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Date : 20161114


Dossier : A-352-15

Référence : 2016 CAF 280

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

100193 P.E.I. INC., 100259 P.E.I. INC., 100412 P.E.I. INC., ROBERT

ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD, B & F

FISHERIES LTD., BERGAYLE FISHERIES LTD., JAMES BUOTE,

BULLWINKLE FISHERIES LTD., C.D. HUTT ENTERPRISES LTD.,

CODY-RAY ENTERPRISES LTD., DALLAN J. LTD., RICHARD

BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL

DEAGLE, PAMELA DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD

DOUCETTE, FISHING 2000 INC., KENNETH FRASER, FREE SPIRIT

INC., TERRANCE GALLANT, BONNIE GAUDET, DEVIN GAUDET,

NORMAN GAUDET, PETER GAUDET, RODNEY GAUDET,

TAYLOR GAUDET, GAVCO FISHING ENTERPRISES INC., CASEY

GAVIN, JAMIE GAVIN, LEIGH GAVIN, SIDNEY GAVIN, GRAY

LADY ENTERPRISES LTD., DONALD HARPER, HARPER’S FISH

HOLDINGS LTD., JAMIE HUSTLER, CARTER HUTT, KRISTA B

FISHING CO. LTD., LAUNCHING FISHERIES INC., TERRY

LLEWELLYN, IVAN MacDONALD, LANCE MacDONALD, WAYNE

MacINTYRE, DAVID McISAAC, GORDON L. MacLEOD, DONALD

MAYHEW, MEGA FISH CO. LTD., AUSTIN O’MEARA, PAMELA

RICHARDS et TRACEY GAUDET, ADMINISTRATRICES DE LA

SUCCESSION DE PATRICK ROCHFORD, TWIN CONNECTIONS INC.,

W.F.M. INC., WATERWALKER FISHING CO. LTD. et BOYD VUOZZO

intimés

Audience tenue à Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard) le 7 novembre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE WEBB

 


Date : 20161114


Dossier : A-352-15

Référence : 2016 CAF 280

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

100193 P.E.I. INC., 100259 P.E.I. INC., 100412 P.E.I. INC., ROBERT

ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD, B & F

FISHERIES LTD., BERGAYLE FISHERIES LTD., JAMES BUOTE,

BULLWINKLE FISHERIES LTD., C.D. HUTT ENTERPRISES LTD.,

CODY-RAY ENTERPRISES LTD., DALLAN J. LTD., RICHARD

BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL

DEAGLE, PAMELA DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD

DOUCETTE, FISHING 2000 INC., KENNETH FRASER, FREE SPIRIT

INC., TERRANCE GALLANT, BONNIE GAUDET, DEVIN GAUDET,

NORMAN GAUDET, PETER GAUDET, RODNEY GAUDET,

TAYLOR GAUDET, GAVCO FISHING ENTERPRISES INC., CASEY

GAVIN, JAMIE GAVIN, LEIGH GAVIN, SIDNEY GAVIN, GRAY

LADY ENTERPRISES LTD., DONALD HARPER, HARPER’S FISH

HOLDINGS LTD., JAMIE HUSTLER, CARTER HUTT, KRISTA B

FISHING CO. LTD., LAUNCHING FISHERIES INC., TERRY

LLEWELLYN, IVAN MacDONALD, LANCE MacDONALD, WAYNE

MacINTYRE, DAVID McISAAC, GORDON L. MacLEOD, DONALD

MAYHEW, MEGA FISH CO. LTD., AUSTIN O’MEARA, PAMELA

RICHARDS et TRACEY GAUDET, ADMINISTRATRICES DE LA

SUCCESSION DE PATRICK ROCHFORD, TWIN CONNECTIONS INC.,

W.F.M. INC., WATERWALKER FISHING CO. LTD. et BOYD VUOZZO

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

A.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident concernant une ordonnance du 30 juillet 2015 rendue par la Cour fédérale (le juge Boswell) qui accueille en partie la requête de l’appelante en jugement sommaire dans une action intentée par les intimés.

[2]  Dans leur action, les intimés avaient réclamé des indemnités pour manquement à une obligation fiduciaire, négligence, expropriation sans indemnité, rupture de contrat, enrichissement injustifié et faute dans l’exercice d’une charge publique. L’appelante a alors présenté une requête en jugement sommaire. Réagissant à cette requête, les intimés ont affirmé qu’ils ne présenteraient pas de réclamations pour manquement à une obligation fiduciaire et pour négligence.

[3]  La Cour fédérale a prononcé un jugement sommaire concernant la demande fondée sur la rupture de contrat, laquelle est rejetée. Elle rejette également les demandes des intimés concernant leurs contributions à la recherche menée par le ministère des Pêches et des Océans (paragraphes 88 à 90), l’intégration de la zone de pêche du crabe 18 aux zones 12, 25 et 26 (paragraphes 80, 81 et 91) et une partie de leur demande fondée sur l’enrichissement injustifié (paragraphes 88 à 91). La Cour fédérale a rejeté les autres parties de la requête en jugement sommaire, car elle a conclu que les autres réclamations, soit l’expropriation sans indemnité (paragraphes 62 à 65), l’enrichissement injustifié (paragraphes 92 à 94) et la faute dans l’exercice d’une charge publique (paragraphes 75 à 79), soulevaient de véritables questions litigieuses.

[4]  Devant notre Cour, l’appelante fait valoir que la Cour fédérale aurait dû accueillir le jugement sommaire pour toutes les questions litigieuses. Les intimés interjettent un appel incident. Ils demandent à la Cour de faire renaître la demande fondée sur la rupture de contrat et celle concernant l’intégration de la zone de pêche du crabe 18 et d’autoriser celles-ci à être instruites.

[5]  Pour les motifs suivants, j’accueillerais en partie l’appel. Les demandes fondées sur l’expropriation et l’enrichissement injustifié devraient être rejetées. Je suis d’avis de rejeter l’appel incident. À la lumière du dispositif proposé, une partie de l’action intentée par les intimés pourra être instruite. Par conséquent, ces motifs seront brefs et ne rappelleront que les faits nécessaires à la compréhension des questions soulevées dans le présent appel.

B.  Contexte factuel à l’action des intimés

[6]  Les intimés sont de simples particuliers résidant à l’Île-du-Prince-Édouard. Ils ont détenu des permis pour pêcher le crabe des neiges pendant l’ensemble ou une partie des douze dernières années. Les autres intimés sont des sociétés qui exploitent ou ont exploité les entreprises de pêche de certains titulaires de ces permis de pêche qui sont eux-mêmes des intimés.

[7]  La pêche du crabe des neiges, comme toutes les pêches, est réglementée. Le ministère des Pêches et des Océans établit le total autorisé des captures (TAC). Le permis autorise les pêcheurs de crabe des neiges à faire la pêche dans les zones de pêche du crabe (ZPC). Au début des années 1990, le ministre a mis en application un régime de contingents individuels dans lequel chaque titulaire se voit attribuer une portion du TAC.

[8]  Avant les années 1990, les pêcheurs de l’Île-du-Prince-Édouard détenaient des permis pour la pêche du crabe des neiges dans les ZPC 25 et 26, tandis que 130 pêcheurs du Nouveau‑Brunswick, du Québec et de la Nouvelle-Écosse détenaient des permis pour la pêche du crabe des neiges dans la ZPC 12. En 1997, les ZPC 25 et 26 ont été intégrées à la ZPC 12. À cette époque, les 30 permis que se voyaient attribuer les pêcheurs de l’Île-du-Prince-Édouard donnaient droit, allègue-t-on, à environ 5,325 % du TAC.

[9]  En 1999, la Cour suprême du Canada a décidé que certaines des Premières Nations de la région atlantique du Canada avaient des droits issus de traités les autorisant à s’adonner à la pêche (R. c. Marshall, [1999] 3 RCS 456, 177 DLR (4th) 513). À suite de l’arrêt Marshall, le ministre, qui cherchait à ouvrir la porte à la pêche commerciale aux Premières Nations, a cherché à libérer des contingents de TAC au moyen d’ententes librement signées par des titulaires de permis. C’est ainsi que le ministre a réussi à acheter deux des trente permis. Ensemble, les intimés détiennent les intérêts découlant de presque tous les autres permis.

[10]  La contestation ayant entraîné l’action actuelle tire son origine de l’approbation du ministre en 2003 d’un plan de gestion triennal et de l’administration de ce plan. Selon les intimés, ce plan a réduit la portion du TAC de chaque titulaire de trois façons : (1) par l’intégration de la ZPC 18 avec les ZPC 12, 25 et 26; (2) par l’octroi d’environ 15,8 % du TAC aux Premières Nations, alors même que seulement 5 % de ces contingents avaient été libérés par des ententes librement signées entre le ministre et des titulaires de permis; (3) par la mise de côté d’un autre 15 % du TAC à l’intention des nouveaux arrivants, ce qui réduit encore la part de crabe des neiges de chaque titulaire de permis.

[11]  De plus, de 2003 à 2006, le ministre s’est réservé une partie de cette ressource, le crabe des neiges, pour financer ses activités de recherche. Cinquante tonnes ont ainsi été réservées en 2003 et un millier, environ, en 2006. Le fondement législatif du ministre à agir de la sorte a été contesté. La Cour d’appel fédérale s’est prononcée en faveur de cette contestation dans l’arrêt Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, 270 DLR (4th) 552.

[12]  De manière générale, l’action des intimés vise à obtenir une indemnité en contrepartie des pertes subies dues à la conduite du ministre. Comme je l’ai dit précédemment, l’appelante a présenté une requête en jugement sommaire en vue de faire rejeter l’action et la Cour fédérale a accueilli en partie cette requête.

C.  Analyse

[13]  À mon avis, la Cour fédérale aurait dû rejeter la demande d’indemnisation fondée sur l’expropriation.

[14]  Je reconnais que l’allocation des quotas de pêche a une incidence sur les intérêts économiques des intimés. En l’espèce, cependant, les intimés demandent une indemnité pour des quotas de pêche qui ne leur ont pas été attribués. Ce type d’intérêt n’est pas suffisant pour soutenir une cause d’action fondée sur l’expropriation comme celle en l’espèce. Il s’agit là d’une question de droit. S’il n’existe « aucun fondement juridique » pour appuyer la réclamation sur le droit ou les éléments de preuve présentés, il ne peut y avoir « de véritable question litigieuse » : voir l’arrêt Burns Bog Conservation Society c. Canada, 2014 CAF 170, aux paragraphes 35 et 36. Il n’est pas nécessaire de tenir un procès pour déterminer si la demande fondée sur l’expropriation peut être accueillie; en droit, elle doit être rejetée.

[15]  Les textes législatifs ne reconnaissent pas l’intérêt propriétal des pêcheurs sur les poissons non pêchés ni sur la ressource et ne reconnaissent pas le droit à l’indemnisation en raison d’une réduction des quotas : voir l’arrêt Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291, 426 NR 69, au paragraphe 12. Cette situation est sans doute due au fait que les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens et que le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour gérer ces ressources : voir l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 RCS 12, aux paragraphes 25 et 26; la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14, art. 7; l’arrêt Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300, au paragraphe 57 (motifs concourants du juge Pelletier), cité avec approbation dans l’arrêt Malcolm c. Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130.

[16]  Pour soutenir leur thèse, les intimés invoquent des arrêts comme Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 RCS 166 et Canada c. Haché, 2011 CAF 104, 417 N.R. 321. Ces arrêts, cependant, ont été soulevés dans des cadres législatifs particuliers, ceux de l’impôt et de la faillite, et concernent des permis de pêche qui auraient été octroyés et non pas des quotas de pêche non attribués. Dans l’arrêt Kimoto, précité (au paragraphe 12), notre Cour a établi une distinction entre l’affaire Saulnier et des affaires semblables comme suit :

Les appelants soutiennent que [...] ils sont titulaires d’un droit de propriété sur le poisson qui ne pourra ainsi plus être pêché. Ils affirment que le programme se traduit dans les faits par une expropriation [...] À notre avis, cet argument est mal fondé. La thèse des appelants va directement à l’encontre du principe suivant lequel les pêches sont le bien commun de tous, un principe profondément enraciné dans le droit canadien. Par ailleurs, l’arrêt Saulnier n’appuie pas l’argument des appelants. L’affaire Saulnier portait sur la question de savoir si un permis de pêche pouvait répondre à la définition du mot « bien » prévue par la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B‑3 et du mot « property » prévue par la Nova Scotia Personal Property Security Act, S.N.S. 1995‑96, ch. 13. En répondant par l’affirmative à cette question, le juge Binnie a bien pris soin de préciser que la conclusion qu’un permis de pêche constituait un « bien » n’avait pas pour effet d’élargir la portée du droit du titulaire du permis au sens de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14 au‑delà des fins limitées prévues par la Loi dans le contexte de l’affaire dont la Cour était saisie. En conséquence, ce volet de l’argument des appelants échoue.

[17]  Par simple courtoisie judiciaire, la Cour fédérale était disposée (paragraphes 62 à 65) à suivre une autre décision de la Cour fédérale qui avait alors refusé de rejeter une demande fondée sur l’expropriation lors d’une requête en jugement sommaire : voir la décision Anglehart Sr. c. Canada, 2012 CF 1205. À mon avis, elle aurait dû appliquer la jurisprudence précitée selon les conditions énoncées et rejeter ce volet de la demande des intimés. Je conclus que la demande des intimés fondée sur l’expropriation alléguée ne soulève pas de véritable question litigieuse.

[18]  Devant cette cour, les intimés ont fait valoir que le fait de leur accorder des quotas chaque année signifie que le ministère leur est redevable advenant une modification des quotas. Cet argument va à l’encontre de la jurisprudence précitée. Il ressemble même à une requête demandant à la Cour de satisfaire l’expectative des intimés sur le plan du droit que le passé soit garant de l’avenir. Ce genre de demande est irrecevable selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada : voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 RCS 525, à la page 557; l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, au paragraphe 97. La théorie de l’expectative légitime n’est pas génératrice de droits fondamentaux.

[19]  En ce qui concerne l’enrichissement injustifié, la Cour fédérale a examiné la conclusion des intimés et a cerné l’enrichissement injustifié soulevé dans les actes de procédure (paragraphes 88 à 90). Je ne vois là aucune erreur susceptible de révision.

[20]  La Cour fédérale a conclu que la demande fondée sur l’enrichissement injustifié, comme elle l’a cerné, doit être instruite. Cette conclusion est liée (paragraphe 92) à une autre qui la précède selon laquelle la demande fondée sur l’expropriation pourrait être accueillie. La Cour fédérale a rejeté l’argument juridique de l’appelante selon lequel les intimés n’auraient pas été privés de TAC parce qu’ils n’y avaient pas droit.

[21]  Étant donné que j’ai conclu précédemment que l’argument juridique de l’appelante est en fait juste, la conclusion de la Cour fédérale concernant la demande fondée sur l’enrichissement injustifié doit elle aussi être infirmée. Sous l’angle juridique, les intimés n’ont pas souffert d’une privation dont l’appelante aurait bénéficié. Pour que les intimés arrivent à prouver ce fait, ils doivent nécessairement démontrer qu’ils ont un intérêt propriétal dans les quotas non attribués et, sur le plan juridique, ce n’est pas le cas. Il ne s’agit pas d’une véritable question litigieuse.

[22]  Comme il a déjà été dit, la Cour fédérale a conclu que les demandes des intimés fondées sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique doivent être instruites. À cet égard, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale.

[23]  La Cour suprême du Canada résume les éléments d’un délit de faute dans l’exercice d’une charge publique dans l’arrêt Succession Odhavji, au paragraphe 32, comme suit :

[…] la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

(Voir Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 RCS 263.)

[24]  D’après le dossier présenté, la Cour fédérale a conclu que les intimés pouvaient soutenir avec crédibilité au procès que le ministre a fait montre de témérité en réservant des parts du TAC pour financer des programmes ministériels ou agi de la sorte en sachant qu’il n’en avait pas le pouvoir. De même, les intimés pourraient soutenir avec crédibilité au procès que les prises de crabe des neiges dont la vente a servi à financer ces programmes auraient pu faire partie du TAC disponible. Après examen du dossier de la preuve présenté et des conditions imposées par la loi pour établir la responsabilité délictuelle de l’appelante, la Cour fédérale a conclu à l’existence d’une véritable question litigieuse.

[25]  Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion. Aucune erreur de droit n’a été commise. La Cour fédérale s’est dûment enquise des textes législatifs régissant ce délit et des principes de jugements sommaires. De plus, en appliquant les lois applicables aux éléments de preuve présentés, elle n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante. En particulier, sur l’intention coupable à accomplir le délit, certains éléments de preuve présentés à la Cour démontraient que le ministre avait reçu des avis juridiques contradictoires sur la question et des avertissements du vérificateur général. Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si le dossier de la preuve présenté démontre l’intention coupable nécessaire pour établir la faute; en fait, l’appelante a soulevé des éléments de preuve qui semblent indiquer le contraire (voir le paragraphe 93 du mémoire de l’appelante). Je suggère simplement que la nature de la preuve présentée a permis à la Cour fédérale de conclure à l’existence d’une véritable question litigieuse et que cette conclusion mixte de fait et de droit est justifiée par appréciation factuelle. Ce n’est pas une conclusion viciée par une erreur manifeste et dominante.

[26]  Dans son mémoire, l’appelante prétend que l’incapacité des intimés à démontrer un intérêt propriétal dans les quotas de pêche non attribués exclut la demande fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. Cependant, l’appelante a reconnu au cours des plaidoiries que l’existence d’un intérêt propriétal ne fait pas partie des éléments établissant la faute et que les dommages en matière de faute peuvent porter juridiquement sur des questions d’ordre économique autres que l’intérêt propriétal. L’appelante a accepté que les dommages soient fondés sur ce qui serait arrivé si la faute n’avait pas été commise. L’appelante n’a pas soutenu qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse à cet égard. Il n’y a donc pas lieu de modifier la conclusion de la Cour fédérale voulant que cette question doive être instruite.

[27]  L’appelante a prétendu que la demande fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique doit échouer parce qu’elle ne peut être accueillie de la façon dont elle a été plaidée ou que la demande n’est pas plaidée. Au paragraphe 70 de la troisième déclaration modifiée, les intimés soutiennent entre autres choses que la faute découle du fait que le ministère des Pêches et Océans a privé les intimés de la part du TAC qui leur appartenait et qu’il s’est servi d’une partie du TAC pour financer ses activités et les obligations qu’il estime avoir à l’égard d’autres groupes de pêcheurs. Je reconnais que la première allégation est irrecevable, car pour les raisons énoncées précédemment, le TAC n’« appartient » pas en droit aux intimés. Par contre, la deuxième allégation a suffisamment d’ouverture pour inclure la demande fondée sur la faute commise dans l’exercice d’une charge publique.

[28]  Dans leur appel incident, les intimés font valoir que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en rejetant leur demande fondée sur la rupture de contrat. De plus, ils soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en rejetant les demandes fondées sur l’intégration de la ZPC 18.

[29]  Les intimés prétendent que la Cour fédérale aurait dû conclure que les déclarations du ministre peuvent être interprétées comme une offre qui, après son acceptation, constituerait un « contrat unilatéral ». Plus précisément, le ministre a affirmé lors de la réunion du 6 décembre 1999 que [TRADUCTION] « ce problème ne se résoudra pas sur le dos des pêcheurs commerciaux traditionnels et de leurs familles » (dossier d’appel, onglet 155, à la page 1642). Cette demande est irrecevable du fait que l’affirmation citée ne peut être interprétée comme étant une offre en attente d’acceptation. La Cour fédérale a conclu que le ministre ne faisait qu’exprimer un objectif de sa politique. Elle remarque en outre, au paragraphe 52, qu’il n’existe pas de document contemporain qui établit que les pêcheurs ou les fonctionnaires du ministère des Pêches et des Océans avaient pensé qu’ils avaient conclu une entente exécutoire après la réunion du 6 décembre 1999 ni qu’ils avaient l’intention de conclure une telle entente. Qui plus est, elle remarque, au paragraphe 53, qu’un représentant fédéral a rappelé aux participants, lors d’une réunion du comité de cogestion du crabe des neiges tenue le 8 mars 2000, que le ministre était tenu de fournir un accès à la pêche au crabe des neiges aux Premières Nations, et ce, que le ministère réussisse ou non à racheter les contingents. Par conséquent, la Cour fédérale a conclu (paragraphe 55) que la preuve n’était pas raisonnablement suffisante pour établir que le ministre a fait une offre et leur a dit que la seule façon de libérer des contingents serait d’en racheter, ni que les intimés ont accepté une telle offre, ni que l’une des parties a eu l’intention de conclure une entente exécutoire. À cet égard, je ne constate aucune erreur de droit ni aucune erreur manifeste et dominante.

[30]  Il faut garder à l’esprit que la norme de preuve s’appliquant aux erreurs manifestes et dominantes est élevée : « Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier. » Voir l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, paragraphe 38, qui cite le paragraphe 46 de l’arrêt Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 NR 286. Les intimés n’ont présenté aucun motif incitant notre Cour à modifier cette décision.

[31]  Dans leur appel incident, les intimés font également valoir qu’ils ont subi des dommages en raison de l’intégration de la ZPC 18 à la ZPC 12 en 2003. À la suite de cette intégration, les intimés disent que les pêcheurs de la ZPC 18 se sont vu attribuer un pourcentage excessif du TAC de la zone intégrée. Les intimés font valoir que l’attribution de ce pourcentage du TAC aux pêcheurs de la ZPC 18 était irrationnelle et arbitraire.

[32]  La Cour fédérale a conclu (paragraphe 81) que les intimés n’ont pas prouvé que l’intégration de la ZPC 18 leur a fait subir des dommages quelconques; en particulier, selon la preuve présentée, elle n’a pas été persuadée que l’intégration a réduit la part du TAC des intimés. En cette cour, les intimés prétendent que la Cour fédérale a commis une erreur dans son analyse en se concentrant sur le niveau anormalement faible des prises en 2002 au détriment du niveau moyen de prises sur le long terme. Cependant, en l’absence d’un principe de droit isolable, et je n’en vois aucun, notre Cour, qui est une cour d’appel, ne peut aller à l’encontre du poids attribué aux éléments de preuve que si elle estime que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en appréciant la preuve : voir l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235. Comme il a déjà été dit, cette norme est difficile à atteindre. À mon avis, les intimés ne m’ont pas persuadé que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante lors de son appréciation et de son évaluation de la preuve.

[33]  Aux paragraphes 109 et 110 de leur mémoire, les intimés prétendent que la Cour fédérale n’a pas tenu compte de certains des éléments de preuve présentés pour tirer ses conclusions de fait. Je rejette cette prétention. À moins d’être persuadée du contraire, une cour d’appel doit présumer qu’un tribunal de première instance a examiné tous les éléments de preuve dont il disposait : voir l’arrêt Housen, précité, au paragraphe 46. Les intimés ne m’ont pas persuadé du contraire.

[34]  Aucune des parties ayant comparu devant nous n’a affirmé que la Cour fédérale a commis une erreur en n’ordonnant pas la tenue d’un procès sommaire sur les questions qu’elle considère comme étant de véritables questions litigieuses. Par souci d’exhaustivité, je conclus que la demande fondée sur la faute commise dans l’exercice d’une charge publique ne doit pas être instruite par procès sommaire essentiellement pour les mêmes raisons que celles énoncées par la Cour fédérale dans ses motifs aux paragraphes 95 et 96.

D.  Dispositif proposé

[35]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais la demande et j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale. Pour que soit rendue l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, j’accueillerais la requête en jugement sommaire concernant toutes les demandes sauf celle fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. Je suis d’avis de rejeter l’appel incident. Dans l’ensemble, c’est l’appelante qui a eu gain de cause dans cette requête en jugement sommaire, mais selon la disposition que je propose, une partie de l’action intentée sera instruite; ce gain est donc un peu partagé. Je suis d’avis d’accorder à l’appelante 5 000 $ pour les dépens (pour l’appel et l’appel incident pris ensemble) dans toutes les cours.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-352-15

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE L’HONORABLE JUGE BOSWELL DATÉE DU 30 JUILLET 2015, DOSSIER NO T-378-07

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. 100193 P.E.I. INC. et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 novembre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Reinhold M. Endres, c.r.

Patricia MacPhee

 

Pour l’appelante

 

Kenneth Godfrey

D. Brandon Forbes

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l’appelante

 

Campbell Lea

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

 

Pour les intimés

 

 

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