [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).

6 [1994] 84 F.T.R. 227 (1er inst.).

7      Supra note 4.

8      Ramirez, supra note 4 à la p. 314.

9      D.A. à la p. 71.

10 Voir Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.).

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