Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141209


Dossier : IMM-2741-14

Référence : 2014 CF 1182

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Noël

ENTRE :

Gabor Tamas CSURGO,

Ildiko GEGENY,

Gabor Martin CSURGO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande d’autorisation de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) concernant la décision de Me Haig Basmajian de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) datée du 20 mars 2014, selon laquelle les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

A.                Faits

[2]               Les demandeurs, le demandeur principal, Gabor Tamas CSURGO, sa conjointe de fait, Idiko Gegeny et leur jeune fils, Martin Csurgo, sont des ressortissants hongrois d’origine ethnique rom. Ils allèguent, dans l’ensemble, qu’ils ont fait l’objet de discrimination et de racisme à l’école, au travail et de façon générale.   

[3]               En 2007, le demandeur principal a été battu par les videurs d’un bar alors qu’il tentait d’entrer avec des amis et a déposé une plainte à la police.  

[4]               Le 11 septembre 2011, le meilleur ami du demandeur principal a été tué par un raciste extrémiste.

[5]               En 2012, le demandeur principal s’est engagé dans diverses organisations sociopolitiques qui visent à améliorer la situation des Roms.  

[6]               Au cours d’une assemblée générale tenue en juillet 2012, des membres du parti d’extrême droite Jobbik ont cherché à obtenir l’appui des Roms en échange de considérations financières. Le demandeur principal aurait convaincu ses collègues de refuser l’offre du parti Jobbik. 

[7]               Des partisans du parti Jobbik ont par la suite attenté à la vie du demandeur principal le 16 octobre 2012, lequel a été hospitalisé après avoir été attaqué au couteau par deux skinheads. Les demandeurs ont quitté la Hongrie six semaines plus tard, alors que la police enquêtait toujours sur l’attaque.   

[8]               Les demandeurs sont arrivés au Canada le 28 novembre 2012.

[9]               Ils ont demandé l’asile le 3 décembre 2012.

II.                Décision contestée

[10]           L’identité des demandeurs n’est pas contestée.

[11]           La SPR est d’avis que la protection de l’État est la question centrale dans la présente affaire.

[12]           La SPR explique d’abord qu’il existe une présomption selon laquelle les États sont en mesure de protéger leurs citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 (Ward)), et qu’il incombe aux demandeurs de prouver l’absence de protection de l’État. En se fondant sur la preuve documentaire fournie, la SPR reconnaît que la protection des Roms en Hongrie pose des difficultés, mais que le gouvernement en est conscient et qu’il met en œuvre des mesures pour corriger la situation. Compte tenu de la preuve fournie, les demandeurs n’ont pas démontré de façon convaincante qu’ils ne bénéficieraient pas de la protection de l’État s’ils devaient retourner en Hongrie.

[13]           La SPR prend également en considération le fait que le demandeur principal a expliqué que les policiers ont constaté, à deux reprises, les incidents qu’il a subis et rédigé des rapports à cet égard. Le demandeur principal n’a toutefois pas présenté ces rapports d’incidents à la SPR et a soutenu qu’ils n’ont rien donné.  

[14]           La SPR souligne finalement que les demandeurs se sont établis au Canada et qu’ils ont également de la famille au pays. Ils n’ont ménagé aucun effort pour apprendre les langues officielles canadiennes et ils se sont très bien intégrés à la population active. Ce sont d’importants aspects de leur dossier, mais la SPR n’a pas compétence pour tenir compte de ceux‑ci dans le cadre d’une demande d’asile. Ces points importants pourraient être pris en considération dans le cadre d’une autre procédure.    

[15]           Les demandeurs n’ont donc ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.  

III.             Observations des parties

[16]           Les demandeurs font valoir qu’en analysant la disponibilité de la protection de l’État, la SPR devait mettre l’accent sur le caractère adéquat de celle-ci et non sur la volonté du gouvernement de régler les questions. Le défendeur répond que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils ne pourraient se prévaloir de la protection de l’État en Hongrie, car il n’ont fourni aucune preuve claire et convaincante à cet égard.    

[17]           Les demandeurs font également valoir que la SPR a omis d’évaluer la question de savoir si l’État est actuellement en mesure de leur assurer une protection en ce qui a trait aux incidents qu’ils ont vécus. Ils soutiennent que la conclusion de la SPR, selon laquelle ils n’ont pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État en partie parce qu’ils ont quitté la Hongrie six semaines après avoir rapporté l’attaque au couteau à la police, est déraisonnable. Selon les demandeurs, cela ne signifie pas qu’une protection adéquate de l’État aurait été offerte s’ils étaient restés en Hongrie. Les demandeurs ont ajouté qu’il n’y a aucune obligation de réclamer la protection de l’État lorsque celle-ci n’aurait pas pu être raisonnablement assurée. Cependant, le défendeur fait valoir que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de la disponibilité de la protection de l’État, car ils n’ont pas tenté de l’obtenir de manière sérieuse, et parce qu’aucun élément de preuve ne démontre que l’appareil étatique s’est complètement effondré.

[18]           Les demandeurs font également valoir le point selon lequel la SPR a omis d’analyser les incidences des mesures prises par la Hongrie pour protéger les Roms contre la violence extrémiste à la lumière de la preuve qu’elle a citée dans sa décision où elle explique que les mesures prises avaient eu peu d’effet. Le défendeur répond qu’il appartient à la SPR de soupeser la preuve et d’évaluer la situation en Hongrie.

IV.             Réponse des demandeurs

[19]           Premièrement, les demandeurs répondent à l’argument du défendeur selon lequel ils n’auraient pas réfuté la présomption de la protection de l’État en invoquant que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la question de savoir si les efforts du gouvernement hongrois avaient engendré une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel. Les demandeurs déclarent que l’argument du défendeur est sans fondement et qu’il a été rejeté par la Cour dans Kina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 284, [2014] ACF nº 304, paragraphe 53 (Kina). Les demandeurs font valoir que la Cour a réitéré, en de nombreuses occasions, que la SPR commet une erreur lorsqu’elle n’évalue pas le caractère adéquat de la protection de l’État sur le plan opérationnel. L’intervention de la Cour est donc justifiée.

[20]           Deuxièmement, en réponse à l’argument du défendeur selon lequel ils n’auraient pas épuisé tous leurs recours en Hongrie avant de demander l’asile au Canada (un argument soulevé dans le mémoire initial du défendeur, mais non dans son mémoire supplémentaire), les demandeurs font valoir que l’évaluation déraisonnable de la SPR quant au caractère adéquat de la protection de l’État a empêché de procéder à une évaluation rigoureuse de la question de savoir si la protection de l’État aurait pu raisonnablement leur être assurée s’ils avaient exercé des recours en Hongrie.

V.                Mémoire supplémentaire du défendeur

[21]           Le mémoire supplémentaire du défendeur reprend essentiellement les arguments principaux présentés dans le mémoire initial, à l’exception de l’argument initial selon lequel les demandeurs n’ont pas épuisé tous leurs recours en Hongrie avant de demander l’asile au Canada.

VI.             Question en litige

[22]           Les demandeurs font valoir que l’analyse de la SPR relative à la protection de l’État est déraisonnable.

[23]           Le défendeur présente la question suivante :

  1. Était-il raisonnable de conclure que les demandeurs n’ont pas démontré que la Hongrie ne pourrait les protéger?

[24]           Après avoir examiné les observations des parties, je suis d’accord avec la question telle que formulée par le défendeur.   

VII.          Norme de contrôle

[25]           Les deux parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. En fait, la question de savoir s’il était ou non raisonnable de conclure que les demandeurs n’ont pas démontré que la Hongrie ne pourrait les protéger, une question portant sur la protection de l’État, soulève des questions mixtes de fait et de droit et doit être examiné en fonction de la norme de la raisonnabilité (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, [2013] ACF nº 1099, paragraphe 22). La Cour intervient uniquement si elle conclut que la décision est déraisonnable, à savoir lorsqu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] ACS nº 9, paragraphe 47).

VIII.       Analyse

[26]           Il est évident que, dans la décision de la SPR, lorsqu’il est question de la protection de l’État en Hongrie, on ne se préoccupe pas de la question de savoir si le caractère des efforts opérationnels déployés quant à la protection de l’État est satisfaisant ou non. La décision se limite à énumérer les différentes mesures prises pour démontrer que la protection de l’État soit assurée, mais elle n’explique pas comment ces mesures fournissent actuellement une protection adéquate. La volonté du gouvernement d’établir des mesures constitue certainement un bon point de départ, mais il doit également, dans les faits, offrir concrètement une protection adéquate. La jurisprudence de la Cour en la matière est bien établie (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 95; Gulyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 254; Buri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 45; Katinszki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1326; Biro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1120; Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250; Garcia Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 126; Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1176). En outre, l’analyse du juge Mosley, au paragraphe 16 de l’affaire Meza Valera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364 s’applique en l’espèce :

La Commission n’a fourni aucune analyse quant au caractère satisfaisant des efforts concrets déployés par le gouvernement du Honduras et par les acteurs internationaux pour améliorer la protection de l’État au Honduras. Bien que les efforts déployés par un État soient effectivement pertinents quant à l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants (Jaroslav c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 634, [2011] ACF n816, paragraphe 75). Les efforts doivent avoir, dans les faits, « véritablement engendrés une protection adéquate de l’État » (Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, paragraphe 9).

[27]           Est-ce que cette erreur rend la décision de la SPR déraisonnable? Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve relativement à un incident survenu en 2007 impliquant le demandeur principal, démontrant que la participation de la police n’a donné aucun résultat. Une plainte a été déposée auprès de la police après que le demandeur principal eut été agressé par les videurs d’un bar et les agresseurs du bar ont été identifiés. La police a décidé après six mois que rien ne pouvait être fait. La crédibilité des demandeurs n’est pas mise en doute, comme l’ont souligné les deux avocats, mais la SPR a critiqué le demandeur pour ne pas avoir déposé le rapport ou obtenu de la documentation. En toute équité pour les demandeurs, la documentation des incidents qui se sont produits il y a sept ans n’est pas facile à obtenir, et surtout lorsqu’on n’avait pas prévu qu’elle pourrait être utile en 2014.

[28]           L’incident le plus récent de 2012, lorsque le demandeur principal a été attaqué et poignardé à l’estomac par deux individus sur la voie publique de Budapest, démontre une certaine participation concrète de la police. La police est allée rencontrer le demandeur principal alors qu’il était à l’hôpital pour lui demander sa version des faits, et elle a entrepris une enquête. Les demandeurs ont quitté la Hongrie six semaines après l’attaque au couteau et n’ont pas effectué de suivi auprès de la police quant à l’état de l’enquête.

[29]           Tel que mentionné aux paragraphes 11 et 12 de la décision de la SPR, la Hongrie présente des lacunes en ce qui a trait à la protection de la minorité Rom, mais on y souligne que la Hongrie met des solutions en œuvre pour améliorer cette situation malheureuse. On poursuit en y énumérant ce qui est en train de se faire.

[30]           Après avoir conclu que la protection de l’État en Hongrie était assez faible et énuméré ce qui était fait pour l’améliorer, il devenait alors essentiel que la SPR examine ce qui était effectivement en train de se faire dans les faits. Ce qu’elle n’a pas fait, comme nous l’avons mentionné ci-dessus.

[31]           Comme nous l’avons vu aux paragraphes 15 et 16 de sa décision, la SPR blâme en fait le demandeur principal de ne pas avoir présenté un rapport de police sur les incidents de 2007 et de 2012 pour démontrer que les demandeurs n’ont pas prouvé l’absence de protection de l’État. Compte tenu des circonstances actuelles, il est en partie injuste (l’incident de 2007 remonte à sept ans, et la crédibilité du demandeur principal n’est pas en cause). La SPR elle-même a conclu que la protection de l’État était inadéquate, que des mesures étaient prises, mais elle n’a formulé aucun commentaire sur le caractère adéquat de ces mesures sur le plan opérationnel, comme l’exige la jurisprudence établie par la Cour.

[32]             Dans le cadre de la prochaine audience il est possible que la preuve montrera que l’enquête menée en 2012 avait donné des résultats tangibles, de quelque nature qu’ils puissent être, mais actuellement, le fait de ne pas avoir effectué une évaluation appropriée du caractère suffisant de la protection de l’État l’emporte, et son absence est déterminante. Pour ces motifs, la décision de la SPR est déraisonnable.

IX.             Conclusion

[33]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[34]           Les parties ont été invitées à soumettre des questions aux fins de certification, mais aucune n’a été proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision de Me Haig Basmajian, datée du 20 mars 2014, est accueillie et l’affaire est renvoyée à un nouveau décideur.
  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Simon Noël »

juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2741-14

 

INTITULÉ :

GABOR TAMAS CSURGO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Kathleen Hadekel

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Thomas Cormie

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kathleen Hadekel

Avocate des appelants

Montreal, Quebec

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.