Date : 20160108
Dossier : A-42-14
Référence : 2016 CAF 2
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LA JUGE GAUTHIER
LE JUGE WEBB
LE JUGE NEAR
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ENTRE :
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LA SOCIÉTÉ CANADIAN TIRE LIMITÉE
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demanderesse
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et
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KOOLATRON CORPORATION
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défenderesse
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Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er octobre 2015.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2016.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE NEAR
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Y A SOUSCRIT :
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LA JUGE GAUTHIER
LE JUGE WEBB
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Date : 20160108
Dossier : A-42-14
Référence : 2016 CAF 2
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LA JUGE GAUTHIER
LE JUGE WEBB
LE JUGE NEAR
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ENTRE :
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LA SOCIÉTÉ CANADIAN TIRE LIMITÉE
|
demanderesse
|
et
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KOOLATRON CORPORATION
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défenderesse
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MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT
LE JUGE NEAR
I.
Introduction
[1]
La Société Canadian Tire Limitée (Canadian Tire) demande le contrôle judiciaire de la décision (réexamen relatif à l’expiration no RR‑2012‑004) par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) a prorogé ses conclusions concernant le dumping et le subventionnement des conteneurs thermoélectriques originaires de la République populaire de Chine (Chine). Essentiellement, la demanderesse demande à la Cour d’annuler la décision du Tribunal, au motif qu’elle n’est pas justifiée vu les preuves. Par les motifs qui suivent, je rejetterais la demande.
II.
Faits et procédures
[2]
La Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. 1985, ch. S‑15 (LMSI) régit le régime canadien d’imposition de droits antidumping et compensateurs. Elle vise à protéger les producteurs nationaux du Canada de tout dommage sensible causé par le dumping et le subventionnement de marchandises importées, en autorisant, sous certaines conditions, l’imposition de droits spéciaux restreignant les échanges. Au sens du paragraphe 2(1) de la LMSI, les marchandises sont « sous‑évaluées »
lorsque leur valeur normale est supérieure à leur prix à l’exportation, et « marchandises subventionnées »
s’entend des marchandises qui bénéficient d’une subvention de la part du gouvernement d’un pays étranger, et de marchandises écoulées par un gouvernement d’un pays étranger à un prix inférieur à leur juste valeur marchande.
[3]
L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et le Tribunal sont conjointement chargés de l’application de la LMSI. L’ASFC est chargée de rechercher si les marchandises importées au Canada sont sous‑évaluées ou subventionnées, et le Tribunal est chargé de rechercher si le dumping ou le subventionnement a causé « un dommage ou un retard »
à la production nationale des marchandises de même description (LMSI, paragraphe 3(1)).
[4]
Les marchandises visées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les conteneurs thermoélectriques qui permettent le refroidissement et (ou) le réchauffement au moyen d’un dissipateur thermique statique et d’un module thermoélectrique, à l’exception de distributeurs de liquide, originaires ou exportés de la Chine. Il existe quatre grands types de conteneurs thermoélectriques : les conteneurs thermoélectriques de voyage, qu’ils soient destinés aux consommateurs ou à des utilisateurs commerciaux; les conteneurs thermoélectriques utilisés exclusivement à la maison; les conteneurs thermoélectriques utilisés pour la présentation de produits vendus au détail; les conteneurs thermoélectriques utilisés comme refroidisseurs à vin. Ils sont désignés par les mots « marchandises en question »
(réexamen relatif à l’expiration, au par. 1). Le 15 mai 2008, à la suite d’une plainte déposée par Koolatron Corporation (Koolatron), le président de l’ASFC ouvrait des enquêtes afin de rechercher si les marchandises en question avaient été sous‑évaluées ou subventionnées, en application de l’article 31 de la LMSI. Le 13 août 2008, l’ASFC rendait une décision provisoire portant que les marchandises en question avaient été sous‑évaluées et subventionnées, que la marge de dumping ou le montant de subvention n’était pas minimal, et que les volumes des marchandises sous‑évaluées et subventionnées n’étaient pas négligeables.
[5]
Le 14 août 2008, le Tribunal publiait un avis d’ouverture d’enquête en vertu du paragraphe 42(1) de la LMSI (enquête no NQ‑2008‑002) (l’enquête). Le 11 décembre 2008, aux termes du paragraphe 43(1), le Tribunal concluait que le dumping et le subventionnement des marchandises en question avaient causé un dommage à la branche de production nationale. Des droits antidumping et compensateurs ont ainsi été imposés.
[6]
Aux termes du paragraphe 76.03(10) de la LMSI, le Tribunal, au terme d’un réexamen relatif à l’expiration mené cinq ans après la date où les conclusions visant les marchandises en question ont été rendues, doit rechercher si l’expiration de ces conclusions causera vraisemblablement un dommage ou un retard. Le Tribunal rend une ordonnance en vue soit d’annuler les conclusions, s’il conclut que l’expiration de ces conclusions ne causera vraisemblablement pas de dommage, soit de proroger les conclusions, avec ou sans modifications, s’il conclut que l’expiration de ces conclusions causera vraisemblablement un dommage (réexamen relatif à l’expiration, au par. 11). La période visée par le réexamen du Tribunal concernant les marchandises en question s’étendait du 1er janvier 2010 au 30 juin 2013. Par son ordonnance et ses motifs datés du 9 décembre 2013, le Tribunal prorogeait ses conclusions visant les marchandises en question, aux termes de l’alinéa 76.03(12)b) de la LMSI. Par conséquent, les droits devaient être maintenus pour une période additionnelle de cinq ans.
[7]
La défenderesse en l’espèce, Koolatron, est une entreprise de Brantford (Ontario) qui fabrique des conteneurs thermoélectriques pour un usage en voyage ou à la maison, des conteneurs thermoélectriques servant à la présentation de produits vendus au détail et des conteneurs thermoélectriques servant de refroidisseurs à vin. Koolatron, le seul grand producteur canadien de conteneurs thermoélectriques (marchandises similaires), a déposé la plainte initiale en 2008. Canadian Tire est le principal joueur sur le marché canadien des conteneurs thermoélectriques vendus pour être utilisés en voyage. L’entreprise n’est pas présente sur les marchés des conteneurs thermoélectriques destinés à un usage à la maison, des conteneurs thermoélectriques servant à la présentation de produits vendus au détail et des conteneurs thermoélectriques servant de refroidisseurs à vin. Auparavant, Canadian Tire achetait ses conteneurs thermoélectriques de Koolatron, mais depuis qu’elle a changé de fournisseur, en 2007, l’entreprise s’approvisionne exclusivement auprès de Mobicool International Ltd (Mobicool). Les conteneurs thermoélectriques de Mobicool peuvent être considérés comme faisant partie des marchandises en question.
[8]
Dans le cadre de son réexamen relatif à l’expiration, le Tribunal devait rechercher si l’expiration des conclusions concernant les marchandises en question causerait vraisemblablement un dommage ou un retard (réexamen relatif à l’expiration, au par. 10). Au terme d’une analyse du marché chinois, le Tribunal concluait que la hausse des ménages chinois avait contribué à l’augmentation de la demande de conteneurs thermoélectriques (réexamen relatif à l’expiration, aux par. 33 à 36). Le Tribunal concluait également que le volume de production de conteneurs thermoélectriques et la capacité excédentaire des fabricants de ces produits en Chine étaient très importants par rapport au marché canadien (réexamen relatif à l’expiration, au par. 52). Concernant le marché national, le Tribunal concluait que les marchandises similaires continuaient de livrer directement concurrence aux marchandises importées (réexamen relatif à l’expiration, au par. 38). De l’avis du Tribunal, si les conclusions devaient expirer, il y aurait probablement une augmentation importante du volume des importations des marchandises en question, tant en valeur absolue que relative (réexamen relatif à l’expiration, au par. 62).
[9]
Le Tribunal devait ensuite rechercher si le dumping ou le subventionnement des marchandises en question donnerait vraisemblablement lieu soit à la sous‑cotation des prix des marchandises similaires, soit à la baisse de ces prix, soit à la compression de ceux‑ci en empêchant les augmentations de prix lesquelles autrement, se seraient vraisemblablement produites pour ces marchandises. Le Tribunal prévoyait qu’en l’absence des conclusions, la guerre des prix acharnée entre les détaillants à grande surface, conjuguée à la concurrence soutenue des importations en provenance des États‑Unis, exercerait vraisemblablement une importante pression à la baisse sur les prix des marchandises similaires (réexamen relatif à l’expiration, au par. 71). Il concluait également que Koolatron subirait une compression des prix, car la baisse marquée des prix des marchandises similaires l’empêcherait de répercuter toute augmentation future des coûts de production (réexamen relatif à l’expiration, au par. 75). Le Tribunal concluait que, selon toute probabilité, le rendement de Koolatron se détériorerait de façon marquée advenant l’expiration des conclusions (réexamen relatif à l’expiration, au par. 91).
[10]
En l’espèce, la demanderesse soutient que le Tribunal a commis trois erreurs : premièrement, sa décision ne reposait pas sur des éléments de preuve indéniables; deuxièmement, il a fondé sa décision sur des conclusions de fait et des déductions déraisonnables; troisièmement, il n’a pas permis à la demanderesse de se prévaloir de certains de ses droits procéduraux. La défenderesse soutient que les deux premiers arguments de la demanderesse se résument à une désapprobation de la façon dont le Tribunal a apprécié la preuve et ne soulèvent aucune erreur appelant une intervention. Elle soutient que le troisième argument de la demanderesse ne concorde pas avec les éléments du dossier quant à la façon dont les choses se sont passées au cours de l’instance.
III.
Questions en litige
1) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne fondant pas sa décision sur des éléments de preuve indéniables?
2) Le Tribunal a‑t‑il fondé sa décision sur des conclusions de fait déraisonnables ou sur des déductions non appuyées par des éléments de preuve suffisants?
3) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en portant atteinte à certains droits procéduraux de la demanderesse?
IV.
Norme de contrôle
[11]
Le cadre relatif à la norme de contrôle consacré par la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, est celui qu’il convient de suivre.
[12]
Canadian Tire soutient que sa première thèse, à savoir que le Tribunal n’a pas fondé sa décision sur des éléments de preuve indéniables – est une question de droit et que, par conséquent, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Elle invoque l’arrêt Infasco, division de la société en commandite Ifastgroupe & Co LP c. Canada (Tribunal canadien du commerce extérieur), 2006 CAF 130, aux par. 3 et 4, 347 N.R. 111 [Infasco], par lequel la Cour enseigne que la décision du Tribunal ne doit pas être maintenue dans les cas où le mauvais critère de causalité a été appliqué aux termes du paragraphe 42(1) de la LMSI. A mon sens, la jurisprudence Infasco ne peut être utilement citée par la demanderesse. Dans cette affaire, la Cour était appelée à rechercher si le Tribunal avait appliqué le bon critère, et non s’il avait appliqué le critère correctement. Dans la décision Owen & Co c. Globe Spring & Cushion Co, 2010 CAF 288, 414 N.R. 114, la juge Layden‑Stevenson (alors juge de notre Cour) a décidé : « Le tribunal est hautement spécialisé et ses décisions appellent une grande retenue. Seules les questions ayant trait à sa compétence sont susceptibles de révision selon la norme de décision correcte. Toutes les autres questions requièrent l’application de la norme de décision raisonnable »
(au par. 4; voir également Institut canadien du sucre c. Canada, 2012 CAF 163, au par. 2, [2012] A.C.F no 668). Conformément à la jurisprudence Owen & Co, la norme de contrôle qui joue en ce qui concerne la première question est celle de la décision raisonnable.
[13]
Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de la décision raisonnable joue en ce qui concerne la deuxième question, soit celle de savoir si les conclusions du Tribunal reposaient sur des conclusions de fait déraisonnables ou sur des déductions non appuyées par les éléments de preuve. J’abonde dans le même sens.
[14]
La demanderesse soutient que la norme de contrôle pertinente quant à la troisième question est celle de la décision correcte, puisqu’elle soulève un problème d’équité procédurale. La défenderesse convient que la norme qui joue est celle de la décision correcte, mais soutient qu’il faut néanmoins faire preuve d’une certaine retenue, vu l’affaire Bergeron c. Canada (AG), 2015 CAF 160, 255 A.C.W.S. (3d) 955, à l’occasion de laquelle le juge Stratas a observé que notre Cour examine les questions d’équité procédurale « en se montrant respectueux [des] choix [du décideur] »
et en faisant preuve d’un « degré de retenue »
: (au par. 69, citant Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au par. 42, 455 N.R. 87). Si je conviens que les questions relatives à l’équité procédurale appellent généralement une grande retenue, je ne suis pas prêt à dire la même chose des cas de manquement à l’équité procédurale.
V.
Analyse
1) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne fondant pas sa décision sur des éléments de preuve indéniable?
[15]
Pour que soit retenue la thèse de la demanderesse, elle doit démontrer que le Tribunal ne s’est pas appuyé sur des éléments de preuve indéniables pour tirer ses conclusions. Dans une large mesure, la demanderesse demande à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve dont le Tribunal a tenu compte, et de rechercher si les éléments de preuve indéniables dont il disposait étaient soit vains soit suffisamment minces pour que l’intervention de la Cour soit justifiée.
[16]
La demanderesse soutient que les éléments de preuve sur lesquels le Tribunal s’est appuyé concernant la production totale des marchandises en question en Chine sont minces et non concluants, parce qu’aucun producteur chinois n’a rempli le questionnaire que le Tribunal lui a fait parvenir, et parce que le Tribunal s’est servi des données sur deux entreprises pour en extrapoler le volume de production total de la Chine. Toutefois :
- Des éléments de preuve non controversés produits par la défenderesse confirment que Mobicool et Fuxin avaient à elles seules une capacité de production combinée de 2,74 millions d’unités (réexamen relatif à l’expiration, au par. 51; dossier public de la demanderesse, vol. II, onglet 12, aux p. 617 et 620, pièce RR‑2012‑004‑A‑0, vol. 11). À l’audience, la demanderesse a soutenu que le Tribunal avait été trop vague, ne précisant pas si les données sur la production dont il avait tenu compte concernaient les refroidisseurs visés ou les conteneurs de voyage. La défenderesse a répondu que même si le Tribunal ne tenait compte que d’une partie de la capacité de production totale (afin d’isoler les unités considérées comme étant des refroidisseurs), la capacité de production des producteurs chinois demeurait gigantesque. Je retiens la thèse de la défenderesse portant qu’il était loisible au Tribunal de tirer une telle conclusion de fait au vu des éléments de preuve versés au dossier.
- À la lumière des éléments de preuve concernant la capacité de production de Mobicool et de Fuxin, le Tribunal savait que ces deux producteurs avaient à eux seuls une capacité de production 14 fois plus grande que la taille du marché national (réexamen relatif à l’expiration, au par. 52).
- En outre, le Tribunal disposait d’éléments de preuve non controversés portant qu’il existe entre 15 et 20 producteurs chinois des marchandises en question (réexamen relatif à l’expiration, au par. 50).
[17]
À mon avis, la thèse de la demanderesse, à savoir que les éléments de preuve étaient soit vains soit trop minces pour permettre de conclure à l’existence, en Chine, d’une importante capacité de production des marchandises en question, n’est pas fondée.
[18]
La demanderesse soutient en outre que les conclusions du Tribunal au regard de la capacité excédentaire du marché chinois et de la capacité des producteurs chinois d’exporter sur les marchés étrangers présentent des lacunes similaires. Or, le Tribunal disposait d’éléments de preuve sur ces aspects. En particulier :
- Selon certains éléments de preuve, les producteurs chinois étaient disposés à livrer une concurrence soutenue sur les prix et à vendre les marchandises en question sur les marchés étrangers à des prix bien inférieurs à ceux ayant cours en Chine (réexamen relatif à l’expiration, au par. 55; dossier confidentiel de la demanderesse, vol. II, onglet 13, aux pp. 671 et 677 à 688, pièce RR‑2012‑004‑A‑04 (protégée), vol. 12).
- En outre, il ressortait des éléments de preuve que seulement 40 à 50 p. 100 de la production de Fuxin était écoulée sur le marché chinois (transcription de l’audience publique, le 15 octobre 2013, dossier public de la demanderesse, vol. I, onglet 9, à la p. 151).
- En outre, il ressortait de certains éléments de preuve qu’entre la première moitié de 2007 et la première moitié de 2008, le volume d’importations des marchandises en question a pratiquement éliminé les marchandises similaires du marché national (réexamen relatif à l’expiration, au par. 59).
- Il y avait certains éléments de preuve portant que Salton, un distributeur de conteneurs thermoélectriques chinois, pouvait être disposé à recommencer à importer les marchandises en question dans l’éventualité d’une annulation des conclusions de 2008 (réexamen relatif à l’expiration, au par. 57).
- Enfin, le Tribunal a entendu des témoignages portant qu’avant les conclusions de 2008 et après, Mobicool a exporté au Canada des conteneurs thermoélectriques chinois destinés à la demanderesse.
[19]
Les éléments de preuve susmentionnés vont dans le sens des conclusions du Tribunal selon lesquelles il existait en Chine une capacité excédentaire qui ne serait pas écoulée sur le marché chinois, et que cette capacité excédentaire pouvait être exportée sur les marchés étrangers. Au demeurant, les éléments de preuve vont dans le sens de la conclusion portant que de telles exportations ont eu lieu par le passé, qu’elles auront vraisemblablement lieu à l’avenir, et que les marchandises ainsi exportées seraient vendues à des prix bien inférieurs à ceux ayant cours en Chine.
[20]
À mon avis, la thèse de la demanderesse portant que les éléments de preuve étaient soit vains soit trop minces sur ces aspects est également non fondée.
[21]
Enfin, en ce qui concerne la première question en litige, la demanderesse soutient que le Tribunal a rendu des conclusions contradictoires quant au rapport existant entre croissance et consommation, sans produire d’explications. En particulier, elle soutient que le Tribunal a commis une erreur en concluant que la baisse attendue de la croissance globale en Chine se traduirait par une diminution de la consommation de vin et des déplacements en automobile, alors que la demande de conteneurs thermoélectriques demeurerait vigoureuse au Canada dans l’éventualité d’un ralentissement économique. Le Tribunal a tenu compte des éléments de preuve suivants pour rendre ses conclusions :
- Il ressortait des éléments de preuve non controversés produits devant le Tribunal qu’à la faveur de décennies de forte croissance économique en Chine, les dépenses des ménages avaient progressé, la consommation de vin et les achats d’automobiles, par exemple, ayant considérablement augmenté au cours des années précédentes (réexamen relatif à l’expiration, au par. 36; dossier public de la demanderesse, vol. II, onglet 14, aux pp. 707 à 714, pièce RR‑2012‑004‑15.01, vol. 3; dossier public de la demanderesse, vol. II, onglet 14, aux pp. 716 et 717, pièce RR‑2014‑015.01A, vol. 3B).
- Selon des éléments de preuve non controversés produits devant le Tribunal, les prévisions laissaient présager un ralentissement ou une stagnation de la croissance en Chine (réexamen relatif à l’expiration, au par. 35).
- Le Tribunal a entendu le témoignage d’un représentant de Koolatron, qui a expliqué pourquoi les marchandises similaires continueraient de susciter un intérêt marqué au Canada, récession ou pas. Selon ce témoin, les Canadiens voyagent davantage en voiture en raison des prix élevés des billets d’avion, et les marchandises similaires sont utiles lors d’emplettes aux États‑Unis (réexamen relatif à l’expiration, au par. 41; dossier public de la demanderesse, vol. I, onglet 9, aux p. 184 et 185, transcription de l’audience publique de la décision concernant le réexamen relatif l’expiration de 2013).
[22]
Selon moi, ces éléments de preuve vont dans le sens des conclusions du Tribunal en ce qui a trait au rapport probable existant entre la croissance et la consommation au Canada et en Chine. La thèse de la demanderesse portant que les éléments de preuve étaient soit vains soit trop minces à ces égards n’est pas fondée.
(2) Le Tribunal a‑t‑il fondé sa décision sur des conclusions de fait déraisonnables ou sur des déductions non appuyées par une preuve suffisante?
[23]
La demanderesse recense plusieurs exemples de cas où, selon elle, le Tribunal a fait des déductions ou hypothèses déraisonnables et ne s’est pas appuyé sur les éléments de preuve dont il disposait. Globalement, je suis d’avis que la décision du Tribunal était étoffée et démontrait qu’il avait examiné le dossier. Dans plusieurs des exemples donnés par la demanderesse, le Tribunal s’est appuyé sur la preuve de celle-ci, sans toutefois être d’accord avec elle sur les conclusions qui pouvaient en être tirées. Comme la défenderesse, je suis d’avis que les points soulevés par Canadian Tire à cet égard se veulent une remise en question de la valeur que le Tribunal a accordée à certains éléments de preuve plutôt qu’à d’autres. Le Tribunal est versé dans l’appréciation des éléments de preuve qui concernent les conditions du marché de différents pays et leurs effets sur les marchandises nationales. Le choix des éléments de preuve à retenir et l’appréciation du poids devant leur être accordé relève du pouvoir discrétionnaire du Tribunal. Il n’est pas susceptible de contrôle, à moins qu’ils n’appartiennent pas aux issues acceptables. Je retiens la thèse de la défenderesse portant que les conclusions de fait et déductions du Tribunal étaient raisonnables.
[24]
Au regard de l’évaluation que fait le Tribunal du rendement probable de la branche de production nationale et de l’incidence probable des marchandises en question sous‑évaluées sur la branche de production nationale, la demanderesse soutient que les conclusions du Tribunal selon lesquelles Koolatron verrait sa part de marché diminuer au Canada dans l’éventualité d’une expiration des conclusions étaient déraisonnables et n’étaient pas appuyées par les éléments de preuve. Selon elle, le Tribunal n’a pas tenu compte du fait que Canadian Tire a mis fin à sa relation commerciale avec Koolatron avant que ne soient rendues ses conclusions, en 2008, et qu’il s’agit d’un facteur ayant joué un rôle important dans les difficultés financières vécues par Koolatron en 2007. Cela dit, le Tribunal a expressément tenu compte du fait que Canadian Tire a décidé de délaisser Koolatron au profit de Mobicool, en 2007, et il a pris acte de la thèse de Canadian Tire portant que le dommage subi antérieurement par Koolatron était un événement exceptionnel dû à la perte de son client (réexamen relatif à l’expiration, au par. 94). Malgré cela, le Tribunal a conclu que, vu la dynamique concurrentielle du marché de la vente au détail des conteneurs thermoélectriques, d’autres détaillants, dont certains sont des clients de Koolatron, reprendraient l’importation des marchandises en question à bas prix afin de tenter de regagner leur part du marché et d’améliorer leurs marges et, donc, que Koolatron demeurerait vulnérable (réexamen relatif à l’expiration, au par. 94).
[25]
La demanderesse soutient par ailleurs que le fait que Koolatron a réussi à augmenter ses ventes aux États‑Unis montre bien que l’entreprise peut soutenir la concurrence des fournisseurs chinois et américains en l’absence de droits antidumping ou compensateurs frappant les conteneurs thermoélectriques chinois. Elle a défendu cette thèse devant le Tribunal, qui en a expressément tenu compte (réexamen relatif à l’expiration, au par. 88). S’appuyant sur les éléments de preuve, le Tribunal a ensuite fait état de deux motifs pour lesquels les marchés américain et canadien évoluaient selon des paradigmes différents et ne pouvaient être comparés entre eux (réexamen relatif à l’expiration, au par. 89). Le Tribunal a en outre conclu que Canadian Tire n’avait pas présenté d’éléments de preuve clairs, hormis certaines affirmations verbales, dont il avait été permis de conclure qu’il ressortait du succès de Koolatron sur le marché américain que l’entreprise n’était plus vulnérable au Canada (réexamen relatif à l’expiration, au par. 90). Je suis d’avis que les conclusions du Tribunal sur ce point sont raisonnables, et qu’elles s’appuient sur des éléments de preuve suffisants.
[26]
Au surplus, la demanderesse soutient que le Tribunal n’a pas axé son analyse de la probabilité de dommage sur un horizon de court à moyen terme. Le Tribunal n’aurait ainsi pas tenu compte de ce qu’au moment du réexamen relatif à l’expiration, la demanderesse avait déjà passé ses commandes pour 2014, de sorte qu’elle était tenue d’acheter des conteneurs thermoélectriques de Mobicool pour une période d’au moins 15 mois suivant l’audience de 2013. Premièrement, je relève que le Tribunal savait « qu’il faut s’en tenir aux circonstances auxquelles on peut raisonnablement s’attendre à court et à moyen terme, soit généralement dans les 18 à 24 mois après l’expiration des conclusions ou de l’ordonnance »
(réexamen relatif à l’expiration, au par. 30). Deuxièmement, la thèse de la demanderesse portant qu’elle était tenue de s’approvisionner auprès de Mobicool est contredit par son propre témoin. [CAVIARDÉ] (dossier confidentiel de la demanderesse, vol. I, onglet 10, à la p. 253). Troisièmement, le Tribunal a relevé que la demanderesse effectuait des examens annuels de ses gammes de produits et qu’elle et Mobicool n’étaient pas liées par un contrat écrit (réexamen relatif à l’expiration, au par. 72).
[27]
Au sujet de l’évaluation, par le Tribunal, de la probabilité que la reprise du dumping donne lieu, de façon marquée, soit à la sous‑cotation des prix des marchandises similaires, soit à la baisse de ces prix, soit à la compression de ceux‑ci, la demanderesse soutient, entre autres, que le Tribunal a exagéré l’importance qu’elle accorde aux prix. Cette thèse serait étayée par le fait que le Tribunal a conclu que la demanderesse pourrait s’approprier « l’espace de marge »
dégagé par l’élimination des droits compensateurs, en vue d’accroître ses marges. Selon moi, il était loisible au Tribunal de tirer une telle conclusion. De fait, le témoin de la demanderesse a clairement affirmé que les prix et les marges constituent deux facteurs – parmi bien d’autres, peut‑être – dont la demanderesse tient compte, et que les prix peuvent jouer un rôle important (réexamen relatif à l’expiration, aux par. 67 et 72; dossier public de la demanderesse, vol. I, onglet 9, à la p. 207).
[28]
Dans le même ordre d’idées, la demanderesse soutient que le Tribunal n’a pas adéquatement tenu compte de l’importance de facteurs autres que le prix dans ses décisions d’achat. Il est vrai que le Tribunal a entendu des témoignages portant que le prix n’était pas le seul aspect pris en considération par la demanderesse au moment d’acheter des produits. Néanmoins, la conclusion du Tribunal selon laquelle les prix constituent un facteur important pour la demanderesse ne remet pas en question le rôle joué par des facteurs autres que le prix dans les décisions d’achat de la demanderesse.
[29]
En somme, je conclus que le Tribunal a adéquatement apprécié les éléments de preuve dont il disposait, et que ses conclusions étaient raisonnables.
(3) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en portant atteinte à certains droits procéduraux de la demanderesse?
[30]
Canadian Tire invoque trois moyens puisés dans l’équité procédurale. Premièrement, elle soutient que le Tribunal a commis une erreur procédurale en n’exerçant pas son pouvoir d’assigner les producteurs chinois à comparaître conformément au paragraphe 20(1) des Règles du Tribunal. Je rejette l’idée qu’il s’agisse d’une erreur susceptible de contrôle. Manifestement, les producteurs chinois invités à participer ne souhaitaient pas le faire. Je relève en outre que rien n’empêchait la demanderesse de présenter des éléments de preuve provenant de Mobicool. Quoi qu’il en soit, pour que notre Cour arrive à la conclusion que le Tribunal a commis une erreur procédurale en ne délivrant pas d’assignations à comparaître, il aurait d’abord fallu qu’elle conclue que le Tribunal disposait d’éléments de preuve insuffisants concernant les conteneurs thermoélectriques chinois. Or, le Tribunal n’a rien dit de tel, et, dans son examen relatif à l’expiration, il n’a pas signalé que le dossier était lacunaire au regard des producteurs chinois.
[31]
La demanderesse a également la possibilité de demander que le Tribunal délivre des assignations à comparaître conformément au paragraphe 20(1) des Règles du Tribunal. Canadian Tire pouvait demander au Tribunal de délivrer des assignations à comparaître si elle était d’avis que des éléments supplémentaires étaient nécessaires, mais il ne ressort de nul élément du dossier qu’elle l’a fait. Étant donné que la demanderesse avait cette possibilité, il aurait été plus approprié de soulever la question à l’audience, devant le Tribunal, pendant l’audition des preuves et non lors de la procédure en contrôle judiciaire (Johnson c. Canada (AG), 2011 CAF 76, au par. 25, 414 N.R. 321).
[32]
Canadian Tire soutient par ailleurs que le Tribunal a refusé qu’un représentant de Mobicool intervienne à titre de témoin, comme elle le lui demandait. Il ressort de la transcription de l’audience révèle que les choses ne se sont pas passées ainsi. Canadian Tire a dit de façon explicite qu’elle ne souhaitait pas que le représentant de Mobicool intervienne à titre de témoin. Elle voulait plutôt que ce représentant soit à la disposition du témoin de Canadian Tire afin de l’aider à répondre aux questions. Le Tribunal a rejeté la demande de la demanderesse pour éviter que le représentant de Mobicool puisse témoigner indirectement sans être soumis au contre‑interrogatoire (réexamen relatif à l’expiration, au par. 29). Il n’y a rien à reprocher à cette décision, selon moi.
[33]
En troisième lieu, la demanderesse soutient que l’audience était déraisonnablement courte, ce qui a réduit d’autant plus la portée du dossier présenté au Tribunal. Je ne retiens pas cette thèse. Une grande partie des témoignages produits par les parties était constituée par les déclarations écrites des témoins, qui ont été retenues à l’audience. En outre, si Canadian Tire pensait avoir besoin de plus de temps à l’audience, elle aurait pu le signaler au Tribunal. Elle ne l’a pas fait. En fait, à l’audience du réexamen relatif à l’expiration, l’avocat de la demanderesse, ayant terminé le contre‑interrogatoire du témoin de la défenderesse, a même déclaré qu’il n’avait plus de questions (dossier confidentiel de la demanderesse, vol. I, onglet 10, à la p. 249). La doctrine de la jurisprudence Johnson c. Canada, précitée, est pertinente en l’espèce : Canadian Tire ne peut invoquer devant la Cour une question d’équité procédurale qu’elle n’a pas soulevée devant le Tribunal, alors qu’elle aurait pu le faire.
VI.
Conclusion
[34]
Par les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande avec dépens.
« David G. Near »
j.c.a.
« Je suis d’accord
Johanne Gauthier, j.c.a. »
« Je suis d’accord
Wyman W. Webb, j.c.a. »
Annexe 1
Cadre réglementaire
Loi sur les mesures spéciales d’importation
Le paragraphe 2(1) énonce les définitions s’appliquant à la LMSI :
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Le Tribunal procède aux réexamens relatifs à l’expiration conformément à l’article 76.03 de la LMSI :
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Règlement sur les mesures spéciales d’importation
Le paragraphe 37.2(2) du Règlement énumère les facteurs que le Tribunal peut prendre en compte lors d’un réexamen relatif à l’expiration :
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Règlement sur le Tribunal canadien du commerce extérieur
Le paragraphe 20(1) autorise le Tribunal à assigner une personne à comparaître de son propre chef ou à la demande d’une partie :
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION RENDUE LE 9 DÉCEMBRE 2013 PAR LE TRIBUNAL CANADIEN DU COMMERCE EXTÉRIEUR, ENQUÊTE NO NQ‑2008‑002.
DOSSIER :
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A-42-14
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INTITULÉ :
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LA SOCIÉTÉ CANADIAN TIRE LIMITÉE c.
KOOLATRON CORPORATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 1ER OctobrE 2015
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE NEAR
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Y A SOUSCRIT :
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LA JUGE GAUTHIER
LE JUGE WEBB
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 JANVIER 2016
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COMPARUTIONS :
Riyaz Dattu
Sonja Pavic
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POUR LA Demanderesse
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Jayson W. Thomas
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POUR La défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Osler, Hoskin et Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.
Toronto (Ontario)
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POUR LA Demanderesse
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Thomas Law P.C.
Toronto (Ontario)
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POUR La défenderesse
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