Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180208


Dossiers : A‑244‑16

A‑274‑16

Référence : 2018 CAF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

Dossier : A‑244‑16

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITED

appelante

et

JANSSEN INC. et

DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

intimées

Dossier : A‑274‑16

ET ENTRE :

TEVA CANADA LIMITED

appelante

et

JANSSEN‑ORTHO LLC,

JANSSEN PHARMACEUTICALS, INC.,

OMJ PHARMACEUTICALS, INC. et DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

intimées

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20180208


Dossiers : A‑244‑16

A‑274‑16

Référence : 2018 CAF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

 

Dossier : A‑244‑16

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITED

appelante

et

JANSSEN INC. et

DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

intimées

Dossier : A‑274‑16

ET ENTRE :

TEVA CANADA LIMITED

appelante

et

JANSSEN‑ORTHO LLC, JANSSEN PHARMACEUTICALS, INC., OMJ PHARMACEUTICALS, INC. et DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

(Motifs du jugement confidentiels rendus le 24 janvier 2018)

LA JUGE DAWSON

Blank/En blanc

Paragraphe

I.  Introduction

3

II.  Contexte factuel

5

III.  La décision de la Cour fédérale concernant les dommages‑intérêts

8

IV.  La décision de la Cour fédérale concernant les dépens

11

V.  Les questions en litige

12

VI.  La norme de contrôle

13

VII.  Examen des questions

13

A.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le scénario A représentait le mieux ce qui se serait produit dans le monde hypothétique?

13

1.  L’erreur de principe alléguée

14

2.  Les erreurs factuelles alléguées

17

a)  Levaquin faisait directement concurrence aux deux autres fluoroquinolones

18

b)  Le marché concurrentiel était très sensible à la promotion

19

c)  Les médecins prescripteurs auraient tout autant prescrit la lévofloxacine que la moxifloxacine de 2005 à 2010

21

B.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen a pris des mesures appropriées pour limiter sa perte?

22

1.  La notion de limitation du préjudice

22

2.  Les motifs de la Cour fédérale

24

3.  Les erreurs alléguées

24

a)  Les prix facturés aux hôpitaux

25

b)  La preuve de Teva sur la limitation du préjudice

27

c)  La mention par la Cour fédérale de la date à laquelle la Cour suprême a refusé la demande d’autorisation d’interjeter appel de la décision relative à la responsabilité

32

C.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans sa quantification des ventes aux hôpitaux ayant été perdues dans le monde hypothétique?

32

1.  Les motifs de la Cour fédérale

32

2.  Les erreurs alléguées

35

a)  Y avait‑il une « façon précise » de déterminer le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux?

36

b)  Les hypothèses des experts

39

c)  L’application de l’approche de la « détermination approximative »

42

d)  La date à laquelle le préjudice subi en raison des ventes aux hôpitaux n’ayant pas été réalisées a cessé

43

D.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté au Canada?

44

1.  Les erreurs alléguées

45

2.  L’interprétation du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets

46

3.  Autorisation du breveté Daiichi

49

E.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans la quantification des dommages‑intérêts de Janssen É.‑U.?

52

1.  Les erreurs alléguées

52

a)  Part de marché perdue

53

b)  Report d’un mois

53

c)  Versement de redevances

56

F.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en accordant un montant excessif pour les dépens?

57

VIII.  Conclusion et dépens

58

I.  Introduction

[1]  La lévofloxacine est un antimicrobien qui appartient à la classe des antibiotiques connus sous le nom de fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires. Elle est commercialisée au Canada par Janssen Inc. sous la marque « Levaquin ». Levaquin est principalement utilisé pour soigner les infections des voies respiratoires graves ou compliquées et certaines infections des voies urinaires.

[2]  Daiichi Sankyo Company, Limited, une entreprise pharmaceutique située au Japon, est propriétaire du brevet canadien no 1 304 080 (brevet 080) qui revendique la lévofloxacine. Janssen Inc. (Janssen Canada) est autorisée par Daiichi à vendre la lévofloxacine au Canada.

[3]  La Cour fédérale a conclu que la revendication no 4 du brevet 080 était valide et qu’elle a été contrefaite par Teva Canada Limited lorsque cette dernière a mis en vente et vendu des produits contenant de la lévofloxacine au Canada (2006 CF 1234). La Cour fédérale a interdit à Teva de vendre ou de réaliser d’autres opérations avec des produits contenant de la lévofloxacine au Canada. Le jugement de la Cour fédérale a été confirmé en appel (2007 CAF 217), et l’autorisation d’interjeter appel de la décision de notre Cour a été refusée par la Cour suprême du Canada ([2007] C.S.C.R. no 442).

[4]  Par la suite, après un procès qui a duré 10 jours, la Cour fédérale a quantifié le préjudice causé par Teva en raison de la contrefaçon. Pour les motifs exposés dans la décision répertoriée sous la référence 2016 CF 593, la Cour fédérale a ordonné à Teva de payer des dommages‑intérêts à Janssen Canada s’élevant à 5 498 270 $, incluant les intérêts avant jugement, et de payer des dommages‑intérêts à Janssen Pharmaceuticals, Inc. (Janssen É.‑ U.) s’élevant à 13 342 949 $, incluant les intérêts avant jugement. Comme il est expliqué de manière plus détaillée ci‑dessous, Janssen É.‑U. faisait partie de la chaîne d’approvisionnement qui commercialisait Levaquin au Canada.

[5]  Pour des motifs distincts répertoriés sous la référence 2016 CF 727, la Cour fédérale a ordonné à Teva de payer les dépens à Janssen Canada et à Janssen É.‑U, conjointement. Ces dépens ont été fixés à 1 000 000 $, incluant tous les frais, débours et taxes, sous réserve que les demanderesses Janssen choisissent conjointement de demander la taxation de leurs dépens, ce qu’elles n’ont pas fait. Dans les présents motifs, Janssen Canada et Janssen É.‑U. sont collectivement appelées Janssen.

[6]  Teva interjette maintenant appel du jugement de la Cour fédérale lui ordonnant de payer des dommages‑intérêts et de l’ordonnance de la Cour fédérale lui ordonnant de payer les dépens. Les appels ont été fusionnés par suite d’une ordonnance de la Cour. Conformément à l’ordonnance de fusion, un exemplaire des présents motifs sera versé dans chacun des dossiers de la Cour.

[7]  Comme nous le verrons, Teva reproche à la Cour fédérale d’avoir commis plusieurs erreurs. La plupart d’entre elles concernent l’évaluation de la preuve par la Cour fédérale. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour fédérale n’a commis ni erreur de droit ni erreur manifeste et dominante de fait ou mixtes de fait et de droit. Il s’ensuit que je rejetterais les deux appels avec dépens.

II.  Contexte factuel

[8]  Le bref aperçu qui suit suffit pour mettre en contexte les questions soulevées dans les appels fusionnés dont la Cour est saisie.

[9]  Au cours de la période pertinente, trois fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires étaient accessibles sur le marché canadien : Levaquin (lévofloxacine), Avelox (moxifloxacine) et Tequin (gatifloxacine).

[10]  Selon la preuve présentée au procès, trois voies de commercialisation sont utilisées pour vendre la lévofloxacine et d’autres antibiotiques : les ventes directes aux hôpitaux, les ventes directes et indirectes aux pharmacies et à des entités semblables, et les ventes aux gouvernements et aux établissements d’enseignement (motifs, par. 85). Les ventes aux hôpitaux nous intéressent particulièrement en l’espèce.

[11]  Teva a lancé sa version générique de Levaquin le 29 novembre 2004 appelée Novo‑levofloxacin. À peu près en même temps, des préoccupations ont été soulevées au sujet de l’innocuité de Tequin. Tequin a finalement été retiré du marché en juin 2006. Le 17 octobre 2006, la Cour fédérale a interdit la vente de Novo‑levofloxacin au Canada. La lévofloxacine était la seule fluoroquinolone indiquée dans le traitement des infections respiratoires vendue sous forme de médicament générique durant la période pertinente.

[12]  Au procès, l’expert de Janssen, M. Rosenblatt, a présenté un modèle économique (scénario A) qui lui permettait de formuler une opinion sur les ventes de comprimés de 500 mg et de 750 mg de Levaquin que Janssen aurait effectuées dans le monde hypothétique.

[13]  Le scénario A reposait sur plusieurs hypothèses. La première était que Levaquin faisait directement concurrence aux deux autres fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires (Avelox et Tequin) et ne faisait pas concurrence directement à d’autres antibiotiques (comme les macrolides). Selon une autre hypothèse, une fois Tequin retiré du marché, en juin 2006, Levaquin et Avelox seraient l’un et l’autre tout autant prescrits par les médecins. Ainsi, si Janssen avait continué à faire la promotion de Levaquin au cours de la période visée par la contrefaçon, Levaquin aurait conservé sa part de marché par rapport à Avelox en obtenant une part relative des ventes perdues de Tequin.

[14]  M. Rosenblatt a présenté un autre modèle économique (scénario B) qui était fondé sur l’hypothèse selon laquelle les ventes de Levaquin seraient demeurées stables pendant la période en question. Ainsi, le niveau moyen du volume des ventes faites sur ordonnance entre 2000 et 2004 aurait été le même entre 2005 et 2010. M. Rosenblatt a expliqué qu’il s’agissait d’un scénario très prudent. À son avis, il ne s’agissait pas d’un scénario vraisemblable.

[15]  La principale hypothèse commune aux deux scénarios était que le nombre total d’ordonnances « prescrites » du 23 juin 2009 au 31 décembre 2010 dans le marché concurrentiel hypothétique de la lévofloxacine demeure inchangé par rapport au nombre d’ordonnances qui ont effectivement été prescrites au cours de la période du préjudice. Lorsqu’il est question du [traduction] « marché concurrentiel de la lévofloxacine » il est question de la vente de toutes les unités des molécules suivantes au Canada : la lévofloxacine (c.‑à‑d. Levaquin et Novo‑levofloxacin), la moxifloxacine et la gatifloxacine en doses de 500 mg et 750 mg.

[16]  Les experts de Teva n’ont établi aucun modèle économique pour analyser le marché pertinent. Le juricomptable de Teva, M. Mak, a plutôt présenté quelques scénarios relatifs aux dommages, dont l’un suivant lequel en raison de l’entrée de Teva sur le marché, Janssen réalisait [traduction] « des gains de 4 millions de dollars » (motifs, par. 95). Plus précisément, dans son scénario 1, M. Mak affirmait qu’avec l’intérêt avant jugement, l’entrée de Teva sur le marché aurait permis à Janssen de tirer des gains d’environ |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| (après la déduction des sommes que Teva avait déjà versées à Janssen Canada) (rapport d’expert de M. Mak, dossier d’appel, volume 45, tableau 72 à la page 017041). Le bénéfice net, selon le calcul de M. Mak, tenait compte de dépenses que Janssen n’aurait pas engagées dans le monde hypothétique.

III.  La décision de la Cour fédérale concernant les dommages‑intérêts

[17]  Après avoir exposé les faits pertinents et décrit les éléments de preuve présentés au procès, la Cour fédérale a examiné la question de savoir si Janssen É.‑U. avait la qualité requise pour réclamer des dommages‑intérêts par suite de la contrefaçon du brevet 080 par Teva. Pour ce faire, la Cour s’est demandé si Janssen É.‑U. était une personne « se réclamant du breveté » au sens du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets (L.R.C (1985), ch. P‑4).

[18]  La Cour fédérale a procédé à un examen minutieux de la jurisprudence pertinente (motifs, par. 28 à 43) et elle a ensuite examiné les éléments de preuve pertinents (motifs, par. 44 à 58). La Cour fédérale a conclu que Janssen É.‑U. avait la qualité requise, car « elle détenait la licence ou l’autorisation, par acquiescement, de Daiichi, pour être impliquée dans la chaîne de vente de comprimés fabriqués à Porto Rico par Janssen Porto Rico, par l’intermédiaire de Janssen É.‑U. à Janssen Canada. Il n’est pas pertinent de savoir si Janssen É.‑U. détenait un titre, ne serait‑ce que momentanément, à l’égard des comprimés au Canada » (motifs, par. 61).

[19]  La Cour fédérale a ensuite entrepris de quantifier le préjudice subi en raison de la contrefaçon. Dans un premier temps, la Cour a examiné les principes juridiques généraux, les thèses des parties et les concessions faites par celles‑ci.

[20]  Dans un deuxième temps, la Cour a examiné le marché tel qu’il existait dans les faits (motifs, par. 75 à 88), les deux scénarios présentés par M. Rosenblatt et les multiples scénarios présentés par le juricomptable de Teva quant au préjudice subi (motifs, par. 89 à 90). Après avoir examiné brièvement les points de vue opposés des parties au sujet du marché hypothétique, la Cour expose ses conclusions sur ce qui se serait produit dans le monde hypothétique (motifs, par. 104 à 106). La conclusion centrale de la Cour était que le scénario A « représente le mieux ce qu’aurait été le marché “n’eût été” l’entrée du produit générique ». Cependant, la Cour a conclu que certaines des hypothèses sous‑jacentes au scénario A devaient être modifiées, à savoir en ce qui concerne la période à prendre en compte pour évaluer le préjudice, le pourcentage des ventes de la lévofloxacine aux hôpitaux et la question de savoir si les ventes aux établissements d’enseignement et aux gouvernements devaient être incluses avec les ventes aux hôpitaux.

[21]  Les conclusions de la Cour sur la période prise en compte pour évaluer le préjudice et sur le pourcentage des ventes aux hôpitaux sont pertinentes en l’espèce. En ce qui concerne la période du préjudice, la Cour a conclu que les pertes attribuables aux ventes sur ordonnance (au détail) prendraient fin environ deux mois après l’expiration du brevet (31 août 2009), et que les pertes attribuables aux ventes aux hôpitaux prendraient fin environ un an après son expiration (30 juin 2010) (motifs, par. 112). La Cour a rejeté la thèse de Teva selon laquelle le début de la période prise en compte pour évaluer le préjudice devrait être décalé d’un mois (motifs, par. 113 à 115).

[22]  En ce qui concerne les ventes aux hôpitaux, la Cour a accueilli la demande de dommages‑intérêts de Janssen visant à l’indemniser du préjudice subi parce qu’elle a dû réduire son prix de vente aux hôpitaux de |||||||| lorsque Teva est entrée sur le marché, et elle a conclu que Janssen n’avait pas pu augmenter les prix lorsque Teva a ultérieurement été forcée de se retirer du marché (motifs, par. 116 à 118). De plus, la Cour a conclu que le pourcentage de ventes indirectes aux hôpitaux s’élevait à ||||||||. L’expert de Janssen l’avait chiffré à ||||||||||||, alors que l’expert de Teva l’avait chiffré à |||||||||| (motifs, par. 125 à 131).

[23]  Finalement, après avoir examiné les principes juridiques pertinents et les éléments de preuve établissant ce que Janssen a réellement fait pendant la période pertinente, la Cour a rejeté l’argument de Teva voulant que Janssen n’ait pas limité son préjudice.

[24]  Pour donner suite aux modifications qu’elle a apportées à certaines des hypothèses sous‑jacentes au scénario A dans le calcul des dommages‑intérêts, la Cour a fait parvenir l’ébauche de ses motifs aux avocats des parties en leur demandant de préparer conjointement, avec l’aide de leurs experts, des données reflétant ces modifications. Les avocats ont fourni les données demandées et le jugement de la Cour fédérale en tient compte. Malheureusement, les calculs utilisés pour arriver aux chiffres convenus par les parties ne semblent pas faire partie du dossier. Si notre Cour avait jugé nécessaire de modifier les montants des dommages‑intérêts octroyés, elle n’aurait peut‑être pas en raison de cette omission été en mesure de modifier les conclusions concernant les calculs effectués par les avocats des parties. Nous ne savons tout simplement pas comment les divers montants ont été calculés.

IV.  La décision de la Cour fédérale concernant les dépens

[25]  En réponse à la demande de la Cour fédérale que les parties présentent des observations sur les dépens, Janssen a soumis une ébauche de mémoire des dépens s’élevant à 1 458 751 $, incluant les honoraires, débours et taxes. Teva a contesté pratiquement chaque item de l’ébauche du mémoire des dépens et a demandé que les dépens soient taxés. Elle a également demandé que la Cour donne des directives à l’officier taxateur.

[26]  En réponse, la Cour fédérale a fait remarquer qu’il serait difficile et fastidieux de taxer les dépens compte tenu des nombreuses contestations soulevées par Teva. La Cour a estimé que l’examen des nombreuses questions devant être considérées dans le cadre d’une taxation des dépens imposerait une pression excessive sur les ressources de la Cour et des parties (motifs, par. 5).

[27]  La Cour a donc ordonné qu’un montant forfaitaire de 1 000 000 $ soit versé à Janssen au titre des dépens. La Cour a estimé qu’il s’agissait du [traduction] « montant le plus raisonnable, dans les circonstances ». Cependant, la Cour a donné à Janssen la possibilité, dans les 20 jours suivant la date de l’ordonnance, de demander à un officier taxateur de taxer les dépens à la lumière des directives formulées par la Cour (motifs, par. 6 et 7). Comme je l’ai déjà dit, Janssen n’a pas demandé que ses dépens soient taxés.

V.  Les questions en litige

[28]  Comme cela est souligné ci‑dessus, l’appelante soulève plusieurs questions dans les appels dont la Cour est saisie, dont bon nombre soulèvent des sous‑questions. Je reformulerais les questions en litige comme suit :

  1. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le scénario A représentait le mieux ce qui se serait produit dans le monde hypothétique?

  2. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen a pris des mesures appropriées pour limiter sa perte?

  3. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans sa quantification des ventes aux hôpitaux ayant été perdues dans le monde hypothétique?

  4. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté au Canada?

  5. Si la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté au Canada, en a‑t‑elle commis une en :

  1. octroyant des dommages‑intérêts à Janssen É.‑U. pour l’indemniser d’une perte de marché permanente?

  2. ne reportant ou ne décalant pas d’un mois le début de la période où Janssen É.‑U. a subi des dommages?

  3. ne déduisant pas des redevances prévues par contrat?

  1. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en accordant un montant excessif au titre des dépens?

VI.  La norme de contrôle

[29]  Les normes de contrôle applicables aux questions soulevées dans la présente affaire sont celles qui sont décrites par la Cour suprême dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux questions de droit est la norme de la décision correcte. Les conclusions de fait et les inférences de fait, quant à elles, sont assujetties à la norme de contrôle de l’erreur manifeste et dominante et les conclusions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la même norme déférente, à moins qu’une erreur de droit isolable puisse être établie, auquel cas, la norme de la décision correcte s’appliquera.

[30]  Au besoin, la norme de contrôle fera l’objet d’un examen plus approfondi lorsque j’analyserai les questions soulevées par l’appelante.

VII.  Examen des questions

A.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le scénario A représentait le mieux ce qui se serait produit dans le monde hypothétique?

[31]  Selon ma compréhension des observations de Teva sur cette question, elle allègue que la Cour fédérale a commis deux erreurs générales. Premièrement, Teva allègue que la Cour a commis une erreur de principe en déclarant que, de fait, elle allait pratiquer une justice de façon sommaire en appliquant l’approche de la « détermination approximative ». Deuxièmement, la Cour fédérale aurait commis une erreur en concluant que le scénario A représente le mieux ce qui se serait vraisemblablement produit dans le monde hypothétique alors que les hypothèses factuelles qui sous‑tendaient le scénario A n’étaient pas étayées par la preuve ou avaient été rejetées par la Cour fédérale.

1.  L’erreur de principe alléguée

[32]  Je commence mon analyse par un examen de l’erreur de principe alléguée par Teva. L’erreur reprochée concerne les paragraphes 69 à 71 des motifs de la Cour qui traitent de l’approche générale pour quantifier les dommages. Dans ces paragraphes, la Cour fédérale cite et approuve le commentaire de lord Shaw dans Watson, Laidlaw & Co. Ltd. c. Pott, Cassels, and Williamson (1914), 31 R.P.C. 104, aux pages 117 à 118, selon lequel :

[traduction]

[…] Un principe sous‑tend l’évaluation des dommages en général. Il s’agit de celui que l’on pourrait appeler le principe du rétablissement de la situation antérieure. L’idée consiste à replacer la personne qui a subi un préjudice et une perte dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le préjudice et la perte. Les pertes financières, le préjudice au commerce et les situations similaires, causés par un manquement contractuel ou par un délit civil, peuvent faire l’objet d’une évaluation correcte et chiffrée. Dans une deuxième catégorie de dossiers pour lesquels le rétablissement de la situation antérieure est dans les faits difficile (dans les cas de perte de réputation par exemple) voire impossible (dans les cas de perte de vie, d’une faculté ou d’un membre par exemple), la tâche qui consiste à replacer, en l’indemnisant, le demandeur dans la situation où il se trouverait n’eût été du manquement ou du délit nécessite notamment de faire des inférences et des hypothèses. Cette démarche présente nécessairement des lacunes propres au fait de convertir en argent certains éléments très réels, en vue de compenser la joie de vivre et l’utilité de la vie, n’ayant toutefois jamais été convertis ou mesurés de la sorte. Le rétablissement de la situation antérieure par voie d’indemnisation s’accomplit donc dans une large mesure en ayant recours à une imagination rationnelle et une détermination approximative. C’est dans de tels cas, vos seigneuries, que la décision de la Cour de première instance doit se voir accorder un poids prépondérant, et ce, que le résultat repose sur le verdict d’un jury ou sur la conclusion d’un seul juge.

(Non souligné dans l’original)

[33]  L’exhortation à faire preuve d’une imagination rationnelle et à procéder à une détermination approximative irait à l’encontre de l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202 (Lovastatin), dans lequel notre Cour a souligné, au paragraphe 42, que puisque « la surindemnisation de l’inventeur aurait pour effet de décourager la concurrence éventuelle », une « indemnisation parfaite » est nécessaire.

[34]  Teva cite les propos de notre Cour dans Lovastatin hors de leur contexte. La Cour a formulé son commentaire au sujet de l’« indemnisation parfaite » dans le cadre de l’examen du but que visent les dommages‑intérêts pour contrefaçon de brevet : l’indemnisation du demandeur. La Cour a indiqué que le principe de l’indemnisation exclut aussi bien la sous‑indemnisation que la surindemnisation. Dans l’affaire Lovastatin, cela supposait que la Cour tienne compte des éléments suivants : (i) quel produit de substitution non contrefait, s’il en est, le défendeur ou tout autre concurrent aurait‑il pu vendre et aurait‑il vendu, « n’eût été » la contrefaçon; (ii) la mesure dans laquelle une concurrence licite aurait réduit les ventes du titulaire du brevet.

[35]  La Cour a ensuite souligné la nature hypothétique et théorique de l’exercice de quantification des dommages pour contrefaçon de brevet au paragraphe 55 :

[…] le titulaire d’un brevet qui demande à être indemnisé est tenu de décrire le marché hypothétique pour projeter des résultats économiques qui n’ont pas eu lieu. Il s’agit d’une entreprise hypothétique. Pour [traduction] « éviter que l’hypothèse devienne pure spéculation », les tribunaux exigent de solides preuves économiques de la nature du marché et des résultats probables compte non tenu de la contrefaçon. C’est dans ce cadre que le titulaire d’un brevet est autorisé à proposer des reconstitutions théoriques du marché susceptibles de prouver toutes les façons dont il s’en serait mieux sorti dans cette situation hypothétique. Une reconstitution équitable et exacte de cette situation doit aussi tenir compte des autres mesures pertinentes que le contrefacteur aurait pu logiquement prendre ou aurait prises s’il n’avait pas contrefait le brevet.

(Non souligné dans l’original)

[36]  Le monde hypothétique est nécessairement un concept hypothétique et théorique. Il ne s’agit pas d’un monde dans lequel, comme le disait lord Shaw, la perte [traduction] « peu[t] faire l’objet d’une évaluation correcte et chiffrée». Il s’ensuit que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur de principe en citant lord Shaw ou en faisant mention dans ses motifs de l’approche de la [traduction] « détermination approximative ». Suivant une interprétation objective des motifs de la Cour fédérale, il est faux de dire qu’elle a estimé qu’il y avait lieu de pratiquer une « justice sommaire ». La Cour a examiné la preuve de nature économique concernant la nature du marché de la lévofloxacine et ce qui se serait vraisemblablement passé dans ce marché si Teva n’avait pas contrefait le brevet.

2.  Les erreurs factuelles alléguées

[37]  J’examinerai maintenant les trois hypothèses factuelles qui sous‑tendent le scénario A qui, selon Teva, ne sont pas étayées par la preuve ou qui ont été rejetées par la Cour fédérale. Il s’agit des hypothèses suivantes :

  1. Levaquin faisait directement concurrence aux deux autres fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires et ne faisait pas concurrence directement à d’autres antibiotiques.

  2. Le marché concurrentiel était très sensible à la promotion.

  3. Les médecins prescripteurs auraient tout autant prescrit la lévofloxacine que la moxifloxacine de 2005 à 2010.

[38]  Il est bien établi en droit que, pour que l’on accorde du poids à l’opinion d’un expert, les faits sur lesquels se fonde son opinion doivent être prouvés (voir, par exemple, R. c. J.‑L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, par. 59). Dans la présente espèce, cela supposait que Janssen prouve les hypothèses factuelles qui sous‑tendaient le scénario A.

[39]  Cependant, pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne peux conclure que la Cour fédérale a commis l’erreur reprochée par Teva, à savoir s’appuyer sur des hypothèses non fondées ou rejetées.

a)  Levaquin faisait directement concurrence aux deux autres fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires

[40]  Au paragraphe 105 de ses motifs, la Cour fédérale a jugé que :

  • Une fois le produit Tequin disparu du marché, « la plupart des médecins auraient opté pour la lévofloxacine ou la moxifloxacine, mais […] certains autres auraient choisi d’autres produits tels que le CIPRO ou l’un des macrolides ».

  • Le marché de comparaison pertinent est celui de la classe des fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires.

[41]  Teva affirme que la première conclusion est incompatible avec la deuxième conclusion, car la première rejette une hypothèse importante du scénario A, à savoir que le marché concurrentiel de la lévofloxacine était un [traduction] « marché captif, à somme nulle, où seules se trouvent la lévofloxacine, la gatifloxacine et la moxifloxacine » (par. 33, mémoire des faits et du droit de Teva).

[42]  Je commence mon analyse en rejetant la prémisse sur laquelle repose l’argument de Teva. Le scénario A n’est pas fondé sur l’hypothèse que les médecins qui auraient prescrit Tequin prescriraient seulement Avelox ou Levaquin, et ne prescriraient pas d’autres médicaments tels que Cipro ou l’un des macrolides. Dans le scénario A, le marché est à somme nulle uniquement dans la mesure où toute augmentation des ventes de Levaquin dans le monde hypothétique proviendrait nécessairement de la part de marché réelle des autres fluoroquinolones indiquées dans le traitement des infections respiratoires, Avelox ou Tequin, vendues sur ordonnance.

[43]  Le scénario A suppose que, n’eût été la contrefaçon de Teva, Levaquin aurait fait l’objet du même volume d’ordonnances [traduction] « et aurait accaparé une part de la croissance des ordonnances d’AVELOX® » après le retrait de Tequin du marché (rapport d’expert de M. Rosenblatt, dossier d’appel, volume 13, tableau 31, par. 49). En ce qui concerne cette hypothèse, il n’est pas pertinent de déterminer si d’autres médicaments auraient accaparé une part du marché de Tequin. Il s’ensuit que les deux conclusions de la Cour fédérale ne sont pas incompatibles.

b)  Le marché concurrentiel était très sensible à la promotion

[44]  L’opinion de M. Rosenblatt reposait sur l’hypothèse selon laquelle, puisque Levaquin était prescrit aux malades en phase aiguë et non à long terme, chaque ordonnance constituait une « nouvelle » décision de prescrire le médicament et était fortement influencée par les efforts promotionnels des représentants en produits pharmaceutiques (rapport d’expert de M. Rosenblatt, dossier d’appel, volume 13, tableau 31, par. 42). Teva s’appuie sur les conclusions de la Cour fédérale, au paragraphe 105 :

  • Les visites effectuées par les représentants des ventes aux médecins pour faire la promotion d’un médicament ont effet aux stades initiaux du lancement d’un produit, mais cet effet diminue par la suite.

  • Les pratiques de prescription des médecins sont grandement fonction de « ce qu’ils connaissent et [de] ce qui semble avoir le meilleur effet auprès de leurs patients ».

Teva soutient qu’il ressort de ces conclusions que l’opinion de M. Rosenblatt s’appuyait sur une hypothèse non fondée. En d’autres termes, les efforts promotionnels n’ont pas une grande incidence sur les décisions de prescription.

[45]  J’estime que l’argument de Teva repose sur une analyse à la loupe de l’opinion de M. Rosenblatt et de l’effet qu’il attribue au rôle que jouent les efforts promotionnels des représentants en produits pharmaceutiques.

[46]  Pratiquement toutes les activités promotionnelles en faveur d’un médicament de marque cessent lorsqu’une version générique du médicament entre sur le marché. La raison en est que les pharmacies substituent le produit générique au produit de marque. Le commentaire de M. Rosenblatt au sujet des efforts promotionnels a été formulé pour expliquer comment, en dépit du déclin en 2004 de la croissance du volume des ordonnances prescrivant Avelox, la promotion continue par Bayer en faveur de ce médicament a contribué à l’augmentation des ventes de ce produit à une époque où les produits concurrentiels Levaquin et Tequin ne faisaient l’objet d’aucune promotion.

[47]  Cela ne contredit pas l’hypothèse dans le scénario A selon laquelle, si Janssen avait continué de faire la promotion du produit comme elle le faisait avant la contrefaçon, elle aurait, à tout le moins, maintenu la part de marché qu’accaparait Levaquin dans le marché d’Avelox et de Levaquin avant la période du préjudice et le volume total des ventes sur ordonnance de ce médicament aurait vraisemblablement augmenté. Comme l’avait déjà souligné M. Rosenblatt dans son opinion au paragraphe 37, entre 2000 et 2004, pendant que Janssen a continué de faire la promotion de Levaquin, le nombre d’ordonnances prescrivant ce produit n’a pas diminué de façon importante lorsqu’Avelox et Tequin ont fait leur entrée dans le marché concurrentiel.

c)  Les médecins prescripteurs auraient tout autant prescrit Levaquin et Avelox de 2005 à 2010.

[48]  Teva affirme que le seul témoignage qui appuie l’hypothèse de M. Rosenblatt selon laquelle Levaquin et Avelox auraient tout autant l’un que l’autre été prescrits sur ordonnance était celui du Dr Chan. Elle prétend que le témoignage du Dr Chan est vicié pour plusieurs raisons, notamment parce que la Cour fédérale a indiqué qu’elle « traiterait le témoignage du Dr Chan avec prudence » (motifs, par. 16). Teva soutient également que la Cour fédérale aurait dû accepter le témoignage de son expert, le Dr Simor qui, selon cette dernière, a témoigné « d’une manière directe et candide » (motifs, par. 20).

[49]  Je rejette ces observations pour les raisons suivantes.

[50]  Premièrement, au cours du contre‑interrogatoire, M. Rosenblatt a témoigné que lui aussi était arrivé à la conclusion indépendante que la part de marché de Levaquin pendant la période qui a précédé celle de l’évaluation du préjudice était la mesure appropriée pour calculer la perte dans le monde hypothétique. Au moment de la contrefaçon, Levaquin accaparait 51,8 % du marché combiné de la lévofloxacine/Avelox (rapport d’expert de M. Rosenblatt, pièce 5, dossier d’appel, volume 13, tableau 31, par. 56). Par conséquent, il n’est pas juste de dire que l’opinion de M. Rosenblatt ne s’appuie que sur le témoignage du Dr Chan.

[51]  Deuxièmement, il était loisible à la Cour fédérale de privilégier le témoignage des experts de Janssen plutôt que celui des experts de Teva. Teva n’a pas établi que la Cour fédérale a mal interprété la preuve qui lui a été présentée au sujet des pratiques de prescription des médecins.

[52]  Enfin, après avoir entendu le témoignage du Dr Chan, la Cour fédérale a convenu qu’il était qualifié pour se prononcer en tant que « médecin détenant une certification à titre de spécialiste en pneumologie et possédant une expertise en ce qui a trait aux maladies des voies respiratoires, aux anti‑infectieux et aux pratiques de prescription, y compris une expertise relative aux lignes directrices canadiennes sur les antibiotiques » (motifs, par. 16). Les longues réponses du Dr Chan ainsi que les doutes que son contre‑interrogatoire a pu susciter ont peut‑être amené la Cour fédérale à considérer son témoignage avec prudence, mais cela n’équivaut pas à une conclusion portant que son témoignage n’était pas crédible à tous égards.

B.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen a pris des mesures appropriées pour limiter sa perte?

[53]  J’exposerai d’abord les principes juridiques qui sous‑tendent la notion de limitation du préjudice et j’examinerai ensuite les erreurs reprochées à la Cour fédérale.

1.  La notion de limitation du préjudice

[54]  La notion de limitation du préjudice peut être décrite succinctement : le demandeur ne peut être indemnisé pour les pertes qui auraient pu être évitées par des précautions raisonnables. Suivant ce concept, une perte attribuable à l’inaction du demandeur, plutôt qu’à la faute du défendeur, n’est pas indemnisable.

[55]  Ce qui constitue une mesure raisonnable est dans tous les cas une question de fait qui doit s’apprécier selon les circonstances propres au demandeur et à l’affaire. Cela dit, à l’instar d’une conclusion portant sur le lien indirect, une conclusion selon laquelle le demandeur aurait dû limiter sa perte n’est pas une simple question de fait, car elle comporte également un aspect juridique.

[56]  Il incombe au défendeur d’établir que le demandeur n’a pas mitigé le préjudice. Le défendeur doit démontrer non seulement que le demandeur n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour mitiger le préjudice, mais encore qu’il était possible de le mitiger (Southcott Estates Inc. c. Toronto Catholic District School Board, 2012 CSC 51, [2012] 2 R.C.S. 675, par. 24).

[57]  En cas de doute, on donnera habituellement le bénéfice du doute au demandeur parce que le défendeur ne peut se montrer trop critique à l’égard des efforts faits de bonne foi par le demandeur pour se soustraire aux difficultés causées par la faute du défendeur (S. M. Waddams, The Law of Damages, feuilles mobiles (Toronto: ON: Thomson Reuters Canada, 1991) par. 15.140). Dans Banco de Portugal c. Waterlow & Sons, Ltd., [1932] A.C. 452 (H.L.), lord Macmillan a exprimé ce concept de la façon suivante (à la page 506) :

[traduction]

Lorsque la victime d’une inexécution de contrat se trouve, par suite de cette inexécution, aux prises avec des difficultés, les mesures qu’elle peut être conduite à adopter pour s’en relever n’ont pas à être analysées au microscope à l’instance de la partie à l’origine des difficultés occasionnées par l’inexécution. Il est souvent facile, une fois l’urgence passée, de faire la critique des mesures qui ont été prises pour y faire face, mais l’auteur de l’urgence a beau jeu de faire cette critique. La loi est respectée si la partie qui est mise dans une situation difficile en raison du manquement à une obligation dont elle est créancière a agi raisonnablement en appliquant des mesures de redressement, et elle ne sera pas jugée irrecevable à recouvrer le coût de telles mesures du seul fait que la partie à l’origine de l’inexécution prétend que d’autres mesures moins onéreuses pour elle auraient pu être prises.

(Non souligné dans l’original)

[58]  Ce principe s’applique tout autant aux affaires de contrefaçon de brevet. Le comportement du demandeur ne doit pas être examiné au regard de la seule norme du caractère objectivement raisonnable.

2.  Les motifs de la Cour fédérale

[59]  Après avoir correctement examiné les principes juridiques applicables, la Cour fédérale a procédé à l’examen de la preuve relative à ce que Janssen a effectivement fait pour limiter sa perte. Elle a ensuite écrit ceci au paragraphe 146 :

C’est ce qui a été véritablement accompli. Teva n’a présenté aucun élément de preuve quant à ce qui aurait dû être fait. Seuls les avocats de Teva ont présenté des arguments lors de leur plaidoirie quant à ce qui aurait dû être fait et quand cela aurait dû être fait. La Cour ne dispose d’aucun témoignage d’une personne de Teva spécialisée en mise en marché ni d’aucun élément de preuve pour suggérer que les mesures prises par Janssen étaient tardives ou inadéquates.

[60]  Au paragraphe 147, la Cour fédérale a déclaré qu’elle ne pouvait conclure que les mesures prises par Janssen étaient insuffisantes pour limiter le préjudice subi.

a)  Les erreurs alléguées

[61]  Teva soutient maintenant que l’analyse de la Cour fédérale est viciée parce qu’elle :

  1. a mal interprété la preuve en concluant qu’une fois que Levaquin aurait de nouveau dominé le marché en position d’exclusivité, Janssen n’aurait pas pu augmenter les prix facturés aux hôpitaux « car elle était liée par un contrat en vigueur » (motifs, par. 143);

  2. a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu au paragraphe 146 que « Teva n’a présenté aucun élément de preuve » sur la question de la mitigation du préjudice;

  3. a commis une erreur de droit en faisant mention dans l’analyse portant sur la mitigation du préjudice de la date à laquelle l’autorisation d’interjeter appel de la décision relative à la responsabilité devant la Cour suprême du Canada a été refusée.

[62]  À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis les erreurs reprochées; essentiellement, Teva demande à tort à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve. J’arrive à cette conclusion pour les motifs suivants.

b)  Les prix facturés aux hôpitaux

[63]  Teva fait valoir que Janssen n’a pas prouvé l’existence d’un contrat empêchant une augmentation du prix une fois le Novo‑levofloxacin retiré du marché, et que le témoin de Janssen, M. Stewart, a admis que Janssen aurait pu augmenter les prix qu’elle facturait aux hôpitaux après avoir récupéré l’exclusivité du marché. M. Stewart, directeur d’unité commerciale chez Janssen au Canada, a témoigné sur la stratégie commerciale et sur les décisions d’affaires de Janssen en ce qui concerne la vente de Levaquin au Canada.

[64]  Bien qu’il soit malheureux que la Cour fédérale ait fait mention d’un contrat, cela n’entache pas de manière importante l’analyse qu’elle a faite – la Cour fédérale a compris qu’en pratique, Janssen n’augmenterait pas les prix demandés aux consommateurs et que des raisons commerciales justifiaient cela. Il ressort du paragraphe 117 des motifs de la décision de la Cour fédérale, dans lequel elle a cité en détail le témoignage de M. Stewart sur ces points, qu’elle a bien compris ce qu’il en était :

Q.  La présence de Novopharm dans le marché a‑t‑elle eu un effet sur la tarification de Janssen pour les hôpitaux?

R.  Oui, dans la mesure où l’on perd toute occasion de s’associer aux hôpitaux et aux spécialistes, il ne reste plus qu’à adopter la stratégie des produits génériques. Le seul élément dont on peut tirer parti pour tenter de conserver nos affaires est de baisser notre prix, et de concurrencer sur cette base.

En |||||||||| de ||||||||||, nous avons systématiquement diminué nos prix pour les hôpitaux par un autre |||| pour cent, d’une part, pour permettre à tous les hôpitaux d’économiser de l’argent et, d’autre part, puisque nous n’avions aucune ressource à dédier pour établir des distinctions entre les hôpitaux en ce qui a trait à la tarification. Par conséquent, le prix a été réduit pour tous les hôpitaux.

Q.  Avant l’entrée du Novo‑Levofloxacin dans le marché, est‑ce que Janssen avait l’intention de réduire ses prix pour les hôpitaux?

R.  Une stratégie de réduction systématique de ||| pour cent ne faisait pas partie de nos plans.

[…]

Q.  Au cours de la période suivant le départ de Novopharm du marché, y a‑t‑il eu un effet sur les prix que proposait Janssen aux hôpitaux pour le produit LEVAQUIN?

R.  Il n’y a eu aucun changement à notre tarification pour les hôpitaux.

Q.  Pourquoi?

R.  Nous avions établi des relations et des listes de référencement fondées sur les prix que nous avions offerts aux hôpitaux depuis les deux dernières années, voire plus longtemps. Nous n’allions pas faire de vagues et changer nos prix pour ces clients. Ce n’est pas notre façon de faire.

[…]

Q.  Lorsqu’il vous a posé des questions sur les chutes de prix dans les hôpitaux, vous avez dit à M. Wilcox ‑‑ pardonnez‑moi, M. Markwell ‑‑ qu’après avoir réduit les prix pour les hôpitaux en 2006 lorsque vous avez regagné le marché, vous ne vouliez pas les augmenter puisque vous ne vouliez pas faire de vagues, n’est‑ce pas?

R.  C’est exact.

Q.  Vous entendez par cela que vous auriez pu perdre des clients et qu’ils auraient alors acheté le produit ailleurs?

R.  Nous allions entrer dans le marché avec d’autres produits anti‑infectieux destinés aux hôpitaux qui étaient, à l’époque, l’avenir de notre franchise en la matière. Pourquoi contrarier notre client en étant trop près de nos sous pour un produit alors que nous voulions lui demander d’en référencer d’autres plus tard?

(Non souligné dans l’original)

[65]  Teva n’a fait état d’aucune erreur manifeste et dominante de la part de la Cour fédérale en ce qui concerne la capacité de Janssen d’augmenter le prix de Levaquin facturé aux hôpitaux.

c)  La preuve de Teva sur la limitation du préjudice

[66]  Teva reproche à la Cour fédérale de ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve pertinents relatifs à la limitation du préjudice et d’avoir commis une erreur en déclarant à cet égard que « Teva n’a présenté aucun élément de preuve ». Teva attire l’attention de la Cour sur les éléments de preuve suivants portant sur la limitation du préjudice, qu’elle qualifie d’[traduction] « amplement suffisants » pour établir que Janssen n’a pas mitigé sa perte (mémoire de Teva des faits et du droit, par. 55) :

  • la déclaration du Dr Chan en contre‑interrogatoire, selon laquelle Janssen aurait pu accroître sa part de marché si elle avait de nouveau fait la promotion de Levaquin en octobre 2006 (dossier d’appel, volume 3, tableau 18, à la page 635, lignes 7 à 14)

  • la déclaration de M. Rosenblatt en contre‑interrogatoire indiquant qu’il aurait été raisonnable que Janssen fasse la promotion de Levaquin en 2006, lorsqu’elle a récupéré l’exclusivité du marché (dossier d’appel, volume 1, tableau 15, à la page 381, ligne 25 à la page 382, ligne 6);

  • le témoignage de M. Grootendorst selon lequel s’il est vrai que le marché était aussi sensible à la promotion que le laissent entendre le Dr Chan et M. Rosenblatt, Janssen [traduction] « avait toutes les raisons de promouvoir le produit Levaquin après avoir récupéré l’exclusivité du marché en octobre 2006 » (rapport d’expert, pièce 52, dossier d’appel, volume 47, tableau 78, par. 164).

[67]  Je commence mon analyse de la thèse de Teva en constatant que Teva sort de son contexte la déclaration de la Cour fédérale selon laquelle « Teva n’a présenté aucun élément de preuve quant à ce qui aurait dû être fait. Seuls les avocats de Teva ont présenté des arguments […] » La Cour fédérale a à juste titre indiqué que Teva n’avait présenté ni fait ni témoignage d’expert quant à ce qui constituerait une mesure raisonnable de la part de Janssen dans un monde hypothétique. Comme l’a fait remarquer le juge au cours des plaidoiries :

[traduction]

Où est votre responsable du marketing, votre homme? En contre‑interrogatoire, vous traitez de points qui s’éloignent du sujet par l’entremise de personnes qui ne connaissent pas bien le domaine et vous dites ah‑ha! Présentez‑moi quelque chose de consistant, à me mettre sous la dent.

(Dossier d’appel, volume 4, tableau 24, à la page 1525, lignes 15 à 18)

[68]  À mon avis, cela donne l’heure juste sur l’approche adoptée par Teva. Étant donné le témoignage de M. Stewart quant à la conduite de Janssen et ses explications au sujet des raisons pour lesquelles Janssen a procédé comme elle l’a fait, la preuve dont il est question ci‑dessus ne permet pas de conclure que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle. De plus, il convient de faire les commentaires suivants au sujet des éléments de preuve particuliers sur lesquels Teva s’appuie.

[69]  D’abord un commentaire général : ni Dr Chan ni MM. Rosenblatt et Grootendorst n’étaient qualifiés pour se prononcer sur le caractère raisonnable des décisions d’affaires de Janssen. Cela est particulièrement vrai du Dr Chan, un médecin détenant une certification à titre de spécialiste en pneumologie et possédant une expertise en matière de maladies des voies respiratoires, d’anti‑infectieux et de pratiques de prescription.

[70]  Deuxièmement, l’« admission » du Dr Rosenblatt a été faite avec d’importantes réserves. Lorsqu’on lui a demandé s’il [traduction] « était sensé » que Janssen fasse la promotion de Levaquin en 2006, il a répondu :

[traduction]

R.  Il pourrait être sensé d’en faire la promotion. Il pourrait être sensé d’en faire la promotion immédiatement. Cela dépendrait des décisions stratégiques globales que prend l’entreprise par rapport aux investissements qu’elle veut faire ou ne pas faire, entre autres.

Q.  Si vous souhaitez un rendement sur l’investissement, ramenez votre marché là où croyez qu’il doit être. Il est raisonnable de faire de la promotion si vous estimez que la promotion est efficace.

R.  Vous commenceriez vraisemblablement à faire de la promotion.

Q.  Dans le même ordre d’idées, si Janssen cherchait à rapidement obtenir une injonction, si elle avait de bons arguments et pouvait obtenir rapidement une injonction pour pousser Novapharm en dehors du marché, cela aurait fait un certain sens, il aurait été raisonnable de maintenir par l’entremise des représentants certaines activités de promotion auprès des médecins, si elle avait une chance raisonnable d’avoir gain de cause?

R.  Je ne peux dire « oui », car vous devez indiquer les laps de temps que vous avez à l’esprit – la période de temps qui se serait écoulé, la probabilité qu’elle revienne sur le marché, si elle allait revenir sur le marché dans trois mois ou dans deux ans.

(Non souligné dans l’original)

(Dossier d’appel, volume 1, tableau 15, à la page 381, ligne 25 à la page 382, ligne 18)

[71]  Finalement, M. Grootendorst a été reconnu comme expert en économie dans le domaine pharmaceutique et de la santé. Son témoignage, selon lequel Janssen [traduction] « avait toutes les raisons de promouvoir le produit Levaquin après avoir récupéré l’exclusivité du marché en octobre 2006 » si le marché était sensible à la promotion, ne prouve pas qu’il était déraisonnable que Janssen ne fasse pas de promotion. Je souscris à la façon dont la Cour fédérale caractérise la déclaration de M. Grootendorst :

[traduction]

Voilà une hypothèse qui réfute une hypothèse. J’ai besoin de substance. Je ne peux me contenter de miettes.

(Dossier d’appel, volume 4, tableau 24, à la page 1526, lignes 15 à 18)

[72]  Avant de passer à une autre question, il convient de dire que Teva a tenté d’attaquer le témoignage de M. Stewart en invoquant le fait qu’il a admis en contre‑interrogatoire ne pas être au courant que Janssen avait tenu une réunion sur la relance de Levaquin en avril 2006 et que Janssen aurait pu commencer la promotion de Levaquin peu après octobre 2006. À mon avis, Teva exagère l’effet du témoignage de M. Stewart. Voici des extraits de son témoignage au sujet de la capacité de Janssen de faire la promotion de Levaquin :

[traduction]

Q.  Oui. Il y a d’autres diapositives. Étant donné qu’une réunion de planification et une analyse « SWAT », entre autres, ont été effectuées en avril pour la relance de la marque, la marque aurait pu être relancée tout juste après octobre 2006, n’est‑ce pas?

R.  Seulement s’ils ont tenté de régler la situation.

Q.  Vous avez dit qu’il faudrait du temps pour élaborer un plan. Le plan a déjà été établi. Tout ce qu’ils doivent faire est d’assigner les détaillants, n’est‑ce pas?

R.  J’essaie de trouver la partie qui concerne le plan. Une analyse a été effectuée, mais je ne vois aucun plan, à moins que quelque chose m’échappe. Il semble axé sur le 750. Il semble que, compte tenu de l’intérêt pour le 750, elle cherchait à relancer la promotion du 750, comme on l’a mentionné précédemment pour mettre la table en vue du lancement du ceftobiprole/doripénem et à utiliser les connaissances fournies par les données sur le marché de LEVAQUIN pour mieux comprendre le marché pour ces deux nouvelles marques.

[…]

Q.  Il aurait été possible pour des médecins détaillants de mentionner que Janssen était de retour sur le marché et que des échantillons de LEVAQUIN allaient bientôt être disponibles?

R.  Tout est possible.

Q.  Agir de la sorte n’aurait nécessité aucune ressource supplémentaire?

R  Rien ne nous permet de savoir ce qui leur a été dit. Nous n’avons aucun échantillon. Il n’y a pas de commandes. Rien n’est expédié à partir de la chaîne d’approvisionnement. Nous n’avons aucun document.

Q.  Cela aurait pu être organisé en avril?

R.  D’ici avril.

Q.  Cela aurait pu être organisé en avril 2006 lorsque la réunion stratégique a eu lieu?

R.  Nous ne ferons rien pour commander un produit qui sera remplacé par un produit de Teva par les pharmaciens jusqu’à ce que nous obtenions un jugement en notre faveur dans cette affaire.

(Non souligné dans l’original)

(Dossier d’appel, volume 3, tableau 18, deux extraits : à la page 952, lignes 1 à 17 et à la page 953, ligne 23 à la page 954, ligne 13)

[73]  En interprétant le témoignage de M. Stewart comme il se doit et dans son contexte, force est de conclure que Teva n’a démontré aucune erreur dans l’évaluation qu’a faite la Cour fédérale de l’ensemble de la preuve.

d)  La mention par la Cour fédérale de la date à laquelle la Cour suprême a refusé la demande d’autorisation d’interjeter appel de la décision relative à la responsabilité

[74]  Teva soutient que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en faisant mention de la date du rejet de la demande d’autorisation parce que Janssen n’a pas laissé entendre que la relance de Levaquin avait été retardée en raison de la demande d’autorisation.

[75]  La plainte de Teva découle du paragraphe 142 des motifs de la Cour fédérale. Dans ce paragraphe, où elle introduit la question des mesures que Janssen a effectivement prises pour limiter sa perte, la Cour expose l’historique des procédures relatives à la validité et à la contrefaçon du brevet. Cet historique comportait la date à laquelle la demande d’autorisation a été rejetée. Par la suite, cette date n’a aucunement été prise en compte dans l’analyse de la Cour sur la limitation du préjudice.

[76]  Aucune erreur susceptible de contrôle n’a été démontrée.

C.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans sa quantification des ventes aux hôpitaux ayant été perdues dans le monde hypothétique?

1.  Les motifs de la Cour fédérale

[77]  Pour situer en contexte les observations de Teva, il est d’abord nécessaire d’examiner brièvement les conclusions pertinentes de la Cour fédérale au sujet des ventes aux hôpitaux.

[78]  Sur le plan juridique, si, après les actes de l’auteur d’une contrefaçon, un breveté ou une personne se réclamant d’un breveté doit réduire le prix de vente d’un produit breveté, une réclamation en dommages‑intérêts peut être présentée pour compenser la réduction de prix (AlliedSignal Inc. c. du Pont Canada Inc. (1998), 142 F.T.R. 241, 78 C.P.R. (3e) 129, par. 23; conf. par (1999), 235 N.R. 185, 86 C.P.R. (3e) 324, citant Colonial Fastener Co. c. Lightning Fastener Co., [1937] R.C.S. 36, à la page 47). Comme il a été expliqué ci‑dessus, la Cour fédérale a jugé que Janssen avait établi qu’elle a dû réduire les prix demandés aux hôpitaux de |||||||| lorsque Teva est entrée sur le marché avec son produit contrefait et qu’il ne lui était pas loisible d’augmenter ses prix lorsque Teva s’est vu interdire de vendre le produit contrefait (motifs, par. 117).

[79]  La preuve présentée à la Cour fédérale a révélé que les hôpitaux peuvent acheter des médicaments directement d’une société pharmaceutique (dans ce cas Janssen) ou indirectement auprès de détaillants ou de grossistes. La Cour fédérale a conclu que les hôpitaux ont des attentes élevées en ce qui concerne les prix qui leur sont demandés; en général, ils exigent que les sociétés pharmaceutiques leur offrent des rabais. Il s’ensuit qu’il y a une corrélation entre le volume des ventes indirectes aux hôpitaux et la marge de profit de Janssen, un fait que la Cour a retenu; la raison en est que les comprimés vendus indirectement étaient des comprimés que Janssen avait vendus aux détaillants ou aux grossistes à un prix supérieur (motifs, par. 125).

[80]  À la lumière de la preuve qui lui a été présentée, la Cour fédérale a conclu que les experts qui s’opposaient, MM. Rosenblatt et Grootendorst « ont convenu qu’il n’y avait pas de façon précise de déterminer le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux ». M. Rosenblatt a utilisé ||||||||||||, alors que M. Grootendorst a utilisé |||||||||| (motifs, par. 126).

[81]  La Cour a privilégié l’opinion de M. Rosenblatt qui « a expliqué et justifié sa détermination du pourcentage s’élevant à |||||||||||| » et il a été déterminé que son point de vue était étayé par le témoignage de M. Stewart et par des extraits de l’interrogatoire préalable (motifs, par. 127). Par contraste, au cours du contre‑interrogatoire, M. Grootendorst « a convenu que les avocats de Teva lui avaient fourni ce pourcentage [||||||||||] et que, selon ses propres calculs, du moins pour l’année 2004, ce pourcentage s’élèverait de |||||||||| » (motifs, par. 128).

[82]  Mise devant l’admission faite par les avocats de Janssen dans leurs plaidoiries selon laquelle le « pourcentage, |||||||||||| %, était une estimation élevée », la Cour fédérale a indiqué qu’elle avait appliqué l’approche de la « détermination approximative ». Ayant relevé que la moyenne entre |||||||||||| et |||||||||| était de ||||||||||||, mais que, selon l’approche de M. Rosenblatt, un pourcentage supérieur était plus plausible, la Cour a conclu que « le pourcentage approprié » pour les ventes aux hôpitaux était de |||||||| (motifs, par. 129 à 131).

[83]  De plus, un breveté ou une personne se réclamant d’un breveté a droit à des dommages‑intérêts pour le préjudice subi après l’expiration du brevet en ce qui concerne des pertes causées par les activités de l’auteur de la contrefaçon entreprises alors que le brevet était en vigueur. Après avoir fait remarquer que « les ordonnances devaient être exécutées, les contrats devaient être respectés, et [que] d’autres obligations existantes contractées lors de la période de compression de prix tandis que le brevet était en vigueur devaient être satisfaites », la Cour a conclu que les pertes liées aux ventes aux hôpitaux cesseraient le 30 juin 2010, environ un an après l’expiration du brevet le 23 juin 2009 (motifs, par. 107 à 112). La Cour a en outre précisé que cette conclusion découlait de l’application de l’approche de la « détermination approximative » étant donné que le dossier ne justifiait pas de retenir les dates proposées par les experts de Janssen et de Teva. Sans surprise, la date proposée par l’expert de Janssen avait pour effet d’augmenter au maximum sa perte, alors que la date proposée par l’expert de Teva avait pour effet de la réduire au maximum.

2.  Les erreurs alléguées

[84]  Une fois de plus, Teva allègue que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs de fait manifestes et dominantes ainsi que des erreurs de droit lorsqu’elle a déterminé l’ampleur des dommages causés à Janssen en ce qui a trait aux ventes de Levaquin aux hôpitaux. De façon générale, les erreurs reprochées concernent la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les ventes indirectes de Janssen aux hôpitaux, dans le monde hypothétique, atteignaient |||||||| du total des ventes réalisées dans le monde réel, et la période de calcul de la perte subie par Janssen. Plus particulièrement, Teva affirme que la Cour fédérale :

  1. a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant qu’il n’y avait « pas de façon précise » de déterminer le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux;

  2. a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant que les hypothèses formulées par M. Rosenblatt pour calculer les ventes indirectes aux hôpitaux étaient fondées sur des faits présentés au procès, alors qu’elle a mal compris les calculs de M. Grootendorst;

  3. a commis une erreur de droit en recourant à la « détermination approximative » pour déterminer les ventes indirectes de Janssen aux hôpitaux;

  4. a commis une erreur en ce qui concerne la date à laquelle le préjudice découlant de la perte des ventes aux hôpitaux a cessé.

[85]  Une fois de plus, pour les motifs suivants, Teva n’a pas réussi à me persuader que la Cour fédérale a commis une erreur.Y avait‑il une « façon précise » de déterminer le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux?

[86]  Au cours des plaidoiries, les avocats de Teva ont convenu que ni M. Rosenblatt ni M. Grootendorst ne disposaient de données permettant d’adopter une méthode précise de calcul pour déterminer le pourcentage de ventes indirectes aux hôpitaux. Teva a néanmoins fait valoir qu’en contre‑interrogatoire [traduction] « le témoin des faits de Janssen a déclaré que le Service des finances de Janssen avait effectivement des registres de toutes les ventes aux hôpitaux qui pouvaient être utilisés pour déterminer la quantité de Levaquin leur ayant été effectivement vendue » (mémoire des faits et du droit de Teva, au paragraphe 67, renvoyant à la pièce 61). Teva a également fait remarquer que l’expert‑comptable de Janssen, M. Cohen, avait admis en contre‑interrogatoire qu’il aurait pu examiner toutes les réclamations présentées à Janssen en ce qui concerne les ventes aux hôpitaux afin de calculer les ventes indirectes réelles de Janssen aux hôpitaux, mais qu’il ne l’avait pas fait. Selon Teva, il s’ensuit qu’une fois qu’il a été clarifié que Janssen disposait de registres pour quantifier les ventes, la Cour fédérale aurait dû privilégier le témoignage de M. Grootendorst.

[87]  À mon avis, on peut répondre de deux façons à cet argument.

[88]  En premier lieu, il convient de revenir sur le dossier de preuve. En contre‑interrogatoire, on a demandé à M. Cohen s’il avait déterminé de façon indépendante le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux. Il a répondu :

[traduction]

R.  C’est exact. C’est impossible à réaliser. Cependant, je crois que M. Mak a peut‑être tenté de le faire en effectuant les calculs qu’il a faits.

Q.  Vous dites qu’il est impossible de déterminer le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux?

R.  Oui, car Janssen ne conserve pas de registres particuliers en ce qui concerne l’utilisation que les grossistes ont faite du produit. C’était ce qu’il fallait faire : tenter de déterminer les ventes indirectes.

(Non souligné dans l’original)

(Dossier d’appel, volume 2, tableau 16, à la page 482, ligne 25 à la page 483, ligne 5)

[89]  Ce témoignage montre à l’évidence que les registres qui, d’après Teva, n’ont pas été produits n’existaient pas. Plus tard, dans les passages de son témoignage sur lesquels Teva s’est appuyé, M. Cohen a fait mention de registres dont Janssen disposait relativement à certains crédits accordés aux grossistes ayant vendu Levaquin aux hôpitaux et ayant ensuite demandé une réduction de prix à Janssen. À la question de savoir si ces registres pouvaient être utilisés pour calculer la quantité réelle d’unités vendues indirectement aux hôpitaux, M. Cohen a répondu :

[traduction]

R.  C’est possible, selon les détails fournis en ce qui concerne les crédits et le degré d’exhaustivité des registres. Oui, si les renseignements figurent sur les bordereaux de crédit ou ailleurs selon leur manière de fonctionner.

(Non souligné dans l’original)

(Dossier d’appel, volume 2, tableau 16, à la page 486, lignes 4 à 7)

[90]  Ce témoignage est loin d’établir l’existence de registres qui permettraient de calculer avec précision la totalité des ventes indirectes.

[91]  Cela est conforme au rapport d’expert en réponse de M. Cohen (pièce 9) dans lequel, à l’alinéa 30a), il a mentionné que [traduction] « Janssen Canada, dans ses réponses d’engagement, a indiqué que “Janssen ne sait pas quel est le pourcentage des ventes aux hôpitaux effectuées par l’intermédiaire de grossistes” ». À l’appui de cette déclaration, M. Cohen a fait référence aux [traduction] « [r]éponses de Janssen aux engagements à partir de la 5e journée de l’interrogatoire au préalable de Mike Park, point no 634, question 3163 (T‑2175‑04) […] [et à] l’interrogatoire préalable de M. Park en date du 16 septembre 2013 (questions 433 et 434), du 17 septembre 2013 (question 640) et du 21 octobre 2014 (questions 3333 à 3337) ».

[92]  Cette thèse correspond également à ce que l’avocat de Janssen a dit lors des interrogatoires, à savoir que les directeurs financiers avaient mentionné qu’il n’existait pas de registres de la nature de ceux auxquels Teva avait fait allusion. Cet échange figure dans les extraits des interrogatoires préalables de Teva (pièce 61, dossier d’appel, volume 57, tableau 87, à la page 22522).

[93]  La preuve présentée par Janssen au sujet de l’absence de registres relatifs aux ventes aux hôpitaux faites par des tiers est plus convaincante que celle sur laquelle Teva s’est appuyée. De toute façon, les éléments de preuve invoqués par Teva ne permettent pas d’établir l’existence d’une erreur manifeste et dominante dans l’évaluation de la preuve par la Cour fédérale.

[94]  En deuxième lieu il convient, en réponse à l’argument de Teva, de souligner qu’aucun élément de preuve indiquant que cette dernière a mis en question la réponse de Janssen aux engagements par laquelle elle niait l’existence de registres relatifs aux ventes indirectes n’a été porté à l’attention de la Cour. De même, Teva n’a attiré l’attention de la Cour sur aucun élément de preuve indiquant qu’elle a directement soulevé devant le juge de première instance le fait que des registres étaient manquants ou avaient été supprimés. Il est trop tard pour soulever cette question en appel.

a)  Les hypothèses des experts

[95]  Si on laisse de côté l’argument de Teva, rejeté ci‑dessus, selon lequel Janssen possédait des documents qui pouvaient être utilisés pour calculer les ventes indirectes de Levaquin aux hôpitaux, ce que Teva reproche à M. Rosenblatt au chapitre de la méthodologie est le fait qu’[traduction] « on lui a demandé de calculer le pourcentage à rebours, sur la base d’un prix par comprimé aux hôpitaux que lui a donné l’avocat de Teva et de données provenant de tiers ». Teva affirme que M. Rosenblatt n’a pas choisi les données provenant de tiers qu’il a utilisées et qu’il a admis que de meilleures données auraient pu être achetées pour calculer les ventes indirectes aux hôpitaux (mémoire des faits et du droit de Teva, par. 69).

[96]  M. Rosenblatt s’est appuyé sur des données fournies par une division d’IMS Health, une organisation qui fournit à ses principaux clients de l’information sur les ventes, l’utilisation et la promotion de [traduction] « pratiquement tous » les produits pharmaceutiques à l’échelle mondiale. Les principaux clients d’IMS sont des sociétés pharmaceutiques, tant axées sur la recherche que sur la fabrication de médicaments génériques, la communauté financière, des chercheurs en médecine et des gouvernements (rapport d’expert de M. Rosenblatt, pièce 5, par. 6). Teva et Janssen ont obtenu ces données conjointement et partagé les frais engagés pour en faire l’acquisition.

[97]  Le contre‑interrogatoire de M. Rosenblatt sur cette question ne permet pas de conclure qu’il a reconnu qu’IMS disposait de meilleures données – on lui a dit qu’il n’y en avait pas. De plus, il a témoigné sur les mesures qu’il a prises pour vérifier le caractère raisonnable de sa méthodologie et les résultats qu’elle a produits (dossier d’appel, volume 1, tableau 15, à la page 386, ligne 11 à la page 387, ligne 11).

[98]  Vu la participation de Teva dans l’obtention des données utilisées par M. Rosenblatt, le témoignage de M. Rosenblatt concernant la façon dont il a vérifié la fiabilité de sa méthodologie et le défaut de Teva de démontrer que d’autres données étaient disponibles et que ces données auraient eu une incidence importante sur le calcul effectué par M. Rosenblatt, aucune erreur manifeste et dominante n’a été commise par la Cour fédérale en acceptant le témoignage de M. Rosenblatt.

[99]  Teva se plaint que la Cour fédérale a commis une autre erreur en interprétant de façon erronée le contre‑interrogatoire de M. Grootendorst et en concluant, de façon erronée, que le pourcentage des ventes indirectes aux hôpitaux utilisé par M. Grootendorst dans son rapport lui a été fourni par les avocats de Teva.

[100]  Le rapport d’expert de M. Grootendorst, pièce 52, précise au tableau 12 le nombre d’unités de 500 mg de Levaquin vendues au détail et aux hôpitaux par Janssen de 2000 à 2004. La source des données figure dans note en bas de page no 43 de ce rapport, qui indique ce qui suit :

[traduction]

Les données qui figurent dans les tableaux 12 à 14 m’ont été fournies par Aitken Klee LLP [les avocats de Teva]. J’ai calculé le pourcentage affiché dans la ligne du bas.

(Dossier d’appel, volume 47, tableau 78, à la page 18018)

[101]  Au cours du contre‑interrogatoire, M. Grootendorst a convenu que, pour son calcul des ventes aux hôpitaux, il a utilisé les données fournies par les avocats de Teva (dossier d’appel, volume 3, tableau 21, à la page 1298 lignes 4 à 7).

[102]  Le pourcentage calculé par M. Grootendorst est le sien, mais il demeure qu’il découle de l’application par M. Grootendorst de formules mathématiques de base enseignées au niveau primaire à des données fournies par l’avocat de Teva.

[103]  Teva n’a pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur importante dans l’appréciation de la preuve.

b)  L’application de l’approche de la « détermination approximative »

[104]  Ensuite, Teva se plaint que la Cour fédérale n’a pas appliqué une approche fondée sur des principes dans l’évaluation des dommages‑intérêts; un juge ne peut simplement établir une moyenne en se fondant sur les chiffres qui figurent dans des rapports d’experts contradictoires, comme la Cour fédérale l’aurait fait dans cette affaire, selon ce que prétend Teva.

[105]  Une fois de plus, Teva ne m’a pas convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur. La Cour fédérale a conclu que « [M.] Rosenblatt a expliqué et justifié sa détermination du pourcentage s’élevant à |||||||||||| dans son rapport » (motifs, par. 127). Cependant, dans son exposé final, l’avocat de Janssen a convenu que le pourcentage de |||||||||||| était une « estimation élevée ».

[106]  Une cour de justice est libre d’accepter ou de rejeter l’opinion d’un expert (R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, à la page 43). Dans les circonstances particulières de la présente affaire, Teva n’a pas établi que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante ou une erreur de droit isolable en écartant la détermination par M. Rosenblatt du pourcentage de ventes indirectes aux hôpitaux en raison de la concession de l’avocat de Jansen.

c)  La date à laquelle le préjudice subi en raison des ventes aux hôpitaux n’ayant pas été réalisées a cessé

[107]  Comme il a été expliqué ci‑dessus, il se peut que les dommages‑intérêts continuent de courir après l’expiration d’un brevet si la perte découle des actions d’un contrefacteur commises pendant que le brevet était en vigueur. Teva soutient cependant que la Cour fédérale a commis une erreur en choisissant le 30 juin 2010 comme date de fin de la période du préjudice ayant trait aux ventes aux hôpitaux. Elle soutient qu’après avoir déclaré n’avoir trouvé « aucun fondement » justifiant de prolonger la période des dommages‑intérêts subis par Janssen jusqu’en décembre 2010 ou pour justifier les dates, proposées par Teva, établies en fonction de l’expiration du brevet ou se situant quelque mois après celle‑ci, il n’était pas loisible à la Cour de choisir de façon arbitraire le 30 juin 2010 comme date de fin de la période du préjudice, surtout que cette date tenait compte de contrats ou d’obligations non établis en preuve.

[108]  Le paragraphe 110 des motifs de la Cour contient le passage sur lequel repose cet argument :

Dans la présente affaire, il est raisonnable de présumer que la période du préjudice se prolongerait au‑delà de la date d’expiration du brevet. En effet, les ordonnances devaient être exécutées, les contrats devaient être respectés, et d’autres obligations existantes contractées lors de la période de compression de prix tandis que le brevet était en vigueur devaient être satisfaites.

[109]  La Cour fédérale, sans pousser plus loin l’analyse, a ensuite conclu que les pertes attribuables aux ventes sur ordonnance (détail) prendraient fin environ deux mois après l’expiration du brevet, alors que les pertes liées aux ventes aux hôpitaux cesseraient environ un an après l’expiration du brevet.

[110]  En ce qui concerne la date de la fin des pertes liées aux ventes aux hôpitaux, le passage pertinent est celui où il est question du fait que les « obligations existantes contractées lors de la période de compression de prix tandis que le brevet était en vigueur devaient être satisfaites ».

[111]  Comme il a été expliqué en détail au paragraphe 72, M. Stewart a exprimé l’idée que, et la Cour fédérale l’a acceptée, une fois que Janssen a été obligée de réduire ses prix aux hôpitaux de ||||||||, elle ne pouvait plus revenir en arrière et hausser ses taux. Par conséquent, cette perte, qui s’est produite alors que le brevet était en vigueur, est donc une perte permanente qui continuera tant que Janssen vend le produit Levaquin aux hôpitaux. Au moment du procès, ce produit figurait encore sur les formulaires des hôpitaux (contre‑interrogatoire du Dr Simor, dossier d’appel, volume 4, tableau 23, à la page 1468, ligne 1 à la page 1469, ligne 5).

[112]  Dans ces circonstances, je suis d’avis que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en déterminant que dans le monde hypothétique les pertes futures cessaient un an après l’expiration du brevet.

D.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté au Canada?

[113]  Comme il a été expliqué précédemment, la Cour fédérale a conclu que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté, car elle détenait « la licence ou l’autorisation, par acquiescement, de Daiichi, pour être impliquée dans la chaîne de vente de comprimés fabriqués à Porto Rico par Janssen Porto Rico, par l’intermédiaire de Janssen É.‑U. à Janssen Canada » (motifs, par. 61).

1.  Les erreurs alléguées

[114]  Teva affirme que la Cour fédérale a commis une erreur :

  1. en droit, dans son interprétation de la jurisprudence relative au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Interprétée correctement, la jurisprudence établit qu’un demandeur doit démontrer qu’il a acquis des droits lui permettant d’accomplir un acte qui, autrement, serait considéré comme un acte contrefaisant. Puisque Janssen É.‑U. n’a pas prouvé qu’elle avait acquis un titre à l’égard des comprimés vendus au Canada ou qu’elle en était devenue propriétaire, elle n’a pas établi avoir accompli un acte qui constituerait par ailleurs un acte contrefaisant. Il s’ensuit que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que Janssen É.‑U. est une personne se réclamant du breveté;

  2. en droit et en fait, en concluant que Janssen É.‑U. était autorisée par Daiichi à participer à la chaîne d’approvisionnement du produit Levaquin. Teva affirme que, pour arriver à cette conclusion, la Cour fédérale a inversé le fardeau de la preuve. D’ailleurs, Teva affirme que Janssen É.‑U. n’a pas prouvé qu’elle avait l’autorisation de Daiichi d’exploiter le brevet 080.

[115]  Pour les raisons suivantes, Teva n’a pas établi que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle.

2.  L’interprétation du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets

[116]  En vertu du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets :

55 (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui‑ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet.

55 (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

(Non souligné dans l’original)

(underlining added)

[117]  Dans Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd., [1982] 1 R.C.S. 907, la Cour suprême a interprété l’expression « personnes se réclamant du breveté » comme visant tant les titulaires de licence exclusive que non exclusive. À la page 919, la Cour a conclu que « [l]a responsabilité découle de la violation du brevet. Si la violation cause des dommages au breveté ou à une personne qui se réclame de lui, le contrefacteur doit les indemniser des dommages imputables à la violation du brevet. Un titulaire de licence qui invoque ce paragraphe ne réclame rien au contrefacteur pour la violation des droits que lui accorde la licence, il réclame des dommages‑intérêts en compensation des pertes qu’il a subies en conséquence de la violation du brevet. »

[118]  Dans Signalisation de Montréal Inc. c. Services de Béton Universels Ltée, [1993] 1 C.F. 341, 147 N.R. 241, la Cour a déclaré que le paragraphe 55(1) vise à décourager la contrefaçon d’un brevet et à fournir un recours aux personnes qui possèdent un droit dont la source peut être attribuée au breveté et qui subissent un tort par suite de la contrefaçon (décision, à la page 369). Une personne se réclamant du breveté est (décision, pages 356 et 357) :

[…] une personne qui tire du breveté son droit d’utilisation de l’invention brevetée, à quelque degré que ce soit. […] Lorsque la violation de ce droit est alléguée par une personne qui peut directement faire remonter son titre jusqu’au breveté, cette personne « se réclame » du breveté. Peu importe le moyen technique par lequel le droit d’utilisation peut avoir été acquis. Il peut s’agir d’une cession directe ou d’une licence. Comme je l’ai indiqué, il peut s’agir de la vente d’un article constituant une réalisation de l’invention. Il peut également s’agir de la location de l’invention. Ce qui importe est que le réclamant invoque un droit sur le monopole et que la source de ce droit puisse remonter au breveté.

(Non souligné dans l’original)

[119]  Les tribunaux ont donné une interprétation large à l’expression « personnes se réclamant du breveté » (voir par exemple Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [1998] A.C.F. no 382, 145 F.T.R. 161, par. 360).

[120]  Dans la présente affaire, au paragraphe 43 de ses motifs, la Cour fédérale a conclu que, pour que la Cour conclue qu’une partie est une « personne se réclamant du breveté » :

  la personne doit posséder, en sa qualité d’utilisateur, de cessionnaire, de porteur de licence ou de locataire, un titre ou un droit dont la source peut être attribuée au breveté (Signalisation);

  il importe peu que la personne soit titulaire d’une licence exclusive ou non exclusive (Domco);

  la licence doit être prouvée, mais il n’est pas nécessaire qu’elle existe par écrit (Jay‑Lor);

  la réclamation doit viser une utilisation au Canada, et non pas ailleurs dans la chaîne de sociétés (Servier).

[121]  Teva n’a démontré aucune erreur dans le résumé qu’a fait la Cour fédérale de l’état du droit.

[122]  Teva s’appuie grandement sur la décision de la Cour fédérale dans Laboratoires Servier, Adir, Oril Industries, Servier Canada Inc. c. Apotex Inc., 2008 CF 825, 67 C.P.R. (4e) 241, pour soutenir que Janssen devait prouver qu’elle avait effectivement un droit de propriété sur les comprimés au Canada ou qu’elle a accompli un acte qui aurait par ailleurs constitué de la contrefaçon au Canada.

[123]  À mon avis, la Cour fédérale a à juste titre distingué la présente affaire de l’affaire Servier. Dans Servier, la Cour fédérale a conclu, au paragraphe 81, qu’aucun des demandeurs étrangers ne fabriquait, ne vendait ou n’importait les composés revendiqués dans le brevet en question au Canada. Par conséquent, rien ne permettait de conclure que les demandeurs étrangers étaient touchés par la contrefaçon du brevet canadien ou qu’ils avaient subi des pertes en raison de celle‑ci. En fait, les sociétés affiliées avaient fait la promotion du produit et l’avaient commercialisé et enregistré dans leur ressort respectif.

[124]  Par contraste, dans la présente affaire, la Cour fédérale a conclu, au paragraphe 54, que :

La pièce P38 indique que Johnson & Johnson [J&J] est la société mère de Janssen Porto Rico, Janssen É.‑U. et Janssen Canada. Cette pièce montre que Daiichi fournit la lévofloxacine à Janssen Porto Rico, qui fabrique ensuite les comprimés finaux à base de lévofloxacine à Porto Rico (Gurabo) et les expédie directement à Janssen Canada. Le flux des documents étayant les transactions de vente montre toutefois que Janssen Porto Rico vend ces comprimés à Janssen É.‑U., qui les vend ensuite à Janssen Canada. Le prix auquel Janssen É.‑U. vend les comprimés à Janssen Canada est parfois appelé le prix de transfert. La réclamation en dommages‑intérêts de Janssen É.‑U. se fonde sur la perte alléguée de ventes à Janssen Canada au prix de transfert moins les coûts, tels que les paiements à Janssen Porto Rico pour l’achat du produit et d’autres dépenses.

(Non souligné dans l’original)

[125]  Il s’ensuit de ces conclusions qu’une fois que les ventes du produit contrefaisant Novo‑levofloxacin ont dépassé les ventes de Levaquin par Janssen Canada, Janssen É.‑U. a également connu une perte. Aucun des demandeurs étrangers de Servier n’a subi un préjudice semblable.

[126]  Finalement, pour conclure sur ce point, je rejette l’argument de Teva selon lequel Janssen É.‑U. devait démontrer qu’elle a accompli un acte au Canada qui, autrement, constituerait une contrefaçon.

[127]  Comme il a déjà été vu, l’objet du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets est d’offrir un recours aux personnes qui peuvent faire remonter la source de leur droit au breveté et qui subissent un préjudice en raison de la contrefaçon du brevet. Il suffit qu’une partie établisse qu’elle jouit de droits découlant d’un brevet pour être une personne se réclamant du breveté.

[128]  Il s’ensuit que Janssen É.‑U. n’était pas obligée de prouver qu’elle a un droit de propriété au Canada à l’égard des comprimés de Levaquin qu’elle a vendus à Janssen Canada.

3.  Autorisation du breveté Daiichi

[129]  Je commence mon analyse de cette question en rejetant l’idée que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en inversant le fardeau de la preuve afin d’exiger que Teva prouve qu’il n’y avait pas de relation concédant‑licencié entre Daiichi et Janssen É.‑U. Au paragraphe 61 de ses motifs, la Cour fédérale a conclu que « Janssen É.‑U. a établi à ma satisfaction qu’elle détenait la licence ou l’autorisation, par acquiescement, de Daiichi, pour être impliquée dans la chaîne de vente de comprimés ». Il ressort de ce passage que la Cour fédérale a correctement appliqué le fardeau de la preuve.

[130]  Il est maintenant temps de déterminer si cette conclusion de fait est entachée d’une erreur.

[131]  Comme l’a expliqué la Cour fédérale au paragraphe 45 de ses motifs, Daiichi a conclu un contrat de licence avec Johnson & Johnson permettant à Johnson & Johnson de fabriquer des produits finaux contenant de la lévofloxacine et de les vendre au Canada. L’article 2.3 du contrat de licence (reproduit en entier au paragraphe 45 de la décision de la Cour fédérale) permettait aussi à Johnson & Johnson d’accorder une sous‑licence à ses filiales. Cependant, Johnson & Johnson devait [traduction] « obtenir au préalable le consentement écrit de DAIICHI relativement au contenu de tel contrat de sous‑licence ». Aucune preuve du consentement écrit de Daiichi à l’octroi d’une sous‑licence à Janssen É.‑U. n’a été présentée au procès.

[132]  Par conséquent, Teva soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que Daiichi avait accepté que Janssen É.‑U. participe à la chaîne d’approvisionnement de Levaquin. Elle affirme également que, pour tirer cette conclusion erronée, la Cour fédérale a commis une erreur en acceptant un affidavit qui était fondé sur du ouï‑dire et en tirant une inférence inadmissible de l’absence de toute contestation par Daiichi de la qualité pour agir de Janssen É.‑U.

[133]  Je commencerai par traiter des deux derniers points : les arguments relatifs au ouï‑dire et l’inférence inadmissible.

[134]  En ce qui concerne l’objection à la preuve par affidavit présentée par M. Lim, la Cour fédérale précise, au paragraphe 51, que cet affidavit « est essentiellement du ouï‑dire et est peu utile ». Par conséquent, la Cour a accordé « peu de poids » à l’affidavit. Une preuve « peu utile » se voyant accorder « peu de poids » n’est pas de nature à générer une erreur manifeste et dominante. Lorsqu’on interprète impartialement les motifs de la Cour fédérale, plus particulièrement en ce qui concerne les éléments de preuve dont la Cour fait mention aux paragraphes 48 à 50, force est de conclure que l’affidavit de M. Lim n’a pas été un facteur déterminant dans sa conclusion que Daiichi a accepté que Janssen É.‑U. participe à la vente de Levaquin au Canada.

[135]  En ce qui concerne l’inférence susmentionnée, le passage que Teva conteste figure au paragraphe 66 des motifs de la Cour fédérale. Dans ce passage, la Cour fédérale a distingué les faits de l’espèce de ceux d’une autre affaire. L’absence d’objection de la part de Daiichi n’a eu aucune incidence sur la conclusion de la Cour selon laquelle Daiichi était au courant de la participation de Janssen É.‑U. et acceptait cette situation.

[136]  C’est l’échange de courriels cités au long aux paragraphes 48 et 49 des motifs de la Cour fédérale, qui a joué un rôle déterminant dans l’analyse de la Cour, ainsi que le fait que M. Smith ait indiqué, comme le rapporte la Cour fédérale, que des employés de l’organisation Johnson & Johnson avaient « participé à de nombreuses réunions et qu’il[s] entretenai[ent] des communications fréquentes avec Daiichi au Japon et aux États‑Unis, et que Daiichi était bien au fait de la façon selon laquelle l’organisation J&J fabriquait et vendait les produits finaux à base de lévofloxacine par l’intermédiaire de l’une ou de plusieurs de ses sociétés liées » (motifs, par. 50).

[137]  Ces éléments de preuve étayent amplement la conclusion de fait de la Cour fédérale. Aucune erreur manifeste et dominante n’a été démontrée.

[138]  Puisque j’ai conclu que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en établissant que Janssen É.‑U. était une personne se réclamant du breveté, il est nécessaire d’examiner les trois erreurs alléguées en ce qui concerne l’octroi de dommages‑intérêts à Janssen É.‑U.

E.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans la quantification des dommages‑intérêts de Janssen É.‑U.?

1.  Les erreurs alléguées

[139]  Teva affirme que la Cour fédérale a commis des erreurs en quantifiant les dommages‑intérêts de Janssen É.‑U. Elle lui reproche plus précisément :

  1. d’avoir octroyé des dommages‑intérêts à Janssen É.‑U. pour l’indemniser d’une perte de marché permanente;

  2. de ne pas avoir reporté ou décalé d’un mois le début de la période où Janssen É.‑U. a subi des dommages;

  3. de ne pas avoir déduit les redevances prévues par contrat.

a)  Part de marché perdue

[140]  Dans sa deuxième défense modifiée, Teva a allégué que toute demande déposée par Janssen É.‑U. était prescrite en ce qui concerne toute contrefaçon s’étant produite avant le 19 décembre 2005. Au procès, Janssen É.‑U. a accepté cette allégation (motifs, par. 74(2)). Teva affirme que, puisque la Cour fédérale a accordé des dommages‑intérêts à Janssen É.‑U. en se fondant sur le scénario A, Janssen É.‑U. s’est vu attribuer la même perte de part de marché permanente que Janssen Canada. Il s’agirait d’une erreur parce que la Cour fédérale n’a pas examiné la question du lien de causalité ni établi l’existence des faits requis pour démontrer un lien de causalité entre la présence de Teva dans le marché à partir du 19 décembre 2005 et la perte de part de marché permanente de Janssen É.‑U.

[141]  Je ne relève aucune erreur dans l’analyse de la Cour fédérale.

[142]  Le préjudice subi par Janssen É.‑U. découle des pertes de profit qu’elle a subies en raison des ventes perdues de Levaquin qui, n’eût été la contrefaçon de Teva, auraient été nécessaires pour que Janssen É.‑U. puisse fournir Levaquin à Janssen Canada afin de combler les ventes perdues de Janssen Canada à partir du 19 décembre 2005 (rapport d’expert de M. Cohen, pièce 7, dossier d’appel, volume 15, tableau 33, par. 31).

[143]  Il s’ensuit que le préjudice subi par Janssen É.‑U. a nécessairement été causé par les ventes du produit contrefait Novo‑levofloxacin par Teva.

b)  Report d’un mois

[144]  Comme il a été mentionné précédemment, tous les produits Levaquin vendus au Canada ont été fabriqués à Porto Rico et expédiés directement au Canada où ils ont été entreposés avant d’être expédiés par Janssen Canada aux grossistes, pharmacies et hôpitaux. Les experts ont convenu que, dans le monde hypothétique, il s’écoulerait trois mois entre la commande de Levaquin par Janssen Canada et sa livraison au Canada. Les dommages‑intérêts de Janssen É.‑U. ont donc commencé à courir trois mois après le 19 décembre 2005.

[145]  Selon l’expert de Teva, le début de la période du préjudice devait être davantage reporté pour tenir compte de l’expédition de Levaquin depuis l’entrepôt aux grossistes, aux pharmacies ou aux hôpitaux.

[146]  La Cour fédérale a rejeté cet argument aux paragraphes 114 et 115 de sa décision :

L’expert de Janssen, M. Cohen, convient qu’il existe un décalage lorsque l’on suit le produit, mais il indique que les ventes d’ordonnances constituent un bon substitut aux ventes départ‑usine puisqu’elles correspondent étroitement (se reporter au tableau 1 à la page 11 de son rapport en réponse, pièce P9). Même si le même comprimé physique n’est pas vendu immédiatement de l’usine au patient, les chiffres correspondent suffisamment pour être utilisés dans l’établissement de modèles économiques. M. Cohen précise ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’intégrer ce décalage dans le modèle, même lorsque les données sur le total d’ordonnances sont utilisées.

Je suis convaincu par l’analyse de M. Cohen, car dire le contraire créerait une fenêtre d’un mois au milieu de la période d’exclusivité de Janssen lors de laquelle il n’y aurait aucune vente. De surcroît, considérant que les données sur le total d’ordonnances correspondent étroitement aux ventes départ‑usine, celles‑ci constituent un substitut raisonnable aux fins de l’approche de la « détermination approximative ».

(Non souligné dans l’original)

[147]  Teva soutient maintenant que le décalage s’applique à Janssen É.‑U. Elle affirme qu’aucune partie n’a fait valoir qu’un laps de temps supplémentaire d’un mois créerait une « fenêtre » au milieu de la période d’exclusivité de Janssen et que l’expert de Janssen, M. Cohen, a quant à lui convenu que de fait dans le monde réel il y a un laps de temps entre le moment où Janssen Canada vend Levaquin et celui où un produit d’ordonnance est vendu en pharmacie. Ainsi, Teva affirme que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante en accordant des dommages‑intérêts [traduction] « en fonction d’une fiction juridique et d’une conclusion de fait conjecturale » (mémoire de Teva des faits et du droit, par. 103).

[148]  Dans son rapport d’expert présenté en réponse (pièces 9 et 10), M. Cohen a expliqué pourquoi le laps de temps supplémentaire d’un mois proposé par l’expert de Teva, M. Mak, n’était pas nécessaire et comment il a pour effet de lier certaines pertes de ventes à une période devançant l’entrée sur le marché de Teva. Aux paragraphes 34, 37 et 38 de son rapport, il a écrit (tableaux omis) :

[traduction]

34.  Nous ne contestons pas qu’un laps de temps s’écoule entre le moment où une unité est vendue et le moment où elle est distribuée sur ordonnance. Cependant, ce laps de temps ne se traduit pas par le « décalage » global dont il est question dans le rapport Mak. Pour ce qui est des acteurs dans les marchés établis, le volume des ventes prix départ usine et celui du nombre total d’ordonnances (TRx) sont habituellement semblables alors que pour les acteurs qui entrent sur un marché ce n’est qu’à l’égard de leur TRx qu’il y a un « décalage » notable. En ce qui concerne le TRx, les observations relatives au décalage et sa durée se fondaient entièrement sur l’expérience de Teva, qui œuvre dans un contexte différent de celui de Jansen et de celui du monde hypothétique (Teva fait son entrée dans le marché alors que Janssen était déjà un acteur établi du marché).

[…]

37.  Bien qu’en temps normal, les ventes prix départ usine dépassent le volume total d’ordonnances après le lancement d’un nouveau produit, une fois qu’un produit est établi dans le marché, les ventes prix départ usine et le volume total d’ordonnances sont souvent très semblables – aucun décalage n’étant constaté pour le TRx, ce qui indique que le volume des ventes prix départ usine et le volume total d’ordonnances sont plus ou moins équilibrés. Comme le montre le tableau suivant, le volume mensuel des ventes prix départ usine et le total des ordonnances de LEVAQUIN® étaient très comparables au cours des années précédant la contrefaçon et sont demeurés équilibrés sur le plan de leur quantité respective et de l’érosion de leur position dans le marché après l’entrée de Teva sur celui‑ci, en décembre 2004 : […]

38.  Par contre, le tableau suivant montre que lorsque le nombre total mensuel des ordonnances pour la même période est décalé de quatre mois, comme le suggère le rapport Mak, la distribution ne révèle pratiquement aucune corrélation avec le profil des ventes prix départ usine : […]

(Non souligné dans l’original)

[149]  Il était loisible à la Cour fédérale de retenir cet élément de preuve et aucune erreur manifeste et dominante n’a été établie. Teva n’a pas expliqué pourquoi le résultat devrait être différent dans le cas de Janssen É.‑U.

c)  Versement de redevances

[150]  Johnson & Johnson a concédé une sous‑licence à Janssen‑Ortho LLC (Janssen Porto Rico) qui exigeait que cette dernière lui verse une redevance pour toute la production de Levaquin provenant de Porto Rico destinée à être vendue au Canada. Dans le monde réel, Janssen Porto Rico n’a versé aucune redevance avant 2010 et, à compter de cette date, les versements n’ont pas été faits à Johnson & Johnson, mais à une filiale de Johnson & Johnson.

[151]  Dans le monde hypothétique, la Cour fédérale a refusé de soustraire le montant des redevances jusqu’en 2010 parce qu’il n’y avait pas eu de versement de redevances jusqu’à cette date dans le monde réel (motifs, par. 132). Teva affirme que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en faisant fi de la clause qui exigeait que Janssen Porto Rico verse des redevances pour les ventes de Levaquin.

[152]  À mon avis, il était loisible à la Cour fédérale de conclure que le comportement adopté dans le monde réel permettait d’inférer que ce comportement aurait aussi été adopté dans le monde hypothétique. Teva n’a pas démontré que Janssen Porto Rico aurait agi autrement dans le monde hypothétique. La Cour fédérale n’a pas commis l’erreur alléguée.

F.  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en accordant un montant excessif pour les dépens?

[153]  Teva ne prétend pas que la Cour fédérale a fait erreur en décidant d’octroyer une somme globale au titre des dépens. Elle ne prétend pas non plus que la somme globale de un million de dollars en tant que telle est excessive. Teva affirme plutôt que le montant octroyé est excessif en comparaison de celui qu’aurait octroyé un officier taxateur si les demanderesses Janssen avaient choisi de faire taxer leurs dépens.

[154]  La Cour fédérale possède « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens » (Règles des Cours fédérales, par. 400(1)).

[155]  La Cour suprême a affirmé que « l’adjudication des dépens est un exemple typique d’une décision discrétionnaire » et qu’elle ne doit donc être annulée en appel que si le tribunal inférieur « a commis une erreur de principe ou si cette attribution est nettement erronée » (Sun Indalex Finance, LLC c. United Steelworkers, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, par. 247).

[156]  Teva n’a mentionné aucune source à l’appui de la prémisse de son argument selon laquelle l’adjudication d’une somme globale doit nécessairement correspondre au montant qui serait taxé par un officier taxateur. Au contraire, dans Apotex Inc. c. Merck & Co., 2005 CAF 23, [2005] A.C.F. no 65, la Cour a précisé que les dépens adjugés sous forme de somme globale ne correspondent pas nécessairement au montant qu’aurait fixé un officier taxateur.

[157]  La Cour fédérale a attribué les dépens à la suite d’un procès qui a duré dix jours. Le procès a soulevé de nombreuses questions, dont plusieurs étaient complexes. Le procès s’est soldé par des jugements accordant au total plus de 18,8 millions de dollars. Teva n’a pas établi l’existence d’une erreur de principe ni que l’adjudication des dépens est manifestement erronée.

VIII.  Conclusion et dépens

[158]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que toutes les questions soulevées par Teva sont sans fondement. Je suis donc d’avis de rejeter chacun des appels avec dépens, à raison d’un seul mémoire de frais.

[159]  Si les parties ne conviennent pas du montant des dépens, j’ordonnerais qu’ils soient taxés selon la partie supérieure de la colonne IV du tableau du tarif B. Bien que l’article 407 des Règles prévoie que, sauf indication contraire, les dépens doivent être taxés selon la colonne III, il convient de procéder autrement en raison du nombre de questions soulevées, dont plusieurs reposaient sur des fondements douteux, que Teva a choisi de mettre en jeu et de maintenir en jeu après avoir reçu le mémoire des faits et du droit en réponse de Janssen. Cela tient également compte du fait que Teva n’a eu gain de cause à l’égard d’aucune des nombreuses questions et sous‑questions auxquelles Janssen a dû répondre.

[160]  Par ailleurs, les présents motifs sont communiqués de façon confidentielle aux parties de manière à leur permettre de présenter des observations quant aux renseignements confidentiels devant être caviardés dans les motifs avant qu’ils soient publiés. Les avocats des parties devraient porter une attention particulière aux paragraphes 22, 64, 78, 80, 81, 82, 84, 105 et 111. Ces observations devraient être signifiées et déposées dans un délai de sept jours suivant la date des présents motifs.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J. L. Gleason, j.c.a. »


 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOM DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑244‑16

 

 

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITED c. JANSSEN INC. et DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

 

 

ET DOSSIER :

A‑274‑16

 

 

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITED c. JANSSEN‑ORTHO LLC, JANSSEN PHARMACEUTICALS, INC., OMJ PHARMACEUTICALS, INC. et DAIICHI SANKYO COMPANY, LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 NOVEMBRE 2017

 

motifs du jugement :

LA JUGE DAWSON

 

y ont souscrit :

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

date DES MOTIFS :

le 8 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Marcus Klee

Jonathan Giraldi

 

pouR l’appelantE

 

Peter Wilcox

Stephanie Anderson

Benjamin Reingold

pour les intimées

JANSSEN INC.

JANSSEN PHARMACEUTICALS INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

 

pour l’appelantE

 

Belmore Neidrauer LLP

Toronto (Ontario)

 

pour les intiméEs

JANSSEN INC.

JANSSEN PHARMACEUTICALS INC.

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.