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Date: 20170525


Dossiers : A-209-16

A-210-16

A-211-16

Référence : 2017 CAF 112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SERGE EWONDE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 10 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 mai 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20170525


Dossiers : A-209-16

A-210-16

A-211-16

Référence : 2017 CAF 112

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SERGE EWONDE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE TRUDEL

I.                   Historique procédural

[1]               La Cour est saisie d’appels interjetés à l’encontre d’ordonnances de la Cour fédérale ayant rejeté, pour cause de retard, les actions intentées par l’appelant (T-1015-12; T-1016-12; T-1017-12, le 4 avril 2016, le juge Bell). Les instances avaient été réunies.

[2]               L’appelant (ou M. Ewonde) purge une longue peine d’emprisonnement dans un établissement fédéral. Il a intenté trois actions en Cour fédérale. Les actes de procédure avaient été rédigés en anglais. Or, M. Ewonde est originaire de Montréal et il a pour langue maternelle le français.

[3]               Après l’examen de l’état de l’instance, il a été ordonné que ses actions se poursuivent à titre d’instances à gestion spéciale, sous la direction d’un protonotaire.

[4]               Le protonotaire a rendu plusieurs ordonnances et donné plusieurs directives pour faire avancer les instances. Pendant ce temps — à l’exception de quelques courtes périodes — , l’appelant n’était pas représenté par un avocat. Il n’a pas fait le nécessaire pour que l’instruction se poursuive, comme il le devait. 

[5]               Ainsi, le 25 janvier 2016, l’intimée a déposé des requêtes en rejet des actions de l’appelant pour cause de retard.

[6]               M. Ewonde a répondu aux requêtes en français, affirmant ne plus être en mesure d’ester convenablement en anglais, qui constitue sa langue seconde. Il avait bénéficié, pour s’exprimer dans cette langue, de l’aide de son ancien avocat et de détenus à l’établissement où il était alors incarcéré en Colombie-Britannique. Il est privé de leur aide depuis son transfèrement à un établissement situé en Ontario (voir le dossier d’appel, onglet 6, p. 69 — demande présentée par le détenu en date du 6 février 2016).

[7]               Alléguant l’article 18 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.) (LLO), l’intimée a exprimé son objection, souhaitant utiliser l’anglais pour ses prétentions écrites puisque les actions avaient été intentées dans cette langue. Elle a répondu à la demande de M. Ewonde en ces termes :

[traduction]

Si [l’appelant] avait souhaité l’instruction des instances en français, il aurait dû les introduire dans cette langue ou, à tout le moins, demander plus tôt le changement de langue. Il est trop tard pour soulever cette question, et il ne devrait pas être permis à [l’appelant] de retarder davantage les instances.

(Dossier d’appel, onglet 7, p. 70)

[8]               Après cette correspondance, le protonotaire a donné des directives, indiquant qu’il souscrivait à l’avis de l’intimée. Il a ajouté ne pas être [traduction] « convaincu que [l’appelant] soit défavorisé sur le plan linguistique en devant répondre à la requête présentée par [l’intimée] » et qu’il « lui est toujours loisible de demander l’aide d’autres détenus ». Le protonotaire a donc donné pour directive à l’appelant de signifier sa réponse aux requêtes dans un délai de quatorze jours (dossier d’appel, onglet 8, p. 71).

[9]               L’appelant n’a signifié aucune réponse, et les requêtes en rejet des actions ont été renvoyées au juge de la Cour fédérale pour décision, avec pour conséquence l’appel des trois ordonnances. Le juge n’a pas fourni de motifs.

II.                Les thèses des parties

[10]           L’appelant affirme que la Cour fédérale a fait erreur en rejetant ses actions pour cause de retard sans tenir compte des éléments suivants :

         la difficulté pour lui d’obtenir à temps les documents pertinents en raison de son incarcération ou de la négligence ou des actes délibérés du personnel de l’établissement correctionnel;

         sa faible maîtrise de l’anglais à toutes les étapes du litige;

         et surtout, les droits qu’il tire de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), et de la LLO.

[11]           Pour sa part, l’intimée estime que l’appelant est seul responsable de son infortune, car il n’a pas signifié et déposé ses dossiers de réponse aux requêtes selon les directives données par le protonotaire. En outre, [traduction] « [l]a [. . .] directive ne précisait pas la langue des dossiers de réponse aux requêtes » (mémoire des faits et du droit de l’intimée au paragraphe 12).

[12]           Dans son mémoire des faits et du droit, l’intimée fait également remarquer que l’appelant n’a pas interjeté appel des directives à un juge de la Cour fédérale (ibidem au paragraphe 13). Enfin, elle dit douter que le juge eût été saisi de la question des langues officielles.

III.             Analyse

[13]           La norme de contrôle qui s’applique aux décisions rendues par la Cour fédérale est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 SCC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les erreurs de droit ou dans l’application d’un principe juridique sont corrigées par notre Cour, tandis qu’elle n’interviendra qu’en présence d’une erreur de fait — ou mixte de droit et de fait — manifeste et dominante.

[14]           Les progrès réalisés par l’appelant depuis le début des instances il y a cinq ans ne sont pas satisfaisants; c’est le moins qu’on puisse dire. Je pourrais conclure sur ce seul fondement que les ordonnances du juge étaient bien étayées. Or, l’affaire ne s’arrête pas là, car le juge et le protonotaire avant lui n’ont pas examiné au fond la demande présentée par l’appelant en vue d’obtenir que les instances soient dorénavant instruites en français. Ni le juge ni le protonotaire n’ont tenu compte du droit constitutionnel qu’a M. Ewonde de choisir le français comme langue d’instruction de ses instances. À mon avis, il s’agit d’une erreur de droit.

[15]           Je ne partage pas l’opinion de l’intimée selon qui [traduction] « [le] juge n’avait pas été saisi des arguments que l’appelant fait valoir en appel quant à ses compétences linguistiques » (mémoire des faits et du droit de l’intimée au paragraphe 17). Les numéros de dossier figuraient sur toutes les lettres de l’appelant et de l’intimée, ainsi que sur les directives du protonotaire; ces documents devaient donc faire partie du dossier. Pour reprendre les termes des ordonnances qui font l’objet de l’appel, le juge avait « vu les documents déposés » par les parties, même si l’appelant n’avait pas répondu aux requêtes. Le juge a rendu les ordonnances en français et en anglais en même temps, ce qui n’était jamais arrivé dans le cadre des instances intentées par l’appelant en Cour fédérale. J’en déduis que le juge savait que l’appelant avait demandé que les instances fussent dorénavant instruites en français. À l’audience dans l’appel, l’avocate de l’intimée a concédé qu’il serait raisonnable, au vu du dossier, de tirer pareille inférence.

[16]           Il est donc surprenant que le juge ait rendu dans les deux langues les ordonnances qui rejetaient les actions de l’appelant pour cause de retard, mais ignoré l’erreur de droit manifeste commise par le protonotaire en affirmant ne pas être « convaincu que [l’appelant] soit défavorisé sur le plan linguistique en devant répondre à la requête présentée par [l’intimée] ».

[17]           Les droits constitutionnels des gens bilingues ne sont pas moins importants que ceux des gens unilingues. Comme le signale récemment notre Cour dans l’arrêt Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc. c. Mazraani, 2017 CAF 80, au paragraphe 10 :

Il est important de signaler que la faculté d’une personne de s’exprimer dans les deux langues officielles ne change rien à son droit constitutionnel d’opter soit pour le français, soit pour l’anglais, dans le cadre d’une instance. Cette faculté « n’est pas pertinente ». Pour reprendre les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Beaulac, , [1999] 1 R.C.S. 768, au paragraphe 45 [Beaulac]:

On a beaucoup discuté, en l’espèce, de l’aptitude de l’accusé à s’exprimer en anglais. Cette aptitude n’est pas pertinente parce que le choix de la langue n’a pas pour but d’étayer la garantie juridique d’un procès équitable, mais de permettre à l’accusé d’obtenir un accès égal à un service public qui répond à son identité linguistique et culturelle.

[18]           Par conséquent, une personne peut choisir d’intenter des poursuites contre la Couronne dans l’une ou l’autre langue officielle, sans égard à sa langue maternelle. Elle peut modifier ce choix, en cours d’instance, et la Couronne sera tenue de passer à l’autre langue, à moins qu’elle puisse démontrer qu’elle n’a pas été avisée de ce choix dans un délai raisonnable. L’article 18 de la LLO est ainsi rédigé :

18 Dans une affaire civile à laquelle elle est partie devant un tribunal fédéral, Sa Majesté du chef du Canada ou une institution fédérale utilise, pour les plaidoiries ou les actes de la procédure, la langue officielle choisie par les autres parties à moins qu’elle n’établisse le caractère abusif du délai de l’avis l’informant de ce choix. Faute de choix ou d’accord entre les autres parties, elle utilise la langue officielle la plus justifiée dans les circonstances.

18 Where Her Majesty in right of Canada or a federal institution is a party to civil proceedings before a federal court,

[en blanc/blank]

(a) Her Majesty or the institution concerned shall use, in any oral or written pleadings in the proceedings, the official language chosen by the other parties unless it is established by Her Majesty or the institution that reasonable notice of the language chosen has not been given; and

[19]           Puisque je propose d’accueillir les appels, la question du délai raisonnable de l’avis revêt désormais un caractère théorique. Ainsi, je n’en traiterai pas davantage.

[20]           Comme je suis d’avis que le juge était saisi de la question des langues officielles, j’aborde maintenant les directives du protonotaire.

[21]           Le libellé des directives m’amène à conclure que le protonotaire avait assimilé à une requête en bonne et due forme la demande que M. Ewonde avait présentée par voie de lettre en vue d’obtenir que les instances fussent dorénavant instruites en français. Il aurait pu donner pour consigne à M. Ewonde de signifier et de déposer des requêtes en bonne et due forme en vue de demander que soit tranchée la question relative à la langue que soulevait ce dernier. Toutefois, le protonotaire n’en a rien fait.

[22]           Ce qui m’amène à faire le commentaire suivant : les directives ne servent pas à statuer sur les requêtes (Fabrikant c. Canada, 2015 FCA 53, [2015] A.C.F. no 243 (QL), paragraphe 9). Des ordonnances s’imposent dans ce cas. Il ressort du libellé des directives que le protonotaire se prononçait dans les faits sur la question relative à la langue, choisissant d’enjoindre simplement à l’appelant de déposer ses dossiers de réponse aux requêtes présentées par l’intimée pour solliciter le rejet de ses actions.

[23]           Cela étant dit, il était loisible au protonotaire de conclure que l’intimée n’avait pas été avisée dans un délai raisonnable qu’elle devrait plaider en français à l’audition de ses requêtes, la langue des requêtes présentées par l’intimée ne pouvant être changée rétroactivement par suite de la demande présentée par l’appelant.

[24]           En revanche, il était erroné de suggérer que l’instruction se poursuive en anglais parce que l’appelant pouvait plaider dans cette langue seul ou avec l’aide d’autres détenus. Le droit de l’appelant d’opter pour l’une ou l’autre langue officielle est garanti à l’article 14 de la LLO, qui est ainsi libellé : « [l]e français et l’anglais sont les langues officielles des tribunaux fédéraux; chacun a le droit d’employer l’une ou l’autre dans toutes les affaires dont ils sont saisis et dans les actes de procédure qui en découlent ». Ne pas reconnaître le droit d’une partie de plaider dans la langue qu’elle a choisie constitue une erreur de droit.

[25]           Comme je le mentionne précédemment, l’intimée affirme que M. Ewonde n’a pas été empêché de déposer un dossier préparé en français en réponse aux requêtes (mémoire des faits et du droit de l’intimée aux paragraphes 25 et 28). Une interprétation raisonnable des directives du protonotaire n’étaye malheureusement pas cette affirmation. Au contraire, j’estime qu’elles dissuadaient plutôt l’appelant de déposer des documents rédigés en français. Je le répète, non seulement on lui a dit qu’il n’était pas défavorisé par l’emploi de l’anglais, mais on l’a invité à demander encore l’aide d’autres détenus, de toute évidence pour rédiger des actes de procédure en anglais, puisqu’il ressort de la demande de l’appelant (demande du détenu) qu’il s’exprime parfaitement à l’écrit en français.

[26]           C’était une erreur encore plus grave de la part du protonotaire de suggérer que l’appelant témoigne dans une autre langue que celle qu’il avait choisie. Le paragraphe 15(1) de la LLO impose à la Cour l’obligation « de veiller à ce que tout témoin qui comparaît devant [elle] puisse être entendu dans la langue officielle de son choix ». Si l’appelant avait déposé sa réponse et son dossier de réponse aux requêtes présentées par l’intimée pour obtenir le rejet des actions, il aurait sans doute présenté un affidavit expliquant le retard. Il est clair, si l’on consulte la jurisprudence, qu’il avait le droit de déposer pareil affidavit dans l’une ou l’autre langue officielle, peu importe la langue d’instruction (voir Charlebois c. Saint John (Ville), 2005 CSC 74, [2005] 3 R.C.S. 563).

[27]           La LLO exige des tribunaux plus que permettre simplement aux parties de comparaître dans la langue officielle de leur choix. Elle leur impose l’obligation d’encourager et de faciliter l’accès à leurs services dans l’une ou l’autre langue officielle.

[28]           À mon avis, la Cour fédérale n’a pas respecté en l’espèce les obligations que lui impose la LLO à l’égard de l’appelant, à titre de partie ou de déposant possible. Cette erreur de droit commande notre intervention.

IV.             Dispositif proposé

[29]           Pour les motifs qui précèdent, je propose d’accueillir les appels avec un seul mémoire de frais, et d’annuler les ordonnances rendues par la Cour fédérale qui rejetaient les actions de l’appelant dans les dossiers T-1015-12, T-1016-12 et T-1017-12.

[30]           Rendant les ordonnances qu’aurait dû rendre la Cour fédérale et vu le temps qui s’est déjà écoulé dans ces dossiers, l’appelant dispose de trois semaines à compter de la date du jugement de notre Cour :

         pour signifier et déposer en Cour fédérale ses dossiers de réponse (dans la langue officielle de son choix) aux requêtes de l’intimée en rejet de ses actions.

[31]           Par conséquent, ces dossiers seront instruits par la Cour fédérale dans la langue choisie par l’appelant. La prochaine étape consiste à réexaminer les requêtes présentées par l’intimée, sollicitant le rejet des actions intentées par l’appelant.

[32]           Une copie des présents motifs sera versée au dossier des instances A-210-16 et A-211-16.

"Johanne Trudel"

j.c.a.

«Je suis d’accord.

A.F. Scott j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason j.c.a.»


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DossierS :

A-209-16

A-210-16

A-211-16

 

INTITULÉ :

SERGE EWONDE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

Lieu de l’audience :

Ottawa (Ontario)

 

DATE de l’audience :

Le 10 mai 2017

 

Motifs du jugement :

La juge TRUDEL

 

Y ONT souscrit :

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

DATE :

LE 25 MAI 2017

 

COMPARUTIONS

Me J. Todd Sloan

 

pour l’appelant

 

Me Zoe Oxaal

 

pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

J. Todd Sloan

Kanata (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

pour l’intimée

 

 

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