Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160215


Dossier : A­51­15

Référence : 2016 CAF 52

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er février 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 février 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20160215


Dossier : A­51­15

Référence : 2016 CAF 52

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

I.                   Introduction

[1]               En 1995, des procédures ont été engagées pour révoquer la citoyenneté canadienne de l’appelant pour le motif qu’il avait obtenu cette dernière en faisant une fausse déclaration, en agissant de manière frauduleuse ou en dissimulant de façon intentionnelle des faits essentiels. Depuis, les procédures de révocation ont été contestées et prolongées, comme le montre le bref historique des procédures ci-après :

i)                    En 2000, le juge MacKay de la Cour fédérale a donné des motifs réfléchis et détaillés et a conclu que l’appelant avait obtenu sa citoyenneté canadienne en faisant une fausse déclaration ou en dissimulant de façon intentionnelle des faits essentiels ([2000] A.C.F. nº 229, 185 F.T.R. 41). Dans l’exposé de ses motifs, le juge MacKay a tiré les conclusions de fait en ce qui concerne la nature du service durant la guerre de l’appelant rendu au cours de la Seconde Guerre mondiale.

ii)                  En 2001, après cette décision, le gouverneur en conseil a révoqué la citoyenneté de l’appelant. Par la suite, la Cour a invalidé la décision du gouverneur en conseil et a renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil en vue d’une nouvelle décision (2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3).

iii)                En 2007, après avoir réexaminé l’affaire, le gouverneur en conseil a de nouveau révoqué la citoyenneté de l’appelant. Par la suite, la Cour a maintenu la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle la décision du gouverneur en conseil que l’appelant avait été complice de crimes de guerre perpétrés par le Einsatzkommando 10a (l’unité Ek 10a) pendant la Seconde Guerre mondiale était raisonnable. Cependant, la majorité des juges de la Cour ont conclu que le gouverneur en conseil était tenu d’examiner la question de la contrainte. Ainsi, la Cour a accueilli en partie l’appel interjeté par l’appelant à l’encontre de la décision de la Cour fédérale et a renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil afin qu’il examine la question de la contrainte (2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395, aux paragraphes 2 et 41).

iv)                En 2012, à la suite de la décision rendue par la majorité des juges de la Cour, le gouverneur en conseil a examiné si l’allégation de contrainte de l’appelant pouvait être invoquée pour excuser sa complicité à l’égard des activités de l’unité Ek 10a. Le gouverneur en conseil a conclu que la justification fondée sur la contrainte n’avait pas été établie et a de nouveau révoqué la citoyenneté de l’appelant.

[2]               L’appelant a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale de cette troisième décision révoquant sa citoyenneté. Pour les motifs énoncés sous la référence 2015 CF 46, un juge de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire. C’est sur cette décision que porte le présent appel.

II.                Le contexte de l’appel

[3]               À cette étape, il est utile d’expliquer les circonstances très particulières de cet appel devant la Cour.

[4]               Comme il a été expliqué précédemment, dans la deuxième décision de 2007 révoquant la citoyenneté de l’appelant, le gouverneur en conseil a conclu que l’appelant était complice des crimes de guerre commis par l’unité Ek 10a. Pour rendre cette décision, le gouverneur en conseil s’est appuyé sur les critères légaux pour déterminer s’il y a complicité formulés par la Cour dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 R.C.F. 306, 135 N.R. 390. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que « personne ne peut avoir «commis» des crimes internationaux sans qu’il n’y ait eu un certain degré de participation personnelle et consciente » (arrêt Ramirez, page 317). Dans le cadre de sa réflexion sur le degré de complicité requis pour être considéré comme un complice ou un instigateur, la Cour a conclu que « la simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu’un de l’application des dispositions relatives au statut de réfugié » (arrêt Ramirez, page 317). Cela dit, la Cour a ajouté la mise en garde suivante : « lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales [...] il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution » (arrêt Ramirez, page 317). Par conséquent, la complicité par association se fonde sur « l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont » (arrêt Ramirez, page 318).

[5]               En appliquant cette jurisprudence dans sa deuxième décision, le gouverneur en conseil voulait savoir « s’il existait une preuve permettant de conclure que M. Oberlander pouvait être soupçonné d’avoir été complice des activités d’une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité ». Le gouverneur en conseil a ensuite conclu que l’appelant était membre de l’unité Ek 10a et qu’en raison du fait qu’il ait été membre, il « pouvait être soupçonné d’avoir été complice des activités d’une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité ».

[6]               En maintenant la conclusion de complicité du gouverneur en conseil, la Cour a également suivi la jurisprudence Ramirez, selon laquelle l’appartenance à une organisation dont la seule raison d’être est de perpétrer des actes de brutalité crée une présomption de complicité qui peut être réfutée par une preuve d’absence de connaissance de l’objectif de l’organisation ou d’absence de participation directe ou indirecte aux actes de l’organisation(2009 CAF 330, au paragraphe 18). En se fondant sur les conclusions de fait rendues par le juge MacKay, la Cour a conclu que l’appelant n’avait pas réfuté la présomption de complicité : l’appelant connaissait le rôle de l’unité Ek 10a et l’a indirectement aidé à atteindre ses objectifs (2009 CAF 330, aux paragraphes 21 et 22).

[7]               À la suite de la décision du gouverneur en conseil, qui a conclu que l’appelant avait été complice des activités de l’unité Ek 10a, et de la décision de la Cour de maintenir le caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil relativement à la complicité, la Cour suprême du Canada a établi qu’il était nécessaire de reformuler le critère relatif à la détermination de la complicité : arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678. De l’avis de la Cour suprême, même si le droit international reconnaît les contours d’un concept général de complicité, « une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel » (arrêt Ezokola, au paragraphe 68). Donc, pour être complice, « il doit exister des raisons sérieuses de penser » que la personne concernée a « volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation » (arrêt Ezokola, au paragraphe 84).

III.             Décision de la Cour fédérale

[8]               En rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant, la Cour fédérale a tiré quatre principales conclusions.

[9]               Premièrement, la Cour fédérale a conclu qu’en ce qui concerne la question de la complicité, tous les critères relatifs à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplis : la question de la complicité a été décidée précédemment par la Cour, la décision de la Cour était définitive; les parties aux instances sont les mêmes (motifs, paragraphe 96).

[10]           Deuxièmement, la Cour fédérale a conclu que l’appelant n’a pas fait la preuve de motifs qui lui permettraient d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour renvoyer la question de la complicité afin qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen (motifs, paragraphe 113).

[11]           Troisièmement, la Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale à l’égard de l’appelant (motifs, paragraphe 204).

[12]           Finalement, la Cour fédérale a conclu que la décision du gouverneur en conseil quant à la contrainte était raisonnable (motifs, paragraphe 231).

IV.             La question en litige

[13]           Bien que l’appelant conteste chacune des conclusions précitées de la Cour fédérale, il y a, à mon avis, une question déterminante : la Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de principe en concluant que l’appelant n’avait pas fait la preuve de motifs suffisants qui lui permettraient d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour renvoyer la question de la complicité afin qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen?

V.                La norme de contrôle

[14]           La décision de la Cour fédérale d’exercer son pouvoir discrétionnaire est une décision à l’égard de laquelle il faut faire preuve de déférence. Toutefois, la Cour peut intervenir si la Cour fédérale exerce son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un principe erroné (arrêt Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Green, 2015 CSC 60, au paragraphe 95, citant l’arrêt Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 54).

VI.             Application de la norme de contrôle

[15]           L’analyse de la question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire effectuée par la Cour fédérale se trouve aux paragraphes 104 à 113 de ses motifs. La Cour fédérale a commencé en reconnaissant que, même lorsque les critères de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplis, « la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire résiduel de déterminer que le principe ne devrait pas s’appliquer lorsque, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il pourrait en résulter une injustice » (motifs, paragraphe 104).

[16]           Après avoir discuté des principes à appliquer pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire, la Cour fédérale a correctement signalé que l’élément le plus important à considérer est de savoir si l’exercice du pouvoir discrétionnaire est dans l’intérêt de la justice. Citant l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 80, la Cour fédérale a mentionné qu’elle doit « prendre un certain recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice » (motifs, paragraphe 109).

[17]           La Cour fédérale a ensuite donné deux raisons pour lesquelles l’intérêt de la justice n’exige pas que la question de la complicité soit débattue à nouveau. D’abord, l’appelant n’a pas contesté l’application par la Cour de la jurisprudence Ramirez lorsqu’elle a confirmé la décision qu’il avait été complice de crimes de guerre. La Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait pas d’injustice lorsque l’appelant a choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité (motifs, paragraphe 111). Ensuite, l’appelant n’a pas établi que la décision selon laquelle il avait été complice était [traduction] « manifestement erronée » (motifs, paragraphe 112).

[18]           À mon humble avis, dans l’analyse de la Cour fédérale, il manque l’examen de l’incidence de maintenir la conclusion antérieure de la complicité dans les circonstances où cette conclusion était directement liée à la détermination actuelle de la contrainte.

[19]           Le lien entre la contrainte et la complicité est bien établi en droit. Il en est ainsi parce que la défense de la contrainte exige une proportionnalité entre le préjudice dont la personne concernée est menacée et celui qu’elle inflige, directement ou par complicité (consulter, par exemple, l’arrêt Ramirez, aux pages 327 et 328, et l’arrêt R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, aux paragraphes 53 à 55 et 70 à 74).

[20]           Dans la décision faisant l’objet du contrôle, le gouverneur en conseil a pris en compte l’exigence de la proportionnalité, signalant que :

i)                    Le préjudice potentiel auquel l’appelant aurait fait face en tentant de protester ou de désobéir à un ordre doit être plus grave que le préjudice infligé aux victimes par les actes de l’appelant (motifs, paragraphe 47).

ii)                  Le juge MacKay a conclu que l’unité Ek 10a était un escadron de la mort. Par conséquent, l’appelant devait démontrer qu’il avait peur de mourir pour justifier sa complicité avec les actes de l’escadron de la mort (motifs, paragraphe 48).

iii)                Le dossier n’appuyait pas une conclusion selon laquelle l’appelant était exposé à un risque d’exécution. [traduction] « Suggérer qu’un risque de préjudice non fondé n’est pas inférieur aux atrocités commises par le régime nazi est répugnant » (motifs, paragraphe 56).

[21]           Comme il a été expliqué précédemment, dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a renoncé au critère de la complicité qui « s’était attaché indûment aux activités criminelles du groupe plutôt qu’à la contribution de l’individu à ces activités criminelles » (arrêt Ezokola, au paragraphe 79). Comme la Cour suprême l’a souligné, « la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif va à l’encontre de deux principes fondamentaux du droit pénal » (arrêt Ezokola, au paragraphe 81).

[22]           Dans ces circonstances, je suis d’avis que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a causé une injustice à l’appelant de sorte que la Cour fédérale a commis une erreur de principe en appliquant la doctrine. L’appelant avait le droit de recevoir une décision sur la mesure dans laquelle il a contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’unité Ek 10a. Alors seulement pourra-t-on déterminer, de façon raisonnable, si le préjudice auquel il était confronté était plus grave que le préjudice infligé aux autres par sa complicité.

VII.          Conclusion

[23]           Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et j’infirmerais le jugement de la Cour fédérale, avec dépens tant de notre Cour que de la Cour fédérale. En prononçant le jugement qui aurait dû être rendu, je renverrais les questions de la complicité et de la contrainte au gouverneur en conseil pour nouvel examen conformément au droit.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D. G. Near, j.c.a »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A­51­15

 

 

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er février 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Barbara Jackman

 

POUR L’APPELANT

 

Angela Marinos

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

Jackman, Nazami & Associates

Avocats­procureurs

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.