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Date : 20161024


Dossier : A-516-15

Référence : 2016 CAF 259

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

DAVID TUCCARO

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 18 octobre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20161024


Dossier : A-516-15

Référence : 2016 CAF 259

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

DAVID TUCCARO

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]  M. Tuccaro interjette appel d’une ordonnance interlocutoire de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) (2015 CCI 290) rejetant sa requête en radiation de certaines parties de la réponse de Sa Majesté la Reine (la Couronne) à son avis d’appel modifié.

[2]  M. Tuccaro soutient que la CCI a commis une erreur de droit en ne radiant pas les parties de la réponse de la Couronne qui se rapportent à la question de savoir s’il était préclus de faire valoir un droit à une exonération fiscale conféré par le Traité no 8 de 1899.

[3]  Je conviens avec M. Tuccaro que la Cour doit appliquer les normes de contrôle énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux paragraphes 8, 10 et 37, [2002] 2 R.C.S. 235 (voir aussi Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux paragraphes 69, 72, 78, 79 et 83).

[4]  En l’espèce, il s’agit uniquement de déterminer s’il est évident et manifeste que notre Cour, dans une décision antérieure (Tuccaro c. Canada, 2014 CAF 184 [Tuccaro 2014]), a déjà tranché  la question soulevée dans les paragraphes de la réponse de la Couronne visés par la requête en radiation de M. Tuccaro et que, par conséquent,  la CCI devait accueillir cette requête en raison du principe de l’autorité de la chose jugée (et plus particulièrement, en raison de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée).

[5]  Pour répondre  à la question, il faut passer brièvement en revue les faits pertinents relativement à la présente instance.

[6]  M. Tuccaro, un Indien inscrit, a interjeté appel devant la CCI d’un avis de ratification envoyé par le ministre du Revenu national le 27 décembre 2012. Au paragraphe 8 de son avis d’appel, et de manière plus claire dans ce qui était alors son ébauche d’avis d’appel modifié, M. Tuccaro faisait valoir qu’il était exempté d’impôt en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, et en vertu du Traité no 8.

[7]  Se fondant sur les alinéas 53(1)a) et c) des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688 ( Règles de procédure de la CCI), la Couronne a initialement déposé une requête en radiation du paragraphe 8 de l’avis d’appel se rapportant au Traité no 8 au motif qu’il s’agissait d’un recours abusif à la cour et qu’il retarderait l’instruction (la requête de 2013). Au moment où les débats sur la requête ont commencé, la CCI avait reçu un projet d’avis d’appel modifié et les arguments ont été présentés en fonction de celui-ci. Bien que la Couronne ait contesté aussi d’autres parties des actes de procédure, elles ne sont pas pertinentes en l’espèce. Ainsi, les mots « la requête de 2013 » se rapporteront uniquement à la partie de la requête portant sur les allégations qui sont pertinentes relativement à l’argument selon lequel le Traité no 8 prévoit une exonération fiscale.

[8]  La CCI a accueilli la requête de 2013 parce que, à son avis, l’argument de M. Tuccaro fondé sur le Traité no 8 n’avait aucune chance d’être retenu étant donné que la CCI était tenue d’appliquer la décision de notre Cour dans l’affaire Benoit c. Canada, 2003 CAF 236, 228 DLR (4th) 1 [Benoit], décision que la CCI a décrite comme établissant le droit concernant « l’absence d’effet juridique du Traité no 8 pour ce qui est de l’octroi à ses signataires d’une exonération d’impôt » (2013 CCI 300, aux paragraphes 9 et 10).

[9]  Portée en appel devant notre Cour, cette décision de la CCI a été modifiée (les paragraphes 1 et 2 de l’ordonnance de la CCI ont été supprimés) de façon à rejeter la requête de 2013 pour ce qui est de toutes les références à un droit à une  exonération fiscale conféré par le Traité no 8, y compris celles aux paragraphes 14 à 32 de l’ébauche d’avis d’appel modifié.

[10]  À la suite du dépôt de l’avis d’appel modifié contenant les références à un droit à une exonération fiscale conféré par le Traité no 8, la Couronne a présenté sa réponse, laquelle comportait les paragraphes dont il est question en l’espèce. Cette réponse a provoqué le dépôt de la requête de M. Tuccaro visant à faire radier de la réponse toute référence au moyen de défense selon lequel M. Tuccaro était préclus, en raison de l’arrêt Benoit, de faire valoir un droit à une exonération fiscale fondé sur le Traité no 8. Au cours de l’audience, les parties ont convenu à cet égard que seuls les paragraphes 42 à 46 et 56 de la réponse étaient visés.

[11]  La Couronne a déposé elle aussi une requête. Il s’agit d’une requête, fondée sur l’article 58 des Règles de procédure de la CCI, visant à obtenir que soit tranchée avant l’audience la question de savoir si, en raison de l’arrêt Benoit, M. Tuccaro était préclus d’invoquer le Traité no 8 pour réclamer une exonération fiscale. La requête a été rejetée. Essentiellement, la CCI a jugé inopportun de traiter la question dans le cadre d’une autre requête préliminaire, indépendamment du fait que l’argument avancé dans la requête de M. Tuccaro (à savoir, que la Couronne était précluse de soulever comme moyen de défense la préclusion découlant d’une question déjà tranchée) soit retenu ou non. La CCI a dit qu’elle n’était pas convaincue que la question proposée serait « probablement tranchée et que, de la sorte, l’[appel] sera[it réglé] en totalité ou en partie » (2015 CCI 290, au paragraphe 29 in fine et au paragraphe 30). La CCI n’était pas convaincue non plus que cette requête préliminaire permettrait de gagner temps et argent (2015 CCI 290, au paragraphe 33).

[12]  Nul besoin d’en dire d’avantage pour ce qui concerne cette partie de la décision de la CCI, puisqu’elle n’est pas visée par l’appel et que la décision est à présent définitive. Cependant, rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme une adhésion aux conclusions de la CCI à l’égard de la requête déposée en vertu de l’article 58.

[13]  Selon mon interprétation de la décision dont nous sommes saisis, la CCI a rejeté la requête de M. Tuccaro en radiation des paragraphes de la réponse se rapportant à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce que, à son avis, cette question n’était pas « carrément posée devant [notre Cour, dans l’affaire Tuccaro 2014] pour qu’elle puisse en traiter » [non souligné dans l’original], et il n’était donc pas évident que l’argument de la Couronne serait certainement rejeté par le juge de première instance (2015 CCI 290, aux paragraphes 44, 45 et 47). La CCI a formulé d’autres observations que je ne trouve pas déterminantes et, cela étant, rien ne justifie qu’on s’arrête là-dessus.

[14]  À l’instar de la CCI, je suis d’avis que la seule question dont notre Cour était valablement saisie dans l’affaire Tuccaro 2014 est celle de savoir si la CCI a commis une erreur susceptible de révision en concluant qu’il était évident et manifeste que l’assertion de M. Tuccaro selon laquelle il avait droit à une exonération fiscale en vertu du Traité no 8, constituait un recours abusif à la CCI puisque la CCI était tenue en droit de suivre l’arrêt Benoit (Tuccaro 2014, au paragraphe 19).

[15]  De fait, dans la décision Tuccaro 2014, notre Cour fait expressément remarquer que les parties n’avaient formulé aucune observation devant la CCI en 2013 ni devant notre Cour en 2014 en ce qui concerne la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Tuccaro 2014, aux paragraphes  17, 19 et 26). De plus, notre Cour ne s’est jamais penchée sur l’argument que présente maintenant M. Tuccaro, soit celui selon lequel la requête de 2013 tranchait la question de savoir si le principe de l’autorité de la chose jugée ou, plus précisément, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait à l’égard de l’arrêt Benoit tout simplement parce que la Couronne avait fondé ladite requête sur la doctrine du recours abusif à la cour.

[16]  En fait, il ressort très clairement d’un examen de la requête de 2013 (en particulier, du paragraphe 6(c)), des mémoires déposés par les parties devant la CCI en 2013 et de ceux déposés devant notre Cour en 2014 qu’en fait la Couronne n’a jamais invoqué le principe de l’autorité de la chose jugée (qu’il s’agisse de préclusion fondée sur la cause d’action ou de préclusion découlant d’une question déjà tranchée). Il se peut toutefois qu’en 2014 notre Cour n’ait pas eu l’occasion de prendre connaissance des mémoires déposés à la CCI, car généralement ils ne sont pas inclus dans le dossier d’appel.

[17]  Je suis donc convaincue que les observations que livre de notre Cour dans l’arrêt Tuccaro 2014 au sujet du principe de l’autorité de la chose jugée et de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée résultaient uniquement de ce que la CCI a mal compris ou mal caractérisé les moyens invoqués par la Couronne pour contester les parties pertinentes de l’avis d’appel de M. Tuccaro et, par la suite, de son ébauche d’avis d’appel modifié (2013 CCI 300, au paragraphe 2(1)). En effet, dans sa décision, la CCI ne traite que de l’argument soutenu devant elle, à savoir qu’elle était tenue d’appliquer le droit énoncé par notre Cour dans l’arrêt Benoit. Cela devient particulièrement clair si l’on considère que la Couronne s’est également appuyée sur la décision Dumont c. Canada, 2005 CCI 790, 2006 DTC 2160, confirmée par 2008 CAF 32, où la CCI fait remarquer que l’arrêt Benoit établissait clairement que le même argument reposant sur le Traité no 8 était sans fondement. Il semble que la CCI a tenu pour acquis (à tort) que le principe de l’autorité de la chose jugée englobait en quelque sorte la doctrine de stare decisis. Toutefois, le concept en tant que tel de l’autorité de la chose jugée n’a jamais été évoqué devant la CCI, et il est bien distinct du type de recours abusif à la cour invoqué en fait par la Couronne.

[18]  En effet, comme le souligne la Cour suprême du Canada dans son arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, au paragraphe 37, [2003] 3 R.C.S. 77 (mémoire de la Couronne, dossier d’appel, vol. 1, onglet j, paragraphe 30 et note de bas de page 34), il existe une distinction fondamentale entre l’autorité de la chose jugée (y compris la préclusion découlant d’une question déjà tranchée) et le recours abusif à la cour du fait qu’un tribunal a déjà tranché une question identique dans un litige antérieur entre différentes parties. Il n’est pas nécessaire, pour qu’elle obtienne gain de cause, que la partie qui fait valoir qu’il y a eu un tel recours abusif à la cour établisse qu’il y a réciprocité ou un lien de droit, c’est-à-dire que les mêmes parties ou leurs ayants droit étaient parties à l’instance antérieure. Cela explique pourquoi, devant notre Cour en 2014, les parties se sont concentrées sur l’application de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, qui venait alors d’être rendu, et la Couronne n’a produit aucune preuve relative au lien de droit.

[19]  Ayant conclu que l’arrêt Benoit de notre Cour était fondé sur les faits de l’espèce (et plus particulièrement sur le fait que le dossier de preuve n’appuyait pas la conclusion de fait du juge de première instance) plutôt que sur une conclusion de droit, notre Cour a jugé dans l’arrêt Tuccaro 2014 que la CCI avait commis une erreur de droit en considérant l’arrêt Benoit comme un précédent par lequel elle était liée relativement à la question de l’existence d’un droit à une exonération fiscale conféré par le Traité no 8 (Tuccaro 2014 aux paragraphes 20 à 22). Cela voulait nécessairement dire que la CCI, compte tenu du type de requête dont elle était saisie, ne pouvait conclure qu’il était évident et manifeste que ce moyen d’appel n’avait aucune chance de succès.

[20]  En dépit de l’habile argumentation en faveur du point de vue contraire qu’a présentée l’avocat de M. Tuccaro, je suis d’avis que les autres observations formulées dans Tuccaro 2014 relativement à l’application possible du principe de l’autorité de la chose jugée sont nécessairement des opinions incidentes puisque l’argument n’a jamais été avancé dans la requête de 2013 et la CCI ne s’est jamais penchée là-dessus. Cela est particulièrement vrai compte tenu du fait que la Cour n’a pu déterminer si M. Tuccaro était un ayant droit d’une partie dans l’affaire Benoit, car il n’y avait aucune preuve à cet égard dans le dossier d’appel et aucun argument n’a été présenté sur cette question.

[21]  Comme il a déjà été mentionné, notre Cour s’est déjà prononcée sur le moyen invoqué par la Couronne dans la requête de 2013 lorsqu’elle a conclu que la CCI avait commis une erreur de droit en se déclarant liée par l’arrêt Benoit. Pareille erreur suffisait pour justifier que l’appel soit accueilli.

[22]  Ayant cela présent à l’esprit, je reviens à la question soumise à la CCI et donc à notre Cour : la CCI était-elle tenue de conclure qu’il était évident et manifeste que la Couronne était précluse de se fonder, dans sa réponse, sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée?

[23]  Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont bien établies, et l’application de celles-ci constitue la première étape dans l’analyse décrite dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, aux paragraphes 25 et 33, [2001] 2 R.C.S. 460 [Danyluk].

[24]  À l’évidence, la décision Tuccaro 2014 est définitive. Il est tout aussi clair, puisque la décision a été rendue dans la même instance, que les parties étaient les mêmes.

[25]  Il est moins évident, cependant, et je suis d’accord avec la CCI à cet égard (2015 CCI 290, au paragraphe 42), que la question dont notre Cour était saisie dans l’affaire Tuccaro 2014 était de manière évidente et manifeste la même que celle qu’aurait à trancher le juge de première instance qui entendrait l’appel sur le fond si la réponse était admise sans modification.

[26]  Comme je l’ai mentionné, la question soumise à la CCI et, partant, à notre Cour dans affaire Tuccaro 2014, était de savoir s’il était évident et manifeste que le fait d’invoquer une exonération fiscale accordée par le Traité no 8 constituait un recours abusif à la cour étant donné que la CCI était obligée de suivre l’arrêt Benoit parce qu’il faisait autorité. Cette question est distincte de celle concernant le moyen de défense de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, dont le juge de première instance était saisi. Le moyen de défense de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée soulève plutôt la question mixte de fait et de droit de savoir si M. Tuccaro devrait être lié par l’arrêt Benoit parce qu’il est un ayant droit de l’une des parties dans l’affaire Benoit. Quoiqu’il soit possible que les deux questions s’inscrivent dans un même contexte factuel, cela en soi ne les rend pas identiques aux fins d’établir si la Couronne est précluse de se fonder sur l’arrêt Benoit pour faire valoir comme moyen de défense la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[27]  Il est fort possible qu’il y ait d’autres cas dans lesquels des tribunaux ont, dans le cadre d’une requête en radiation (ou d’autres requêtes interlocutoires), rendu une décision définitive sur une question et que, par conséquent, cette question ne puisse être remise en litige. Par exemple, si une requête en radiation est accueillie, la question radiée est de ce fait réglée. Cependant, comme il a été mentionné précédemment, ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce puisque la requête de 2013 a été rejetée par notre Cour dans l’arrêt Tuccaro 2014. Il s’ensuit nécessairement qu’il n’était pas évident et manifeste que l’argument avancé par M. Tuccaro était voué à l’échec. (Dans le même ordre d’idées, quoique dans des contextes différents, voir Tsleil-Waututh Nation c. Canada (National Energy Board), 2016 FCA 219, au paragraphe 97, de même que Giroux c. Canada, 2001 CFPI 531, aux paragraphes 78 et 79, 210 F.T.R. 63; Mintzer c. Canada, 2004 CF 1289, dernière phrase du paragraphe 21, 58 DTC 6655).

[28]  Même si j’admettais que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée constituait légitimement un élément de la question en litige devant notre Cour en 2014, je souscris à l’opinion de la CCI selon laquelle la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Tuccaro 2014 ne peut empêcher la Couronne d’invoquer cette préclusion comme moyen de défense contre un acte de procédure maintenu par notre Cour.

[29]  Dans l’arrêt Tuccaro 2014, notre Cour ne s’est jamais prononcée sur le bien-fondé en soi de la défense de la Couronne, mis à part sa conclusion que cette défense ne satisfaisait pas au critère rigoureux qui s’appliquait relativement à la requête dont elle était saisie. Cela est bien différent de ce qui se serait produit si la requête avait été présentée en vertu de l’article 58 des Règles et que le juge saisi de la requête (et notre Cour) avait eu à examiner le bien-fondé d’un argument de la Couronne selon lequel M. Tuccaro était préclus d’invoquer le Traité no 8. Dans un tel cas, la Couronne aurait été précluse de faire valoir dans sa réponse la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[30]  Cela étant dit, même si je tenais pour acquis que, comme l’a soutenu M. Tuccaro, la question soumise à notre Cour en 2014 était la même que celle qu’aurait à trancher le juge de première instance saisi du litige au fond, je garde la conviction que c’est à juste titre que la CCI, en l’espèce, a refusé de radier les paragraphes en cause de la réponse, car il faut passer à la seconde étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Danyluk, c’est-à-dire qu’il faut déterminer s’il existe des circonstances particulières qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de refuser l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Danyluk, aux paragraphes 33 et 62).

[31]  En effet, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk, la Couronne « a droit à ce que, à un certain point dans le processus, on examine de façon appropriée les facteurs pertinents à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et jusqu’à maintenant on ne l’a pas fait » (Danyluk, au paragraphe 66). Ainsi, dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême examine comment le pouvoir discrétionnaire devrait s’exercer plutôt que de renvoyer le dossier au juge qui avait entendu la requête, et elle arrive à sa conclusion après avoir considéré divers facteurs pertinents, dont — et c’est le plus important — la réponse à la question de savoir si, « eu égard à l’ensemble des circonstances, [...] l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice ». Dans l’affaire Danyluk, tout comme en l’espèce, la partie faisant face à l’application éventuelle de la préclusion n’a jamais eu la possibilité de répondre à l’argument sur lequel s’était fondé le décideur (Danyluk, au paragraphe 80).

[32]  En l’espèce, si la requête de M. Tuccaro est rejetée, il pourra, pour les mêmes raisons que celles exposées ci-dessus, faire valoir devant le juge de première instance que la Couronne est précluse de soulever le moyen de défense de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Cela veut dire que le juge de première instance sera en mesure d’exercer son propre pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet argument fondé sur la préclusion (de même qu’à l’égard du moyen de défense de la Couronne fondé sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée). J’estime donc que je n’ai qu’à déterminer s’il est évident et manifeste que ce pouvoir discrétionnaire ne pourrait être exercé en faveur de la Couronne, comme le soutient M. Tuccaro. Je n’ai aucune hésitation à conclure que tel n’est pas le cas. En effet, j’estime, après avoir examiné toutes les circonstances pertinentes, qu’il est soutenable que le pouvoir discrétionnaire devrait s’exercer en faveur de la Couronne parce que, notamment, celle-ci n’a jamais eu la possibilité de présenter son argument et de produire des éléments de preuve sur la question du « lien de droit ».

[33]  À l’audience, M. Tuccaro a fait valoir qu’il était sans importance que la Couronne n’avait pas eu l’occasion de présenter des arguments sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisque, ayant fondé sa requête de 2013 sur le recours abusif à la cour, elle devait présenter ses meilleurs arguments et soulever expressément l’argument de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’il était soutenable. Aux yeux de M. Tuccaro, le simple fait que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisse être soulevée comme un type de recours abusif à la cour signifie qu’il n’y a pas d’injustice particulière, puisque les décisions judiciaires antérieures qui ont tranché une question au fond (en l’occurrence, celle du recours abusif à la cour) opéreront préclusion, même si une partie a omis de soulever un argument en particulier. Je ne peux convenir qu’il en est ainsi en l’espèce.

[34]  N’eût été le fait que la CCI a mal compris les moyens soulevés dans la requête de 2013, notre Cour n’aurait même pas employé les mots « préclusion découlant d’une question déjà tranchée ». La situation s’apparente donc plus à celle dont il s’agit dans l’arrêt Danyluk. En outre, comme je l’ai mentionné, je ne puis convenir que le principe applicable aux décisions qui tranchent une question au fond (Danyluk, au paragraphe 24) s’applique aux décisions par lesquelles une requête en radiation est rejetée au motif que la partie n’a pas satisfait au critère rigoureux qui s’applique à pareille requête.

[35]  En fait, l’argument de M. Tuccaro peut entraîner de graves conséquences. Il forcerait une partie à un litige à invoquer des moyens qu’elle sait n’ont aucune chance de satisfaire au critère rigoureux applicable aux requêtes en radiation, simplement pour éviter de se voir opposer un possible argument de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Cela va à l’encontre de la politique judiciaire fondamentale visant à promouvoir en matière judiciaire l’économie, l’efficacité et la proportionnalité. C’est particulièrement vrai lorsque l’on considère que le recours abusif à la cour est un concept flexible qui peut englober de multiples situations.

[36]  En l’espèce, comme le souligne la CCI, il est difficile de savoir comment la preuve produite par la Couronne à l’appui de sa requête présentée en vertu de l’article 58 des Règles serait interprétée et si elle serait suffisante pour que la requête soit accueillie sur le fond (2015 CCI 290, au paragraphe 29 in fine). Alors, pourquoi la Couronne serait-elle contrainte de soulever son argument dans sa requête de 2013? Étant donné qu’en ce qui concerne la notion de « lien de droit » il est précisé dans l’arrêt Danyluk que l’étendue de l’intérêt requis est à déterminer « au cas par cas » (Danyluk, au paragraphe 60), comment pourrait-on conclure que la Couronne est précluse de soulever comme défense un argument qui, selon toute apparence, peut difficilement satisfaire au critère rigoureux applicable en vertu de l’article 53 des Règles?

[37]  Pour tous les motifs exposés ci-dessus, j’estime que la CCI n’a pas commis d’erreur en rejetant la requête, car il n’est ni évident ni manifeste que la Couronne est précluse d’invoquer comme moyen de défense la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. En somme, bien que je ne souscrive pas à tous les motifs exposés par la CCI, j’estime que sa décision est la bonne.

[38]  Je propose donc que l’appel soit rejeté avec dépens, fixés au montant global de 3 000 $.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-516-15

APPEL D’UNE ORDONNANCE RENDUE PAR LE JUGE J.E. HERSHFIELD DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT LE 20 NOVEMBRE 2016, DOSSIER NO 2013‑188(IT)G

INTITULÉ :

DAVID TUCCARO c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 octobre 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 octobre 2016

COMPARUTIONS :

Maxime Faille

Pour l’appelant

Belinda Schmid

Valerie Meier

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’appelant

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimée

 

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