Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20141219


Dossiers : A‑416‑13

Référence : 2014 CAF 302

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

HARRY SARGEANT III

appelant

and

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le9 juin 2014

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

 

 


Date : 20141219


Dossiers : A‑416‑13

Référence : 2014 CAF 302

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

HARRY SARGEANT III

appelant

and

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

[1]               Le 28 février 2013, le protonotaire Lafrenière (le protonotaire), de la Cour fédérale, a prononcé l’ordonnance suivante (l’ordonnance du protonotaire) :

a)      il a accordé à Mohammad Anwar Farid Al‑Saleh (l’intimé ou M. Al‑Saleh) l’autorisation d’intervenir dans le cadre de l’action T‑1226‑10 devant la Cour fédérale;

b)      il a déclaré que la Cour fédérale était compétente pour se prononcer sur la réclamation réelle intentée de l’intimé contre le navire « QEO14226C010 » (le navire), un yacht motorisé de 144 pieds doté de trois ponts faisant l’objet d’une instance instituée par Offshore Interiors Inc. (Offshore) dans le dossier T‑1226‑10;

c)      il a rejeté la requête de Harry Sargeant III (l’appelant) en radiation de la réclamation réelle de l’intimé contre le navire;

d)     il a reconnu et exécuté le jugement du 19 septembre 2011 rendu par la cour du quinzième circuit judiciaire du comté de Palm Beach, en Floride, dans l’affaire Al Saleh v. Harry Sargeant III et al., no de dossier 50 2008 CA010187 XXXX MB AJ (le jugement prononcé en Floride).

[2]               Cette ordonnance du protonotaire a été portée en appel, lequel a été instruit par une juge de la Cour fédérale. Le 29 novembre 2013, madame la juge Strickland (la juge) a confirmé l’ordonnance du protonotaire relativement aux points a), b) et c) ci‑dessus, mais elle a accueilli l’appel relativement au point d) (le jugement de la Cour fédérale). Elle a donc refusé de reconnaître et d’exécuter le jugement prononcé en Floride, mais elle a jugé que la Cour fédérale était compétente pour se prononcer sur la réclamation réelle de l’intimé contre le navire, puis a rejeté la requête de l’appelant en radiation de cette même demande intentée par l’intimé.

[3]               L’appel dont notre Cour est saisie se rapporte à la seule partie du jugement où la Cour fédérale a confirmé la décision du protonotaire. Aucun appel incident n’a été interjeté contre le refus de la juge de reconnaître et d’exécuter le jugement prononcé en Floride.

[4]               Par les motifs qui suivent, je conclus que l’appel doit être accueilli. Je conclus que la réclamation réelle de l’intimé ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale en matière de droit maritime suivant le paragraphe 22(1) ou l’alinéa 22(2)a) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, (la Loi), parce qu’essentiellement, il ne s’agit pas d’une demande présentée en vertu du droit maritime au sens de ces dispositions de la Loi. Je conclus par conséquent que le protonotaire et la juge ont commis une erreur parce qu’ils n’ont pas rejeté la réclamation réelle de l’intimé sur ce fondement.

I.             LES FAITS ET LES DÉCISIONS DES INSTANCES INFÉRIEURES

[5]               Le résumé suivant des faits est nécessaire pour remettre l’appel en perspective.

[6]               Au mois de février 2008, l’appelant et Worldspan Marine Inc. (Worldspan) ont conclu un contrat de construction de navire (le contrat) aux termes duquel Worldspan s’est engagée à construire pour l’appelant un yacht de luxe de 144 pieds sur commande.

[7]               Aux termes du contrat, Worldspan demeurerait propriétaire du navire jusqu’à ce que celui‑ci soit livré à l’appelant. Les parties ont également convenu que, pendant les travaux de construction, l’appelant verserait chaque mois à Worldspan des arriérés de paiement qui serviraient à couvrir les dépenses engagées par celle‑ci au cours du mois précédent.

[8]               Selon une autre disposition du contrat, l’appelant devait détenir une garantie permanente de rang prioritaire sur le navire pour garantir les sommes qu’il avait avancées à Worldspan. Le 14 mai 2008, une hypothèque du constructeur a été inscrite en faveur de l’appelant au registre maritime de Vancouver.

[9]               Worldspan a entrepris les travaux de construction du navire au mois de mars 2008. En août 2009, les avances versées à Worldspan par l’appelant ou pour son compte s’élevaient à 11 064 525,38 $ US.

[10]           En août 2009, l’appelant a obtenu auprès de la Banque Comerica un prêt de construction de 9 400 000,00 $ US pour financer l’achèvement de travaux de construction.

[11]           Du mois d’août 2009 au mois de mars 2010, Comerica a versé à Worldspan pour le compte de l’appelant la somme de 9 387 398,67 $ US et, en avril 2010, une somme additionnelle de 200 000,00 $ US a été avancée à Worldspan pour le compte de l’appelant.

[12]           Par conséquent, au mois d’avril 2010, la somme de 20 651 924,05 $ US avait été avancée à Worldspan.

[13]           En raison de différends qui ont opposé l’appelant et Worldspan au sujet des coûts du projet, les travaux de construction du navire ont cessé en avril ou en mai 2010.

[14]           Le 28 juillet 2010, Offshore, un sous‑traitant de Worldspan, a déposé devant la Cour fédérale du Canada une déclaration faisant état d’un défaut de paiement de factures pour des services rendus et des matériaux fournis à Worldspan en lien avec la construction du navire. Le même jour, Offshore a saisi le navire.

[15]           Le 27 mai 2011, Worldspan et des entreprises liées ont déposé devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (la Cour suprême de la C.‑B.) une requête en vue d’invoquer le régime prévu par la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. (1985), ch. C‑36 (la LACC).

[16]           À la suite de la requête présentée à la Cour suprême de la C.‑B. en vue d’invoquer le régime de la LACC, le juge Pearlman, de cette cour, a fixé une procédure de réclamation suivant laquelle les créanciers de Worldspan devaient produire une preuve de réclamation au plus tard le 9 septembre 2011, à défaut de quoi il leur serait interdit de déposer ou de faire valoir celle‑ci. Par son ordonnance, le juge Pearlman a précisé que le créancier ayant déposé une preuve à l’appui de sa réclamation de nature réelle à l’encontre du navire pourrait donner suite à celle‑ci devant la Cour fédérale, hors du cadre de la LACC. Le juge Pearlman a demandé l’aide de la Cour fédérale pour exécuter cette partie de son ordonnance.

A.                Procédure devant le protonotaire Lafrenière

[17]           Le 29 août 2011, le protonotaire a fixé à l’intention des créanciers faisant valoir une réclamation réelle contre le navire une procédure de réclamation suivant laquelle ces créanciers devaient présenter leur réclamation réelle au contrôleur nommé dans le cadre de l’instance sous le régime de la LACC (le contrôleur) au plus tard le 9 septembre 2011, à défaut de quoi il leur serait à jamais interdit de présenter la réclamation (l’ordonnance relative à la procédure de réclamation).

[18]           L’ordonnance relative à la procédure de réclamation prévoyait également qu’une fois avisé par un créancier de son intention de faire valoir une réclamation réelle contre le navire, le contrôleur devait aviser celui‑ci de son obligation de déposer un affidavit à la Cour fédérale. Cet affidavit devait contenir tous les détails et documents à l’appui de sa créance contre le navire et préciser la nature de cette créance pour permettre à la Cour de rechercher si elle constitue une réclamation réelle et d’établir sa priorité par rapport aux réclamations des autres créanciers.

[19]           L’ordonnance relative à la procédure de réclamation prévoyait aussi que les créanciers faisant valoir une réclamation réelle contre le navire devaient déposer leur affidavit à l’appui à la Cour fédérale dans le délai de vingt‑et‑un jours suivant la réception de l’avis écrit du contrôleur. Enfin, aux termes de l’ordonnance relative à la procédure de réclamation, toutes les questions se rapportant au droit d’un réclamant in rem sur le navire devaient être tranchées par la Cour fédérale sur autre demande d’une partie intéressée ou du réclamant.

[20]           Le 9 septembre 2011, l’intimé a déposé, dans le cadre de l’instance sous le régime de la LACC, une preuve de réclamation dans laquelle il a fait valoir une réclamation réelle à l’égard du navire. Plus particulièrement, il a fait valoir qu’il était créancier de Worldspan, car il avait obtenu du jury contre l’appelant un verdict de 28 000 000,00 $ US de l’état de la Floride pour fraude et pour conspiration en vue de commettre une fraude. Il a fait valoir que, dans la mesure où l’appelant ou toute entité contrôlée par ce dernier détenait un droit sur un bien détenu par Worldspan, il pouvait élever ses prétentions sur ce droit en tant que créancier judiciaire de l’appelant.

[21]           En conformité avec l’ordonnance relative à la procédure de réclamation, l’intimé a déposé à la Cour fédérale, le 3 novembre 2011, un affidavit dans lequel il a exposé les détails de sa réclamation et auquel il a joint des documents.

[22]           Dans son affidavit, l’intimé affirme qu’il est créancier de l’appelant du fait du jugement prononcé en Floride contre, notamment, l’appelant et International Oil Trading Company LLC. En outre, il affirme que les avances que l’appelant a versées à Worldspan pour la construction du navire constituaient des sommes d’argent dont l’appelant l’a privé et auxquelles il avait droit en raison du jugement prononcé en Floride.

[23]           Aux fins de son affidavit, l’intimé répète et invoque les faits allégués dans la plainte qu’il a déposée devant le tribunal de la Floride le 10 avril 2008. Il explique que l’action intentée en Floride découle de la constitution d’une entreprise jordanienne par l’appelant, lui‑même et une tierce personne, chacun d’eux étant propriétaire du tiers des actions de l’entreprise. D’après l’intimé, l’objet de l’entreprise jordanienne [traduction« consistait à conclure avec le gouvernement des États‑Unis des contrats de fourniture de pétrole aux Forces armées américaines déployées en Iraq à compter de 2004 ». Il affirme ensuite que l’appelant et le troisième actionnaire ont conspiré pour le priver de sa part d’un tiers de l’entreprise jordanienne et des profits découlant de ses activités.

[24]           L’intimé déclare que, le 27 juillet 2001, le jury d’un tribunal de l’État de la Floride lui a accordé des dommages‑intérêts de 28 800 000,00 $ US après avoir conclu notamment que l’appelant était solidairement responsable de conspiration en vue de commettre une fraude, d’incitation à commettre une fraude, et de violations spécifiques du droit jordanien : manquement à des obligations fiduciales, préjudice en matière délictuelle, concurrence déloyale et violation de secrets industriels.

[25]           L’intimé affirme également qu’au 1er novembre 2011, on lui devait la somme de 29 259 222,00 $ US, laquelle représente la somme initialement accordée au titre des dommages‑intérêts de 28 800 000,00 $ US plus les intérêts après jugement de 459 222,00 $ US. L’intimé affirme qu’il n’a reçu aucun paiement de l’appelant ou des autres défendeurs dans l’action instituée en Floride et qu’à l’heure actuelle il cherche à faire exécuter le jugement prononcé en Floride contre l’appelant notamment, à la fois aux États‑Unis et au Canada.

[26]           L’intimé affirme croire également que les paiements s’élevant approximativement à 9 400 000,00 $ US ont été faits par l’appelant ou pour son compte à Worldspan pour la construction du navire à peu près au moment où son droit dans l’entreprise jordanienne a été lésé par l’appelant et l’autre partie à la conspiration. Il ajoute que l’affidavit de l’appelant et les documents joints en annexe à celui‑ci l’amènent à croire que les paiements effectués en faveur de Worldspan par l’appelant et pour son compte [traduction] « ont été faits au moyen de fonds dont j’ai été privé par suite d’une fraude de M. Sargeant, qui étaient l’objet de l’action instituée en Floride, et qui constituent des biens de la fiducie ».

[27]           Il a expliqué également que ces paiements faits par l’appelant ou pour son compte, combinés à la garantie que Worldspan a consentie à l’appelant sous forme d’hypothèque grevant le navire, et qui a été inscrite au registre maritime canadien le 14 mai 2008, donnent naissance à sa réclamation réelle contre le navire.

[28]           Le 6 février 2012, l’intimé a déposé devant la Cour fédérale une requête en vue d’obtenir la qualité d’intervenant dans l’instance instituée par Offshore, un jugement déclarant que la Cour fédérale était compétente pour se prononcer sur sa réclamation réelle contre le navire, et une ordonnance de reconnaissance et d’exécution du jugement prononcé en Floride.

[29]           Le 7 février 2012, l’appelant a déposé à la Cour fédérale une requête en vue d’obtenir une ordonnance rejetant la réclamation réelle de l’intimé contre le navire pour deux motifs. Il a fait valoir d’une part que la réclamation de l’intimé n’était pas une réclamation réelle contre le navire et, d’autre part, que la Cour fédérale n’avait pas compétence sur cette réclamation. À l’appui de sa requête, il a invoqué les articles 22 et 43 de la Loi ainsi que la compétence de la Cour fédérale en matière d’amirauté.

[30]           Par son ordonnance, le protonotaire a accordé à l’intimé la qualité d’intervenant et a en outre déclaré que la Cour fédérale avait compétence pour se prononcer sur la réclamation réelle de l’intimé, reconnu le jugement prononcé en Floride et en a ordonné l’exécution comme s’il s’agissait d’un jugement définitif de la Cour fédérale. Il a par conséquent rejeté la requête de l’appelant.

[31]           L’appelant et la Banque Comerica ont interjeté appel de l’ordonnance du protonotaire devant la Cour fédérale et, le 29 novembre 2013, la juge a accueilli l’appel en partie. Elle a confirmé l’ordonnance du protonotaire à tous égards, sauf en ce qui concerne la reconnaissance et l’exécution du jugement prononcé en Floride. À son avis, la mesure demandée et accordée à l’intimé dans le jugement prononcé en Floride ne relevait pas de la compétence de la Cour fédérale en matière de droit maritime canadien. La Cour fédérale n’était donc pas habilitée à reconnaître et à exécuter le jugement prononcé en Floride.

[32]           En appel du jugement de la Cour fédérale, l’appelant soutient que la juge a commis l’erreur de ne pas rejeter la réclamation réelle de l’intimé et qu’en conséquence, l’intimé n’aurait pas dû obtenir la qualité d’intervenant.

[33]           Je ferai remarquer en passant que, le 27 juin 2014, le protonotaire a approuvé la vente du navire à 1005257 B.C. Limited le 30 juin 2014 pour une somme de 5 000 000,00 $ US. L’ordonnance approuvant la vente prévoit que le navire doit être vendu franc et quitte de revendications, de privilèges et de servitudes et que le produit de la vente doit être détenu en fiducie par le procureur d’Offshore, le cabinet Bernard LLP, en devises canadiennes, dans un compte en fiducie portant intérêt, en attendant l’ordonnance supplémentaire de la Cour.

B.                 Le jugement de la Cour fédérale

[34]           La juge s’est penchée sur trois questions pour tirer ses conclusions, à savoir : Quelle est la norme de contrôle applicable? Le protonotaire a‑t‑il refusé à tort de rejeter la réclamation réelle de l’intimé? Le protonotaire a‑t‑il conclu à tort que la Cour fédérale a compétence pour reconnaître et exécuter le jugement prononcé en Floride?

[35]           S’agissant de la norme de contrôle, la juge a cité le jugement Seanautic Marine Inc. c. Jofor Export Incorporated, 2012 CF 328, [2012] A.C.F. no 440, prononcé par le juge Boivin (maintenant juge de notre Cour), selon lequel la norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires rendues par les protonotaires varie selon que les questions soulevées dans la requête sont ou non déterminantes sur l’issue du principal (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 28).

[36]           La juge a conclu que la décision du protonotaire de rejeter la requête en radiation n’était pas déterminante sur l’issue du principal, de sorte que l’ordonnance du protonotaire ne devait être modifiée que si elle était entachée d’erreur flagrante, c’est‑à‑dire si l’exercice du pouvoir discrétionnaire reposait sur un principe de droit erroné ou sur une appréciation erronée des faits (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 66).

[37]           Par contre, la juge a conclu que l’ordonnance de reconnaissance et d’exécution prononcée par le protonotaire à l’égard du jugement prononcé en Floride devait faire l’objet d’un réexamen au fond parce qu’elle avait une influence déterminante sur l’issue du principal (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 67).

[38]           La juge s’est ensuite penchée sur le refus du protonotaire de rejeter la réclamation réelle de l’intimé. Reformulant les arguments de l’intimé, la juge a expliqué que la doctrine de la fiducie constructoire donne naissance à une mesure in rem de la nature d’un droit de propriété visant à recouvrer les biens de la fiducie, en common law ou en equity. Se fondant sur l’article  22 de la Loi, elle a signalé que la Cour fédérale s’était, à maintes reprises par le passé, déclarée compétente à l’égard de créances réelles découlant d’une réclamation de nature propriétale sur un navire suivant la théorie de fiducie constructoire (Le Drew c. April Anne (Le), [1977] A.C.F. no 303 (C.F. 1re inst.) [Le Drew]; Jesionowski c. Gorecki, [1992] A.C.F. no 816, (1992) 55 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.) [Jesionowski]; et Neves c. Ship Kristina Logos et al., 2001 CFPI 1034, [2001] A.C.F. no 1430 (C.F. 1re inst.) [Neves]) (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 72).

[39]           Se fondant sur cette jurisprudence, sur laquelle le protonotaire s’est aussi appuyé, la juge a conclu que la conclusion du protonotaire selon laquelle la Cour fédérale avait compétence, en vertu de l’article 22 et de l’alinéa 22(2)a) de la Loi, pour examiner une réclamation de nature propriétale découlant d’une fiducie constructoire alléguée, n’était pas entachée d’une erreur flagrante (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 73).

[40]           Par le même motif, elle a conclu que le protonotaire n’avait pas commis une erreur flagrante lorsqu’il a accepté que les faits allégués par l’intimé relativement à la fraude de l’appelant permettaient de conclure à première vue à l’existence d’une allégation de fiducie constructoire sur le fondement de la doctrine de l’enrichissement injustifié et des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, [1997] A.C.S. no 52.

[41]           De l’avis de la juge, le jugement prononcé en Floride pouvait, à tout le moins éventuellement, servir d’élément de preuve à l’appui d’une allégation de fiducie constructoire dont l’intimé était le bénéficiaire. La juge a signalé que, dans la preuve de réclamation qu’il a déposée dans le cadre de l’instance menée sous le régime de la LACC, l’intimé a fait valoir qu’il est créancier de Worldspan, que Worldspan a une dette envers lui et que sa réclamation contre le navire est une réclamation réelle (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 75).

[42]           La juge a conclu son analyse en disant que [traduction« la question de savoir si M. Al‑Saleh pourra en fin de compte établir un fondement factuel à l’appui de l’allégation de fiducie constructoire, notamment le fait que Worldspan n’a pas reçu de bonne foi les fonds qui appartiendraient à la fiducie, est une question de fond qui sera tranchée dans le cadre de l’audience relative à l’ordre de priorité » (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 76).

[43]           Enfin, la juge s’est penchée sur la reconnaissance et l’exécution du jugement prononcé en Floride. Bien que l’appel interjeté par l’intimé ne porte pas sur ce volet du jugement de la Cour fédérale, j’énoncerai néanmoins le raisonnement de la juge par souci d’exhaustivité et parce qu’il est pertinent pour l’aspect juridictionnel de l’appel en l’instance. Sur cette question, je l’ai déjà signalé, la juge a rejeté la conclusion du protonotaire, et elle a annulé sa décision.

[44]           La juge a signalé que le protonotaire s’était appuyé sur la jurisprudence Kona Concept Inc. c. Guimond Boats Ltd., 2005 CF 214, [2005] A.C.F. no 256 [Kona Concept], pour conclure que le jugement prononcé en Floride devrait être reconnu et exécuté. Le protonotaire avait indiqué que la question en jeu dans cette affaire et dans celle dont il était saisi était non pas celle de savoir si le juge américain avait exercé une compétence en matière maritime, mais plutôt celle de savoir si la réclamation relevait du droit maritime canadien. Toutefois, la juge a conclu qu’une distinction pouvait être opérée entre l’affaire qu’elle avait à trancher et Kona Concept. Elle a ainsi expliqué son raisonnement (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 84) :

[traduction]

[Dans l’affaire Kona Concept], Kona, une entité américaine, a conclu avec Guimond, une entreprise de construction navale du Nouveau‑Brunswick, un contrat de construction d’un navire. En raison de l’inexécution du contrat de construction navale, Kona a obtenu un jugement contre Guimond aux États‑Unis et intenté une action par voie de jugement sommaire en vue de faire reconnaître et exécuter le jugement étranger par notre Cour. En réponse, Guimond a présenté une requête en radiation de la déclaration au motif que la Cour n’avait pas compétence à l’égard d’un jugement qui n’avait aucun rapport avec le droit maritime. En conséquence, le fond de la réclamation dans l’affaire Kona Concept était un contrat de construction d’un navire, à l’égard duquel la Cour est compétente en vertu de l’alinéa 22(2)n) de la [la Loi].

[45]           La juge en indiqué que selon [traduction] « la lecture du jugement Kona Concept dans son ensemble », la question véritable à trancher, en ce qui concerne la question de compétence, est celle de savoir si la réclamation relève du droit maritime canadien (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 85). Elle a déclaré que le critère à cet égard avait été énoncé par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire ITO – International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, [1986] A.C.S. no 38 [ITO]. Suivant ce critère, il faut satisfaire à trois conditions (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 86) :

1.   il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2.   il doit y avoir un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;

3.   la loi invoquée dans l’affaire doit être une « loi du Canada » au sens où l’expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[46]           Après avoir énoncé ces principes de droit, la juge a dit être d’avis que contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Kona Concept, le jugement prononcé en Floride ne concernait pas un contrat de construction de navire (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 91). À son avis, une distinction pouvait être opérée entre les faits de la présente affaire et toute la jurisprudence invoquée par l’intimé sur la question de la compétence (Le Drew, Jesionowski et Neves), lesquels ajoutaient peu de choses à l’analyse juridictionnelle. Plus particulièrement, elle a déclaré que cette jurisprudence n’enseignait nullement que la Cour fédérale avait compétence sur le seul fondement d’une fiducie constructoire. En outre, dans chacune de ces affaires, le lien avec la réclamation provenait d’un rapport direct avec la propriété ou la réparation du navire visé. Il ne s’agissait pas de cas dans lesquels les parties cherchaient à faire exécuter un jugement étranger n’ayant aucun rapport avec le domaine maritime au motif qu’il appuyait une allégation de fiducie constructoire (jugement de la Cour fédérale, aux paragraphes 92 et 94).

[47]           La juge a ainsi clos ses observations sur cette question (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 95) :

[traduction]

Dans la présente affaire, le jugement prononcé en Floride porte sur les dommages‑intérêts que Sargeant a été condamné à verser à M. Al‑Saleh. Le différend qui les oppose et qui a donné lieu à ce jugement n’avait rien à avoir avec le droit maritime, ni d’ailleurs la question qui demeure, soit celle de sa reconnaissance et de son exécution, laquelle se distingue de la question de savoir si une fiducie constructoire potentielle découlant du jugement prononcé en Floride ou appuyée par celui‑ci fait naître une cause d’action personnelle et réelle. L’objet du jugement prononcé en Floride ne relève pas du droit maritime canadien, de sorte que dans les circonstances de la présente affaire et conformément au critère énoncé dans l’arrêt ITO, la Cour n’a pas compétence pour exécuter un jugement pécuniaire personnel.

[48]           Enfin, étant donné sa conclusion selon laquelle le protonotaire n’a commis aucune erreur lorsqu’il a rejeté la requête de l’appelant en radiation de la réclamation réelle de l’intimé, elle a conclu, de même, qu’il n’avait pas eu tort d’accorder la qualité d’intervenant à l’intimé (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 97).

II.                OBSERVATIONS DE L’APPELANT

[49]           L’appelant soutient que la juge aurait dû procéder au réexamen, au fond, de l’ordonnance du protonotaire parce que celle‑ci concernait un certain nombre de questions déterminantes sur l’issue du principal, notamment, la compétence de la Cour fédérale pour statuer sur la réclamation réelle de l’intimé, le refus de rejeter la réclamation réelle et la reconnaissance de la qualité d’intervenant à l’intimé.

[50]           L’appelant soutient en outre que, même si sa décision en ce qui concerne la norme de contrôle était juste, la juge a néanmoins commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les conclusions du protonotaire sur les questions en litige n’étaient pas entachées d’erreur flagrante.

[51]           S’agissant de la question de la compétence, l’appelant soutient que l’allégation de l’intimé relative à un droit de propriété sur le navire n’est pas une question qui relève de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Il soutient que le droit de propriété allégué à l’égard du navire est en lui‑même insuffisant pour conférer la compétence à la Cour fédérale. Au contraire, l’appelant soutient que cette allégation doit s’inscrire dans le droit maritime canadien ou une autre loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, ainsi que le prescrit le paragraphe 22(1) de la Loi. L’appelant soutient en outre que, puisque le fondement de l’allégation de l’intimé à l’égard du droit de propriété, c.‑à‑d. la fraude alléguée contre l’appelant, ne concerne ni la navigation ni la marine marchande, elle ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.

[52]           L’appelant soutient que la jurisprudence sur laquelle l’intimé appuie ses arguments relatifs à la fiducie constructoire, à savoir Le Drew, Jesionowski et Neves, ne lui est d’aucune utilité, puisque la compétence de la Cour fédérale à l’égard des réclamations présentées dans ces affaires ne découlait pas du droit que la fiducie constructoire proposée confère aux navires en question, ni ne dépendait de celui‑ci.

[53]           L’appelant soutient en outre qu’il n’existe aucun lien entre la réclamation réelle de l’intimé et le navire, puisque le jugement prononcé en Floride a accordé à l’intimé des dommages‑intérêts en relation avec un litige qui n’avait pas le moindre rapport avec le navire.

[54]           L’appelant avance un dernier argument sur la question de la compétence, à savoir qu’en l’absence d’une responsabilité personnelle de la part du propriétaire d’un navire, il ne peut y avoir de responsabilité réelle. Dans la présente affaire, Worldspan est propriétaire du navire, et l’intimé n’a fait valoir contre elle aucune réclamation personnelle. L’appelant, qui a simplement un droit contractuel d’acheter le navire, ne peut être considéré comme étant le propriétaire bénéficiaire du navire même s’il détient l’hypothèque du constructeur sur celui‑ci.

[55]           L’appelant soutient également que les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de la préclusion fondée sur la cause d’action empêchent l’intimé de présenter une réclamation sur le fondement d’une fiducie constructoire dans le cadre de la présente instance, étant donné que cette réclamation aurait pu être invoquée dans le cadre de l’instance qui s’est déroulée en Floride. Il soutient que, bien qu’il ait initialement sollicité un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire découlant de l’instance menée en Floride, l’intimé a subséquemment abandonné ce moyen lors du procès en Floride. Enfin, l’appelant soutient que, en tout état de cause, la réclamation de l’intimé est vouée à l’échec parce qu’il n’y a au dossier aucun élément de preuve que Worldspan connaissait l’existence de la fiducie alléguée, qu’elle soit réelle ou constructoire, ou qu’elle a reçu le bien de la fiducie pour son propre bénéfice.

[56]           En conséquence, l’appelant soutient que la juge a fait erreur en ne rejetant pas la réclamation réelle de l’intimé et de lui reconnaître la qualité d’intervenant.

III.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[57]           La principale question que la Cour est appelée à trancher en appel est celle de savoir si la juge a commis une erreur lorsqu’elle a confirmé la décision du protonotaire de rejeter la requête de l’appelant en radiation de la réclamation de l’intimé. À mon avis, la réponse à cette question repose sur la question de la compétence de la Cour fédérale. En conséquence, je formulerais ainsi la question en litige en appel : la juge a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a déterminé que la conclusion du protonotaire selon laquelle la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur la réclamation de l’intimé contre le navire n’était pas entachée d’une erreur flagrante?

[58]           S’agissant de la question de savoir si l’intimé devrait avoir obtenu la qualité d’intervenant, je dirai simplement que la réponse à cette question dépend entièrement de la celle qui sera donnée à la question de la compétence et, par conséquent, qu’elle ne doit pas nécessairement être tranchée séparément.

IV.             ANALYSE

A.                Quelle était la nature de la requête de l’appelant devant le protonotaire?

[59]           J’analyserai d’abord la nature de la requête de l’appelant en radiation de la réclamation réelle de l’intimé. Le protonotaire a assimilé cette requête à une requête en radiation d’actes de procédure. Il a donc retenu l’idée qu’il serait possible d’établir le bien‑fondé des allégations faites par l’intimé dans l’affidavit qu’il a déposé le 3 novembre 2011, mais il n’a pas examiné le bien‑fondé de ces allégations. La juge n’a pas jugé cette approche erronée et a dit être d’avis que, puisque la décision du protonotaire de rejeter la requête en radiation n’était pas déterminante pour l’issue du principal, son ordonnance ne devait être modifiée que si elle était entachée d’une erreur flagrante (Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18).

[60]           La juge a ensuite examiné la réclamation de l’intimé à la lumière des jugements judiciaires, ce qui l’a menée à conclure que la décision du protonotaire de retenir l’idée que les faits allégués par l’intimé en ce qui concerne la fraude de l’appelant allaient dans le sens de l’allégation de fiducie constructoire à première vue sur le fondement de la doctrine d’enrichissement injustifié n’était pas entachée d’une erreur flagrante. Elle a conclu également que la conclusion du protonotaire selon laquelle la Cour fédérale avait compétence pour examiner une allégation de propriété découlant d’une fiducie constructoire alléguée n’était pas entachée d’une erreur flagrante.

[61]           Pour tirer ces conclusions, la juge a résumé la manière dont elle comprend la réclamation réelle de l’intimé dans les termes suivants (jugement de la Cour fédérale, aux paragraphes 68 et 69) :

[traduction]

[68]      Essentiellement, la réclamation personnelle de M. Al‑Saleh tire son fondement du fait que les fonds avancés à Worldspan par Sargeant et IOTC USA, ou d’autres sociétés contrôlées par Sargeant, pour la construction du navire étaient le produit d’une fraude ou d’un enrichissement injustifié. Il en a donc découlé une fiducie constructoire et, en sa qualité de bénéficiaire de cette fiducie constructoire, M. Al‑Saleh détient un droit de propriété sur le navire. La Cour a donc compétence en vertu du paragraphe 22(1) et de l’alinéa 22(2)a) de la [Loi].

[69]      Qui plus est, M. Al—Saleh a par conséquent droit à tous les recours qui s’offrent à lui en vue de recouvrer le bien de la fiducie, y compris celui d’exercer son droit de suite sur celui‑ci jusque dans les mains d’une tierce partie, Worldspan, qui d’après M. Al‑Saleh a reçu les fonds par suite de la fraude ou sachant qu’il y avait eu fraude. Il en résulte une réclamation personnelle contre Worldspan et une réclamation réelle contre le navire.

[62]           Après cet exposé, la juge a insisté sur le fait que la question de savoir si l’intimé peut établir le fondement factuel requis pour appuyer son allégation de fiducie constructoire serait éventuellement tranchée au fond par la Cour dans le cadre de l’audience relative à l’ordre de priorité.

[63]           En appel, l’appelant soutient que cette requête n’était pas similaire à une requête en radiation des actes de procédure. Il soutient qu’en réponse à sa requête, le protonotaire aurait dû statuer au fond sur la réclamation de l’intimé. En conséquence, l’appelant soutient‑il, la juge a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas réexaminé sa requête au fond.

[64]           Au départ, j’ai retenu les arguments de l’appelant sur cette question. Il ne fait aucun doute à mon sens que sa requête en radiation visait par ses termes une décision au fond statuant sur la réclamation de l’intimé. Tel était clairement son objet.

[65]           En résumé, l’intimé a déposé sa réclamation en conformité avec l’ordonnance relative à la procédure de réclamation qui l’obligeait à déposer un affidavit contenant les détails de sa réclamation et toute documentation qu’il pourrait avoir à l’appui. Cette modalité était destinée à permettre à la Cour de rechercher si la réclamation constituait une réclamation réelle et, le cas échéant, son rang dans l’ordre de priorité.

[66]           Il est utile de reproduire le texte de l’ordonnance relative à la procédure de réclamation du protonotaire sur ce point :

[traduction]

Toutes les questions se rapportant au droit du réclamant in rem sur le navire […] seront mises en suspens jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance, et seront tranchées dans le cadre d’une audience ultérieure, dont la date et l’heure seront fixées par la Cour sur autre demande d’une partie intéressée ou d’un réclamant...

Cela signifiait clairement, à mon avis, que toute partie intéressée, y compris l’appelant, pouvait demander à la Cour de statuer au fond sur la réclamation réelle de l’intimé contre le navire. C’est ce que l’appelant avait invité la Cour à faire puisque, dans sa requête en radiation, il a cité précisément le passage précité de l’ordonnance du protonotaire relative à la procédure de réclamation en demandant à la Cour de radier la réclamation réelle de l’intimé.

[67]           En outre, l’ordonnance du protonotaire relative à la procédure de réclamation a été rendue aux termes de l’article 492 des Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106) (les Règles), lequel dispose :

Directives

492. (1) La Cour peut, au moment où elle rend l’ordonnance de vente des biens, au moment où elle statue sur la requête visée à la règle 491 ou à tout moment ultérieur, donner des directives au sujet :

Directions

492. (1) The Court may, in making an order under rule 490 or 491 or at any time thereafter, give directions as to

a) des avis à donner aux personnes qui pourraient réclamer un droit sur le produit de la vente;

(a) notice to be given to possible claimants to the proceeds of sale;


b) de la publicité à faire à leur intention;

(b) advertising for other such claimants;

c) du délai dans lequel ces personnes doivent déposer leur réclamation;

(c) the time within which claimants must file their claims; and

d) de la procédure à suivre pour déterminer les droits des parties.

[non souligné dans l’original]

(d) the procedure to be followed in determining the rights of the parties.

[emphasis added]

Fin de non‑recevoir

(2) Une fin de non‑recevoir est opposée à toute réclamation qui n’est pas déposée dans le délai et de la manière prévus dans l’ordonnance rendue en vertu du paragraphe (1), et la Cour peut statuer sur les autres réclamations et répartir le produit de la vente entre les parties qui y ont droit sans tenir compte de la réclamation à laquelle une fin de non‑recevoir a été opposée.

Claims barred

(2) A claim that is not made within the time limited and in the manner prescribed by an order of the Court under subsection (1) is barred, and the Court may proceed to determine other claims and distribute the money among the parties entitled thereto without reference to any claim so barred.

[68]           Cette disposition confère le pouvoir discrétionnaire de donner des directives sur la procédure à suivre en présence de réclamations concurrentes, comme en l’espèce, sur le produit de la vente d’un navire. En outre, elle prescrit que la Cour peut donner des directives aux parties sur la procédure à suivre pour qu’elle puisse statuer sur leurs droits. C’est ce que, à mon avis, l’ordonnance du protonotaire relative à la procédure de réclamation tentait de faire à l’égard des réclamations réelles déposées contre le navire. Dans la procédure établie par le protonotaire, il est clair que l’étape qui suit le dépôt des réclamations réelles est celle où la Cour statue sur leur bien‑fondé et leur rang dans l’ordre de priorité.

[69]           En raison de mon point de vue sur ce point, j’ai conclu que la marche à suivre consistait à tenter de statuer au fond sur la réclamation réelle de l’intimé. Je verrais tout d’abord si la réclamation répond aux exigences d’une réclamation réelle valide, c.‑à‑d. si les allégations de fraude de l’intimé et ses allégations de fiducie constructoire ont été prouvées et, le cas échéant, si ces allégations pourraient appuyer un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire sur le navire. L’étape suivante aurait consisté à ce que je décide si, sur le fondement de ces faits, tels qu’ils ont été établis, la réclamation de l’intimé était visée par l’alinéa 22(2)a) de la Loi.

[70]           Or, lorsque j’ai tenté d’examiner le bien‑fondé de la réclamation, je me suis rendu compte que je ne pouvais le faire en raison de l’état du dossier en ce qui concerne les éléments de preuve. Ce dossier, dans la mesure où il concerne la réclamation de l’intimé, est composé d’un certain nombre d’affidavits, dont celui de l’intimé, et de divers documents joints à ces affidavits à l’appui de la réclamation. Aucun des déposants n’a été contre‑interrogé sur son affidavit. Serais‑je donc dans l’obligation de retenir à leur lecture même les allégations faites par les déposants? Je me suis également rendu compte des difficultés insurmontables que le maigre dossier de preuve présentait en ce qui concerne la question de la fiducie constructoire. Par exemple, l’appelant affirme que Worldspan ne connaissait pas l’existence de la fiducie alléguée, qu’elle soit réelle ou constructoire. En outre, l’appelant soutient qu’il n’y avait aucun élément de preuve que Worldspan avait reçu le bien de la fiducie pour son propre bénéfice. Au contraire, soutient‑il, Worldspan a versé une somme d’argent en contrepartie de la construction du navire, elle n’a reçu aucun bien de la fiducie pour son bénéfice, et elle était un acheteur de bonne foi à titre onéreux et sans connaissance préalable. D’après l’appelant, Worldspan étant un acheteur de bonne foi à titre onéreux et sans connaissance préalable de la fiducie, l’intimé ne peut se prévaloir d’un « droit de suite ».

[71]           Comme il n’y a devant nous absolument aucun élément de preuve provenant de Worldspan, que devais‑je faire de ces observations? Ce problème était réel étant donné que, suivant la doctrine, il incombe au bénéficiaire du bien de la fiducie, c.‑à‑d. Worldspan, d’établir qu’il a acquis un droit légal sur le bien de bonne foi et à titre onéreux, et sans connaissance préalable d’un abus de confiance ou autre absence de pouvoir de la part du fiduciaire, c.‑à‑d. l’appelant (voir de manière générale Donovan Waters, Mark Gillen and Lionel Smith, éd., Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e éd. (Toronto : Carswell, 2012), aux pages 1334 et suivantes).

[72]           J’ai par conséquent conclu que je n’étais pas en mesure de prendre la décision que je souhaitais prendre.

[73]           Les considérations susmentionnées m’ont amené à revoir mon point de vue sur la requête en radiation de l’appelant et la nature de la décision du protonotaire. Si je demeure d’avis que la requête de l’appelant visait à obtenir une ordonnance au fond sur la réclamation de l’intimé, je crois, dans les circonstances, que le protonotaire a eu raison de ne pas statuer au fond sur cette réclamation. Je conclus que cette tâche ne pourrait être accomplie comme il se doit à cette étape de l’instance, premièrement en raison de l’état du dossier et, deuxièmement, parce que le protonotaire n’avait pas véritablement établi une procédure permettant de statuer au fond sur des réclamations concurrentes. S’il est vrai que selon l’ordonnance relative à la procédure de réclamation, la Cour statuerait, après le dépôt des réclamations présentées par les réclamants in rem, sur les réclamations à la date d’audience qu’elle aura fixée sur autre demande d’une partie intéressée, cette partie de l’ordonnance n’a pas pour effet d’établir une procédure permettant à la Cour de statuer au fond sur les réclamations. Le protonotaire aurait dû fixer une procédure dans le cadre de laquelle les parties auraient obtenu un calendrier et des échéanciers dans lesquels elles auraient pu déposer leurs éléments de preuve, contre‑interroger les déposants et déposer les transcriptions de ces interrogatoires, à la suite de quoi une date d’audience aurait été fixée.

[74]           L’article 492 des Règles confère à la Cour un vaste pouvoir discrétionnaire relativement à cette procédure. Avec égard, il aurait été préférable qu’au moment où il a reçu la requête de l’appelant, le protonotaire établisse une telle procédure plutôt que de se prononcer sur la requête comme il l’a fait. Ainsi, toutes les questions auraient pu être tranchées, dont celle de la compétence. Toutefois, lorsque la requête en radiation a été déposée, le dossier ne permettait pas au protonotaire de statuer au fond sur la réclamation. Vu l’état du dossier en ce qui concerne les éléments de preuve, c’est à bon droit que le protonotaire a refusé de statuer au fond sur la réclamation et, partant, la juge a eu raison de refuser d’intervenir sur ce point.

B.                 La réclamation de l’intimé relève‑t‑elle de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime?

[75]           Le protonotaire s’est penché également sur la question de la compétence et sur celle de la reconnaissance et de l’exécution du jugement prononcé en Floride. Ces questions pouvaient clairement être tranchées par le protonotaire, sans égard au fait qu’il n’a pas statué au fond sur la réclamation de l’intimé. Il a conclu que le jugement prononcé en Floride pouvait être reconnu et exécuté, conclusion que la juge a annulée. Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, aucun appel n’a été interjeté sur ce volet du jugement de la Cour fédérale. Par conséquent, en ce qui nous concerne, le jugement prononcé en Floride n’existe pas et il ne peut être d’aucune utilité pour l’intimé dans le cadre du présent appel.

[76]           La question de la compétence de la Cour est cependant une tout autre affaire. Si, par exemple, l’intimé est incapable de prouver que sa réclamation est visée par l’alinéa 22(2)a) de la Loi, la Cour fédérale n’a pas compétence. Compte tenu du fait que le protonotaire n’a pas statué au fond sur la réclamation de l’intimé, quelle était la nature de sa décision sur la question de la compétence?

[77]           Dans son ordonnance, le protonotaire a déclaré : [traduction« La Cour a compétence pour se prononcer sur la réclamation réelle de Mohammad Anwar Farid Al Saleh contre le navire du défendeur. » Je ne crois pas que le protonotaire ait voulu rendre une décision définitive sur la question. Je crois plutôt comprendre qu’il déclare, en tenant pour acquis que tous les faits allégués par l’intimé dans sa réclamation peuvent être établis, que la réclamation pourrait relever de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Autrement dit, le protonotaire a conclu qu’il ne radierait pas la réclamation de l’intimé parce que celle‑ci n’était pas une réclamation complètement vouée à l’échec.

[78]           À mon avis, c’est ainsi que la juge a interprété l’ordonnance du protonotaire et c’est pourquoi elle a déclaré que la question de savoir si l’intimé pouvait établir le fondement factuel de son allégation de fiducie constructoire était une question qui serait tranchée dans le cadre des débats portant sur l’ordre de priorité (jugement de la Cour fédérale, au paragraphe 76). C’est ce qui explique qu’elle a examiné la partie de l’ordonnance du protonotaire qui porte sur la compétence suivant la norme de l’« erreur flagrante ». Si elle avait été d’avis que la conclusion du protonotaire sur la question de la compétence était définitive, elle aurait sans aucun doute examiné cette décision suivant la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

[79]           Or, après avoir soigneusement examiné les arguments respectifs des parties sur la question de la compétence, et tenu compte de la nature de la réclamation déposée par l’intimé, je suis d’avis que le protonotaire et la juge ont tous deux manifestement fait erreur en concluant que la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur la réclamation de l’intimé. À mon avis, la Cour fédérale ne peut se prononcer sur la réclamation que l’intimé a présentée puisqu’elle ne concerne aucune matière à l’égard duquel la Cour fédérale a compétence. Autrement dit, en raison de l’obstacle juridictionnel, la réclamation de l’intimé ne peut absolument pas être accueillie et elle doit être rejetée. Si j’avais eu une opinion différente, j’aurais renvoyé l’affaire au protonotaire et lui aurais donné comme directive d’établir une procédure pour permettre à la Cour fédérale de statuer au fond sur la réclamation de l’intimé. Cela dit, en raison de la conclusion que j’ai tirée sur la question de la compétence, cette étape ne sera pas nécessaire.

[80]           Aux fins de décider si la Cour a compétence, je dois accepter la réclamation de l’intimé telle qu’elle a été présentée, et je dois tenir pour acquis que les allégations de fait peuvent être prouvées. Je dois cependant tenir compte du fait que le jugement prononcé en Floride n’a pas été reconnu par la Cour fédérale. Aux paragraphes 21 à 27 des présents motifs (ci‑dessus), j’ai exposé la réclamation présentée par l’intimé en conformité avec l’ordonnance relative à la procédure de réclamation. Je reformulerai maintenant cette réclamation de manière à me permettre de statuer sur la question de la compétence tout en tenant compte du fait que le jugement prononcé en Floride, sur lequel la réclamation de l’intimé repose, n’a pas été reconnu et, en conséquence, qu’il ne peut lui être utile. Cependant, cette lacune ne donne pas nécessairement lieu au rejet de sa réclamation puisqu’il a incorporé à son affidavit du 3 novembre 2011 les faits invoqués dans sa plainte aux États‑Unis. En d’autres termes, les allégations exposées dans sa plainte aux États‑Unis font partie de sa réclamation en l’espèce. Je n’ai pas à me prononcer sur la question de savoir s’il pourra prouver ces faits.

[81]           Par conséquent, dans les termes les plus généraux possible, la réclamation dont la Cour est saisie est la suivante. L’intimé fait valoir une réclamation contre l’appelant et d’autres particuliers en relation avec la constitution d’une entreprise jordanienne dans laquelle l’appelant et un autre particulier détenaient chacun une part d’un tiers. L’entreprise avait pour objet d’obtenir des contrats du gouvernement des États‑Unis en vue de la fourniture de pétrole aux Forces armées américaines déployées en Iraq à compter de 2004. L’intimé affirme que relativement à l’exploitation de l’entreprise, l’appelant et l’autre particulier ont conspiré pour le priver de sa part d’un tiers dans l’entreprise et des bénéfices en découlant. Il soutient avoir droit à des dommages‑intérêts compensatoires représentant le plein montant de la somme d’argent que l’appelant et l’autre personne lui doivent relativement à certains contrats désignés. Il soutient en outre avoir droit à des dommages‑intérêts punitifs et à des intérêts après jugement. C’est là essentiellement le fondement factuel de la réclamation qui a donné lieu au jugement prononcé en Floride.

[82]           À la lecture des actes de procédure déposés devant le tribunal de la Floride, je constate qu’à un moment donné, l’intimé a demandé au tribunal de la Floride de lui accorder une fiducie constructoire sur tous les paiements qui doivent être effectués par le Defense Energy Support Center, situé en Virginie, conformément aux contrats en cause et toute prolongation et tout renouvellement de ces contrats. Or, avant le procès, l’intimé s’est désisté de cette demande de jugement déclaratoire. Aux fins de la présente instance, je tiendrai pour acquis que, dans le cadre de sa réclamation contre l’appelant pour fraude, l’intimé demanderait à la Cour fédérale de prononcer un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire sur les biens de l’appelant, y compris les sommes d’argent versées à Worldspan relativement à la construction du navire.

[83]           L’intimé allègue que ces fonds, que l’appelant a versés à Worldspan pour la construction du navire, constituent la somme d’argent dont il a été illégalement privé par suite de la fraude commise par l’appelant. En conséquence, il allègue que, dans la mesure où l’appelant, ou toute entité qu’il contrôle, a un droit sur le navire, lui‑même peut élever ses prétentions sur ce droit en sa qualité de créancier judiciaire éventuel de l’appelant. Il affirme en outre que, parce que les fonds utilisés par l’appelant pour effectuer les avances à Worldspan [TRADUCTION] « résultaient d’une fraude », ils sont par conséquent « assujettis à une fiducie constructoire en sa faveur, [et] il a le droit d’invoquer les doctrines de la fiducie constructoire et de l’enrichissement injustifié comme fondement juridique de sa réclamation ». Il ajoute qu’en sa qualité de bénéficiaire d’une fiducie constructoire, il peut exercer sur le bien de la fiducie son droit de suite jusqu’au navire. De plus, l’intimé allègue que Worldspan savait que les avances versées par l’appelant étaient des fonds dont l’intimé a été privé par suite d’une fraude. Worldspan n’a donc pas reçu ces avances de bonne foi. En conséquence, il conclut qu’il peut présenter une réclamation personnelle contre Worldspan ainsi qu’une réclamation réelle contre son navire.

[84]           Enfin, l’intimé soutient que tout produit de la vente du navire constitue un bien de la fiducie auquel il a droit parce que ce produit ne fait pas partie de l’actif de Worldspan et que les créanciers de cette dernière ne peuvent s’en prévaloir.

[85]           Voilà l’intégralité de la réclamation de l’intimé, formulée dans les termes les plus généraux possible.

[86]           L’intimé soutient que sa réclamation – laquelle porte sur un droit de propriété sur le navire – est visée par l’alinéa 22(2)a) de la Loi, ce qui permet à la Cour fédérale d’exercer sa compétence en matière maritime. Il est donc utile de reproduire le paragraphe 22(1) et l’alinéa 22(2)a) de la Loi :

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas – opposant notamment des administrés – où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

22. (1) The Federal Court has concurrent original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise, in all cases in which a claim for relief is made or a remedy is sought under or by virtue of Canadian maritime law or any other law of Canada relating to any matter coming within the class of subject of navigation and Shipping, except to the extent that jurisdiction has been otherwise specially assigned.

[…]

22. (2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

22. (2) Without limiting the generality of subsection (1), for greater certainty, the Federal Court has jurisdiction with respect to all of the following:

a) une demande portant sur les titres de propriété ou la possession, en tout ou en partie, d’un navire ou sur le produit, en tout ou en partie, de la vente d’un navire;

(a) any claim with respect to title, possession or ownership of a ship or any part interest therein or with respect to the proceeds of sale of a ship or any part interest therein;

[87]           Le point de départ de toute analyse sur cette question est l’arrêt ITO dans lequel la Cour suprême a énoncé les conditions qui devaient être remplies pour que la Cour fédérale ait compétence à l’égard de toute question dont elle est saisie, notamment les dossiers en matière maritime, à savoir : (1) l’attribution de compétence par une loi du Parlement; (2) un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; (3) et une « loi du Canada » sur laquelle l’affaire repose.

[88]           À l’occasion de l’affaire Monk Corp c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, [1991] 1 A.C.S. no 28 [Monk], la Cour suprême a réitéré les principes qu’elle avait énoncés à l’occasion de l’affaire ITO. Au paragraphe 27 de ses motifs, le juge Iacobucci, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a ainsi résumé sa lecture de l’arrêt ITO rendu par la Cour suprême :

(1) La seconde partie de la définition du droit maritime canadien à l’article 2 prévoit une compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté, qu’une méthode historique ne saurait autoriser à limiter ni à figer; au contraire, les termes « maritime » et « amirauté » doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau.

(2) Le droit maritime canadien n’est limité que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867, de sorte qu’en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, on doit éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière relevant de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle.

(3) Le critère permettant d’établir si la question examinée relève du droit maritime exige de conclure que cette question est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale.

(4) Les « facteurs de liaison » dont dépend la nature maritime de l’espèce sont la proximité du port de Montréal des activités d’acconage, le rapport qui existe entre les activités de l’acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime, et le fait que l’entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises à la destinataire, Miida.

[Non souligné dans l’original.]

[89]           Au paragraphe 69 de son mémoire des faits et du droit, l’appelant avance l’argument quant à la question de la compétence de la Cour fédérale dans le présent appel. Je le reproduis donc au complet.

[traduction]

Sargeant soutient qu’en vertu de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, une demande portant sur le droit de propriété d’un navire ne permet pas à elle seule de conférer à la Cour fédérale d’avoir compétence sur cette demande. Pour que la Cour fédérale ait compétence, la demande concernant le droit de propriété doit prendre sa source dans le droit maritime canadien ou dans une autre loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, ainsi que le prescrit le paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Les demandes énumérées au paragraphe 22(2) ne sont que des exemples de types d’affaires maritimes, et les demandes doivent tout de même être conformes au libellé du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales pour que la Cour fédérale ait compétence. La Cour fédérale n’a compétence que si le fondement de la demande ou la cause d’action qui sous‑tend la demande relative à un droit de propriété sur le navire concerne la navigation ou la marine marchande.

[90]           Je retiens entièrement la deuxième phrase de l’observation faite par l’appelant ci‑dessus, selon laquelle la demande concernant le droit de propriété sur un navire [traduction« doit prendre sa source dans le droit maritime canadien ou dans une autre loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, ainsi que le prescrit le paragraphe 22(1) de la [Loi] ». Je retiens également la dernière phrase de l’observation précitée, où l’appelant soutient que la Cour fédérale n’a compétence que si « le fondement de la demande ou la cause d’action qui sous‑tend la demande relative à un droit de propriété sur le navire concerne la navigation ou la marine marchande ».

[91]           Par contre, l’appelant a clairement tort d’affirmer dans la troisième phrase du paragraphe précité que les demandes énumérées au paragraphe 22(2) de la Loi ne sont que des exemples du type de demandes qui peuvent constituer des réclamations en matière maritime, et que ces demandes doivent tout de même être conformes au libellé du paragraphe 22(1) pour que la Cour ait compétence. Avec égard, cette affirmation est erronée.

[92]           Il ne saurait faire le moindre doute que dès lors qu’il est conclu que la demande relève de l’un des chefs de compétence énumérés au paragraphe 22(2) de la Loi, il y a nécessairement des règles de droit maritime sur lesquelles s’appuie la demande au fond (Siemens Canada Ltd. c. J. D. Irving Ltd., 2012 CAF 225, [2012] A.C.F. no 1120, au paragraphe 35; Skaarup Shipping Corporation c. Hawker Industries Limited [1980] 2 C.F. 746 (C.A.F.), au paragraphe 7). Autrement dit, s’il est conclu qu’une réclamation relève de l’un ou l’autre des chefs de compétence du paragraphe 22(2), l’on ne saurait affirmer à mon humble avis que cette réclamation ne prend pas sa source dans le droit maritime canadien ni dans aucune autre loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande.

[93]           En d’autres termes, si elle entre dans les prévisions de l’alinéa 22(2)a), la réclamation de l’intimé est nécessairement une réclamation à l’égard de laquelle la Cour fédérale a compétence. La question qui se pose est donc celle de savoir si la réclamation de l’intimé entre dans les prévisions de cette disposition. Pour trancher cette question, je retiens l’approche suivie par le protonotaire Hargrave à l’occasion de l’affaire Atlantic Yacht & Ship Inc. c. Sovereign Yachts (Canada) Inc., 2003 CF 965, [2003] A.C.F. no 1232, au paragraphe 7 (Atlantic Yacht) où, après avoir renvoyé au passage de l’arrêt ITO où le juge McIntyre a mis en garde contre l’empiètement sur des questions qui étaient essentiellement des questions d’intérêt local faisant intervenir la propriété, les droits civils ou autres matières relevant de la compétence exclusive des provinces, le protonotaire Hargrave a affirmé que cette approche devait être suivie non seulement à l’égard du paragraphe 22(1) de la Loi, mais également à l’égard de chacun des chefs de compétence du paragraphe 22(2). De plus, le protonotaire Hargrave s’est exprimé comme suit pour répondre à la question de savoir si une réclamation est visée par l’alinéa 22(2)a) de la Loi (au paragraphe 7) :

[J]e dois quand même garder à l’esprit que, bien qu’adoptant une approche moderne [que le juge McIntyre a expliquée dans les motifs qu’il a prononcés dans l’affaire ITO], je dois tenir compte du sens naturel dans ma lecture de la disposition en question : je dois me garder de fausser la compétence attribuée par la loi à la Cour fédérale en faisant une interprétation forcée et excessive des articles de la Loi sur la Cour fédérale qui intéressent la présente affaire.

[94]           Si je comprends bien, le protonotaire Hargrave affirme qu’en tentant de rechercher si une réclamation est visée par l’un des chefs de compétence du paragraphe 22(2), il faut se garder d’interpréter le texte des dispositions de manière à convertir une réclamation qui n’est pas de nature maritime en une réclamation qui l’est. Je ne peux qu’abonder dans son sens.

[95]           Compte tenu de ces principes, j’expliquerai maintenant pourquoi je conclus que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur la réclamation de l’intimé. Premièrement, j’affirme sans aucune hésitation que l’intimé ne pouvait intenter devant la Cour fédérale l’action qu’il a intentée devant le tribunal de la Floride. Cette action porte sur des questions de contrat, de délit et de fraude relativement à la constitution et à l’exploitation d’une entreprise jordanienne créée afin de conclure avec le gouvernement des États‑Unis des contrats de fourniture de pétrole aux forces armées américaines en Iraq. Cette action, et par conséquent la réclamation dont la Cour fédérale a été saisie, porte clairement sur des questions de propriété et d’obligations, et elle ne concerne pas des questions maritimes à l’égard desquelles la Cour fédérale a compétence. C’est précisément pourquoi la juge, à juste titre à mon avis, a refusé de reconnaître et d’exécuter le jugement prononcé en Floride. La réclamation que l’intimé a présentée contre l’appelant, pour fraude, est une réclamation qui ne pourrait être intentée que devant l’une des cours supérieures des provinces où, je crois, le jugement prononcé en Floride aurait pu avoir été reconnu et exécuté.

[96]           Je ferai observer en passant que l’article 326 des Règles habilite la Cour fédérale à reconnaître les jugements étrangers dans certaines circonstances. Or, aucun des cas qui y sont énoncés ne joue en l’espèce.

[97]           Je me dois de souligner que les arguments de l’intimé en faveur d’un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire et du droit de suite pouvant être exercé jusqu’au navire à l’égard des fonds dont il a été privé en raison d’une fraude reposent sur la décision qui sera prise concernant la réclamation qu’il a présentée contre l’appelant concernant l’affaire jordanienne. En effet, l’intimé ne peut obtenir un jugement déclarant l’existence de la fiducie constructoire que si les arguments de fraude qu’il avance contre l’appelant sont retenus. Dans ce cas, la question qui se pose est celle de savoir quel for a compétence pour prononcer en sa faveur le jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire sur les biens de l’appelant et, plus particulièrement, sur les fonds dont il a été privé en raison d’une fraude. Le seul for qui pourrait prononcer en sa faveur un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire lui permettant d’intenter des recours contre le navire de Worldspan est le for qui serait en mesure de rendre un jugement relativement à ses allégations de fraude contre l’appelant. À mon avis, ce for n’est pas la Cour fédérale, puisque les moyens de l’action intentée en Floride, c.‑à‑d. les allégations de fraude contre l’appelant, ne se rapportent à aucun champ de compétence de la Cour fédérale, notamment sa compétence en matière maritime. Mon opinion selon laquelle la Cour fédérale ne pourrait prononcer l’existence d’une fiducie constructoire à l’égard de l’affaire jordanienne est à mon avis incontestable.

[98]           Dans l’arrêt ITO, la Cour suprême a énoncé un critère à trois volets auquel toute partie doit satisfaire pour pouvoir demander à la Cour fédérale de se prononcer sur une réclamation. Plus particulièrement, le critère exige l’existence d’un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et une « loi du Canada » sur laquelle l’affaire est fondée. Ni l’allégation de fraude contre l’appelant, ni le jugement sollicité déclarant l’existence d’une fiducie constructoire ne constituent des questions qui sont fondées sur une « loi du Canada » ou des questions qui ne peuvent être tranchées que s’il existe une loi fédérale.

[99]           Il est également manifeste que l’allégation faite contre l’appelant, qui découle de l’entreprise jordanienne et de ses activités, et le jugement déclarant l’existence de la fiducie, ne constituent pas des questions qui sont « entièrement liée[s] aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » (Monk, au paragraphe 27). Au contraire, ces questions sont essentiellement des questions qui relèvent de la compétence législative exclusive des provinces aux termes de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (U.K.), 30 & 31 Vict., ch. 3, réimprimée dans L.R.C. (1985), App. II, no 5.

[100]       Par ces motifs, l’intimé ne peut donc présenter sa réclamation devant la Cour fédérale. Dans l’éventualité où l’intimé obtiendrait un jugement contre l’appelant relativement à l’affaire jordanienne, ou qu’un juge compétent lui donnerait gain de cause dans sa demande visant à faire reconnaître et exécuter le jugement prononcé en Floride et qu’il obtiendrait un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire sur les biens de l’appelant, la question qui se poserait ensuite serait celle de savoir si sa tentative d’exercer un droit de suite sur les fonds de la fiducie jusqu’au navire de Worldspan constituent une demande portant « sur les titres de propriété ou la possession d’un navire... » visée par l’alinéa 22(2)a) de la Loi et, de ce fait, relevant de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. En raison des conclusions que j’ai tirées sur l’action en fraude ou l’allégation de fraude et le jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire qui en découle, je n’ai pas à me pencher sur cette question pour le moment. Je tiens cependant à faire quelques remarques concernant ladite réclamation, sans tenter de quelque manière que ce soit de me prononcer sur ce point.

[101]       Certes, la Cour fédérale s’est déclarée compétente à de nombreuses occasions dans des affaires concernant des demandes dans lesquelles une fiducie constructoire était en cause, mais il s’agissait d’affaires dans lesquelles la question à la base de la réclamation donnant naissance à la fiducie constructoire relevait manifestement de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime (Neves, Le Drew et Jesionowski). Dans aucune de ces affaires la Cour fédérale s’est‑elle déclarée compétente uniquement sur le fondement de la demande de fiducie constructoire sur un droit dans un navire. Étant donné que les questions posées à la Cour fédérale dans ces affaires relevaient si clairement de la compétence de la Cour fédérale, elle n’a pas cherché de répondre à la question que soulève la réclamation de l’intimé en l’espèce, c.‑à‑d. celle de savoir si la tentative de faire exécuter un jugement déclarant l’existence d’une fiducie constructoire sur un navire, découlant d’un contexte factuel qui ne concerne aucunement la navigation ou la marine marchande, suffit en soi pour permettre à la Cour fédérale d’exercer à cet égard la compétence que lui confère l’article 22 de la Loi.

[102]       À de nombreux égards, la demande de l’intimé est inhabituelle et ne constitue pas le genre de demande normalement présentée à la Cour fédérale en ce qui concerne l’alinéa 22(2)a) de la Loi. L’arrêt Antares Shipping Corp. c. The Capricorn, [1979] A.C.S. no 119, [1980] 1 R.C.S. 553, de la Cour suprême, qui concerne un différend né de la vente du navire en cause par ses propriétaires à deux acheteurs, constitue un exemple du genre de demande généralement présentée à la Cour fédérale en vertu de l’alinéa 22(2)a). En conséquence, de l’avis de la Cour suprême, il ne pourrait faire de doute que la demande présentée par l’un des acheteurs sur le fondement de l’alinéa 22(2)a) portait sur le titre de propriété ou la possession du navire.

[103]       Selon la jurisprudence, la compétence de la Cour fédérale ne vise pas les demandes présentées par des créanciers personnels en vue de revendiquer un titre de propriété. À cet égard, je renvoie là encore à l’affaire Atlantic Yacht (au paragraphe 17), où le protonotaire Hargrave renvoie notamment au jugement de la Cour anglaise du Banc de la Reine (Division de l’amirauté) dans l’affaire NCNB Texas National Bank and Others v. Evensong Co. Ltd. « The Mikado » [1992] 1 Lloyd’s 163 (B.R. Amirauté), à l’analyse de ce jugement par D.C. Jackson, dans Enforcement of Maritime Claims, 3e éd., (London : LLP Professional Publishing, 2000), à la page 46 (voir également Richard Hughes v. Vail Blyth Clewley, « The Siben » [1994] 2 Lloyd’s 420 (C.A. Jsy), et à la plus récente analyse de cette jurisprudence dans D.C. Jackson, Enforcement of Maritime Claims, 4e  éd., (London : LLP Professional Publishing, 2005), aux pages 25, 53 et 54).

[104]       Dans mon examen de cette question, j’ai également gardé à l’esprit les observations du protonotaire Hargrave dans l’affaire Atlantic Yacht (au paragraphe 7), où il a mis en garde contre une « interprétation forcée et excessive » de chacun des chefs de compétence du paragraphe 22(2). Autrement dit, la Cour fédérale ne doit pas se pencher sur une réclamation qui, essentiellement, concerne une matière d’intérêt local faisant intervenir la propriété, les droits civils ou autres matières relevant de la compétence exclusive des provinces.

[105]       Quoi qu’il en soit, c’est là une question qui devra être tranchée ultérieurement. Vu les conclusions que j’ai tirées, il n’est pas nécessaire que cette question soit tranchée.

V.                CONCLUSION

[106]       Par ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens tant en appel que dans les instances inférieures. J’annulerais le jugement prononcé par la Cour fédérale le 29 novembre 2013 et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, j’accueillerais l’appel interjeté par l’appelant contre la décision rendue par le protonotaire le 28 février 2013, j’accueillerais la requête de l’appelant en vue de faire rejeter la réclamation de l’intimé, et je rejetterais la requête de l’intimé en vue de se faire reconnaître la qualité d’intervenant dans le dossier T‑1226‑10 de la Cour fédérale.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Eleanor R. Dawson j.c.a. »

« Je suis d’accord

Johanne Trudel j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑416‑13

 

 

INTITULÉ :

HARRY SARGEANT III c. MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUIN 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LES JUGES DAWSON ET TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE  19 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

John W. Bromley

Kaitlin Smiley

 

POUR L’APPELANT

 

Graham Walker

Dionysios Rossi

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bull, Housser & Tupper LLP

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR L’APPELANT

HARRY SARGEANT III

Borden Ladner Gervais LLP

Vancouver (C.‑B.)

POUR L’INTIMÉ

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

 

 

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