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Date : 20160413


Dossier : A-368-15

Référence : 2016 CAF 115

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

MARY ALICE LLOYD

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 avril 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 avril 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20160413


Dossier : A-368-15

Référence : 2016 CAF 115

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

MARY ALICE LLOYD

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1]               Mary Alice Lloyd a déposé la présente demande de contrôle judiciaire en vue de faire annuler la décision rendue par un arbitre de la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique (la Commission) le 23 juillet 2015. Dans la décision 2015 CRTEFP 67, l'arbitre a rejeté le grief de la demanderesse contre une suspension disciplinaire de 40 jours imposée par son employeur, l'Agence du revenu du Canada (ARC).

[2]               À mon avis, la décision devrait être annulée en partie. Un bref résumé des faits et des motifs de l'arbitre fournit le contexte nécessaire.

[3]               En février 2006, la demanderesse était en congé d'invalidité de longue durée. Un grief relatif à son congé d'invalidité était en instance. L'une des questions en litige dans le grief était de savoir si la demanderesse avait envoyé un courriel à son superviseur le 30 juin 2005. Lors de l'audience de grief, la demanderesse comptait prouver qu'elle avait effectivement envoyé ce courriel.

[4]               Étant donné qu'elle était en congé, la demanderesse a dû demander au service des TI de l'ARC de copier les données de son répertoire personnel (le lecteur H, que les employés de l'ARC utilisaient pour enregistrer des renseignements personnels et des travaux en cours), où se trouvait le courriel, et de les lui remettre.

[5]               Après avoir avisé son chef d'équipe de sa demande et avoir obtenu son autorisation, la demanderesse a communiqué avec le service des TI de l'ARC afin de se procurer une copie du courriel souhaité sur son lecteur H. La nature exacte de ces communications faisait l'objet du litige dont l'arbitre avait été saisi : la communication entre la demanderesse et son gestionnaire (au moins deux conversations) et la communication entre la demanderesse et le gestionnaire du service des TI avec qui elle avait communiqué à l'origine pour obtenir une autorisation de travail, ou un « numéro de référence », étaient toutes deux contestées. Ni cette personne ni le chef d'équipe de la demanderesse n'a témoigné. L'employé du service des TI qui a effectivement accompli le travail a témoigné.

[6]               Le service des TI a copié l'ensemble du lecteur H, plutôt que simplement le courriel en question. Cette copie du lecteur H de la demanderesse lui a été fournie par l'ARC sous la forme d'environ 16 disques compacts.

[7]               La demanderesse a reçu les disques compacts dans le hall de son lieu de travail. Elle est retournée à la maison avec les disques compacts, les a consultés et a trouvé le courriel dont elle avait besoin. Elle a étiqueté les disques compacts et les a rangés dans une armoire verrouillée fournie par l'ARC jusqu'au moment où ils étaient nécessaires pour l'audition du grief. En 2008, comme son propre ordinateur ne fonctionnait pas, elle a utilisé l'ordinateur portable de son petit ami de l'époque pour faire deux copies du disque compact pertinent.

[8]               Au cours de l'arbitrage du grief relatif à l'invalidité de la demanderesse, celle‑ci a présenté une copie papier du courriel de juin. L'avocat de l'ARC s'est opposé à sa recevabilité et a exigé la présentation du disque compact afin de prouver l'existence du courriel. La demanderesse a ensuite présenté les 16 disques compacts, en précisant que, comme ils comportaient des renseignements sur des contribuables, leur confidentialité devait être protégée. L'ARC a saisi les disques compacts.

[9]               La Division des affaires internes et de la prévention de la fraude (DAIPF) de l'ARC a lancé une enquête. À la lumière des conclusions préliminaires de la DAIPF, l'ARC a suspendu administrativement la demanderesse pour une durée indéterminée, le 6 novembre 2009. Plus d'un an plus tard, le 22 décembre 2010, la DAIPF a publié son rapport définitif.

[10]           L'ARC a imposé une suspension disciplinaire de 40 jours le 17 mars 2011. Le rapport sur les mesures disciplinaires indiquait les motifs de la suspension :

1.             La demanderesse avait pris du lieu de travail des disques compacts non protégés comportant des renseignements sur les contribuables et les avait copiés à un appareil n'appartenant pas à l'ARC.

2.             La demanderesse n'avait pas tenté de limiter la quantité des renseignements emportés.

3.             Le contenu des disques compacts a été copié à son ordinateur et à l'ordinateur portable de son petit ami de l'époque.

4.             Sa conduite a enfreint l'article 241 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (LIR); d'ailleurs, étant donné son emploi à titre d'enquêteuse participant à des enquêtes sur ces infractions dans le contexte pénal, elle connaissait la gravité de ces infractions.

5.             Elle n'a pas coopéré immédiatement en remettant son ordinateur et l'ordinateur portable de son petit ami de l'époque.

6.             Il y avait un risque permanent et continu de divulgation d'un grand nombre de renseignements personnels sur les contribuables.

7.             La demanderesse n'a pas éprouvé de remords.

[11]           En fin de compte, l'arbitre a affirmé : « J'en conclus que la preuve appuie clairement les motifs de l'employeur liés à l'imposition d'une mesure disciplinaire et qu'il a tenu compte de tous les facteurs atténuants. Dans les faits, la preuve appuie la présentation selon laquelle, en l'absence de ces facteurs atténuants, Mme Lloyd aurait été licenciée » (paragraphe 360). Il a poursuivi, au paragraphe 363 : « Le fait de retirer des renseignements confidentiels du milieu de travail sans un besoin particulier et sans une approbation très explicite est, je crois, une action qui ne doit pas être tolérée. » Il a rejeté le grief.

[12]           La décision de l'arbitre doit être examinée selon la norme du caractère raisonnable : Bridgen c. Service correctionnel du Canada, 2014 CAF 237. Le caractère raisonnable exige que le résultat soit justifié par des motifs transparents et intelligibles : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Les motifs à l'égard de la suspension de 40 jours ne répondent pas à cette norme.

[13]           L'arbitre a examiné les circonstances entourant la remise à la demanderesse d'une copie de son lecteur H et la question de savoir si la demanderesse avait demandé la totalité du lecteur ou tout simplement son courriel personnel, ou si on lui avait dit qu'il fallait copier l'intégralité du lecteur. La façon dont l'arbitre a traité la preuve sur ces questions, et leur lien avec le bien-fondé de la suspension, présente des problèmes.

[14]           L'arbitre a noté que selon la demanderesse, elle avait demandé que seul le courriel soit copié, mais on lui avait dit que l'ensemble du lecteur H devait être copié. Cependant, l'arbitre a conclu que cette question n'était pas « pertinente » et a refusé de se prononcer sur la question, même si elle était au cœur des allégations d'inconduite qui ont justifié la suspension de 40 jours. Comme je l'ai déjà mentionné, il a conclu qu'elle avait pris des renseignements des contribuables sans nécessité et sans autorisation expresse, et ce, en violation de la politique de l'ARC.

[15]           L'arbitre a également examiné la question litigieuse de savoir si des renseignements avaient été copiés à l'ordinateur de la demanderesse ou à l'ordinateur portable de son petit ami. Il a fait remarquer que c'était l'un des principaux facteurs pris en compte lors de l'imposition de la suspension de 40 jours, car il était la cause du risque permanent de divulgation de renseignements des contribuables. Cependant, l'arbitre a finalement conclu que rien d'important ne reposait sur ce point (paragraphes 310 à 317). Il a conclu que c'était « une question technique qui n'a aucune incidence » (paragraphe 352), une question moins importante que le fait que les disques compacts aient été insérés dans un appareil n'appartenant pas à l'ARC.

[16]           Par conséquent, il n'y avait aucun fondement factuel pour conclure qu'on avait enfreint l'article 241 de la LIR. Pour qu'il y ait infraction à l'article 241, la demanderesse devait divulguer sciemment des renseignements de contribuables; il aurait donc fallu que la demanderesse sache qu'en insérant un disque compact dans un ordinateur de bureau ou un ordinateur portable pour afficher ou copier des renseignements, l'information y figurant serait copiée au disque dur de l'appareil. La demanderesse a déclaré, lors de son témoignage, qu'elle ne savait pas que l'information serait copiée des disques compacts lorsqu'elle les a insérés d'abord dans son ordinateur, puis dans l'ordinateur portable de son petit ami. Encore une fois, l'arbitre n'a jamais tiré de conclusion sur cette question.

[17]           Je note, en passant, l'argument de l'ARC à l'arbitrage selon lequel le mot « sciemment » à l'article 241 relevait uniquement de la « sémantique ». Voilà qui est très troublant. Le libellé du législateur ne relève jamais de la « sémantique », et c'est une notion élémentaire en droit que le mot « sciemment » signifie l'élément important et essentiel de la mens rea. Les allégations d'infraction à l'article 241, une disposition pénale, ne devraient pas être faites à la légère et il n'y avait, dans ce dossier, aucun fondement quant à l'allégation de son infraction.

[18]           Un élément du rapport sur les mesures disciplinaires demeure. La demanderesse a inséré un disque compact dans l'ordinateur portable de son petit ami de l'époque dans le but de voir son contenu et de faire une copie du disque compact comportant le courriel de juin (Le courriel lui‑même ne comporte aucun renseignement des contribuables). Cela s'est fait en violation de la politique de l'ARC qui exclut expressément toute copie de l'information de l'ARC au moyen d'ordinateurs qui ne lui appartiennent pas. La demanderesse a admis que c'était une infraction à la politique de l'ARC et l'arbitre est arrivé à cette conclusion.

[19]           La demanderesse et l'ARC proposent des interprétations différentes de la conclusion de l'arbitre au paragraphe 360 :

J'en conclus que la preuve appuie clairement les motifs de l'employeur liés à l'imposition d'une mesure disciplinaire et qu'il a tenu compte de tous les facteurs atténuants. Dans les faits, la preuve appuie la présentation selon laquelle, en l'absence de ces facteurs atténuants, Mme Lloyd aurait été licenciée.

[20]           L'avocat de l'ARC soutient que la conclusion de l'arbitre au sujet de la suspension de 40 jours était fondée uniquement sur les deux éléments du rapport sur les mesures disciplinaires qui, selon l'arbitre, avaient été établis : le fait d'avoir pris des renseignements des contribuables sans autorisation expresse de son gestionnaire et la copie du courriel en utilisant un appareil n'appartenant pas à l'ARC. La demanderesse, d'autre part, dit que l'arbitre a confirmé la suspension de 40 jours en se fondant sur le fait que tous les éléments du rapport sur les mesures disciplinaires avaient été établis.

[21]           L'interprétation privilégiée du paragraphe 360 est celle de la Couronne. L'arbitre a expressément examiné tous les éléments du rapport sur les mesures disciplinaires et, après un examen de la preuve, n'a tiré aucune conclusion quant à savoir si la demanderesse avait « sciemment » donné à quiconque accès à des renseignements sur les contribuables. En outre, il a conclu que la question de savoir si l'information avait été copiée et donc divulguée était sans pertinence. Cette interprétation du paragraphe 360 a des répercussions.

[22]           Les motifs justifiant la suspension de 40 jours ne peuvent cependant pas être maintenus. La suspension de 40 jours était fondée sur l'allégation de l'ARC qu'il y avait, comme le dit le rapport sur les mesures disciplinaires, [TRADUCTION] « un risque permanent et continu de divulgation de renseignements personnels sur les contribuables » découlant de la copie des disques compacts aux ordinateurs de la demanderesse et de son petit ami de l'époque, ainsi que sur l'allégation selon laquelle la demanderesse avait contrevenu à l'article 241. L'arbitre a rejeté ces éléments comme étant sans pertinence ou n'a tiré aucune conclusion.

[23]           L'arbitre était tenu d'examiner le caractère raisonnable de la durée de la suspension de 40 jours à la lumière des deux actes d'inconduite qui avaient été établis — le fait de prendre des renseignements sur les contribuables sans autorisation expresse et l'utilisation d'appareils n'appartenant pas à l'ARC pour copier le disque compact comportant le courriel. Il ne l'a pas fait.

[24]           À la lumière des conclusions de l'arbitre, même selon une application généreuse des principes de l'arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, le fondement sur lequel la suspension de 40 jours était justifiée ne peut pas être discerné sans se livrer à la spéculation et à la rationalisation. Comme je l'ai fait remarquer dans la décision Komolafe c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2013 CF 431, au paragraphe 11 :

L'arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n'ont pas été donnés, ni ne l'autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C'est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l'arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n'ont pas été tirées. C'est appliquer la jurisprudence à l'envers. L'arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu'elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n'y a même pas de points sur la page.

[25]           J'accueillerais la demande, en partie, avec des dépens de 3 000 $, tout compris, comme en ont convenu les parties. Je renverrais l'affaire à l'arbitre, ou, en cas d'indisponibilité, à un autre arbitre dûment nommé, pour un nouvel examen du caractère raisonnable de la suspension à la lumière des conclusions selon lesquelles la demanderesse a contrevenu à la politique de l'ARC en prenant des renseignements sur les contribuables sans autorisation expresse de son employeur et en utilisant des appareils n'appartenant pas à l'ARC pour faire des copies du disque compact comportant son courriel. À ce moment, les parties pourront faire des observations à l'égard de l'indulgence ou de tout autre argument que l'arbitre peut trouver pertinent pour déterminer la durée de la suspension que pourraient justifier ces deux conclusions.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

A. F. Scott, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DEMANDE RELATIVE À LA DÉCISION DE LA COMMISSION DES RELATIONS DE TRAVAIL ET DE L'EMPLOI DANS LA FONCTION PUBLIQUE DU 23 JUILLET 2015 (2015 CRTEFP 67)

DOSSIER :

A-368-15

 

INTITULÉ :

MARY ALICE LLOYD c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 5 avril 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 13 avril 2016

COMPARUTIONS :

Steven Welchner

Pour la demanderesse

Allison Sephton

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Welchner Law Office Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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