Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20161123


Dossier : A-497-15

Référence : 2016 CAF 294

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MAJOR JOHN S. BEDDOWS

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20161123


Dossier : A-497-15

Référence : 2016 CAF 294

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MAJOR JOHN S. BEDDOWS

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel   visant la décision rendue par le juge Beaudry de la Cour fédérale (le juge) le 21 octobre 2015, dans laquelle il a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé à l’encontre d’une décision rendue par le général Thomas Lawson, chef d’état-major de la défense (CEMD), le 18 février 2015.

[2]  Plus particulièrement, le CEMD a rejeté un grief déposé par l’intimé le 26 mai 2014 dans lequel il conteste l’ordonnance rendue le 9 mai 2013 par le major-général J. R. Ferron imposant son rapatriement au Canada depuis l’Afghanistan. Le CEMD a rejeté le grief de l’intimé parce qu’il n’avait pas été déposé dans le délai de six mois prescrit par la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, articles 29 à 29.15 (la Loi), et les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les ORFC), chapitre 7.

[3]  L’article 7.06 des ORFC prévoit ce qui suit concernant le dépôt de griefs :

7.06 - DÉLAI POUR DÉPOSER UN GRIEF

7.06 - TIME LIMIT TO SUBMIT GRIEVANCE

(1) Tout grief doit être déposé dans les trois mois qui suivent la date à laquelle le plaignant a pris ou devrait raisonnablement avoir pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission qui fait l’objet du grief.

(1) A grievance shall be submitted within three months after the day on which the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted.

(2) Le plaignant qui dépose son grief après l’expiration du délai prévu à l’alinéa (1) doit y inclure les raisons du retard.

(2) A grievor who submits a grievance after the expiration of the time limit set out in paragraph (1) shall include in the grievance reasons for the delay.

(3) L’autorité initiale ou, dans le cas d’un grief qui n’est pas visé par la section 2, l’autorité de dernière instance peut étudier le grief déposé en retard si elle est convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Dans le cas contraire, les motifs de la décision doivent être transmis par écrit au plaignant.

(3) The initial authority or, in the case of a grievance to which Section 2 does not apply, the final authority may consider a grievance that is submitted after the expiration of the time limit if satisfied it is in the interests of justice to do so. If not satisfied, the grievor shall be provided reasons in writing.

(4) Malgré l’alinéa (1), si la date à laquelle le plaignant a pris ou aurait dû raisonnablement avoir pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission faisant l’objet du grief est antérieure au 1er juin 2014, le grief doit être déposé dans les six mois qui suivent la date à laquelle le plaignant a pris ou aurait dû avoir raisonnablement pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission faisant l’objet du grief.

(4) Despite paragraph (1), if the day on which the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted is before 1 June 2014, the grievance shall be submitted within six months after the day that the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted.

(G) [C.P. 2000-863 en vigueur le 15 juin 2000; C.P. 2014-0575 en vigueur le 1er juin 2014]

(G) [P.C. 2000-863 effective 15 June 2000; P.C. 2014-0575 effective 1 June 2014]

NOTE

NOTE

Si le retard résulte d’un évènement imprévu, inattendu ou qui échappe au contrôle du plaignant, l’autorité initiale ou, dans le cas d’un grief qui n’est pas visé par la section 2, l’autorité de dernière instance devrait normalement être convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice d’étudier le grief, pour autant qu’il ait été déposé dans un délai raisonnable après l’évènement en question.

If the delay is caused by a circumstance which is unforeseen, unexpected or beyond the grievor’s control, the initial authority or, in the case of a grievance to which Section 2 does not apply, the final authority should normally be satisfied that it is in the interests of justice to consider the grievance if it is submitted within a reasonable period of time after the circumstance occurs.

(C) [1er juin 2014]

(C) [1 June 2014]

[Non souligné dans l’original.]

[4]  Parce que l’ordonnance de rapatriement a été rendue avant le 1er juin 2014, le grief de l’intimé, aux termes du paragraphe 7.06(4) des ORFC, devait être déposé dans les six mois de la date à laquelle l’intimé a pris ou aurait dû avoir pris connaissance de l’ordonnance de rapatriement.

[5]  Il n’est pas contesté que l’intimé n’a pas déposé son grief dans le délai prescrit. En lieu et place, le 12 novembre 2013, l’intimé a déposé un document intitulé [traduction] « Déclaration d’intention de déposer un grief », afin d’informer sa chaîne de commandement de son intention de formuler un grief à l’encontre de l’ordonnance de rapatriement. Plus particulièrement, l’intimé a indiqué qu’il attendait le résultat d’enquêtes concernant une plainte de harcèlement sexuel et des allégations de mauvais usage de son arme pour prouver le bien-fondé de son grief.

[6]  En mars 2014, l’officier responsable de l’enquête sur la plainte de harcèlement sexuel a conclu qu’il n’y avait pas eu de harcèlement. Il semble qu’en fin de compte on n’ait pas donné suite aux allégations de mauvais usage d’une arme.

[7]  Le 26 mai 2014, l’appelant a déposé son grief. L’autorité initiale a rejeté le grief au motif qu’il était hors délai, après quoi l’intimé a interjeté appel devant le CEMD, l’autorité de dernière instance. La question dont était saisi le CEMD consistait à déterminer, indépendamment du retard dans le dépôt du grief, s’il était dans l’intérêt de la justice d’examiner le grief de l’intimé. Le CEMD a conclu que ce ne l’était pas.

[8]  À la suite du rejet de son grief par le CEMD, l’intimé a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Cette demande a été accueillie par le juge, qui a conclu que la décision du CEMD était déraisonnable.

[9]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que le juge n’a pas commis d’erreur en accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé. Toutefois, j’en viens à cette conclusion pour des motifs qui diffèrent de ceux invoqués par le juge et qui m’amènent à conclure que nous devons accueillir le présent appel, mais en partie seulement.

II.  L’ordonnance de rapatriement

[10]  Pour conclure que l’intimé devrait être rapatrié au Canada, le major-général Ferron s’est appuyé sur une recommandation du lieutenant-colonel MacDonald, le supérieur immédiat de l’intimé, et sur les déclarations de l’adjudant-maître  Babin et de Marc Beaurivage. Selon le major-général Ferron, ces éléments de preuve montraient que l’intimé [traduction] « a fait preuve de lacunes en matière de leadership et de graves erreurs de jugement et a fait montre d’un respect peu rigoureux des procédures applicables en matière de sécurité des opérations compte tenu des attentes envers lui étant donné son rang, sa position et son expérience ». Le major-général Ferron a également trouvé pertinent le fait que des enquêtes étaient en cours sur une plainte de harcèlement sexuel contre l’intimé et des allégations de mauvais usage d’une arme. À cet égard, le major-général Ferron a indiqué que, bien que les enquêtes fussent toujours en cours, il était nécessaire de relever l’intimé de ses fonctions, afin de permettre à [traduction] « la chaîne de commandement de s’acquitter de ses obligations professionnelles et de garantir un milieu de travail sûr pour les autres membres de la force opérationnelle ». Au paragraphe 5 de son ordonnance, le major-général Ferron a écrit ce qui suit :

[traduction] L’effet cumulatif des cas documentés de conflit en milieu de travail [...] et les répercussions des sérieuses allégations qui motivent les enquêtes en cours et qui évoquent un comportement inapproprié ou non professionnel réel ou perçu soutiennent la conclusion selon laquelle le supérieur du major Beddows a perdu confiance en l’efficacité opérationnelle du major.

[11]  Le major-général Ferron a également affirmé, au paragraphe 6 de son ordonnance, qu’à la lumière des éléments de preuve dont il disposait, qui comprenaient les observations écrites fournies par l’intimé, il ne pouvait faire aucun doute que l’intimé [traduction] « n’est plus efficace à titre de chef dans ce théâtre d’opérations et qu’il a irrémédiablement perdu la confiance de la chaîne de commandement», ajoutant que l’intimé avait reconnu qu’il ne pouvait plus être efficace sur le plan opérationnel. Le major-général Ferron a ajouté, une fois encore au paragraphe 6 de son ordonnance, ce qui suit :

[traduction] Compte tenu de tous les facteurs dont je dispose et du fait que deux enquêtes sont toujours en cours, il est clair pour moi que la présence du major Beddows dans ce théâtre d’opérations perturbe l’efficacité opérationnelle et le commandement et le contrôle de la force opérationnelle.

[12]  Par conséquent, le major-général Ferron a ordonné le rapatriement immédiat de l’intimé.

III.  Le grief et la décision de l’autorité initiale

[13]  Comme je l’ai indiqué précédemment, l’intimé a déposé son grief le 26 mai 2014. Le 5 novembre 2014, l’autorité initiale, le lieutenant-général J. H. Vance, l’a rejeté pour des motifs d’ordre juridictionnel. Il a été déterminé que le grief n’avait pas été déposé dans le délai prescrit dans les ORFC. L’autorité initiale a conclu qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’étudier le grief parce que les motifs invoqués par l’intimé ne montraient pas que le retard dans le dépôt du grief résultait d’un événement « imprévu, inattendu ou qui échappe au contrôle du plaignant » (ci-après les circonstances qui échappent au contrôle du plaignant).

[14]  Du point de vue de l’autorité initiale, l’ordonnance de rapatriement rendue le 9 mai 2013 constituait un événement dont l’intimé avait entièrement connaissance à la date où elle a été rendue. Pour tirer sa conclusion, l’autorité initiale a indiqué à l’intimé que son pouvoir discrétionnaire était [traduction] « lié par la jurisprudence de la Cour fédérale concernant ce qui constitue des motifs acceptables d’outrepasser les délais ». Plus particulièrement, l’autorité initiale a souligné que [traduction] « [l]es tribunaux ont décidé que, pour qu’une explication visant à justifier un retard dans le dépôt par le plaignant d’un grief à l’autorité initiale ou à l’autorité de dernière instance soit acceptée, cette explication doit “découler d’un événement imprévu, inattendu ou qui échappe au contrôle du plaignant” ».

IV.  La décision du CEMD

[15]  Le 3 décembre 2014, l’intimé a demandé à l’autorité de dernière instance, le CEMD, d’étudier son grief même s’il l’avait déposé en retard. Le CEMD a examiné sa requête de novo.

[16]  Le 18 février 2015, le CEMD a rejeté le grief de l’intimé en raison du retard dans le dépôt. Selon le CEMD, l’intimé n’avait pas réussi à prouver qu’il était dans l’intérêt de la justice de lui permettre de donner suite à son grief.

[17]  Tout d’abord, le CEMD a souligné dans sa décision qu’en vertu de l’article 7.06 des ORFC, il ne pouvait étudier un grief déposé en retard que s’il était convaincu qu’il était dans l’intérêt de la justice de le faire, ajoutant qu’il devait normalement étudier le grief s’il était convaincu que les raisons invoquées pour expliquer le retard résultaient de circonstances qui échappent au contrôle du plaignant.

[18]  Le CEMD s’est ensuite penché sur l’explication donnée par l’intimé, à savoir qu’il n’a pas déposé son grief plus tôt parce qu’il attendait les résultats de deux enquêtes et qu’il croyait raisonnablement avoir l’appui de sa chaîne de commandement relativement à ce retard dans le dépôt de son grief. Il n’a jamais été informé qu’en agissant ainsi, il risquait de perdre son droit de présenter un grief.

[19]  Cette explication a amené le CEMD à déclarer : [traduction] « Vous êtes donc d’avis que c’est cette omission [de la chaîne de commandement] qui a fait que vous n’avez pas respecté le délai prescrit et que cette omission échappait de toute évidence à votre contrôle. » Le CEMD a ensuite déclaré que son examen du grief de l’intimé le menait à la conclusion qu’aucune raison ne justifiait que l’intimé ne dépose pas son grief dans le délai prescrit par les ORFC. En conséquence, le CEMD a refusé d’examiner le grief de l’intimé et l’a rejeté.

V.  La décision de la Cour fédérale

[20]  Après un bref examen des faits, le juge a déclaré que la norme de contrôle applicable était la norme de la décision raisonnable. Il a ensuite fait référence aux dispositions pertinentes des ORFC et souligné que l’intimé avait déposé une déclaration d’intention de déposer un grief, laquelle précisait qu’il entendait déposer un grief officiel une fois l’enquête sur la plainte de harcèlement sexuel terminée. Le juge s’est ensuite dit d’avis que la plainte de harcèlement sexuel déposée contre l’intimé « constituait un élément important, voire décisif, dans le rapatriement du demandeur [l’intimé] au Canada » (page 4 de la décision du juge).

[21]  Ensuite, après avoir souligné que la plainte de harcèlement sexuel avait été rejetée, le juge a exprimé l’opinion que les explications données par l’intimé pour justifier le retard étaient raisonnables et que « l’intérêt de la justice penche en sa faveur ». Cette opinion a ensuite amené le juge à affirmer que la décision du CEMD était déraisonnable et non étayée par la preuve. Par conséquent, il a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et renvoyé l’affaire pour réexamen par une autorité de dernière instance différente, avec la directive d’accepter les explications de l’intimé concernant le dépôt tardif de son grief. Enfin, il a adjugé des dépens de 2 000 $ à l’intimé.

VI.  Les questions en litige

[22]  Bien que l’appelant affirme que le présent appel soulève quatre questions, je suis d’avis que seules trois questions doivent être tranchées, soit :

  1. Le juge a-t-il appliqué la bonne norme de contrôle en révisant la décision du CEMD?

  2. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la décision du CEMD était déraisonnable?

  3. Le juge a-t-il commis une erreur en renvoyant l’affaire pour nouvel examen par une autorité de dernière instance différente, avec la directive d’accepter les explications de l’intimé concernant le retard dans le dépôt de son grief?

VII.  Analyse

A.  Quelle norme de contrôle le juge devait-il appliquer en révisant la décision du CEMD et le juge a-t-il omis d’appliquer cette norme à la décision faisant l’objet de l’examen?

[23]  Lorsqu’elle se penche sur une décision de la Cour fédérale portant sur une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit examiner si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 47).

[24]  La première étape de cette tâche est facile, puisqu’il ne fait aucun doute que le juge a choisi la bonne norme de contrôle à appliquer. À la page 3 de son ordonnance, il a indiqué que les parties convenaient que la norme appropriée était celle de la décision raisonnable et il a fait référence à la décision de la Cour fédérale dans Hudon c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1092. Ni l’appelant ni l’intimé, à juste titre selon moi, ne s’opposent à l’application de la norme de la décision raisonnable.

[25]  Toutefois, l’appelant affirme que le juge n’a pas appliqué la norme de la décision raisonnable en examinant la décision rendue par le CEMD. À mon avis, les observations de l’appelant sont justes.

[26]  Il est maintenant bien établi en droit que, lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour doit être convaincue que la décision faisant l’objet de l’examen est justifiable, transparente et intelligible et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

[27]  Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59, la Cour suprême du Canada a conclu que « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable ».

[28]  Selon mon interprétation de la décision du juge, il ne fait aucun doute que ce dernier n’a pas appliqué la norme de la décision raisonnable. Plus particulièrement, je suis d’avis que le juge a substitué son évaluation des faits à celle du CEMD. Cela ressort clairement de la page 4 de sa décision, où il dit que les explications de l’intimé servant à justifier le retard dans le dépôt de son grief sont raisonnables et que, pour cette raison, la décision du CEMD est déraisonnable. Il est clair que l’approche du juge est viciée.

[29]  Le juge n’était pas saisi de la question de savoir si les explications pour le retard dans le dépôt étaient raisonnables, mais s’il était raisonnable pour le CEMD de conclure qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’examiner le grief de l’intimé. J’estime que le juge n’a pas examiné cette question.

[30]  Par conséquent, étant donné que le juge a commis une erreur en n’appliquant pas la norme de contrôle appropriée, notre Cour peut intervenir et faire ce que le juge n’a pas fait, c’est-à-dire juger si la décision du CEMD était raisonnable.

B.  La décision du CEMD était-elle raisonnable?

[31]  Au départ, il faut souligner que, dans notre contrôle de la décision du CEMD, nous n’examinons pas une décision concernant le bien-fondé du grief de l’intimé. L’intimé a peut-être des observations valables à présenter relativement à l’ordonnance de rapatriement, mais ce n’est pas là ce qui nous occupe dans le présent appel.

[32]  Les paragraphes 7.06(3) et (4) des ORFC, y compris la NOTE au bas de l’article 7.06, ne contiennent aucune ambiguïté. Ils requièrent du plaignant qu’il dépose son grief dans les six mois suivant la décision qu’il conteste; s’il outrepasse ce délai, son grief peut quand même être examiné si c’est dans l’intérêt de la justice. Le CEMD a conclu que ce n’était pas dans l’intérêt de la justice d’étudier le grief, et la question est de savoir si cette conclusion est raisonnable compte tenu de toutes les circonstances. À mon avis, pour les motifs qui suivent, la décision du CEMD est déraisonnable.

[33]  Devant nous, l’intimé a présenté un certain nombre d’observations quant aux motifs pour lesquels le CEMD aurait dû examiner son grief, même s’il a été déposé hors délai. D’abord, il a cité le Manuel de droit administratif militaire des Forces armées canadiennes, lequel prévoit qu’il « peut être dans l’intérêt de la justice d’accepter un grief dans les cas où le plaignant ne disposait pas de toute l’information dans les six mois » (chapitre 34, page 2, paragraphe 6). En présentant cette observation, l’intimé a affirmé qu’il n’avait pas été informé des raisons précises de son rapatriement avant le 21 janvier 2014, ajoutant que [traduction] « [i]l est clair que la plainte de harcèlement a motivé le grief, façonné le grief et justifié le grief » (paragraphe 20 du mémoire des faits et du droit de l’intimé). Autrement dit, selon l’intimé, il ne pouvait déposer un grief contre ce qu’il ne savait pas ou ne connaissait pas.

[34]  L’intimé a en outre soutenu que le dépôt de son grief échappait à son contrôle, parce qu’il n’avait été informé de la teneur de l’ordonnance de rapatriement que huit mois après qu’elle eut été rendue, soit en janvier 2014. De plus, il a affirmé qu’il s’attendait en toute légitimité à ne pas être pénalisé s’il déposait son grief après le délai prescrit de six mois, parce que sa chaîne de commandement était pleinement au fait de son intention de déposer un grief.

[35]  Avant d’aller plus loin, je souligne que l’intimé a reçu une copie de la plainte détaillée de harcèlement sexuel le 3 juin 2013.

[36]  L’intimé avance également que, même s’il avait déposé son grief dans le délai de six mois, ce dernier aurait été mis en suspens jusqu’à l’achèvement des enquêtes sur la plainte de harcèlement sexuel et les allégations de mauvais usage d’une arme. À cet égard, il a fait référence à l’article 2.9 du Manuel des griefs des Forces canadiennes, qui prévoit « qu’un grief doit être mis en suspens s’il concerne une plainte de harcèlement à laquelle l’officier responsable compétent n’a pas encore répondu ». Par conséquent, il affirme que la Couronne n’a subi aucun préjudice en raison du retard dans le dépôt de son grief.

[37]  En conclusion, l’intimé a fait valoir qu’il demande simplement à se faire entendre. Plus particulièrement, il a affirmé que c’est dans l’intérêt de la justice qu’on lui accorde cette chance.

[38]  Si je comprends bien les observations de l’intimé, selon lui, c’est la [traduction] « plainte frivole de harcèlement » qui est au cœur de la décision de le rapatrier. À son avis, n’eût été cette plainte, l’ordonnance de rapatriement n’aurait pas été rendue. Aux paragraphes 36 et 37 de son mémoire des faits et du droit, il conclut ce qui suit :

[traduction] 36.  [...] Dans la présente affaire, l’incident ayant donné lieu à ce grief – une plainte frivole de harcèlement – a eu un effet important sur la réputation, la carrière et la position sociale du demandeur, en plus de causer inutilement du stress et de l’anxiété à sa famille, de nuire à son couple et d’entraîner des pertes financières – dont les frais de la présente procédure.

37.  Le procureur général ne subira aucun préjudice si ce grief est autorisé et entendu. Toutefois, le demandeur subira un important préjudice si le présent appel est accueilli, parce qu’il ne disposera d’aucun moyen pour contester son rapatriement injustifié.

[39]  Comme le montre clairement l’ordonnance de rapatriement rendue par le major‑général Ferron, les enquêtes en cours sur la plainte de harcèlement sexuel et les allégations de mauvais usage d’une arme n’étaient pas les seuls facteurs ayant motivé sa décision. Par conséquent, je ne peux souscrire aux arguments de l’intimé, que le juge a acceptés, selon lesquelles la plainte de harcèlement sexuel a été le principal facteur pris en considération et qu’il a été déterminant dans la décision de rendre l’ordonnance de rapatriement. La plainte de harcèlement sexuel et l’enquête connexe ne constituaient de toute évidence pas des facteurs secondaires, mais on ne peut affirmer qu’il s’agissait des facteurs qui ont déterminé l’issue de la cause.

[40]  La question dont le juge était saisi, et dont nous sommes maintenant saisis, est de savoir s’il était raisonnable pour le CEMD de conclure qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’examiner le grief de l’intimé. Pour trancher cette question, il est nécessaire d’examiner de plus près les motifs avancés par le CEMD pour refuser d’étudier le grief de l’intimé.

[41]  Pour décider s’il devait étudier le grief de l’intimé malgré le retard dans son dépôt, le CEMD s’est d’abord appuyé sur l’article 7.06 des ORFC et a affirmé qu’il pouvait étudier le grief de l’intimé s’il était convaincu qu’il était dans l’intérêt de la justice de le faire. Il a ensuite fait référence à la NOTE au bas de l’article, selon laquelle l’existence de circonstances qui échappent au contrôle du plaignant devrait normalement mener à l’étude du grief, même s’il a été déposé après le délai prescrit de six mois.

[42]  Le CEMD s’est ensuite penché expressément sur l’argument de l’intimé selon lequel il était satisfait au critère pour que son grief soit étudié. À ce sujet, le CEMD a conclu que l’intimé disposait de suffisamment de renseignements sur les motifs de son rapatriement avant l’expiration du délai de six mois, indépendamment du fait que les enquêtes n’étaient pas encore terminées. En ce qui concerne le fait que l’intimé n’avait pas été averti par sa chaîne de commandement que son grief risquait de ne pas être étudié s’il ne le déposait pas dans le délai prescrit, le CEMD a estimé que la responsabilité du dépôt du grief n’échappait pas au contrôle de l’intimé et que celui-ci ne pouvait transférer cette responsabilité à sa chaîne de commandement. Par conséquent, le CEMD a rejeté le grief de l’intimé dans les termes suivants, à la page 2 de sa décision :

[traduction] Vous disposiez de six mois pour déposer votre grief, et pourtant vous ne l’avez pas fait. Je rejette donc votre grief au motif que vous n’avez pas fait la preuve que le respect de ce délai a échappé à votre contrôle et aucune autre mesure ne sera prise concernant cette affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[43]  J’expliquerai maintenant pourquoi je conclus que le juge n’a pas commis d’erreur en accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé, même s’il l’a fait pour les mauvais motifs.

[44]  Comme je l’ai déjà indiqué, le critère servant à déterminer si un grief doit être étudié, même s’il a été déposé hors délai, est qu’il doit être dans « l’intérêt de la justice » de le faire. Bien que, normalement, le fait pour le plaignant de prouver qu’il n’a pu déposer son grief en raison de circonstances qui échappent à son contrôle devrait normalement convaincre le décideur d’étudier le grief, ne pas parvenir à prouver de telles circonstances ne met pas un terme à l’affaire. Pour que le décideur puisse conclure qu’il est ou non dans « l’intérêt de la justice » d’étudier un grief, il doit prendre en considération toutes les circonstances pertinentes, entre autres celles qui échappent au contrôle du plaignant. À mon avis, l’autorité initiale et l’autorité de dernière instance ont toutes deux commis une erreur en ne prenant en considération que les circonstances qui échappaient au contrôle du plaignant. Autrement dit, les décideurs ont entravé l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire parce qu’ils ont mal compris la disposition légale applicable.

[45]  Dans le cas de la décision rendue par l’autorité initiale le 5 novembre 2014, cela ressort clairement d’affirmations figurant à la deuxième page :

[traduction] Pour tirer ma conclusion, je ne dois pas oublier que je suis également lié par la jurisprudence de la Cour fédérale concernant ce qui constitue des motifs acceptables d’outrepasser les délais. Les tribunaux ont décidé que, pour qu’une explication servant à justifier un retard dans le dépôt par le plaignant d’un grief à l’autorité initiale ou à l’autorité de dernière instance soit acceptée, cette explication doit « découler d’un événement imprévu, inattendu ou qui échappe au contrôle du plaignant ».

Bien que le CEMD ne fasse pas de déclaration aussi explicite dans sa décision, il semble avoir fait exactement le même raisonnement. À la deuxième page de sa décision, il conclut en disant qu’il rejette le grief de l’intimé [traduction] « au motif que vous n’avez pas fait la preuve que le respect de ce délai a échappé à votre contrôle [...] ».

[46]  Étant donné que rien n’étaye la proposition de l’autorité initiale selon laquelle l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 7.06(3) des ORFC se limite aux circonstances qui échappent au contrôle du plaignant, je ne peux que conclure que l’autorité initiale et le CEMD ont mal interprété le sens de l’expression « l’intérêt de la justice ». En raison de cette erreur, le CEMD a omis de prendre en considération toutes les circonstances qui étaient pertinentes relativement à la décision qu’il devait prendre sur le grief de l’intimé. Dans les circonstances, je conclus que l’erreur commise par le CEMD rend sa décision déraisonnable.

[47]  Sans trancher la question de savoir si le grief de l’intimé doit être étudié, décision qui relève entièrement du CEMD, je crois qu’il existe certaines circonstances qui sont pertinentes relativement à la décision que doit rendre le CEMD. Je souligne ici que les affirmations ci‑après ne sont que des suggestions de circonstances dont le CEMD pourrait vouloir tenir compte.

[48]  Les circonstances qui selon moi sont pertinentes sont les suivantes : premièrement, la question de savoir si l’omission par l’intimé de déposer son grief dans les délais a causé un préjudice; deuxièmement, le fait que l’intimé avait clairement l’intention de déposer un grief visant l’ordonnance de rapatriement une fois qu’il connaîtrait les résultats des enquêtes en cours; troisièmement, le fait que l’intimé a tenu sa chaîne de commandement pleinement informée de son intention de déposer un grief; quatrièmement, la question de savoir si le grief est frivole; cinquièmement, la question de savoir si le grief, à supposer qu’il avait été déposé dans les délais, aurait été mis en suspens jusqu’à la fin des enquêtes en cours. Je crois également que l’effet de l’ordonnance de rapatriement sur la carrière de l’intimé et son avenir dans les forces armées constitue un élément pertinent. Il va sans dire que, si le CEMD juge que d’autres circonstances sont pertinentes, il peut les prendre en considération.

[49]  Je répète qu’il s’agit de suggestions et que la décision d’étudier ou non le grief revient entièrement au CEMD, qui doit exercer son pouvoir discrétionnaire conformément au paragraphe 7.06(3) des ORFC.

C.  Le juge a-t-il commis une erreur en renvoyant l’affaire pour nouvel examen par une autorité de dernière instance différente, avec la directive d’accepter les explications de l’intimé concernant le retard dans le dépôt de son grief?

[50]  Bien que j’aie conclu que le juge n’a pas commis d’erreur en accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et en renvoyant l’affaire pour nouvel examen, je suis convaincu qu’il a commis une erreur susceptible de révision en renvoyant l’affaire à une autorité de dernière instance différente, avec la directive d’accepter les explications de l’intimé concernant le dépôt tardif de son grief.

[51]  D’abord, il est clair qu’il n’y avait aucun fondement permettant d’obliger le CEMD à accepter les explications de l’intimé pour le retard. Comme je l’ai indiqué précédemment, les ORFC prévoient clairement que le pouvoir discrétionnaire sur la question de savoir si un grief déposé hors délai doit être étudié ou non  appartient au CEMD et non à la Cour fédérale. L’existence de circonstances exceptionnelles justifiant ce qui est en fait un verdict imposé n’a pas été démontrée (Stetler c. The Ontario Flue-Cured Tobacco Growers’ Marketing Board, 2009 ONCA 234, 311 D.L.R. (4th) 109, au paragraphe 42).

[52]  Ensuite, il n’y avait pas non plus de fondement de quelque nature que ce soit justifiant le renvoi de l’affaire à une autorité de dernière instance différente. La loi prévoit que c’est le CEMD qui est l’autorité de dernière instance dans le processus décisionnel, et aucun élément de preuve déposé ne montre qu’il aurait été incapable de réexaminer l’affaire en toute équité et impartialité. Je dis « aurait » parce que le général Lawson a pris sa retraite et a été remplacé, en juillet 2015, par le général Jonathan Vance. Même si c’est bien une autorité de dernière instance différente qui réexaminera l’affaire, il est important, à mon avis, de souligner que le juge n’aurait pas dû ordonner qu’un CEMD différent procède au nouvel examen.

VIII.  Conclusion

[53]  Par conséquent, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la partie de la décision du juge où il renvoie l’affaire pour nouvel examen par une autorité de dernière instance différente, avec la directive d’accepter les explications de l’intimé justifiant le retard dans le dépôt de son grief. De plus, pour rendre la décision que le juge aurait dû rendre, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et je renverrais l’affaire au CEMD pour nouvel examen à la lumière des présents motifs. Dans les circonstances, je ne rendrais aucune ordonnance quant aux dépens du présent appel ou de la demande de contrôle judiciaire.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-497-15

(APPEL D’UN JUGEMENT DU JUGE BEAUDRY RENDU LE 21 OCTOBRE 2015, DOSSIER NO T-473-15)

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. MAJOR JOHN S. BEDDOWS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 septembre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Elizabeth Richards

Philippe Lacasse

 

Pour l’appelant

 

Joshua M. Juneau

Michel Drapeau

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l’appelant

 

Cabinet juridique Michel Drapeau

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimé

 

 

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