Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20170621


Dossier : A-394-15

[TRADUCTION FRANÇAISE]  Référence : 2017 CAF 132

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

ALEXANDER VAVILOV

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 4 avril 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 juin 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

MOTIFS DISSIDENTS :

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20170621


Dossier : A-394-15

Référence : 2017 CAF 132

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

ALEXANDER VAVILOV

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

A.  Introduction

[1]  L’appelant interjette appel du jugement rendu par le juge Bell de la Cour fédérale (2015 CF 960), rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’encontre d’une décision du greffier de la citoyenneté. Le greffier a invoqué l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29, pour annuler la citoyenneté de l’appelant en application du paragraphe 26(3) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246.

[2]  L’appelant est né au Canada en 1994, ce qui, normalement, lui aurait donné droit à la citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté. De fait, jusqu’en 2010, l’appelant a présumé qu’il était citoyen canadien. Cependant, le 27 juillet 2010, cette présomption a été remise en cause.

[3]  Ce jour-là, alors que l’appelant vivait avec sa famille aux États-Unis, des agents du FBI, armés, sont entrés dans le domicile familial et ont arrêté ses parents. Ce que l’appelant ignorait, c’est que, pendant toute sa vie, ses parents avaient vécu sous des noms d’emprunt. L’appelant ignorait également que ses parents étaient des espions à la solde de la Russie.

[4]  Cela a tout changé. L’appelant a été forcé d’aller vivre en Russie, un pays avec lequel il n’avait aucun lien. Son nom de famille, qui était à l’époque Foley, a été remplacé par Vavilov. Encore aujourd’hui, l’appelant considère que lui et son frère – également mêlé à toute cette affaire – sont Canadiens.

[5]  Le greffier de la citoyenneté n’était toutefois pas du même avis. Le greffier a conclu que l’appelant n’est pas citoyen canadien et il a annulé sa citoyenneté en application du paragraphe 26(3) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, invoquant l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. En vertu de cet alinéa, si les parents n’ont qualité ni de citoyens ni de résidents permanents et que le père ou la mère est un « agent diplomatique ou consulaire, représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger », l’enfant n’est pas citoyen canadien, même s’il est né au Canada.

[6]  Selon le greffier, les parents de l’appelant n’avaient qualité ni de citoyens ni de résidents permanents au moment de sa naissance. Et — principale question en litige pour notre Cour et le tribunal d’instance inférieure — le greffier a conclu que les parents de l’appelant étaient des agents « au service [...] d’un gouvernement étranger » au sens de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté.

[7]  L’appelant a demandé que cette décision du greffier fasse l’objet d’un contrôle judiciaire, mais la Cour fédérale a rejeté sa demande. La Cour fédérale a examiné l’interprétation que le greffier avait faite du libellé « au service [...] d’un gouvernement étranger » de l’alinéa 3(2)a) de la Loi en regard de la norme de la décision correcte, et elle s’est dite d’accord avec le greffier. La Cour fédérale a également rejeté la plainte relative à l’équité procédurale que l’appelant avait formulée.

[8]  L’appelant interjette appel de cette décision devant notre Cour et il réitère sa plainte relative à l’équité procédurale. Il soutient également que la Cour fédérale et le greffier ont tous deux fait une interprétation erronée de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté concernant les personnes « au service au Canada d’un gouvernement étranger ».

[9]  Pour les motifs indiqués ci-dessous, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, j’autoriserais la demande de contrôle judiciaire et j’infirmerais la décision du greffier annulant la citoyenneté de l’appelant. À défaut d’autre motif justifiant la révocation de la citoyenneté – et aucun autre n’a été invoqué en l’espèce – l’appelant a droit à la citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté.

B.  Examen de l’équité procédurale

[10]  L’appelant soutient, comme il l’a fait devant le tribunal d’instance inférieure, que le greffier a omis de l’informer du fardeau de la preuve dont il devait s’acquitter et que, de ce fait, il n’a pas été en mesure de présenter des arguments appropriés au greffier. Il allègue que cela constitue un manquement à l’obligation d’équité procédurale.

(1)  La norme de contrôle

[11]  La norme de contrôle devant s’appliquer aux questions liées à l’équité procédurale ne fait pas l’unanimité à la Cour. De fait, un certain nombre d’approches différentes ont été utilisées et continuent de s’appliquer. Celles-ci sont décrites dans l’arrêt Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, aux paragraphes 67 à 72.

[12]  Cette divergence persiste malgré le plus récent arrêt de la Cour suprême sur cette question; voir l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502. Dans cet arrêt, bien que la norme de la décision correcte ait été établie comme étant la norme de contrôle devant s’appliquer (au paragraphe 79), la Cour suprême a en fait appliqué une norme permettant de « faire preuve de déférence » envers le décideur administratif et commandant « une certaine déférence » (au paragraphe 89).

[13]  Il s’ensuit que je ne peux être d’accord avec la Cour fédérale lorsque, dans ses motifs (au paragraphe 15), elle déclare qu’« [i]l est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte ». En effet, même si certains ne sont peut-être pas d’accord, je suis d’avis que le droit n’est pas encore fixé sur ce point, comme l’a indiqué la Cour dans l’arrêt Bergeron, précité.

[14]  Cela étant dit, il est inutile, eu égard aux faits dans cette affaire, tout comme c’était le cas dans l’arrêt Bergeron, de s’étendre davantage sur la norme de contrôle devant s’appliquer aux questions d’équité procédurale ou de résoudre cette question en l’espèce. En effet, même si la norme de contrôle à appliquer était celle de la décision correcte, je ne donnerais pas suite à ce motif de révision, compte tenu des faits en l’espèce.

(2)  Analyse

[15]  L’appelant a reçu une lettre relative à l’équité procédurale l’invitant à présenter ses arguments à la Direction générale du règlement des cas. L’appelant a fait valoir que le défaut de lui communiquer certains documents qui étaient à l’origine de cette lettre constituait un manquement à l’équité procédurale. Il s’est plaint du fait qu’il avait dû lui-même [TRADUCTION] « colliger l’information » à partir de demandes d’information présentées en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C., 1985, ch. A-1. De plus, certains renseignements ne lui ont été communiqués qu’après le prononcé de la décision.

[16]  Je rejette cette prétention. En effet, la lettre relative à l’équité procédurale datée du 18 juillet 2013, qui a été adressée à l’appelant, présentait un résumé détaillé des questions de droit en litige et des faits afférents à ces questions. L’appelant pouvait donc très bien établir les faits à réfuter à partir de cette information.

[17]  Et même si la lettre adressée à l’appelant avait pu contenir plus d’information pour lui permettre de formuler ses observations, je ne donnerais toujours pas suite à la plainte relative à l’équité procédurale. Grâce à ses propres efforts, l’appelant a réussi à se renseigner sur les faits à réfuter et il a été en mesure de présenter des arguments valables. En ce qui concerne les faits de la présente affaire, lorsque la question en litige concerne une question précise de droit qui découle de faits connus – une question d’interprétation de la loi – et que la partie intéressée, l’appelant dans la présente affaire, était totalement apte à examiner cette question, on ne peut conclure qu’il y a eu préjudice. En pareilles circonstances, la décision administrative n’est pas annulée : voir les arrêts Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, 111 D.L.R. (4th) 1 et Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6.

[18]  L’appelant prétend également qu’un des agents de la Direction générale du règlement des cas [TRADUCTION] « a semblé » préjuger des questions en litige et [TRADUCTION] « pourrait avoir continué de traiter » le dossier, malgré la demande de récusation de l’appelant. L’utilisation de guillemets indique que l’appelant admet en toute franchise que les éléments de preuve dans le dossier ne sont pas clairs sur ce point. De plus, la distinction qui existe entre préjuger d’une question et formuler des hypothèses sur les questions en litige avant de tirer une conclusion est ténue. Il est certain que préjuger d’une question, au sens de l’examiner avec un esprit fermé, serait préoccupant. Je ne suis toutefois pas persuadé d’après la preuve que ce seuil a été atteint en l’espèce.

C.  Examen de l’essentiel de la décision

[19]  L’appelant soutient que la décision du greffier de révoquer sa citoyenneté était déraisonnable et qu’elle doit donc être annulée. Il allègue à cet égard que ses parents n’étaient pas des agents « au service au Canada d’un gouvernement étranger » au sens de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. Par conséquent, l’alinéa 3(2)a) ne s’applique pas et la disposition devant s’appliquer en l’espèce est plutôt l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté. Étant né au Canada en 1994, l’appelant a droit à la citoyenneté.

(1)  Norme de contrôle

[20]  Nous devons déterminer si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Si la Cour fédérale n’a pas choisi la bonne norme de contrôle, nous devons appliquer la norme de contrôle appropriée, évaluer la décision du décideur administratif en regard de cette autre norme et, s’il y a lieu, prescrire un recours approprié : arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.

[21]  La question fondamentale en litige, pour le greffier, la Cour fédérale et notre Cour, concerne l’interprétation et l’application de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté.

[22]  La Cour fédérale a conclu (au paragraphe 16) que la norme de contrôle applicable était la norme de la décision correcte, indiquant que « l’interprétation de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté soulève une question de droit d’application générale à l’échelle du Canada et qu’il s’agit d’une pure question d’interprétation des lois ». Elle a ajouté qu’« aucune disposition d’inattaquabilité ne s’applique et [que] le régime législatif ne permet pas de conclure que le greffier possède une plus grande expertise que les tribunaux pour interpréter l’alinéa contesté ».

[23]  Sur ce point, l’appelant est d’accord avec la Cour fédérale et soutient que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision correcte.

[24]  Je ne suis pas d’accord. Nous sommes liés par les arrêts de la Cour suprême du Canada qui portent directement sur ce point.

[25]  Or, la plus récente décision de la Cour suprême sur les questions liées à l’interprétation de la loi, l’arrêt Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, reconnaît que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle devant s’appliquer à l’examen de la décision d’un décideur administratif qui connaît bien la loi, comme c’est le cas en l’espèce pour le greffier de la citoyenneté appelé à interpréter la Loi sur la citoyenneté.

[26]  Sur ce point, les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton East sont venus confirmer un courant jurisprudentiel antérieur.

[27]  Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada avait conclu (au paragraphe 54) que, « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise ».

[28]  Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 34, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont conclu que « sauf situation exceptionnelle [...], il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de “sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie” est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire ».

[29]  Et ce ne sont là que deux arrêts. Il existe de nombreux autres arrêts où la Cour suprême a invoqué la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable pour examiner l’interprétation que des décideurs administratifs avaient faite des dispositions réglementaires.

[30]  On présume également que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui doit s’appliquer lorsqu’un décideur administratif applique une disposition législative aux faits qui lui sont présentés : arrêt Dunsmuir, au paragraphe 53.

[31]  De telles présomptions de raisonnabilité peuvent être réfutées. Cependant, suivant les motifs invoqués par les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton East, cette présomption n’est pas facile à réfuter.

[32]  L’appelant et la Cour fédérale soutiennent tous deux que la Loi sur la citoyenneté ne comprend pas de clause privative. Cependant, il en était également ainsi dans l’affaire Edmonton East et les juges majoritaires ont malgré tout refusé de conclure que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable avait été réfutée.

[33]  Je note également que le législateur a adopté le paragraphe 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, qui dispose que toute demande de contrôle judiciaire est subordonnée à l’autorisation de la cour. L’intimé soutient que l’on pourrait interpréter cette disposition comme voulant indiquer que les décisions du greffier ne doivent pas être examinées à la légère et qu’elles [TRADUCTION] « commandent un certain degré de déférence ». Aux fins de la présente affaire, il suffit de dire que cela tend à renforcer la présomption de déférence.

[34]  Dans une certaine mesure, toutefois, le débat sur la norme de contrôle à appliquer ne revêt pas une grande importance pratique en l’espèce.

[35]  La raisonnabilité appartient à un éventail d’issues acceptables et justifiables ou à une marge d’appréciation : voir les arrêts Dunsmuir, au paragraphe 47, et McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 38. La Cour suprême a à maintes reprises indiqué que la raisonnabilité est une norme qui « s’adapte au contexte » et qui « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents » : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, au paragraphe 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59 et, plus récemment, Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, au paragraphe 22. C’est ce qui explique que certains décideurs administratifs disposent d’une très large gamme d’issues possibles ou d’une grande marge d’appréciation, alors que les issues possibles ou la marge d’appréciation qui s’offrent à d’autres sont plus restreintes : il suffit par exemple de comparer des arrêts tels que Wilson, précité, à Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616.

[36]  Selon la jurisprudence de la Cour, lorsque la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle à appliquer et que, comme en l’espèce, les intérêts de la personne en cause sont grands (et ont une incidence sur l’importance que la cour doit accorder à la primauté du droit), la Cour peut appliquer la norme de la décision raisonnable d’une manière plus rigoureuse : voir, par exemple, les arrêts Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, au paragraphe 92, Attaran c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 37, 467 N.R. 335, au paragraphe 49, et Walchuk c. Canada (Justice), 2015 CAF 85, au paragraphe 33.

[37]  En ce qui a trait aux questions liées à l’interprétation des lois dans le contexte de l’immigration, la Cour suprême a elle aussi fait récemment une application rigoureuse de la norme de la décision raisonnable. Comme on pouvait s’y attendre, en raison de la présomption de raisonnabilité, la Cour suprême choisit la norme de la décision raisonnable comme norme de contrôle, mais elle évalue l’interprétation que le décideur administratif fait de la disposition de la loi d’une manière rigoureuse qui, parfois, peut laisser croire qu’il s’agit de la norme de la décision correcte : voir, par exemple, les arrêts Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704, Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431 et Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678. De fait, il y a longtemps que la Cour suprême a accordé à un décideur une grande marge d’appréciation pour des questions liées à l’interprétation de lois dans le contexte de l’immigration.

[38]  Le fait que nous possédions peu d’information expliquant le raisonnement du greffier est un autre facteur qui, en l’espèce, a pour effet de réduire l’importance pratique de la norme de contrôle. Le greffier n’a formulé aucune observation concernant la question fondamentale de l’interprétation de la loi dont nous sommes saisis.

[39]  Nous pouvons seulement présumer que le greffier s’est basé sur le rapport de l’analyste qui lui a été remis. Cependant, comme nous le verrons, ce rapport ne contient qu’un bref paragraphe, par ailleurs très restreint, sur la question de l’interprétation de la loi. En pareilles circonstances, il est difficile d’accorder une grande déférence à la décision, car nous ne pouvons avoir la certitude qu’un examen adéquat a été fait de la question de l’interprétation de la loi. Il est arrivé parfois que nous ayons annulé une décision administrative parce que nous ne pouvions procéder à une analyse de la raisonnabilité ou que nous craignions que le processus de décision administrative ait été à l’abri d’une révision : voir, par exemple, les arrêts Edw. Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766 et Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143; voir également la discussion plus exhaustive sur ce point dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128.

(2)  Analyse

(a)  Introduction

[40]  Malgré ce qui précède et même en accordant au greffier une certaine latitude en vertu de la norme de la décision raisonnable, je considère que le résultat auquel est parvenu le greffier en regard de ces faits, à savoir que les parents de l’appelant étaient « au service au Canada d’un gouvernement étranger » au sens de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté, n’appartient pas aux décisions acceptables ou justifiables et n’est donc pas raisonnable au sens du paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité.

[41]  Il est bien établi que les dispositions législatives doivent être interprétées en tenant compte de leur libellé, contexte et objet : arrêts Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 154 D.L.R. (4th) 193 et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559.

[42]  L’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, qui s’applique à tous – tribunaux comme décideurs administratifs – souligne l’importance de prendre en compte l’objet des dispositions législatives. Cet article dispose que toute disposition législative « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[43]  Tout aussi important, comme nous le verrons, est le contexte de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté : son origine législative, les autres alinéas du paragraphe 3(2) qui en précisent le sens, ainsi que les principes du droit international qui s’y rapportent.

[44]  Même si l’on admet que le greffier a tenu compte de la question de l’interprétation de la loi et a fait sien le raisonnement énoncé dans le rapport de l’analyste, son interprétation de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté ne peut résister à l’examen lorsqu’on prend en compte l’objet et le contexte de cet alinéa. À l’exception d’un bref résumé – textuel seulement – de l’origine législative, l’objet et le contexte de l’alinéa 3(2)a) n’ont pas du tout été pris en compte. Il est notamment frappant de voir que le rapport de l’analyste ne fait aucun renvoi aux autres alinéas du paragraphe 3(2) ni n’en fait aucune analyse. De fait, la presque totalité de l’analyse — par surcroît textuelle seulement — se résume à un seul paragraphe du rapport de l’analyste (dossier d’appel, page 30). L’utilisation d’une approche aussi superficielle et incomplète pour l’interprétation des lois dans une affaire comme la présente n’est ni acceptable ni justifiable au regard des faits et du droit : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

[45]  Comme je vais le démontrer, l’objet de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté est d’harmoniser le droit canadien avec le droit international et d’autres lois intérieures, dont la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, L.C. 1991, ch. 41. L’objectif était de s’assurer que l’alinéa 3(2)a) – qui interdit aux enfants nés au Canada de parents au service d’un gouvernement étranger d’obtenir la citoyenneté canadienne – ne s’applique qu’aux personnes qui jouissent de privilèges diplomatiques et d’immunités de juridiction civile et/ou pénale. Selon cette interprétation, les personnes « au service au Canada d’un gouvernement étranger » n’incluent que celles qui bénéficient des privilèges et immunités diplomatiques conférés par la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, Recueil des traités des Nations Unies, vol. 500, p. 241.

[46]  Cet objet est logique et cohérent. Les citoyens du Canada ont des obligations envers le Canada. Ils sont assujettis à toutes les lois du Canada. Selon cette interprétation, un enfant né de parents assujettis aux lois canadiennes est un enfant né au Canada qui, en vertu des lois sur la citoyenneté canadienne et, donc, de l’alinéa 3(1)a), devient citoyen canadien au moment de sa naissance au pays.

[47]  Les personnes qui jouissent de privilèges et d’immunités diplomatiques n’ont pas d’obligations envers le Canada et ne sont pas assujetties aux lois canadiennes. À ce titre, ces personnes et leurs enfants ne peuvent obtenir la citoyenneté.

[48]  À cet égard, je suis d’accord avec l’observation suivante de la Cour fédérale dans la décision Al-Ghamdi c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2007 CF 559, 314 F.T.R. 1, au paragraphe 63, et j’y souscris :

C’est précisément en raison de la vaste gamme de privilèges dont jouissent les diplomates et leur famille, privilèges qui sont de par leur nature même incompatibles avec les obligations de la citoyenneté, qu’une personne qui jouit du statut diplomatique ne peut acquérir la citoyenneté.

À mon avis, seules les personnes qui jouissent de privilèges et d’immunités diplomatiques sont visées par l’exception prévue à l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté pour les personnes « au service au Canada d’un gouvernement étranger ».

(b)  La décision administrative plus en détail

[49]  Le greffier n’a pas présenté de motifs importants. Cependant, conformément à l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, nous pouvons examiner le dossier pour tenter d’en dégager les motifs. En l’espèce, il est raisonnable de conclure que les motifs du greffier se trouvent dans le rapport de l’analyste que le greffier a reçu.

[50]  Dans ce rapport, l’analyste a conclu que, pour que l’alinéa 3(2)a) s’applique, il n’est pas nécessaire que le travailleur étranger au Canada bénéficie de privilèges et d’immunités. Il est parvenu à cette conclusion en ne faisant qu’un bref examen d’une modification qui semblait restreindre le libellé de l’alinéa :

[TRADUCTION]

L’itération précédente de l’exception au droit à la citoyenneté canadienne pour les personnes nées au Canada, selon la Loi sur la citoyenneté canadienne de 1947, est plus restreinte que celle figurant au paragraphe 3(2) de l’actuelle Loi sur la citoyenneté, car les dispositions antérieures liaient les termes « représentant » et « au service de » à une accréditation officielle et/ou reconnue ou, plus directement, à une mission diplomatique. Le libellé du paragraphe 3(2) de la Loi sur la citoyenneté établit toutefois une distinction entre l’« agent diplomatique ou consulaire » et la personne « au service au Canada d’un gouvernement étranger ».

[51]  L’analyste a examiné la définition d’« agent diplomatique ou consulaire » figurant à l’article 35 de la Loi d’interprétation « Sont compris parmi les agents diplomatiques ou consulaires les ambassadeurs, envoyés, ministres, chargés d’affaires, conseillers, secrétaires, attachés, les consuls généraux, consuls, vice-consuls et leurs suppléants, les suppléants des agents consulaires, les hauts-commissaires et délégués permanents et leurs suppléants » — et a conclu que cette définition devait différer de celle d’une personne « au service au Canada d’un gouvernement étranger ».

[52]  Cependant, l’analyse textuelle et logique n’appuie pas nécessairement une telle conclusion. De fait, de nombreuses personnes qui occupent les fonctions précitées sont « au service au Canada d’un gouvernement étranger », au sens où c’est un gouvernement étranger qui les emploie. Et, comme on peut en déduire des mots « Sont compris » figurant dans la définition d’« agent diplomatique ou consulaire », cette définition n’est pas exhaustive.

(c)  Les motifs de la Cour fédérale

[53]  La Cour fédérale a conclu que la définition de personne « au service au Canada d’un gouvernement étranger » s’appliquait à tous ces employés, sans égard à leur statut diplomatique ou consulaire, indiquant que conclure autrement aurait pour effet de rendre l’alinéa 3(2)a) vide de sens.

[54]  À mon avis, pareille interprétation laisse croire qu’une personne au service au Canada d’un gouvernement étranger, qui a le statut diplomatique ou consulaire, ne peut être qu’un agent diplomatique ou consulaire. Autrement dit, la Cour fédérale a présumé qu’il n’y avait aucune différence entre les personnes au service au Canada d’un gouvernement étranger qui bénéficient de privilèges et d’immunités diplomatiques et celles qui ont le statut diplomatique ou consulaire.

[55]  Or, tel n’est pas le cas. En effet, il peut y avoir au Canada des personnes qui sont au service d’un gouvernement étranger et qui jouissent de privilèges ou d’immunités, sans pour autant être des agents diplomatiques ou consulaires : voir la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, articles 3 et 4 et annexe II, articles 1, 41, 43, 49 et 53.

(d)  Analyse plus approfondie de la Loi sur la citoyenneté

[56]  Je suis d’avis qu’il ne suffit pas à une personne d’être au service au Canada d’un gouvernement étranger pour justifier l’application de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté; c’est plutôt l’autre élément concernant l’immunité diplomatique qui commande l’application de cet alinéa. Le libellé appuie cette interprétation.

[57]  Le paragraphe 3(2) reflète les dispositions de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales et de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques; voir, par exemple, les similitudes entre le libellé de l’article 1 de la Convention et du paragraphe 3(2) de la Loi sur la citoyenneté. Ainsi, la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales et la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques prévoient toutes deux, entre autres, l’immunité de juridiction civile et pénale pour les agents consulaires qui s’acquittent de leurs responsabilités au Canada. La similitude entre ces deux textes et le libellé du paragraphe 3(2) de la Loi sur la citoyenneté témoignent clairement du lien qui existe entre les deux – et montre que l’immunité diplomatique revêt de l’importance.

[58]  Selon la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, l’agent consulaire doit protéger dans l’État accréditaire (en l’espèce, le Canada) les intérêts de l’État accréditant (étranger) et de ses ressortissants, dans les limites admises par le droit international. On y définit le fonctionnaire consulaire comme une personne chargée en cette qualité de l’exercice de fonctions consulaires et l’agent diplomatique comme un membre du personnel diplomatique de la mission. Les personnes qui ne sont pas associées à la mission ne sont pas considérées comme faisant partie du personnel diplomatique; elles ne sont donc pas visées par la Convention ni, de ce fait, par la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales. L’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté ne peut s’appliquer aux parents de l’appelant qui, comme nous le verrons, ne jouissent en aucune façon de l’immunité diplomatique.

[59]  Il est bien établi que le paragraphe 3(2), y compris l’alinéa 3(2)a), devrait être interprété conformément aux principes pertinents du droit international coutumier et conventionnel, soit, en l’espèce, conformément aux articles de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques qui ont été intégrées au droit canadien : Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, article 3; arrêts R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, aux paragraphes 35 à 39, et B010, précité, au paragraphe 47, surtout lorsque la disposition à interpréter a été adoptée dans le but de mettre en œuvre des principes internationaux ou dans le contexte de ces principes : arrêt National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, à la page 1371.

[60]  Les articles de la Convention de Vienne déterminent quels agents d’un gouvernement étranger jouissent du statut diplomatique et de l’immunité de juridiction civile et pénale. En vertu de ces dispositions, certains employés d’un gouvernement étranger peuvent bénéficier d’une immunité.

[61]  Il convient également de prendre en compte le contexte de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. Cet alinéa s’inscrit dans le paragraphe 3(2) et, dans une certaine mesure, les autres alinéas de ce paragraphe en précisent le sens. Un passage de l’alinéa 3(2)c) revêt une importance particulière en l’espèce. Le paragraphe 3(2), dans son intégralité, se lit comme suit :

(2) L’alinéa (1)a) ne s’applique pas à la personne dont, au moment de la naissance, les parents n’avaient qualité ni de citoyens ni de résidents permanents et dont le père ou la mère était :

(2) Paragraph (1)(a) does not apply to a person if, at the time of his birth, neither of his parents was a citizen or lawfully admitted to Canada for permanent residence and either of his parents was

a) agent diplomatique ou consulaire, représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger;

(a) a diplomatic or consular officer or other representative or employee in Canada of a foreign government;

b) au service d’une personne mentionnée à l’alinéa a);

(b) an employee in the service of a person referred to in paragraph (a); or

c) fonctionnaire ou au service, au Canada, d’une organisation internationale — notamment d’une institution spécialisée des Nations Unies — bénéficiant sous le régime d’une loi fédérale de privilèges et immunités diplomatiques que le ministre des Affaires étrangères certifie être équivalents à ceux dont jouissent les personnes visées à l’alinéa a). [Non souligné dans l’original.]

(c) an officer or employee in Canada of a specialized agency of the United Nations or an officer or employee in Canada of any other international organization to whom there are granted, by or under any Act of Parliament, diplomatic privileges and immunities certified by the Minister of Foreign Affairs to be equivalent to those granted to a person or persons referred to in paragraph (a). [emphasis added]

[62]  Les passages soulignés laissent croire que les personnes auxquelles renvoie l’alinéa 3(2)a) bénéficient de « privilèges et immunités diplomatiques ». Cet alinéa ne vise donc que les personnes « au service au Canada d’un gouvernement étranger » qui jouissent de « privilèges et immunités diplomatiques ».

[63]  L’origine législative de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté fait aussi partie du contexte.

[64]  En 1946, toute personne née au Canada avait droit à la citoyenneté canadienne. Aucune exception n’était prévue pour les enfants de diplomates ou de quelque autre catégorie. Voir la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1946, ch. 15.

[65]  La Loi a été modifiée en 1950. Le paragraphe 5(2) de la loi modifiée prévoyait que, si une personne était née au Canada et que le « parent responsable » de cette personne était :

  « un étranger » et non un résident permanent;

  « un agent diplomatique ou consulaire étranger ou un représentant d’un gouvernement étranger accrédité auprès de Sa Majesté », « un employé d’un gouvernement étranger, attaché à une mission diplomatique ou à un consulat au Canada, ou au service d’une telle mission ou d’un tel consulat », ou « un employé au service » d’ « un agent diplomatique ou consulaire étranger »,

alors cette personne n’avait pas droit à la citoyenneté canadienne du fait de sa naissance au Canada : Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1950, ch. 29, article 2.

[66]  La nouvelle Loi sur la citoyenneté est entrée en vigueur en 1976; aucune modification n’a été apportée depuis aux articles visés en l’espèce. Dans cette nouvelle version de la Loi sur la citoyenneté, la notion d’« employé d’un gouvernement étranger, attaché à une mission diplomatique ou à un consulat au Canada, ou au service d’une telle mission ou d’un tel consulat » a été supprimée de l’ancien paragraphe 5(2) et intégrée dans le nouvel alinéa 3(2)a) : Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108, paragraphe 3(2). Cette loi excluait également du droit à la citoyenneté canadienne les enfants nés au Canada d’un fonctionnaire d’une organisation internationale « auquel une loi [...] reconnaît des privilèges et immunités diplomatiques dont l’équivalence avec ceux [...] accordés aux » « agent[s] diplomatique[s] ou consulaire[s] ou [...] autre[s] représentant[s] ou employé[s] au Canada d’un gouvernement étranger ». Cette exception apparaît à l’alinéa 3(2)c) de la version actuelle de la Loi sur la citoyenneté.

[67]  L’analyste a accordé de l’importance à la distinction entre la personne « au service au Canada d’un gouvernement étranger » dans le nouveau libellé du paragraphe 3(2) et celle « attaché[e] à une mission diplomatique ou à un consulat au Canada, ou au service d’une telle mission ou d’un tel consulat ». Une telle interprétation était toutefois erronée; en omettant d’examiner l’objet et le contexte de la disposition, le greffier a mal compris l’interdépendance entre les divers alinéas du paragraphe 3(2). Si l’« agent diplomatique ou consulaire, représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger » incluait déjà la notion d’employé d’un gouvernement étranger bénéficiant de l’immunité, les modifications apportées aux alinéas 3(2)a) et 3(2)b) n’ont fait que clarifier l’intention du législateur et supprimer une redondance. Il importe également de souligner l’alinéa 3(2)c) qui a été introduit dans la Loi de 1976. Comme nous l’avons vu, cet alinéa vient préciser le sens de l’alinéa 3(2)a) : les employés visés par cet alinéa ne pouvant être que ceux qui jouissent de privilèges et d’immunités diplomatiques.

[68]  Selon un ministre ayant commenté la modification apportée en 1976, le législateur ne voulait pas que les personnes au service de grandes sociétés étrangères soient assujetties aux mêmes règles que les diplomates ou les personnes au service d’organisations internationales comme les Nations Unies qui, elles, jouissent de l’immunité : J. Hugh Faulkner, Secrétaire d’État du Canada, le 24 février 1976, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la radiodiffusion, des films et de l’assistance aux arts. Cet objet est compatible avec l’objet initial du texte législatif qui était d’exclure du droit à la citoyenneté toutes les personnes, y compris celles au service de gouvernements étrangers, qui bénéficiaient de l’immunité diplomatique.

[69]  Un autre élément important du contexte est un principe du droit international coutumier, le principe du droit du sol (jus soli), qui sert de toile de fond à l’article 3 de la Loi sur la citoyenneté. En vertu du droit international, le principe du droit du sol accorde la nationalité ou la citoyenneté à quiconque naît sur le territoire d’une nation : professeur Ian Brownlie, Principles of Public International Law, 5éd. (Oxford: Clarendon Press, 1998), aux pages 391 à 393. L’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté traduit ce principe, mais l’alinéa 3(2)a) y déroge. Comme l’alinéa 3(2)a) supprime des droits qui autrement découleraient d’une interprétation large et libérale, il convient d’en faire une interprétation restrictive : arrêt Brossard c. Québec, [1988] 2 R.C.S 279, 53 D.L.R. (4th) 609, au paragraphe 56. Selon cette interprétation plus restrictive, ce ne sont pas tous les employés au service d’un gouvernement étranger qui sont visés par l’alinéa 3(2)a), mais seulement ceux qui jouissent de l’immunité diplomatique.

[70]  Dans son ouvrage Principles of Public International Law, précité, le professeur Brownlie confirme, en parlant du principe du droit du sol, que les enfants nés dans un État étranger de parents jouissant de l’immunité diplomatique n’acquièrent pas la nationalité de cet État. À mon avis, c’est ce principe que traduit l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. L’analyse du professeur Brownlie sur cette question se trouve aux pages 389 et 390 de son ouvrage (les notes en bas de page sont indiquées entre crochets) :

[TRADUCTION]

Selon une règle qui jouit d’une très grande autorité, les enfants nés de personnes bénéficiant de l’immunité diplomatique ne sont pas considérés comme des ressortissants du fait de leur naissance dans l’État auprès duquel l’agent diplomatique est accrédité. Treize États se sont prévalus de cette exception lors des travaux préliminaires de la Conférence de La Haye pour la codification du droit international. Dans un commentaire [26 A.J. (1929), Spec. Suppl., p. 27] concernant l’article pertinent de l’énoncé de Harvard sur les privilèges et immunités diplomatiques, on y lit : [TRADUCTION] « Cet article est censé consacrer un principe établi de droit international ». Cette règle est largement corroborée par les lois des États [voir United Nations Legislative Series, Laws Concerning Nationality (1954), supplément, vol. 1959] et l’opinion d’experts [Cordova, Yrbk. ILC (1953), ii 166, à la page 176 (article III); Guggenheim, i. 317]. Selon l’article 12 de la Convention concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité de 1930, « Les dispositions légales relatives à l’attribution de la nationalité d’un État en raison de la naissance sur son territoire ne s’appliquent pas de plein droit aux enfants dont les parents jouissent des immunités diplomatiques dans le pays de la naissance ».

En 1961, la Conférence des Nations Unies sur les relations et immunités diplomatiques a adopté le Protocole de signature facultative concernant l’acquisition de la nationalité [18 avril; Recueil des Traités des Nations Unies, vol. 500, p. 223], dont l’article II énonce ce qui suit : « Les membres de la mission qui n’ont pas la nationalité de l’État accréditaire et les membres de leur famille qui font partie de leur ménage n’acquièrent pas la nationalité de cet État par le seul effet de sa législation ». Dans quelques cas, le texte législatif [la Loi sur la citoyenneté canadienne de 1946, dans sa version modifiée, paragraphe 5(2)…] et d’autres prescriptions […] ont exclu l’application du principe du droit du sol aux enfants de personnes exerçant des fonctions officielles pour le compte d’un gouvernement étranger...

[71]  Dans le passage précité, le professeur Brownlie cite la première version de la Loi sur la citoyenneté du Canada qui donne forme au principe selon lequel le droit du sol ne s’applique pas aux enfants de personnes qui exercent des fonctions officielles pour le compte d’un gouvernement étranger et qui jouissent d’immunités. Est-il envisageable de croire que, depuis 1946, le Canada se soit écarté de ce principe du droit international du fait des modifications qui ont été apportées à la Loi sur la citoyenneté? Je ne le crois pas. Encore une fois, il convient, dans la mesure du possible, d’interpréter les lois canadiennes conformément au droit international : voir la jurisprudence mentionnée au paragraphe 59 des présents motifs.

[72]  L’interprétation de l’alinéa 3(2)a) que préconise l’appelant, et que j’ai énoncée précédemment, est conforme au droit international et, dans les circonstances en l’espèce, est la seule interprétation raisonnable qui s’offrait au greffier.

[73]  L’intimé soutient que [TRADUCTION] « ce sont les liens intimes avec le gouvernement étranger au Canada qui justifient l’application de cette disposition ». L’intimé va plus loin, alléguant qu’en vertu de l’alinéa 3(2)a) l’enfant d’un ressortissant étranger qui était au Canada pour représenter les [TRADUCTION] « intérêts de son propre gouvernement » n’a pas droit à la citoyenneté. Et cette règle s’applique également aux enfants d’espions étrangers. Accorder la citoyenneté canadienne aux enfants de personnes de ce type serait [TRADUCTION] « incompatible avec les obligations et les responsabilités inhérentes à la citoyenneté canadienne ». Voir le mémoire des faits et du droit de l’intimé, aux paragraphes 72 à 76.

[74]  Il me semble que l’intimé attribue à l’alinéa 3(2)a) une portée qui n’est corroborée ni par le libellé, ni par le contexte ou l’objet. L’interprétation qu’en fait l’intimé ne peut expliquer pourquoi le libellé du paragraphe 3(2) de la Loi sur la citoyenneté reprend de nombreux passages que la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques utilise dans le contexte de l’immunité diplomatique. Pas plus qu’elle ne tient compte de l’origine législative de ce paragraphe. Selon l’intimé, le fait que cette disposition prévoit la prise en compte des « intérêts » du ressortissant étranger confère à l’analyse un élément qualitatif, ce type même d’élément que le législateur cherche à éviter lorsqu’il définit qui a droit, et n’a pas droit, à la citoyenneté. (En ce qui concerne la nécessité, dans certains contextes, d’interpréter la loi en regard de critères nettement définis, voir, par exemple, l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., Inc., 2011 CAF 364, 430 N.R. 74, au paragraphe 27.) À mon avis, il faudrait un texte législatif beaucoup plus exhaustif et précis pour me convaincre que l’intention du législateur était d’exclure du droit à la citoyenneté un enfant d’un ressortissant étranger qui était au Canada pour représenter les [TRADUCTION] « intérêts de son propre gouvernement ».

(e)  Application aux faits de l’espèce

[75]  Les motifs invoqués par la Cour fédérale (aux paragraphes 4 et 5) exposent les faits au sujet des parents de l’appelant sur lesquels le greffier s’est basé pour appliquer l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté et annuler la citoyenneté canadienne de l’appelant.

...Ces derniers ont fait l’objet d’un chef d’accusation [aux États-Unis] de complot en vue d’agir en tant que représentants non accrédités d’un gouvernement étranger et de deux chefs d’accusation de complots en vue de commettre des infractions de recyclage des produits de la criminalité.

Les accusations ont été portées dans le cadre des opérations connues sous le nom du programme des « illégaux » aux États-Unis.  Il s’agit d’un programme subversif où les ressortissants étrangers, avec l’aide de leur gouvernement, vivent sous des identités d’emprunt aux États-Unis tout en réalisant des missions clandestines pour le compte des services des renseignements extérieurs à titre «d’agent dormant». Après avoir suivi une formation approfondie dans leur propre pays, dans ce cas-ci la Russie, ces agents tentent d’effacer tous les liens entre leur identité d’emprunt et leur identité véritable. Ces agents mènent des vies en apparence légitimes, qu’on appelle des « légendes », tout en suivant les directives des services de renseignements extérieurs de la Russie (SVR). Selon les dossiers d’inculpation, les parents de M. Vavilov faisaient partie de ce programme depuis le début des années 90 et recueillaient des renseignements pour le compte des SVR qui rémunéraient leurs services. Le 8 juillet 2010, les parents de M. Vavilov ont plaidé coupables aux accusations de complot.  Le jour suivant, ils sont retournés en Russie dans le cadre d’un échange d’espions.

[76]  Ces faits à eux seuls montrent bien que les parents de l’appelant n’ont jamais bénéficié de quelque immunité contre les poursuites pénales. Ils ont été accusés d’infractions criminelles aux États-Unis et leur statut était le même au Canada.

[77]  Dans son rapport sur lequel s’est basé le greffier, l’analyste a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Selon la prépondérance des probabilités, il est allégué que [les parents de l’appelant] ont été détachés au Canada, un « pays d’accueil », expressément pour usurper l’identité de Canadiens et y établir leurs propres légendes canadiennes avant de déménager aux États-Unis, le « pays cible », en tant que Canadiens.

[78]  Pendant leur séjour au Canada, les parents de l’appelant n’ont jamais bénéficié de l’immunité de juridiction civile ou pénale. L’analyste a également conclu que les parents n’avaient jamais bénéficié de quelque forme ou niveau de statut diplomatique ou consulaire, précisant que les agents du SVR (le service des renseignements extérieurs de la Russie), ce qu’étaient les parents de l’appelant, ne bénéficient pas de privilèges diplomatiques ou consulaires parce qu’une association aussi directe et manifeste avec les autorités russes mettrait en péril leur capacité de créer des légendes « non russes » convaincantes.

[79]  Eu égard à ces faits non contestés et à l’interprétation précitée de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté — la seule interprétation raisonnable et compatible avec le libellé, le contexte et l’objet de cette disposition —, la révocation de la citoyenneté de l’appelant ne peut être justifiée.

[80]  Avant de conclure, j’aimerais examiner un motif invoqué par la Cour fédérale pour confirmer le caractère raisonnable de la décision du greffier. La Cour fédérale a déclaré ce qui suit (au paragraphe 25) :

À mon avis, le greffier a correctement conclu que ce scénario est visé par l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. Arriver à une autre conclusion donnerait lieu à un résultat absurde : les enfants d’un diplomate étranger qui travaille dans une ambassade et mène des opérations d’espionnage ne seraient pas citoyens canadiens de naissance, alors que les enfants de personnes qui sont entrées illégalement au Canada pour accomplir des opérations similaires le seraient. L’application appropriée des principes d’interprétation des lois ne devrait pas donner lieu à des résultats absurdes. (Voir : [Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 2éd., (Irwin Law Inc. 2007)], à la page 209).

[81]  L’absurdité en l’espèce semble toutefois découler de la propre évaluation que la Cour fédérale a faite de la politique : les espions sont des espions et leurs enfants ne devraient pas obtenir la citoyenneté canadienne.

[82]  Si l’on approfondit notre propre évaluation du principe, il est probable que l’on pourrait tout aussi en conclure que, sans une prescription claire de la loi, les enfants ne devraient pas être punis pour les fautes de leurs parents. De plus, le dossier de preuve abonde en éléments de preuve indiquant que l’appelant ne savait rien de la vie secrète de ses parents et montrant à quel point il se considère comme un Canadien.

[83]  Cependant, à moins d’une règle de common law, d’une loi ou d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi rendant ces questions pertinentes au plan juridique, les cours de révision ne doivent pas en tenir compte. Les cours de révision doivent s’en tenir au dossier de preuve, aux lois et à la jurisprudence ayant une incidence sur la question en litige, à l’interprétation des règles de droit et aux normes constitutionnelles – sans tenir compte de quelque opinion distincte ne découlant pas de ces considérations.

[84]  Nous avons tous nos propres opinions. Cependant, le contrôle judiciaire consiste à appliquer des normes juridiques, et non à faire valoir notre propre opinion sur ce qui pourrait ou non nous sembler absurde : arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 472 N.R. 171, aux paragraphes 38 et 39. Le principe d’interprétation visant à faire échec à l’absurdité s’applique aux interprétations qui vont à l’encontre des positions du législateur ou, en termes simples, « de l’intention du législateur » – et non de notre propre interprétation du bien et du mal.

[85]  En l’espèce, le texte législatif, par son libellé, son contenu et son objet, détermine dans une très large mesure l’issue du présent contrôle judiciaire. Il est loisible au législateur de modifier cette loi si son interprétation ne donne pas lieu à la mise en œuvre des politiques qu’il considère comme appropriées.

D.  Questions en litige

[86]  La citoyenneté de l’appelant a été annulée en vertu du paragraphe 26(3) du Règlement sur la citoyenneté. La révision, par la Cour fédérale, d’une décision ayant annulé la citoyenneté est subordonnée à l’autorisation par la Cour de la demande de contrôle judiciaire : voir l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté. On ne peut faire appel de la décision de la Cour fédérale auprès de notre Cour que si la Cour fédérale, en application de l’alinéa 22.2d) de la Loi sur la citoyenneté, juge que l’affaire soulève une question grave de portée générale.

[87]  La Cour fédérale a énoncé deux questions graves de portée générale dont est saisie notre Cour.

[88]  La première question formulée par la Cour fédérale concerne la norme de contrôle. À mon avis, toutefois, il ne s’agit pas d’une question grave de portée générale au sens de l’alinéa 22.2d). Cette question, à elle seule, ne serait pas suffisante pour permettre à l’appelant d’interjeter appel auprès de la Cour. Il doit y avoir une question grave de portée générale ayant trait à une question de fond ou à une question de procédure liée à la Loi sur la citoyenneté proprement dite ou aux instances en découlant.

[89]  La deuxième question, en revanche, est appropriée et ne requiert qu’une modeste reformulation.

E.  Règlement proposé

[90]  Voici quel devrait être le libellé de la question et la réponse que je propose :

Question : La mention « représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger », qui figure à l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté, se limite-t-elle aux ressortissants étrangers [qui répondent à cette définition] qui bénéficient [également] de privilèges et d’immunités diplomatiques?

Réponse : Oui.

[91]  Par conséquent, pour les motifs précités, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement rendu par la Cour fédérale dans le dossier T-1976-14, j’autoriserais la demande de contrôle judiciaire et j’infirmerais la décision du greffier d’annuler la citoyenneté de l’appelant.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »


LA JUGE GLEASON (Motifs dissidents)

[92]  J’ai lu les motifs de mon collègue, le juge Stratas, et je conviens que, quelle que soit la norme de contrôle devant s’appliquer, il n’y a eu en l’espèce aucun manquement à l’équité procédurale, car la lettre relative à l’équité procédurale a fourni à l’appelant suffisamment de renseignements. Je suis également d’avis que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique à l’examen de la décision du greffier. Cependant, en toute déférence, je ne suis pas d’accord avec l’analyse que mon collègue a faite du caractère raisonnable de cette décision, et je rejetterais donc le présent appel et répondrais à la question certifiée par la négative.

[93]  À mon avis, l’éventail des décisions raisonnables possibles dans une affaire dépend de la nature de la question qui a été examinée par le décideur administratif dont la décision fait l’objet du contrôle, et non de la nature du tribunal. Par conséquent, le fait que le greffier agisse en vertu de la Loi sur la citoyenneté ne signifie pas que sa décision, de ce seul fait, appelle un degré de déférence moindre que celui qui serait normalement justifié par la norme de la décision raisonnable. La marge d’appréciation de sa décision dépend plutôt de la nature de la question dont a été saisi le greffier, étant donné l’enseignement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir qui commande l’adoption d’une démarche unifiée pour le contrôle judiciaire de toutes les décisions administratives.

[94]  Les questions qui sont de nature polycentrique ou qui font appel à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur permettent souvent plus d’une réponse raisonnable et pourraient donc permettre plusieurs décisions raisonnables différentes : voir l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, et l’arrêt McLean, aux paragraphes 38 à 41. La décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khosa nous donne un exemple d’une situation où la Cour suprême du Canada a accordé une grande déférence au pouvoir discrétionnaire d’un décideur dans le contexte de l’immigration.

[95]  Lorsque la question examinée par le décideur administratif fait appel à l’interprétation d’une loi, le libellé, le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les motifs (le cas échéant) invoqués par le décideur administratif sont des facteurs pertinents à prendre en compte pour évaluer le caractère raisonnable de l’interprétation faite par le décideur de la disposition de sa loi constitutive : voir, par exemple, l’arrêt McLean, aux paragraphes 42 à 70, l’arrêt Edmonton East, aux paragraphes 41 à 61 et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, aux paragraphes 53 à 102, 396 D.L.R. (4th) 527.

[96]  Si le libellé de la disposition en question permet plus d’une interprétation rationnelle, et que le contexte et l’objet de la disposition ne privilégient pas clairement une interprétation en particulier, je crois que le choix du décideur administratif commande la déférence. Conclure autrement consisterait à mener un examen en regard de la norme de la décision correcte, car en pareilles circonstances la cour de révision substitue son opinion à celle du tribunal en raison d’une divergence quant à l’interprétation appropriée de la disposition en question, et ce, même si l’interprétation du décideur administratif se justifie comme étant une interprétation textuelle rationnelle qui n’est pas nécessairement contredite par le contexte ou l’objet de la disposition.

[97]  D’autres considérations pourraient également influer sur le caractère raisonnable de l’interprétation du décideur administratif. Par exemple, la décision du décideur pourrait être jugée déraisonnable si elle ne suit pas un courant jurisprudentiel bien établi sur un point : arrêts Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127, au paragraphe 15, 484 N.R. 10, Compagnie de Chemin de Fer Canadien Pacifique c. Canada (Transport, Infrastructure et Communautés), 2015 CAF 1, au paragraphe 59, 466 N.R. 132, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, au paragraphe 70 (disponible sur CanLII). Les arrêts Wilson et Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458 offrent des illustrations de ce principe.

[98]  En l’espèce, je crois que le libellé de l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté permet au moins deux interprétations rationnelles : soit le terme « au service de » doit être interprété au sens littéral et inclure tous les employés au service d’un gouvernement étranger qui ont des enfants nés au Canada, soit, inversement, comme le fait valoir l’appelant, il n’inclut que les employés au service d’un gouvernement étranger qui bénéficient de l’immunité diplomatique et qui ont des enfants pendant leur séjour au Canada. De solides motifs militent en faveur de la première interprétation, car l’interprétation préconisée par l’appelant exige du lecteur qu’il voit dans le libellé de la disposition législative des mots qui ont été abrogés par le législateur en 1976, lorsqu’il a supprimé la mention « attaché à une mission diplomatique ou à un consulat au Canada, ou au service d’une telle mission ou d’un tel consulat » de la disposition décrivant les employés visés. Compte tenu des facteurs contextuels qui encadrent la disposition, je crois qu’il est raisonnable d’interpréter cette modification comme étant une modification de fond instructive, contrairement à ce que prétend l’appelant.

[99]  Plus précisément, je ne considère pas que le contexte ou l’objet de la disposition appelle nécessairement l’interprétation préconisée par l’appelant. Les commentaires formulés par l’ancien secrétaire d’État du Canada J. Hugh Faulkner en 1976, lors de l’adoption de l’alinéa 3(2)c), ne permettent pas de trancher la question, car ils portent sur une disposition différente et on pourrait raisonnablement conclure que les différences entre le libellé des alinéas 3(2)c) et 3(2)a) de la Loi appuient en fait l’interprétation du greffier.

[100]  Alors que l’alinéa 3(2)a) ne prévoit aucune exigence précise quant à l’immunité diplomatique, l’alinéa 3(2)c) vise précisément les personnes au service d’une organisation internationale « bénéficiant […] de privilèges et immunités diplomatiques que le ministère des Affaires étrangères certifie être équivalents à ceux dont jouissent les personnes visées à l’alinéa a) ». L’absence d’une telle exigence à l’alinéa a) permet de conclure que cet alinéa inclut à la fois les personnes au service d’une organisation internationale qui bénéficient de l’immunité diplomatique et celles qui n’en bénéficient pas. L’ajout de la mention « équivalents à ceux dont jouissent les personnes visées à l’alinéa a) », à la fin de l’alinéa 3(2)c), ne signifie pas nécessairement qu’il faille conclure que les personnes visées à l’alinéa 3(2)a) de la Loi sont uniquement celles qui jouissent de l’immunité diplomatique, l’alinéa 3(2)c) ne faisant qu’établir un parallélisme avec l’alinéa a) et laissant sans réponse la question que devait trancher le greffier en l’espèce, à savoir ce que signifie le terme « au service de » à l’alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté.

[101]  Quant aux questions liées au contexte et à l’objet découlant de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, je crois là encore que cette convention n’appelle pas nécessairement le résultat préconisé par l’appelant, car la Convention et la loi canadienne qui l’intègre ne font pas une nette distinction entre les personnes qui jouissent de l’immunité diplomatique et celles qui n’en bénéficient pas. De fait, en incorporant la Convention, la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales ne fait qu’étendre une immunité partielle à des catégories entières d’employés. Plus précisément, en vertu de l’article 37 de la Convention, qui correspond à l’Annexe 1 de la Loi, les employés de niveau inférieur au service d’un gouvernement étranger au Canada ne bénéficient de certaines catégories d’immunité diplomatique que pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions au nom du gouvernement étranger. Certains employés – le « personnel de service » par exemple – peuvent donc faire l’objet d’actions civiles et être traduits devant les tribunaux pénaux du Canada, pour des actions ou des omissions en dehors de l’exercice des fonctions liées à leur emploi. L’article 37 de la Convention, qui constitue l’Annexe I de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, énonce ce qui suit :

1 Les membres de la famille de l’agent diplomatique qui font partie de son ménage bénéficient des privilèges et immunités mentionnés dans les articles 29 à 36, pourvu qu’ils ne soient pas ressortissants de l’État accréditaire.

1 The members of the family of a diplomatic agent forming part of his household shall, if they are not nationals of the receiving State, enjoy the privileges and immunities specified in Articles 29 to 36.

2 Les membres du personnel administratif et technique de la mission, ainsi que les membres de leurs familles qui font partie de leurs ménages respectifs, bénéficient, pourvu qu’ils ne soient pas ressortissants de l’État accréditaire ou n’y aient pas leur résidence permanente, des privilèges et immunités mentionnés dans les articles 29 à 35, sauf que l’immunité de la juridiction civile et administrative de l’État accréditaire mentionnée au paragraphe 1 de l’article 31 ne s’applique pas aux actes accomplis en dehors de l’exercice de leurs fonctions. Ils bénéficieront aussi des privilèges mentionnés au paragraphe 1 de l’article 36 pour ce qui est des objets importés lors de leur première installation.

2 Members of the administrative and technical staff of the mission, together with members of their families forming part of their respective households, shall, if they are not nationals of or permanently resident in the receiving State, enjoy the privileges and immunities specified in Articles 29 to 35, except that the immunity from civil and administrative jurisdiction of the receiving State specified in paragraph 1 of Article 31 shall not extend to acts performed outside the course of their duties. They shall also enjoy the privileges specified in Article 36, paragraph 1, in respect of articles imported at the time of first installation.

3 Les membres du personnel de service de la mission qui ne sont pas ressortissants de l’État accréditaire ou n’y ont pas leur résidence permanente bénéficient de l’immunité pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, et de l’exemption des impôts et taxes sur les salaires qu’ils reçoivent du fait de leurs services, ainsi que de l’exemption prévue à l’article 33.

3 Members of the service staff of the mission who are not nationals of or permanently resident in the receiving State shall enjoy immunity in respect of acts performed in the course of their duties, exemption from dues and taxes on the emoluments they receive by reason of their employment and the exemption contained in Article 33.

4 Les domestiques privés des membres de la mission qui ne sont pas ressortissants de l’État accréditaire ou n’y ont pas leur résidence permanente sont exemptés des impôts et taxes sur les salaires qu’ils reçoivent du fait de leurs services. À tous autres égards, ils ne bénéficient des privilèges et immunités que dans la mesure admise par l’État accréditaire. Toutefois, l’État accréditaire doit exercer sa juridiction sur ces personnes de façon à ne pas entraver d’une manière excessive l’accomplissement des fonctions de la mission.

4 Private servants of members of the mission shall, if they are not nationals of or permanently resident in the receiving State, be exempt from dues and taxes on the emoluments they receive by reason of their employment. In other respects, they may enjoy privileges and immunities only to the extent admitted by the receiving State. However, the receiving State must exercise its jurisdiction over these persons in such a manner as not to interfere unduly with the performance of the functions of the mission.

[102]  Comme de nombreux employés de gouvernements étrangers ne bénéficient que d’une immunité partielle au Canada, il est impossible de conclure que les « privilèges [de ces employés] […] sont de par leur nature même incompatibles avec les obligations de la citoyenneté », ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 63 de la décision Al-Ghamdi dont s’est fié mon collègue.

[103]  J’estime donc qu’il était loisible au greffier de conclure comme il l’a fait et qu’il était raisonnable d’établir que les parents de l’appelant étaient visés par l’alinéa 3(2)a) de la Loi, rendant ainsi l’appelant inadmissible à la citoyenneté canadienne. Par conséquent, j’aurais rejeté cet appel et répondu à la question certifiée par la négative.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-394-15

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION RENDUE PAR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION EN DATE DU 15 AOÛT 2014

INTITULÉ :

ALEXANDER VAVILOV c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

 

MOTIFS DISSIDENTS :

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

Hadayt Nazami

Ronald Poulton

 

Pour l’appelant

 

A. Leena Jaakkimainen

Kevin Doyle

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l’intimé

 

 

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