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Date : 20141201


Dossier : T-699-09

Référence : 2014 CF 1154

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

THE HURON-WENDAT NATION

OF WENDAKE

demanderesse

et

THE CROWN IN RIGHT OF CANADA,

herein represented by

THE MINISTER OF INDIAN AFFAIRS AND NORTHERN DEVELOPMENT

défenderesse

et

LA PREMIÈRE NATION DE MASHTEUIATSH ET LA PREMIÈRE NATION DES INNUS D'ESSIPIT

intervenantes

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée par la Nation huronne-wendat de Wendake (la demanderesse) et vise à contester l’entente de principe d’ordre général (EPOG ou l’Entente ) signée le 31 mars 2004 entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien (la défenderesse ou la Couronne), et certaines Nations innues, incluant la Première Nation de Mashteuiatsh et la Première Nation des Innus d’Essipit (les intervenantes). La demanderesse prétend qu’en concluant l’EPOG, la défenderesse a violé son obligation de consulter et d’accommoder, et a par le fait même manqué à son obligation constitutionnelle d’agir honorablement et de bonne foi conformément à ses obligations découlant du Traité Huron‑Britannique de 1760 (Traité de 1760) en plus de contrevenir à ses obligations internationales.

[2]               De son côté, la Couronne prétend que la demanderesse tente ni plus ni moins d’obtenir la reconnaissance formelle sur le plan constitutionnel de l’application territoriale du Traité de 1760 et des activités visées par celui-ci en cherchant le plus haut degré de consultation, à savoir l’accommodement et même le consentement, et ce en s’astreignant à un niveau de preuve minimal. La Couronne plaide en outre que le recours est prématuré, dans la mesure où les droits pouvant découler du Traité de 1760 et leur application territoriale ne sont pas clairement établis et que la signature de l’EPOG ne s’est pas encore cristallisée en une entente finale. Enfin, la Couronne conteste la juridiction de la Cour fédérale et fait valoir que le recours approprié est une action devant la Cour supérieure du Québec, étant donné que les réparations recherchées par la demanderesse requièrent des déterminations relatives à des droits issus de traité ainsi qu’à l’exercice de la prérogative de la Couronne de négocier des traités, en plus d’avoir des impacts sur la province et l’exercice de ses compétences.

[3]               Les intervenantes, qui ont été autorisées pour apporter leur éclairage relativement aux questions en litige, ont également soutenu que la Cour fédérale n’avait pas compétence sur ce litige et qu’en tout état de cause, la demanderesse n’avait pas démontré que la défenderesse avait l’obligation d’obtenir son consentement avant de signer l’EPOG.

[4]               Après avoir soigneusement soupesé les arguments des parties et considéré la preuve au dossier, j’en suis arrivé à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie en partie.

I.                   Contexte historique

[5]               En septembre 1760, la Guerre de sept ans entre les Français et les Britanniques approchait de son dénouement. Les deux parties étaient bien conscientes de l’importance stratégique d’une alliance avec les peuples autochtones et comprenaient que le contrôle de l’Amérique du Nord passait par la collaboration de ces derniers. C’est dans ce contexte que le général Murray signa un traité de paix avec la Nation huronne-wendat le 5 septembre 1760. La Cour suprême a longuement fait état des circonstances historiques qui ont entouré la signature de ce Traité dans l’arrêt R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025 aux pp 1049-1061, 70 DLR (4th) 427 [Sioui], sur lequel j’aurai l’occasion de revenir.

[6]               Ce Traité se lit comme suit :

[Traduction] PAR LES PRÉSENTES, nous certifions que le CHEF de la tribu des HURONS, étant venu à moi pour se soumettre au nom de sa nation à la COURONNE BRITANNIQUE et faire la paix, est reçu sous ma protection lui et toute sa tribu; et dorénavant ils ne devront pas être molestés ni arrêtés par un officier ou des soldats anglais lors de leur retour à leur campement de LORETTE; ils sont reçus aux mêmes conditions que les Canadiens, il leur sera permis d’exercer librement leur religion, leurs coutumes et la liberté de commerce avec les Anglais : nous recommandons aux officiers commandant les postes de les traiter gentiment.

Signé par moi à Longueil, ce 5e jour de septembre 1760.

Sur l’ordre du général,

JOHN COSNAN, JA. MURRAY

Adjudant général

[7]               Le Traité de 1760 ne définit pas la portée territoriale des droits garantis à la Nation huronne-wendat. Dans l’arrêt Sioui, le juge Lamer s’est dit d’avis que la portée du Traité ne peut être limitée au territoire de Lorette, puisque cet endroit n’est indiqué que comme destination pour fins de sauf-conduit et que tout exercice significatif des coutumes protégées exigeait un territoire qui s’étendait hors de Lorette. Dans cette affaire, il convient de le rappeler, la Cour suprême n’était pas appelée à se prononcer sur une revendication territoriale, mais plutôt à délimiter la portée des droits conférés par le Traité de 1760. Les intimés, membres de la bande huronne de la réserve indienne de Lorette, prétendaient que le Traité leur donnait le droit d’exercer leurs coutumes et leur religion sur le territoire du Parc de la Jacques-Cartier parce qu’il faisait partie du territoire que fréquentaient les Hurons en 1760, soit la région comprise entre le Saguenay et le St-Maurice, tandis que la Couronne argumentait qu’il fallait limiter le libre exercice des coutumes dont parle le Traité de 1760 au territoire de Lorette. Après avoir constaté que la région comprise entre le Saguenay et le St-Maurice ne constituait pas des terres sur lesquelles existait un titre aborigène en faveur des Hurons, puisque ces derniers n’avaient pas la possession historique de ces terres, et que les Britanniques n’auraient vraisemblablement pas accordé des droits absolus qui pouvaient paralyser la Couronne dans l’utilisation des nouveaux territoires conquis, le juge Lamer a tranché le litige de la façon suivante :

Je conclus donc que vu l'absence d'indication expresse de la portée territoriale du traité, il faut tenir pour acquis que les parties au traité du 5 septembre entendaient concilier le besoin des Hurons de protéger l'exercice de leurs coutumes et le désir d'expansion du conquérant britannique. Que l'exercice des coutumes soit protégé sur toutes les parties du territoire fréquenté lorsqu'il n'est pas incompatible avec son occupation est, à mon avis, la façon la plus raisonnable de concilier les intérêts en jeu. C'est là, à mon sens, la définition de l'intention commune des parties la plus apte à refléter l'intention réelle des Hurons et de Murray le 5 septembre 1760.

Sioui, à la p 1071.

[8]               La chronologie qui suit repose essentiellement sur l’affidavit de Daniel Tétreault, négociateur principal à la Direction des négociations, gouvernance et affaires individuelles au bureau régional de Québec du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC). Cet affidavit, déposé par la défenderesse au soutien de son argumentation, n’a pas été contredit par la demanderesse : Dossier du défendeur, vol II de IV, aux pp 251 et s.

[9]               Suite à la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Sioui, précité, le gouvernement du Québec a pris l’initiative de proposer à la demanderesse la négociation d’une entente concernant les modalités d’exercice des droits découlant du Traité de 1760, notamment la pratique des activités en matière de chasse, de pêche, de piégeage, de cueillette et des activités coutumières. Parallèlement à cette démarche, la demanderesse a approché la défenderesse le 18 juillet 1990 afin d’entamer des discussions en vue de signer une entente-cadre sur l’autonomie gouvernementale.

[10]           La défenderesse accepta, après avoir obtenu des détails supplémentaires concernant le processus proposé et après analyse, de tenir des discussions tripartites pour la négociation d’une entente-cadre qui porteraient sur trois éléments, à savoir les droits de la Nation huronne-wendat découlant du Traité de 1760, l’autonomie gouvernementale et une revendication particulière concernant une cession de 40 arpents de terres de réserve au début du siècle. Elle accepta également d’octroyer une aide financière à la demanderesse dans le cadre de ces négociations.

[11]           Les discussions qui suivirent s’avérèrent difficiles en raison de certaines positions prises par les parties. La demanderesse désirait lier l’autonomie gouvernementale aux droits issus du Traité de 1760 alors que la politique fédérale, alors en vigueur et telle que sanctionnée par le Cabinet, ne permettait pas au Canada de lier directement les négociations d’autonomie gouvernementale aux négociations visant l’application du Traité. Les parties ne pouvant se mettre d’accord sur les termes des négociations à être tenues, celles-ci ont alors échoué.

[12]           Les négociations reprirent néanmoins à l’automne 1991 lorsque la demanderesse accepta de dissocier les discussions d’autonomie gouvernementale à celles du Traité de 1760, pour éventuellement mener à la conclusion d’une « Entente-cadre visant à établir une nouvelle relation entre le Canada et la Nation huronne wendat » qui fut signée par les deux parties (Entente-cadre de 1992).

[13]           Immédiatement après la signature de l’Entente-cadre de 1992, la demanderesse a refusé de poursuivre les négociations tant que l’autonomie gouvernementale ne serait pas liée au Traité de 1760 et elle exigea de négocier une nouvelle entente-cadre sur le sujet.

[14]           Dans une lettre du 17 novembre 1992 adressée à la demanderesse, la défenderesse réitérait la position du Canada à l’effet que la politique fédérale alors en vigueur ne permettait pas de négocier l’autonomie gouvernementale dans le cadre de l’application du Traité de 1760, et ce tant que de nouvelles politiques découlant d’une décision du Cabinet ne seraient pas adoptées ou qu’un amendement constitutionnel ne serait pas ratifié. Ce faisant, la ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien proposait de nouveau de conclure une entente-cadre qui chapeauterait les négociations simultanées et distinctes sur l’autonomie gouvernementale et l’application du Traité de 1760.

[15]           Cette proposition fut acceptée par le Conseil de bande nouvellement élu (août 1992) de la Nation huronne-wendat et les discussions tripartites (Canada-Québec-Nation huronne-wendat) reprirent sur la base de l’Entente-cadre de 1992.

[16]           Une nouvelle élection en août 1994 donna lieu à un nouveau conseil qui refusa de reconnaître l’Entente-cadre de 1992 et les actes du Conseil précédent élu en 1992 eu égard au dossier de l’autonomie gouvernementale et de l’application du Traité de 1760.

[17]           Les négociations reprirent donc sur la base de l’ancien projet d’entente-cadre soumis au Canada en juillet 1990. Entre mai 1995 et avril 1996, pas moins de 31 rencontres de négociation ont été tenues et ont abouti, en août 1995, à la signature d’une « Entente-cadre en vue de l’établissement d’une nouvelle relation entre la Nation huronne-wendat, le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec » relativement aux négociations de l’autonomie gouvernementale et l’application du Traité de 1760 (Entente-cadre de 1995).

[18]           Un nouveau conseil de bande élu en septembre 1996 choisit de mettre l’emphase sur le développement économique et décida que l’avenir des négociations sur l’autonomie gouvernementale et l’application du Traité de 1760 devait être soumis à une consultation populaire. Un référendum a été tenu le 30 novembre 1996, et les Hurons-Wendat ont rejeté la poursuite des négociations par une majorité de 88 %. Depuis lors, la demanderesse n’a pas manifesté son intention de reprendre les négociations sur l’autonomie gouvernementale ni sur l’application du Traité de 1760. Il appert de l’affidavit de M. Tétreault que la défenderesse a versé un montant s’élevant à plus de 1 100 000,00 $ à la demanderesse entre 1990 et 1996 pour les négociations relatives à l’autonomie gouvernementale et à l’application du Traité de 1760.

[19]           Trois ans plus tard, soit le 23 février 1999, la demanderesse a de nouveau sollicité l’appui financier de la défenderesse, cette fois afin d’effectuer des recherches historiques et anthropologiques dans le but de définir notamment les droits ou coutumes découlant du Traité de 1760, l’application territoriale du Traité et la nature de l’occupation huronne-wendat de son territoire, le tout dans le but de soumettre une éventuelle demande en vertu de la Politique fédérale sur les revendications territoriales globales. Les informations qui suivent relativement au financement des recherches effectuées par la demanderesse pour appuyer ses revendications territoriales reposent sur l’affidavit de Roxanne Gagné, gestionnaire à l’Unité de financement de la recherche et des négociations du MAINC. Cet affidavit, déposé par la défenderesse au soutien de ses prétentions, n’a pas été contredit par la demanderesse et se trouve (avec les pièces qui l’accompagnent) au volume III de IV du Dossier du défendeur.

[20]           Par le biais du Programme des contributions pour des revendications autochtones, la défenderesse a ainsi conclu des ententes de financement annuelles pour permettre à la demanderesse de réaliser ses recherches. En vertu de ces ententes, la demanderesse a reçu un financement de l’ordre de 885 567,00 $ entre 1999-2000 et 2008-2009, sans jamais déposer sa demande de revendication territoriale globale.

[21]           N’ayant jamais reçu le rapport de recherche final, la défenderesse avisait formellement la demanderesse dans une lettre datée du 4 août 2009, qu’aucun financement ne serait accordé pour l’année financière 2009-2010 pour la continuation des recherches visant à documenter une éventuelle demande de revendication territoriale globale, et ce au motif des défauts récurrents de la demanderesse de ne pas respecter les échéanciers des plans de travail. Lors d’une rencontre tenue le 9 janvier 2009 avec l’historien embauché par la demanderesse pour diriger son projet de recherche, Mme Gagné avait également expliqué qu’une politique du MAINC prévoyait qu’aucun financement n’était accordé pour la recherche des revendications globales s’il y avait une crainte que cet argent puisse être utilisé en partie ou en totalité pour financer un litige contre le MAINC.

[22]           Il importe de préciser que lors de l’audition, la demanderesse a retiré sa demande de réparation visant à obtenir une déclaration à l’effet que la Couronne avait agi illégalement et en violation de son obligation d’agir honorablement en refusant de poursuivre son financement dans l’hypothèse où la demanderesse déciderait d’intenter le présent recours. Cette réparation se trouvait au paragraphe 18(e) de son avis de demande.

[23]           Il découle de ce qui précède que depuis le référendum de 1996, les Hurons-Wendat n’ont jamais soumis de demande formelle auprès du MAINC visant à négocier une entente relative aux droits qu’ils revendiquent, que ce soit par le biais d’une demande de revendication territoriale globale, d’une demande d’autonomie gouvernementale ou d’une demande de négocier l’application moderne du Traité de 1760. De leur côté, les Atikamekw et les Montagnais (aussi appelés Innus ou Innus Montagnais) ont déposé une demande de revendication territoriale qui a été acceptée par le Canada, pour fins de négociation, le 5 octobre 1979.

[24]           Les négociations de revendications territoriales globales ne visent pas à définir les droits ancestraux d’un groupe autochtone, ni leur portée, mais plutôt à établir la clarté et la certitude quant aux droits que le groupe autochtone pourra exercer, suite à une entente finale. Toute entente finale qui découle de ces négociations permet donc d’établir la certitude du titre et des droits liés à la propriété et l’utilisation des terres et des ressources sur un territoire donné, à en clarifier les modalités d’accès et à accroître les possibilités socio-économiques et de développement économique dans les collectivités autochtones.

[25]           Les discussions concernant la demande de revendication territoriale présentée par le Conseil des Atikamekw et Montagnais (le CAM) ont débuté dès 1980 et ont abouti, le 13 septembre 1988, à une entente-cadre entre le CAM, les gouvernements du Canada et du Québec, laquelle entente prévoyait essentiellement les sujets à négocier ainsi qu’un plan de travail.

[26]           Dès 1994, la structure de négociation de la partie autochtone a subi plusieurs modifications, menant à la dissolution du CAM et à la création d’entités distinctes représentant les Atikamekw et divers groupes innus dans des négociations séparées. Le Conseil Tribal Mamuitun mak Nutashkuan représentait alors les communautés innues de Mashteuiatsh, d’Essipit, de Nutashkuan et de Betsiamites.

[27]           Le 31 mars 2004, les gouvernements du Québec et du Canada et le Conseil Tribal Mamuitun mak Nutashkuan ont signé l’EPOG. Cette entente est composée de 19 chapitres représentant les matières devant faire l’objet de négociations (à titre d’exemples, on trouve des chapitres sur le régime territorial, le droit à la pratique des activités reliées à la culture, aux valeurs, au mode de vie traditionnel des Innus, la participation à la gestion du territoire, des ressources naturelles et de l’environnement, le partage des redevances, l’autonomie gouvernementale, l’administration de la justice, le financement, la fiscalité, le développement socio-économique et le règlement des différends). Il ne fait aucun doute qu’une portion importante du territoire couvert par cette entente recoupe une vaste superficie de la partie nord du Nionwentsïo revendiqué par la Nation huronne-wendat.

[28]           La Nation huronne-wendat a fait part de ses préoccupations au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien relativement aux impacts que pourraient avoir l’EPOG et tout traité final conclu avec les Innus sur le territoire qu’elle revendique comme étant son territoire traditionnel. Le 22 juillet 2004, le Grand Chef Wellie Picard écrivait au ministre pour faire valoir les droits de sa nation et sollicitait une rencontre pour discuter de leur position. Le ministre a répondu à cette lettre le 6 octobre 2004 en attirant l’attention sur l’article 3.4.2 de l’EPOG stipulant que le statut de la partie sud-ouest devait être finalisé avant la signature du Traité, et spécifiant que le Canada « a pour politique de conclure une entente finale uniquement si cette entente prévoit que les droits des autres Premières nations ne seront pas touchés ».

[29]           Le 22 septembre 2008, le Grand Chef Gros-Louis écrivait aux Chefs des Conseils des Montagnais du Lac Saint-Jean, de la Première Nation des Innus Essipit, des Innus de Pessamit et des Montagnais de Nutashkuan, ainsi qu’au ministre québécois responsable des Affaires autochtones et au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, pour leur donner un « avis formel » que le territoire mentionné comme étant le Nitassinan de la Première Nation de Mashteuiatsh empiète dans sa partie sud sur le territoire ancestral et coutumier de la Nation huronne-wendat. Du même coup, le Grand Chef enjoignait les parties de ne pas convenir de mesures relatives au régime territorial sur le territoire contesté, et considérait « comme nulle et non avenue toute forme de limite territoriale qui ne tiendra pas compte des droits territoriaux de la Nation huronne-wendat » (pièce 20 de l’Affidavit de Max « One Onti » Gros-Louis, à la p. 678 du Dossier de requête de la demanderesse). Le ministre fédéral de l’époque a réagi à cette lettre le 4 décembre 2008 en réitérant que le gouvernement du Canada « est conscient de son obligation de consulter en matière de droits et de revendications autochtones » et en assurant le Grand Chef nouvellement élu Konrad Sioui que le gouvernement du Canada évaluera la revendication de la Nation huronne-wendat à l’égard du territoire situé entre les rivières Saint-Maurice et Saguenay dès qu’elle sera soumise, conformément à la Politique sur les revendications globales.

[30]           Devant le refus des autorités fédérales de s’engager à ne pas signer un traité final avec les Innus qui s’étendrait ou affecterait de quelque façon que ce soit le Nionwentsïo, la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre la défenderesse le 30 avril 2009. La demanderesse reproche notamment à la défenderesse d’avoir signé l’EPOG avec les intervenantes innues sans l’avoir préalablement consultée et accommodée, et d’avoir refusé de confirmer et d’actualiser le Traité de 1760 sous la forme d’une entente moderne. La demanderesse recherche ainsi plusieurs réparations de nature déclaratoire et de la nature d’un mandamus, entre autres afin d’empêcher, en l’absence de consultation, d’accommodement et de son consentement préalable, la signature d’un traité final avec les intervenantes innues pour la partie qui chevauche le Nionwentsïo et afin de forcer la Couronne fédérale à négocier l’actualisation et le renouvellement du Traité de 1760 sous la forme d’une entente moderne.

[31]           Le 8 octobre 2010, quatre jours avant la tenue de l’audience sur le fond prévue du 12 au 15 octobre, la protonotaire Tabib acceptait d’ajourner l’audience sine die afin de permettre aux parties de tenter de trouver une façon alternative au litige pour régler la demande de contrôle judiciaire et de favoriser des discussions privées pour ce faire. Le récit des faits entourant la tenue et le déroulement de telles négociations diffère à plusieurs égards selon les parties.

[32]           Il semble qu’une première rencontre ait eu lieu entre la Nation huronne-wendat et le Canada le 29 novembre 2010, afin de mettre en place un processus bilatéral de discussions portant sur le Traité de 1760. Dans une lettre adressée au Grand Chef Sioui le 3 décembre 2010, le Canada reconnaît de nouveau la validité du Traité de 1760 et s’engageait à ne pas finaliser les négociations avec les Innus et le Québec sans avoir rempli ses obligations de consultation. Le Canada se montrait également disposé à poursuivre les discussions concernant les griefs de la Nation huronne-wendat eu égard à ce Traité. Le sous-ministre adjoint principal aux Traités et gouvernement autochtone s’engageait à entreprendre des démarches pour obtenir les autorisations nécessaires à la création d’une table de discussions portant sur le Traité de 1760, autorisation que le ministre donnera finalement le 13 mai 2011.

[33]           Le 20 juin 2011, les parties ont conclu l’Énoncé d’intentions mutuelles (l’Énoncé), mettant en place la Table de discussions portant sur le Traité Huron-Britannique de 1760 (la Table de discussions). Le Canada reconnaît de nouveau l’existence et la validité du Traité de 1760, et le fait que la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Sioui « que le Parc national de la Jacques-Cartier et le territoire de Lorette en 1760 se trouvent dans les limites des terres fréquentées par la Nation huronne-wendat au moment de la conclusion du Traité ». Les parties précisent en outre que le processus de discussions repose sur un « objectif de réconciliation » et qu’il est dans leur intérêt de « développer une perspective commune sur la signification du traité en 1760 et son application de nos jours ». Enfin, les parties confirment que « [l]es travaux résultant de la table de discussions pourraient permettre au Canada, s’il y a lieu, d’initier les démarches visant à obtenir un mandat formel de négociation de façon à régler les enjeux liés au Traité Huron-Britannique de 1760 » (Pièce 10 de l’affidavit du Grand Chef Sioui affirmé le 27 juin 2013). Le gouvernement du Québec s’est joint aux discussions le 25 novembre 2011.

[34]           Le 13 juillet 2011, la Nation huronne-wendat et le Canada convenaient d’un plan de travail pour les travaux de la Table de discussions. La conclusion du plan permettait le versement par le ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada (MAADNC) d’un financement de 100 000,00 $ à la demanderesse pour ces travaux. Le mandat de la Table de discussions prévu par le plan de travail consiste à « [p]romouvoir des discussions ouvertes et transparentes afin de mieux cerner les intérêts des parties impliquées eu égard au Traité de 1760 et pour explorer les options et les processus qui pourraient permettre de concrétiser l’application dudit Traité; ceci afin que chacune des parties puissent faire ses recommandations relatives aux suites à donner aux travaux de la table » (Affidavit de Martin Desrosiers, affirmé le 25 novembre 2013, au para 75).

[35]           Entre juillet 2011 et décembre 2012, plus d’une vingtaine de rencontres à la table centrale de discussions et une dizaine de réunions à la table sectorielle sur les recherches historiques ont eu lieu. Les 14 mars et 23 août 2012, les procureurs de la demanderesse transmettaient aux participants à la Table de discussions deux documents portant sur la signification et l’actualisation du Traité de 1760. Le représentant en chef du Canada à la Table de discussions a répondu à chacun de ces documents, les 18 juin et 5 novembre 2012. Il constatait un écart significatif quant à la vision respective des parties sur la signification du Traité de 1760.

[36]           L’Énoncé prévoyait que sa durée serait de deux ans, et donc qu’il prendrait fin au plus tard le 30 juin 2013. Quant à la détermination de la date butoir pour le processus de discussion, la date du 31 décembre 2012 fut acceptée par les trois parties au processus de discussion, à la suggestion des procureurs de la demanderesse.

[37]           En novembre 2012, le représentant fédéral à la Table de discussions a informé oralement les procureurs de la demanderesse du renouvellement du mandat fédéral pour la négociation d’une entente de revendication territoriale et d’autonomie gouvernementale avec les intervenantes innues. Me Pelletier aurait également indiqué son intention ferme de mettre un terme au processus de discussions après le 31 décembre 2012. Il en aurait également profité pour réitérer les engagements du Canada envers les Hurons-Wendat relativement à la négociation avec les intervenantes innues.

[38]           Le 30 novembre 2012, les procureurs de la demanderesse ont demandé la continuation du processus de discussions au-delà de la date butoir du 31 décembre 2012. Le 7 décembre 2012, les représentants du Canada disent avoir constaté lors d’une réunion de la Table de discussions que la Nation huronne-wendat n’avait rien de nouveau à soulever en lien avec la signification du Traité et son application de nos jours. Les parties auraient alors convenu qu’une dernière rencontre aurait lieu le 13 décembre 2012. Lors de cette rencontre, les procureurs de la partie demanderesse auraient informé le Canada de leur intention de déposer un avis à la Cour leur permettant de réactiver la présente demande de contrôle judiciaire.

[39]           Le 23 janvier 2013, Jean-François Tremblay, sous-ministre adjoint principal, Traités et gouvernement autochtone, confirmait la fermeture de la Table de discussions. Il mentionnait tout d’abord que le mandat de la Table de discussions n’avait pas été conçu en vue d’aborder ou de régler les diverses questions soulevées par le litige institué en 2009, d’où son affirmation que la Table de discussions ne « découle » pas de l’ordonnance de suspension du 8 octobre 2010. Il soulignait qu’en initiant cette discussion entre les parties, celles-ci avaient décidé d’aborder spécifiquement et pour une période déterminée la question du Traité de 1760.

[40]           Les procureurs de la demanderesse ont réagi à cette lettre le 23 avril 2013, en indiquant que cette position était tout à fait inconcevable et de mauvaise foi dans la mesure où le Canada ignore ainsi totalement les discussions et ententes ayant mené à la demande conjointe du Canada et de la Nation huronne-wendat à la Cour en octobre 2010. Entre temps, soit le 25 février 2013, les procureurs de la demanderesse transmettaient aux parties impliquées dans le présent dossier un avis de 30 jours indiquant leur intention de demander une nouvelle date d’audience à la Cour.

[41]           Le 14 juin 2013, la défenderesse informait le Grand Chef Sioui que le MAADNC n’initierait pas de démarches pour l’obtention d’un mandat formel de négociation spécifique au Cabinet afin de négocier l’actualisation du Traité de 1760, étant donné que les positions des parties relativement à la signification et à la portée du Traité sont éloignées les unes des autres. Ceci étant dit, le ministère proposait néanmoins deux mesures visant à rencontrer plusieurs des intérêts et des aspirations exprimées par les représentants de la Nation huronne-wendat, soit la négociation de l’autonomie gouvernementale et le développement d’un protocole de consultation qui contribuerait à la prise en compte des activités et des revendications des Hurons-Wendat dans la prise de décision de divers acteurs gouvernementaux ou autres. Enfin, le ministère se disait disposé à soutenir et faciliter l’éventuelle poursuite des discussions entamées au printemps 2012 entre les Hurons-Wendat et les Innus de Mashteuiatsh en vue d’un règlement des enjeux reliés aux chevauchements territoriaux. La demanderesse a répondu favorablement au deuxième volet de l’offre, mais n’a pas donné suite au premier volet.

[42]           Enfin, le Canada a écrit au Grand Chef Sioui, ainsi qu’aux chefs d’autres Premières Nations, le 20 mars 2013, pour les inviter à une rencontre visant à discuter d’un processus de consultation portant sur l’EPOG avec le Québec et les intervenantes innues. La consultation proposée visait à connaître les préoccupations des Hurons-Wendat à l’égard des documents soumis, d’échanger sur ceux-ci et, le cas échéant, de discuter de mesures d’accommodement. Les procureurs de la demanderesse ont réagi par le biais de deux lettres datées du 23 avril et du 6 mai 2013. On y affirme que le refus du Canada d’offrir une mesure de protection satisfaisante du Nionwentsïo constitue une négation complète des critères liés à l’obligation de négocier de bonne foi, sans donner une réponse formelle à l’invitation formulée par le Canada.

[43]           Le Canada a répondu aux procureurs de la demanderesse le 11 juin 2013 en précisant que la fin de la Table de discussions n’altère en rien l’engagement du Canada de s’acquitter de ses obligations de consultation avant la conclusion d’une entente finale avec les Innus. Puis, dans une lettre adressée au Grand Chef Sioui le 14 juin 2013, le Canada réitérait qu’il entendait s’acquitter de ses obligations de consultation avant la finalisation des négociations pour une entente finale avec les Innus et réitérait l’invitation du 20 mars 2013. Le 12 juillet 2013, le Grand Chef Sioui a rejeté l’invitation en se plaignant que le processus de consultation était générique et s’adressait à toutes les Premières Nations revendiquant des droits sur le territoire visé par l’EPOG avec les Innus. Le Grand Chef exprime le sentiment d’avoir été « trahi » par la décision de ne pas initier de démarches pour l’obtention d’un mandat formel de négociation portant sur l’actualisation du Traité de 1760, et ajoute qu’il « est difficile d’éviter de conclure que le but poursuivi par le Canada en acceptant de s’asseoir à la Table de discussion était de retarder ou d’éviter les procédures judiciaires et une évaluation par les tribunaux de la conduite de la Couronne fédérale, plutôt que de trouver des solutions réelles et mutuellement satisfaisantes ».

[44]           Le 25 septembre 2013, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire amendée, dans laquelle elle recherche de nouvelles conclusions déclaratoires. Les réparations recherchées se lisent maintenant comme suit :

18. The Applicant seeks the following relief:

a. A Declaration that section 91(24) of the Constitution Act, 1867 directs that in Canada treaty-making with Aboriginal people and treaty implementation is federal in nature and that the Crown Respondent has a positive duty to act accordingly;

b. A Declaration that the Crown Respondent has and continues to have a duty to act honourably and in good faith towards the Applicant in order to ensure that the Applicant is able to actively exercise its treaty rights on its traditional territory of Nionwentsïo;

c. A Declaration that the Crown Respondent owes a duty to the Applicant as its treaty partner to protect its treaty protected rights, in accordance with the precautionary principle, in Nionwentsïo as required by the honour of the Crown;

d. A Declaration that the Crown Respondent owes a duty to the Applicant to ensure the continuing viability and utility of the British-Huron Treaty if necessary through active confirmation and renewal;

e. A Declaration that the Crown Respondent acted illegally and breached the Crown’s duty of protection and its duty to act honourably and negotiate in good faith by taking the position that the Applicant would lose funding needed to ensure the necessary contemporary confirmation and renewal of the British-Huron Treaty of 1760 should the Applicant choose to seek relief from this Court to accomplish those ends;

f. A Declaration that the Crown Respondent breached the Crown’s fiduciary duty to negotiate in good faith by refusing to consider the concerns of the Applicant regarding the necessary contemporary confirmation and renewal of the British-Huron Treaty of 1760 until such time as the Applicant had formally filed a “comprehensive land claim” as contemplated by Crown Respondent’s own policies established unilaterally and involving complete discretion on the part of the Crown Respondent;

f.i. A Declaration that the Crown Respondent breached the honour of the Crown by concluding an Agreement in Principle (AIP) as a part of treaty negotiations with certain Innu communities covering Nionwentsïo without having engaged directly with, consulted, accommodated, and received the consent of the Applicant;

g. A Declaration that the inclusion of non-derogation language in the Innu AIP does not absolve the Crown Respondent from its positive duties toward the Applicant, including but not limited to its duty of care toward its long-standing treaty partner and its duty to negotiate in good faith towards a contemporary confirmation and renewal of the British-Huron Treaty of 1760 in the form of a just settlement for the Applicant in its traditional territory Nionwentsïo;

g.i. A Declaration that the assertion by the Crown Respondent that there exists no link between the “discussion table process” regarding the confirmation and renewal of the British-Huron Treaty of 1760, on the one hand, and the present proceedings, on the other hand, reveals a disrespect towards this Court and its Order of 8 October 2010, a disregard for the honour of the Crown with respect to both this Court and the Applicant, a breach of good faith towards the Applicant, and a clear case of the Crown Respondent’s “sharp dealing”;

g.ii A Declaration that the Crown Respondent’s request to meet with the Applicant to hold discussions so as to be made aware of the Applicant’s preoccupations with regards to the Innu AIP after having been made aware of these preoccupations through the present proceedings, entered into an agreement with the Applicant with the goal of resolving these proceedings, and engaged in two (2) years of discussions constitutes bad faith, a breach of the honour of the Crown, and a clear case of “sharp dealing”;

h. An Order in the nature of Mandamus requiring the Crown Respondent to comply with its constitutional duties towards the Applicant by:

i) Confirming and renewing the Crown’s commitment to the British-Huron Treaty of 1760 and the resulting treaty relationship of allies pledging mutual support;

ii) Entering immediately into good faith negotiations with the Applicant with the object of providing within two (2) years the confirmation and renewal referred to in i) above in the form of a just contemporary treaty settlement for the Applicant in Nionwentsïo;

iii) Ensuring respect for and implementation of the Applicant’s existing treaty protected rights in Nionwentsïo consistent with the Crown Respondent’s honour and its duty to protect the Applicant in order to ensure the effectiveness of a final decision of the Courts in this matter of the conclusion of a treaty settlement referred to in subparagraph ii);

iv) Ensuring that any treaty or other arrangement with the First Nations of Mamuitun and Nutashkuan will not extend into or over Nionwentsïo and will not affect the Applicant’s treaty protected rights and interests therein without the consent of the Applicant;

i. An Order that this Court retain jurisdiction, including a supervisory role, until the required confirmation and renewal through treaty settlement for the Applicant’s territory has been concluded;

j. An Order of Solicitor-Client Costs to the Applicant; and

k. Such other relief as this Court deems just.

II.                Questions en litige

[45]           Les parties ont soulevé plusieurs questions dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Après examen du dossier, j’estime que ces questions peuvent être utilement formulées de la façon suivante :

1.                  La Cour fédérale a-t-elle compétence pour entendre la présente affaire et rendre les ordonnances demandées, et le contrôle judiciaire est-il le véhicule approprié?

2.                  La défenderesse a-t-elle manqué à son obligation de consulter ou a-t-elle contrevenu à l’honneur de la Couronne et à son obligation fiduciaire?

[46]           Avant d’examiner ces questions substantives, la Cour devra aussi se prononcer sur l’admissibilité d’un affidavit déposé par les intervenantes au soutien de leur argumentation. Le 7 avril 2010, la demanderesse a déposé un avis de requête visant à faire radier l’affidavit de Denys Delâge, témoin expert des intervenantes, au motif que M. Delâge aurait eu accès à de l’information confidentielle ou privilégiée alors qu’il travaillait pour la Nation huronne-wendat et qu’il serait en situation de conflit d’intérêt.

III.             Analyse

A.                La requête en radiation d’affidavit

[47]           M. Delâge, professeur émérite au département de sociologie de l’Université Laval, est spécialiste de l’histoire des Amérindiens. À ce titre, il a étudié plusieurs Nations autochtones du Québec et de la région des Grands Lacs, dont la Nation huronne-wendat. Ses services ont été retenus, à titre de consultant, par de nombreux organismes gouvernementaux, ainsi que par le Conseil de la Nation huronne-wendat au cours des années 1990 et 2000.

[48]           En 1994, M. Delâge s’est vu confier par le Conseil de la Nation huronne-wendat le mandat de préparer un complément à l’expertise produite par le Dr Cornelius Jaenen, notamment quant aux sujets suivants : le Traité de 1760, les limites exactes du territoire huron-wendat aux fins de chasse, pêche et trappage aux 17e, 18e et 19e siècles, le type, la localisation et l’usage des bâtiments utilisés par les Hurons-Wendat et les ententes aux 17e, 18e et 19e siècles entre les Hurons-Wendat et les autres Premières Nations susceptibles de s’appliquer sur ce territoire. De plus, M. Delâge a agi comme témoin expert à plusieurs reprises dans des causes impliquant des membres de la Nation huronne-wendat, entre autres en 1995 (Québec (Sous-ministre du Revenu) c Sioui, [1995] RJQ 2105, [1995] JQ no 2249) afin de défendre la Nation huronne-wendat sur des sujets connexes à la présente demande de contrôle judiciaire.

[49]           En 2001, M. Delâge a été sélectionné de façon conjointe par la demanderesse et le MAINC pour produire un rapport de recherche et d’analyse sur l’histoire de la Seigneurie de Sillery. Cette dernière est située dans la partie nord du Nionwentsïo et le territoire qu’elle couvre fait également partie de celui qui est discuté dans le cadre du présent litige. Le protocole de recherche conjoint signé en 2001 entre la demanderesse et la défenderesse prévoit une clause de confidentialité et stipule que la propriété intellectuelle sera partagée entre le Canada et la Nation huronne-wendat.

[50]           La relation de confiance entre la Nation huronne-wendat et M. Delâge s’est détériorée en 2006 lorsque le Conseil de la Nation huronne-wendat a appris que la thèse de doctorat du principal historien de l’équipe multi-disciplinaire affecté au projet conjoint concernant la revendication de la Seigneurie de Sillery, supervisée par M. Delâge, avait été acceptée et pourrait donc entrer dans le domaine public. La relation s’est définitivement rompue en décembre 2007 lors d’une rencontre entre des représentants du Conseil, M. Delâge et Michel Lavoie, pour discuter de la propriété des droits intellectuels du dossier de la revendication de la Seigneurie de Sillery. La relation s’est encore envenimée lorsque le Conseil a appris par la suite que la thèse de M. Lavoie serait publiée avant même que la Nation huronne-wendat n’ait complété et déposé sa requête portant sur la Seigneurie de Sillery, selon la Politique fédérale sur les revendications particulières. Cette thèse a effectivement été publiée le 23 mars 2010, avec l’appui de M. Delâge.

[51]           Dans l’affidavit qu’il a déposé au soutien de la position défendue par les intervenantes dans le présent dossier, M. Delâge remet en question plusieurs des affirmations faites par Jean‑François Richard et Cornelius J. Jaenen dans les affidavits qu’ils ont souscrits au soutien de la position de la demanderesse. M. Delâge reproche notamment à ces derniers de ne pas avoir fourni de données ou d’informations précises concernant la fréquentation des territoires revendiqués par la demanderesse, de ne pas avoir tenu compte de nombreuses études traitant de l’antériorité de la présence montagnaise (innue) sur ces territoires par rapport à celle des Hurons, d’avoir exagéré la zone d’influence des Hurons, et de ne pas avoir tenu compte du fait que la relation qu’entretenaient les Hurons et les Montagnais avec le territoire était très différente, dans la mesure où les premiers étaient plus solidement inscrits dans une économie de marché qui les a amené à se déplacer sur de plus grandes distances pour pratiquer des activités commerciales et diplomatiques, tandis que les seconds étaient davantage des chasseurs-cueilleurs qui entretenaient avec leur territoire un lien plus étroit.

[52]           La demanderesse soutient que l’affidavit de M. Delâge devrait être radié, essentiellement pour deux motifs. On allègue tout d’abord qu’il ne pouvait agir comme expert pour le compte des intervenantes, compte tenu de la longue relation professionnelle qu’il a entretenue avec la demanderesse, et qu’il a de ce fait manqué à son obligation de loyauté en plus de se placer dans une situation de conflit d’intérêts. S’appuyant sur les dispositions du Code civil du Québec relatives au contrat de service, la demanderesse soutient que M. Delâge a brisé la relation de confiance qui sous-tend une telle relation en agissant comme expert pour les intervenantes après avoir eu accès à des documents confidentiels de la Nation huronne-wendat. La demanderesse est également d’avis que le comportement de M. Delâge ne respecte pas les standards d’éthique applicables aux historiens faisant des recherches sur les peuples autochtones, tels que définis par la Société historique du Canada, et que ces règles d’éthique font également partie de son obligation contractuelle. Enfin, la demanderesse prétend que M. Delâge a agi de mauvaise foi, allant à l’encontre de son obligation de loyauté et de confidentialité.

[53]           En supposant même que M. Delâge ait été lié par un contrat de service avec la demanderesse, la requête en radiation n’est pas le recours approprié pour faire respecter l’obligation de loyauté qui en découlerait. Bien que la Cour d’appel du Québec ait reconnu que l’obligation de loyauté prévue à l’article 2088 du Code civil du Québec dans le cadre d’un contrat de travail puisse également s’appliquer au contrat de service (Stageline Mobile Stage inc c Richard, 2002 CanLII 20406 au para 10, [2002] JQ no 4688(CAQ)), le recours contractuel pour le bris d’une telle obligation ne relève pas de la juridiction de la Cour fédérale. La réparation que recherche la demanderesse à ce titre relève de la juridiction des tribunaux du Québec et ne peut être octroyée que par le biais des recours spécifiques à la mise en œuvre du droit à l’exécution des contrats, dans le cadre d’une procédure dirigée contre le cocontractant visé par l’allégation de bris de contrat. Il s’agit là d’un recours distinct qui n’est pas étroitement lié à la demande de contrôle judiciaire visant la conduite de la Couronne fédérale. Par conséquent, cette Cour n’a pas compétence pour émettre des conclusions basées sur des règles applicables au régime contractuel du droit civil québécois, et au surplus à l’encontre d’une personne qui n’est pas partie au présent litige.

[54]           Je note d’autre part que la protonotaire Tabib a rejeté la requête en radiation présentée par la demanderesse le 4 juin 2010. En permettant à la demanderesse de soulever de nouveau cette question devant le juge siégeant au mérite, la protonotaire a précisé que les parties et les intervenantes pourraient déposer des mémoires excédant 30 pages à condition que les pages supplémentaires (au maximum 10) ne soient consacrées qu’à « la question de l’admissibilité de l’affidavit de M. Delâge au motif de conflit d’intérêt ». Il s’agit donc là du seul argument dont la Cour peut être saisi, et c’est d’ailleurs le seul qui soit pertinent pour évaluer la recevabilité du témoignage d’un expert (mis à part la pertinence et la qualité d’expert, qui ne sont pas contestés par la demanderesse).

[55]           Il est bien établi qu’un expert n’appartient pas à une partie; l’expert est autorisé à témoigner dans le seul but de permettre à la Cour de découvrir la vérité : Harmony Shipping Co S.A. v Davis, [1979] 3 All ER 177 (CA) aux pp 180, 182, (sub nom Harmony Shipping Co SA v Saudi Europe Line Ltd), [1979] 1 WLR 1380. On est même allé jusqu’à dire qu’une partie pouvait retenir les services d’un expert à qui la partie adverse avait préalablement communiqué des renseignements confidentiels dans le cadre d’un mandat antérieur : Labee v Peters, [1996] AJ No 809, 10 CPC (5th) 312 (Alta QB); Watson c Sutton, [1990] RDJ 175, EYB 1990-57021 (CAQ); 149644 Canada Inc. c Saint-Eustache (Ville de), [1996] RDJ 401 (CAQ), (sub nom R c 149644 Canada Inc), [1996] JQ no 1499. Dans ce dernier cas, l’expert ne pourra cependant être interrogé sur les renseignements confidentiels qui lui ont été communiqués, sur l’opinion qu’il aurait donnée à l’avocat de la partie adverse, ou sur la stratégie mise au point par l’autre partie pour les fins du litige.

[56]           L’apparence de conflit d’intérêt ne sera pas suffisante pour faire récuser un expert. Il faut procéder à un examen objectif des faits et des circonstances propres à chaque cas, en analysant notamment les facteurs suivants :

The proper approach to determine whether or not to an expert should be disqualified must consider the facts and surrounding circumstances of each case and:

- whether the expert knew he or she was receiving confidential information, with the expectation that the information would be maintained in confidence;

- the nature of the confidential information;

- the risk of the confidential information being disclosed;

- the risk of prejudice arising to either the party challenging the expert or to the party seeking to retain the challenged expert; and

- the interests of justice and public confidence in the judicial process.

(Abbott Laboratories v Canada (Minister of Health), 2006 FC 76 au para 19, 46 CPR (4th) 166).

[57]           En l’espèce, la demanderesse n’a pas établi que M. Delâge aurait obtenu de l’information confidentielle, et encore moins qu’il aurait utilisé cette information dans le cadre de la préparation de son affidavit. Il ne suffit pas d’affirmer, comme le fait le Grand Chef Sioui dans son affidavit du 7 avril 2010, que M. Delâge a eu accès « aux documents d’archives, aux renseignements confidentiels, aux informations stratégiques, à l’approche politique, aux informations liées à l’avancée des travaux de recherche historique sur l’occupation et l’exploitation du Nionwentsïo », qu’il a été « informé des stratégies préconisées par le Conseil de la Nation huronne-wendat », ou même qu’ « [i]l a assisté et participé à de nombreuses rencontres et discussions entre les membres du Conseil et autres employés du Conseil au sujet de l’approche et de la stratégie de la Nation huronne-wendat face à des sujets connexes à la demande de contrôle judiciaire » (au paragraphe 15 de cet affidavit). Les affidavits de M. Richard et de Simon Picard ne sont guère plus précis et ne nous éclairent pas davantage sur la nature des renseignements qualifiés de « confidentiels ».

[58]           En revanche, M. Delâge affirme dans un deuxième affidavit souscrit le 5 mai 2010 qu’il n’a pas convenu de clause de confidentialité ni de cession de droits avec le Conseil de la Nation huronne-wendat, que l’information recueillie dans le cadre des mandats qui lui ont été confiés par la demanderesse faisait déjà partie du domaine public, qu’il n’a pas été impliqué dans l’élaboration ou la mise en application de stratégies politiques ou juridiques liées à ces mandats ou de dossiers litigieux du Conseil, qu’il n’a pas puisé dans les archives huronnes pour rédiger son premier affidavit et qu’il n’a pas réalisé ses mandats en consultant la documentation conservée par les Hurons dans leurs locaux. M. Delâge n’a pas été contre-interrogé sur son affidavit.

[59]           D’autre part, la demanderesse n’a pas précisé quelles portions de l’affidavit de M. Delâge seraient basées sur de l’information confidentielle. Une simple lecture de l’affidavit du 15 février 2010 permet de constater que toutes les sources citées par M. Delâge ou sur lesquelles l’affidavit s’appuie sont des sources historiques ou scientifiques publiques, qui relèvent du savoir général et de l’histoire canadienne collective. M. Delâge ajoute qu’il ne s’est appuyé d’aucune manière sur les travaux et résultats des recherches dans le dossier de la seigneurie de Sillery pour la rédaction de son affidavit, parce que l’objet même de l’étude est nettement distinct et ne concernait aucunement les territoires fréquentés, la présence sur le territoire et l’exploitation des ressources.

[60]           Bref, j’estime que la demanderesse n’a pas fait la preuve d’un conflit d’intérêt découlant d’informations confidentielles qu’aurait utilisé M. Delâge dans la confection de son affidavit. D’une part, la demanderesse n’a pas précisé la nature de l’information ou des documents auxquels M. Delâge a eu accès qui seraient de nature confidentielle. En tout état de cause, il n’a pas été établi que M. Delâge a utilisé quelque information confidentielle que ce soit dans la préparation de son affidavit du 15 février 2010. La preuve au dossier ne permet pas de conclure à une connexité suffisante entre les différents mandats entrepris par M. Delâge pour le compte du Conseil et le dossier présent, et il n’a pas été démontré qu’il aurait eu accès à quelque information que ce soit relativement à la stratégie du litige.

[61]           En revanche, l’affidavit de M. Delâge apporte un éclairage utile quant à la présence des Hurons sur le territoire faisant l’objet du présent litige. Il remet en question certaines des thèses avancées par les experts de la demanderesse et soulève ce qui lui paraît être certaines failles méthodologiques dans leur approche. Il offre des explications alternatives, et note au passage l’omission de plusieurs études pertinentes dans les affidavits de MM. Richard et Jaenen. Ce faisant, il s’acquitte de son rôle d’expert en s’appuyant sur des sources publiques et dans la plus pure tradition académique. La demanderesse ne peut s’objecter à ce que M. Delâge produise un affidavit ou écrive des articles scientifiques pour le seul motif que cela pourrait préjudicier sa position ou les droits qu’elle allègue.

[62]           La Cour peut certes comprendre la frustration de la demanderesse en apprenant que M. Delâge, avec qui elle avait entretenu des rapports professionnels pendant une quinzaine d’années, avait déposé un affidavit au soutien de la position défendue par les intervenantes. Il est même possible que le conflit qui oppose M. Delâge à la demanderesse dans le contexte du mandat qu’il a reçu en rapport avec la seigneurie de Sillery ne soit pas étranger à la décision de M. Delâge de souscrire un affidavit à la demande des intervenantes. Cela ne suffit pas, cependant, pour radier son affidavit, en l’absence d’une preuve claire à l’effet qu’il se serait placé en conflit d’intérêt.

(1)               La Cour fédérale a-t-elle compétence pour entendre la présente affaire et rendre les ordonnances demandées, et le contrôle judiciaire est-il le véhicule approprié?

[63]           Dans ses représentations écrites, la défenderesse a fait valoir que la Cour n’était pas compétente pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire, du fait qu’elle soulève des questions dont la résolution aurait des impacts sur les droits de la Couronne provinciale et sur l’exercice des compétences législatives du Québec. En effet, la détermination de la nature et de l’étendue des droits découlant du Traité de 1760 affecterait nécessairement l’utilisation des terres et des ressources situées sur le territoire et aurait un impact sur l’autorité, les compétences et le droit de propriété de la Couronne provinciale sur une partie de son territoire. Les intervenantes ont appuyé cet argument. Le Procureur général du Québec, qui avait déposé une requête pour permission d’intervenir dans le dossier et faire valoir ce même argument, s’est désisté de sa requête le 28 mai 2013.

[64]           Le Procureur général du Québec et les intervenantes ont également fait valoir que le contrôle judiciaire n’était pas le véhicule approprié pour obtenir les conclusions recherchées par la demanderesse. On a soutenu que la demanderesse cherchait à obtenir indirectement un jugement déclaratoire statuant sur la portée territoriale du Traité de 1760 en ne s’appuyant que sur des affidavits, ce qui contreviendrait aux normes de preuve dégagées par la jurisprudence en matière de revendication territoriale.

[65]           Il ne fait aucun doute que cette Cour n’a pas compétence pour émettre des déclarations ou remèdes qui visent les droits d’une province : voir, entre autres, Vollant c Canada, 2009 CAF 185 aux para 5-6, [2009] ACF no 699; Sylvain c Canada (Agriculture et Agroalimentaire), 2004 CF 1474, [2004] ACF no 1814; Joe c Canada, [1986] 2 RCS 145, [1986] ACS no 51. En vertu du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985. c F-7 [LCF], la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans le cas de demande de réparation contre la Couronne. Or, l’article 2 de cette même loi précise clairement que la Couronne dont il est question est la Couronne fédérale.

[66]           Ceci étant dit, la demanderesse recherche principalement des déterminations relativement à l’obligation de la Couronne de la consulter, de l’accommoder et d’obtenir son consentement préalablement à la signature d’une entente finale avec les intervenantes innues et le Québec. C’est d’ailleurs de cette façon qu’a été interprété l’objet de la demande de contrôle judiciaire dans les différentes décisions interlocutoires qui ont précédé l’audition au fond. Ceci ressort notamment du jugement prononcé par la juge Bédard le 30 septembre 2011 à l’occasion d’une requête pour mesures provisoires :

Les débats entourant la délimitation des modalités d’interventions des intervenantes ont amené la demanderesse à clarifier la nature de sa demande de contrôle judiciaire. Il découle des jugements rendus par la Protonotaire Tabib et la juge Tremblay-Lamer, que la demande de contrôle judiciaire ne vise pas à faire déclarer par la Cour les droits substantifs de la demanderesse découlant du Traité de 1760 ni à délimiter le territoire précis couvert par le Traité de 1760. Le recours de la demanderesse vise plutôt la reconnaissance de droits procéduraux qu’elle prétend avoir en vertu du Traité de 1760. La demanderesse demande à la Cour de déclarer que la défenderesse a manqué aux obligations procédurales qu’elle a envers elle en signant l’EPOG sans la consulter et sans prévoir d’accommodement à l’égard de l’empiètement sur le Nionwentsïo. Elle demande en outre à la Cour de forcer la défenderesse à respecter ses obligations dans le cadre des négociations en vue de conclure un traité avec les intervenantes, c'est à-dire de la consulter et de l’accommoder avant de conclure un traité susceptible de porter atteinte aux droits substantifs qui pourraient découler du Traité de 1760. La demanderesse cherche également, de façon parallèle, à obtenir de la Cour qu’elle force la défenderesse à entreprendre des discussions avec elle pour actualiser le Traité de 1760.

Huron-Wendat Nation of Wendake c Canada, (30 septembre 2011), Ottawa T-699-09, 2011 CF 1124 aux pp 6-7.

[67]           Les réparations que cherche à obtenir la demanderesse sont donc essentiellement de nature procédurale et n’impliquent aucunement la Couronne provinciale. Il est vrai que la détermination des obligations de la Couronne nécessite jusqu’à un certain point que soient précisés préalablement les droits de la demanderesse découlant du Traité de 1760. Cet exercice suppose à son tour que l’on établisse la nature et l’étendue des droits découlant du Traité de 1760 et que l’on en précise l’assiette territoriale, ce qui ne peut se faire sans considérer l’occupation des terres par la Couronne provinciale. La demanderesse a cependant bien pris soin d’indiquer qu’elle ne cherchait pas à obtenir une déclaration relative à la portée territoriale du Traité de 1760 et que les droits de nature procédurale dont elle se réclame s’appuient plutôt sur une démonstration prima facie de ses revendications sur le territoire couvert par l’EPOG.

[68]           Je suis donc d’avis que la Cour est compétente pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire et que ce dernier recours est approprié dans les circonstances. Les déclarations et les réparations que la demanderesse recherche visent pour l’essentiel la Couronne fédérale et relèvent donc de la compétence de cette Cour au terme de l’article 17 de la LCF. Je note par ailleurs que les affaires Première nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, 2004 3 RCS 550 [Tlingit], Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511 [Nation haïda] et Première Nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 RCS 388 [Mikisew], sont autant d’illustrations où l’obligation de consulter d’un gouvernement a été soulevée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[69]           Quant au délai de cinq ans qui s’est écoulé entre la conclusion de l’EPOG (le 31 mars 2004) et le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire (le 30 avril 2009), il ne me paraît pas constituer un obstacle dans les circonstances. La signature de l’EPOG n’a pas mis un terme au processus de négociation territoriale impliquant la demanderesse, bien au contraire, et l’on ne saurait faire grief à cette dernière d’avoir tenté de soulever ses préoccupations auprès de la défenderesse avant de se tourner vers les tribunaux. L’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne est de nature continue, et comme l’écrivait le juge Lemieux dans l’affaire Tzeachten First Nation v Canada (Attorney General), 2007 FC 1131 au para 27, [2007] FCJ No. 1467, « no extension of time is required here when the object of the litigation is to obtain relief in a case where the duty to consult and accommodate reserve and aboriginal interests is engaged ».

[70]           La Cour se gardera évidemment de formuler quelques conclusions que ce soit à l’encontre du Québec, et n’entend pas davantage se prononcer sur l’étendue du territoire que peut revendiquer la demanderesse en s’appuyant sur le Traité de 1760. Dans la mesure où certaines des déclarations ajoutées aux réparations demandées dans l’avis amendé (notamment les paragraphes 18 c), h(ii) et h(iv)) pourraient être interprétées comme une tentative de déterminer des droits substantifs sur un territoire précis désigné comme étant le Nionwentsïo), elles seront ignorées par la Cour.

(2)               La défenderesse a-t-elle manqué à son obligation de consulter ou a-t-elle contrevenu à l’honneur de la Couronne et à son obligation fiduciaire?

[71]           La question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire doit être abordée en deux temps. La Cour doit d’abord déterminer si la Couronne avait une quelconque obligation de consulter et, si oui, quelle était l’ampleur ou l’étendue de cette obligation. Dans un deuxième temps, il faut examiner dans quelle mesure le processus qui a mené à la conclusion de l’EPOG a respecté les exigences de cette obligation, telle que délimitée dans les circonstances propres à cette affaire. Dans l’examen de ces questions, la Cour doit d’abord identifier la norme de contrôle applicable.

[72]           Il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive de cette dernière question puisque la jurisprudence a déjà établi de façon satisfaisante le niveau de déférence requis pour chacune de ces deux questions. Dans l’arrêt Nation haïda, précité, la Cour suprême a établi que le décideur doit rendre une décision correcte quant aux questions de droit pur qui ne peuvent être isolées des questions de fait. En revanche, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. Par conséquent, l’existence et l’étendue de l’obligation de consulter ou d’accommoder devront faire l’objet d’un examen rigoureux dans la mesure où ce sont des questions de droit. Comme le précisait cependant la Cour suprême, « la réponse à ces questions repose habituellement sur l’appréciation des faits », et il se peut donc que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable si les deux types de questions sont « inextricablement liées entre elles » : Nation haïda, au para 61.

[73]           Par contre, en ce qui concerne le processus lui-même, il ne fait aucun doute que l’examen doit se faire en fonction de la norme de la décision raisonnable. Dans ce contexte, la perfection ne sera pas requise. Comme la Cour suprême le précise dans Nation haïda, au para 62, « [l]e gouvernement doit déployer des efforts raisonnables pour informer et consulter. Cela suffit pour satisfaire à l’obligation. »

[74]           Cette analyse a été retenue par la suite dans les affaires Bande indienne des Ahousaht c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2008 CAF 212 aux para 33-34, [2008] ACF no 946; Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Procureur général), 2013 CF 418 aux para 96‑98, [2013] ACF no 466; Bande des Dénés de Sambaa K’e c Duncan, 2012 CF 204 aux para 71-78, [2012] ACF no 216 [Sambaa K’e]. Je ne vois donc aucune raison de m’en écarter, d’autant plus que la demanderesse n’a fait aucune représentation à cet égard.

[75]           L’histoire des relations entre les peuples autochtones et non autochtones au Canada n’a pas toujours été glorieuse, comme le reconnaissait le juge Binnie dans l’affaire Mikisew. Dans ce contexte, la Cour suprême a reconnu que l’injonction interlocutoire n’était pas toujours le recours approprié pour les autochtones lorsqu’ils cherchent à se faire entendre et à faire respecter leurs droits : Nation haïda, aux para 12-15. Dans certaines circonstances, le gouvernement pourra avoir l’obligation de consulter les peuples autochtones et de prendre en compte leurs intérêts. Comme le précisait plus récemment la Cour suprême dans l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc c Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43 au para 33, [2010] 2 RCS 650 [Rio Tinto]:

L’obligation de consulter dont il est fait état dans l’arrêt Nation Haïda découle de la nécessité de protéger les intérêts autochtones lorsque des terres ou des ressources font l’objet de revendications ou que la mesure projetée peut empiéter sur un droit ancestral. Sans le respect de cette obligation, un groupe autochtone désireux de protéger ses intérêts jusqu’au règlement d’une revendication devrait s’adresser au tribunal pour obtenir une injonction interlocutoire ordonnant la cessation de l’activité préjudiciable. L’expérience enseigne qu’il s’agit d’une démarche longue, coûteuse et souvent vaine. De plus, sauf quelques exceptions, les groupes autochtones réussissent rarement à obtenir une injonction pour mettre fin à la mise en valeur des terres ou aux activités qui y sont exercées et ainsi protéger des droits ancestraux ou issus de traités qui sont contestés.

[76]           Cette obligation, qui découle du principe de l’honneur de la Couronne, imprègne tous les rapports avec les peuples autochtones : Nation haïda, aux para 12-15, 19. Elle recevra application non seulement lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront une incidence sur un intérêt autochtone revendiqué mais non encore établi (Nation haïda), mais également dans le cadre de la conclusion et de la mise en œuvre des traités (Mikisew, au para 51 et Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur Général), 2013 CSC 14 au para 73, [2013] 1 RCS 623).

[77]           La Cour suprême a reconnu que l’obligation de négocier honorablement emporte celle de consulter les autochtones et de parvenir à une entente honorable, et ce avant même que l’existence de leurs droits ait été prouvé définitivement. La Couronne se doit de respecter les intérêts potentiels mais non encore reconnus, à défaut de quoi les autochtones pourraient bien se retrouver dans la fâcheuse position d’avoir été dépossédés de leurs terres et de voir leurs ressources épuisées lorsqu’ils auront enfin établi le bien-fondé de leur revendication : Nation haïda, au para 33.

[78]           La Cour suprême a précisé qu’il ne faut pas confondre l’existence même de l’obligation de consulter et d’accommoder avec l’étendue de cette obligation. S’agissant du moment où l’obligation prend naissance, la Cour a statué que la Couronne doit avoir connaissance, « concrètement ou par imputation », de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué : Nation haïda, au para 35. Ce critère est peu élevé, comme l’a reconnu la Cour suprême dans l’arrêt Mikisew, au para 55. Il suffit que la revendication soit crédible, et il n’est pas nécessaire de prouver que la revendication connaîtra une issue favorable : Rio Tinto, précité, au para 40.

[79]           Bien entendu, il ne suffit pas que la Couronne ait connaissance de l’existence possible d’une revendication ou d’un droit pour que l’obligation de consulter prenne naissance. Il faut encore que la mesure ou la décision prise par la Couronne soit susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur une revendication ou un droit autochtone. À ce chapitre, une interprétation libérale sera de mise quant à ce qui peut être considéré comme une mesure gouvernementale, comme le précise la Cour suprême dans l’arrêt Rio Tinto, au para 44 :

[…] une mesure gouvernementale ne s’entend pas uniquement d’une décision ou d’un acte qui a un effet immédiat sur des terres et des ressources. Un simple risque d’effet préjudiciable suffit. Ainsi, l’obligation de consulter naît aussi d’une [TRADUCTION] « décision stratégique prise en haut lieu » qui est susceptible d’avoir un effet sur des revendications autochtones et des droits ancestraux […]

[80]           De façon similaire, une approche généreuse et téléologique sera de mise lorsque viendra le moment de déterminer si une mesure gouvernementale pourrait avoir un effet sur une revendication autochtone ou un droit ancestral. Le préjudice devra toutefois « toucher l’exercice futur du droit lui-même, et non seulement la position de négociation ultérieure de la Première nation » : Rio Tinto, au para 46.

[81]           Quant au contenu de l’obligation de consulter, elle variera selon les circonstances et s’étirera le long d’un spectre:

À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d'atteinte faible. Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d'aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l'avis. […]

À l'autre extrémité du continuum on trouve les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide, où le droit et l'atteinte potentielle sont d'une haute importance pour les Autochtones et où le risque de préjudice non indemnisable est élevé. Dans de tels cas, il peut s'avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable. Quoique les exigences précises puissent varier selon les circonstances, la consultation requise à cette étape pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les préoccupations des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l'incidence de ces préoccupations sur la décision. […]

Nation haïda, aux para 43-44

[82]           Dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010 au para 68, 153 DLR (4th) 193 [Delgamuukw], la Cour suprême a même été jusqu’à dire que dans certains cas, l’obligation de consulter pourrait même exiger l’obtention du consentement d’une nation autochtone, « particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones ». La Cour devait cependant apporter un bémol à cette affirmation dans Nation haïda, au paragraphe 48, en précisant que ce consentement n’est nécessaire que dans l’hypothèse où les droits invoqués ont été établis, « et même là pas dans tous les cas ». Ce qui importe toujours, c’est que la Couronne agisse de bonne foi et tienne une véritable consultation qui soit appropriée dans les circonstances propres à chaque situation: Nation haïda, au para 41. Cette obligation est de nature continue et se poursuit tant que la question n’est pas réglée : Nation haïda, au para 45.

[83]           Dans le présent dossier, la demanderesse soutient que ses droits sur le territoire du Nionwentsïo ont été reconnus par le Traité de 1760 et sont donc constitutionnellement protégés. En concluant avec les intervenantes une entente de principe qui englobe une large portion de ce territoire sans consulter la demanderesse, la défenderesse aurait violé les obligations que commande l’honneur de la Couronne.

[84]           Il ne fait aucun doute dans la présente instance que la Couronne connaissait l’existence du Traité de 1760. Non seulement la Couronne est-elle présumée avoir connaissance d’un traité qu’elle a conclu avec une nation autochtone (Mikisew, au para 34), mais la Cour suprême a clairement reconnu, dans l’arrêt Sioui, que le document du 5 septembre 1760 est bel et bien un traité au sens de l’article 88 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. La Cour en est arrivée à cette conclusion en tenant compte du contexte historique et des éléments de preuve antérieurs et postérieurs à la signature de ce document, qui démontrent que les parties avaient l’intention de faire la paix et de la garantir en créant des obligations mutuellement exécutoires.

[85]           La chronologie rapportée plus haut démontre d’ailleurs que tant le gouvernement du Canada que le gouvernement du Québec ont engagé des discussions avec la demanderesse suite à la décision de la Cour suprême dans Sioui. L’un des objets des discussions qui ont eu lieu entre la demanderesse et la défenderesse était justement l’actualisation du Traité de 1760. La défenderesse a d’ailleurs financé à plus d’une reprise des recherches anthropologiques et historiques visant à définir et préciser les droits et coutumes découlant de ce Traité.

[86]           La défenderesse serait donc bien malvenue de feindre l’ignorance de ce Traité, et elle en a d’ailleurs explicitement reconnu l’existence dans son mémoire des faits et du droit du 13 septembre 2010. En revanche, elle soutient que ni l’arrêt Sioui ni la décision de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire R c Savard, [2003] 4 CNLR 340, [2002] JQ no 5538 [Savard], ne permettent d’inférer l’éventail des droits protégés par le Traité de 1760 ni leur contenu, leurs modalités d’exercice ou le territoire sur lequel ils peuvent être exercés. Au surplus, la défenderesse prétend que la signature de l’EPOG ne crée aucun préjudice pour la demanderesse. Je me pencherai maintenant sur chacune de ces deux prétentions.

[87]           Une simple lecture du Traité de 1760 révèle que l’assiette territoriale des droits conférés n’est pas définie. Devant la Cour suprême, la demanderesse avait soutenu que le Traité de 1760 leur donnait le droit d’exercer leurs coutumes et leur religion sur le territoire que fréquentaient les Hurons à cette époque, soit la région délimitée par le fleuve Saint-Laurent, la rivière Saguenay et la rivière Saint-Maurice. Le Procureur général du Québec, de son côté, soutenait qu’il fallait limiter le libre exercice des coutumes au territoire de Lorette. Le Procureur général du Canada, enfin, était d’avis que le Traité de 1760 ne liait la liberté d’exercice de la religion, des coutumes et du commerce avec les Anglais à aucun territoire.

[88]           Écrivant au nom de la Cour, le juge Lamer rejeta les deux approches au motif que ni l’une ni l’autre ne réussissait à dégager du contexte historique l’intention commune des parties. C’est dans cette perspective qu’il en arriva à la conclusion que l’exercice par les Hurons de leurs coutumes était protégé sur toutes les parties du territoire fréquenté lorsqu’il n’est pas incompatible avec son occupation : Sioui, à la p. 1071 (précité, au para 7 des présents motifs). La Cour ne s’est pas davantage avancée quant au territoire qui pourrait être considéré comme ayant été fréquenté par les Hurons en 1760. Tout au plus, peut-on déduire que le parc de la Jacques‑Cartier faisait partie de ce territoire, dans la mesure où l’on a conclu que l’occupation de ce territoire par la Couronne (qui en a fait un parc) n’était pas incompatible avec l’exercice des rites et coutumes hurons que l’on reprochait aux intimés dans cette affaire.

[89]           D’autre part, dans l’arrêt Savard, la Cour d’appel du Québec a pris acte de l’admission du Procureur général du Québec à l’effet que la chasse à l’orignal faisait partie des coutumes protégées par le Traité de 1760 et que la réserve faunique des Laurentides faisait partie du territoire où les Hurons s’adonnaient à cette activité en 1760.

[90]           Fort de ces deux décisions, la demanderesse voudrait que la Cour lui reconnaisse des droits établis sur de larges portions du Nionwentsïo ainsi qu’une forte présomption de droits issus de traités sur ce qui en reste, puisqu’il faudrait présumer que le territoire qui s’étend entre la réserve de Wendake d’une part et la réserve faunique des Laurentides et le parc de la Jacques-Cartier d’autre part, était également fréquenté par les Hurons-Wendat en 1760.

[91]           J’estime pour ma part qu’il serait hasardeux et prématuré de faire droit aux prétentions de la demanderesse sur la seule base de ces deux décisions. La Cour suprême n’a pas déterminé le contenu substantif des droits qui découlent du Traité de 1760 ni leur base territoriale. Elle a d’ailleurs bien pris soin de constater que le territoire de fréquentation par la demanderesse n’est pas figé dans le temps et peut évoluer au rythme de son occupation par la Couronne. C’est d’ailleurs pour cette raison que la demanderesse demande l’actualisation et la confirmation des droits conférés par cet instrument et formule des conclusions à cet égard dans sa demande de contrôle judiciaire. D’autre part, l’admission du Procureur général du Québec dans l’affaire Savard ne lie ni la défenderesse ni les intervenantes, qui n’étaient pas partie à ce litige et qui font valoir des revendications concurrentes. Au surplus, il convient de noter que le Procureur général du Québec était partie à une entente administrative avec la demanderesse portant sur la réserve faunique des Laurentides.

[92]           Quant à la preuve par affidavit soumise par la demanderesse, elle est nettement insuffisante pour établir les droits revendiqués. Qui plus est, elle est contredite sous plusieurs aspects par l’expert des intervenantes, tel que mentionné précédemment. Avant de pouvoir conclure que la demanderesse jouit de droits établis sur un territoire donné, il faudrait qu’elle en fasse une démonstration beaucoup plus étoffée à la lumière du contexte historique et culturel du traité et en faisant appel au besoin à des éléments de preuve extrinsèques. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on procède normalement à l’examen de telles questions dans le cadre d’une action plutôt que d’un contrôle judicaire : voir Bande indienne de Soowahlie c Canada (2001), 200 FTR 21 au para 6, [2001] ACF no 105 (CF), MacMillan Bloedel Ltd v Mullin et al. (1985), 61 BCLR 145 à la p 151, [1985] BCJ No 2355 (CAC-B); Barlow c Canada (2000), [2000] ACF no 282 au para 78, 186 FTR 194 (CF); Mitchell c Canada (ministre du revenu national), 2001 CSC 33 aux para 27-39, [2001] 1 RCS 911.

[93]           Bref, je ne suis pas d’avis que la revendication de la demanderesse se situe à l’extrémité la plus élevée du spectre auquel la Cour suprême faisait référence dans l’arrêt Nation haïda, sans pour autant devoir être considérée comme peu solide. Il s’agit de l’un de ces nombreux cas mitoyens où le niveau de consultation requis n’est pas le plus élevé et ne requiert certainement pas le consentement de la demanderesse, mais où la Couronne ne saurait se contenter d’aviser les parties pour s’acquitter de ses obligations et pour préserver son honneur.

[94]           Qu’en est-il maintenant du préjudice allégué découlant de la signature de l’EPOG? Il n’est pas contesté que les membres de la Nation huronne-wendat entretiennent avec leur territoire une relation privilégiée. La réserve Wendake étant située à 10 kilomètres de la ville de Québec, il est clair que la pratique des activités traditionnelles de chasse, de cueillette, de pêche et de trappe ainsi que des rites religieux et spirituels est un élément crucial dans la transmission des coutumes, de la culture et de la religion aux générations futures. Les affidavits des Grands Chefs Sioui, Picard et Gros-Louis sont éloquents à cet égard.

[95]           Le Canada a adopté une politique en matière de revendication territoriale globale dont la dernière version remonte à 1993. Les revendications territoriales globales sont fondées sur le principe des droits ancestraux non éteints qui n’ont pas été réglés ni par traité ni par aucun autre moyen juridique. Les négociations ne visent pas à définir les droits ancestraux d’un groupe autochtone, ni leur portée, mais plutôt à établir la clarté et la certitude quant aux droits que le groupe autochtone pourra exercer une fois une entente finale conclue. Comme le précise la Politique du gouvernement fédéral en vue du règlement des revendications autochtones, l’objectif des règlements de revendications globales n’est pas de préciser les droits qui auraient pu être exercés dans le passé, mais de s’entendre pour le futur:

Les règlements de revendications globales visent principalement à conclure des ententes avec les Premières Nations pour régler les controverses et les ambiguïtés juridiques associées au principe de common law des droits et des titres ancestraux. […] Le processus de revendications globales vise à conclure des ententes sur les futurs droits spéciaux qu’auront les Autochtones sur les terres et sur les ressources. L’exercice n’a pas pour but de définir quels droits ils auraient pu avoir dans le passé.

Les règlements négociés de revendications territoriales globales prévoient l’échange des droits ancestraux non définis couvrant une région d’utilisation traditionnelle et d’occupation permanente pour un ensemble clairement défini de droits et d’avantages codifiés dans une entente de règlement protégée par la Constitution. L’objectif est de négocier des traités modernes qui fournissent une définition claire, sûre et durable des droits aux terres et aux ressources.

Pièce 2 de l’Affidavit de Christian Rouleau, Dossier de la défenderesse, vol 1, p. 29.

[96]           Le processus de négociations est généralement composé de plusieurs étapes, à savoir :

                    i.      Soumission d’une revendication territoriale globale par une collectivité autochtone accompagnée des études historiques quant à l’utilisation du territoire revendiqué par la collectivité;

                  ii.      Acceptation ou rejet de la revendication par le gouvernement du Canada;

                iii.      Le cas échéant, négociations préliminaires en vue de l’élaboration d’une entente cadre qui précise l’intention des parties quant au processus qu’elles entendent suivre, les paramètres qui entoureront les négociations, les sujets à négocier et un plan de travail;

                iv.      Négociation et conclusion d’une entente de principe qui vise à énoncer les points principaux à partir desquels les parties prévoient négocier une entente finale;

                  v.      Négociation et conclusion d’une entente finale accompagnée d’un plan de mise en œuvre;

                vi.      Ratification de l’entente finale;

              vii.      Adoption d’une loi de mise en œuvre donnant effet à l’entente finale.

[97]           L’EPOG est clairement de nature politique et vise à convenir « de la structure, de l’orientation générale ainsi que des principes qui guideront la rédaction du Traité » (art. 3.1.1). Les articles 3.1.3 et 3.1.4 précisent les obligations et les droits que crée cette entente pour les parties et les tiers :

3.1.3 La présente entente ne crée aucune obligation légale pour les parties, ne porte pas atteinte aux obligations ou aux droits existants de celles-ci et ne doit être interprétée d’aucune façon comme ayant l’effet d’une abrogation, d’une négation ou d’une reconnaissance d’un droit ancestral, d’un droit issu de traité ou de tout autre droit.

3.1.4 La présente entente de principe a été négociée et conclue sans préjudice aux droits des parties et rien dans cette entente ne doit être interprété comme modifiant la situation juridique de l’une ou l’autre des parties ou modifiant les relations juridiques entre le Canada, le Québec et les Premières Nations avant la conclusion du Traité et l’entrée en vigueur de la législation de mise en œuvre.

[…]

3.3.19 Le Traité n’a pas pour effet de reconnaître ni de conférer des droits en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 à une Première Nation autochtone autre qu’une Première Nation visée par le Traité; il n’affecte en rien l’existence ou l’exercice de tels droits sur Nitassinan.

[98]           S’appuyant sur ces clauses, la défenderesse soutient que l’EPOG n’est qu’une déclaration d’intention des parties et un document politique qui ne peut avoir pour effet de modifier la situation juridique des parties ou des tiers avant la conclusion finale d’un traité final et l’entrée en vigueur de la législation de mise en œuvre : voir aussi Kruger Inc c Première nation des Betsiamites, 2006 QCCA 569 aux para 12-13, [2006] JQ no 3932. Qui plus est, on soutient que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 accorde une protection constitutionnelle aux droits existants (ancestraux ou issus de traités) des peuples autochtones du Canada, si bien que même si un traité devait ultimement être adopté et une loi signée, il ne pourrait en résulter une atteinte aux droits protégés par cette disposition constitutionnelle.

[99]           Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que les clauses de non-dérogation du type de celles que l’on retrouve dans l’EPOG sont loin d’être sans effet, comme l’a prétendu la demanderesse, et peuvent offrir une protection efficace aux groupes autochtones non-signataires d’une entente finale. La jurisprudence à cet égard ne laisse subsister aucun doute : voir, par exemple, Bande Fond du Lac c Canada (ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1993] 1 CF 195 aux para 51, 54, [1992] ACF no 933 (1re inst); Paul c Canada, 2002 CFPI 615 aux para 126 et s, [2002] ACF no 824; Tseshaht First Nation c Huu-ay-aht First Nation, 2007 BCSC 1141 au para 25, [2007] BCJ No 1691; Cook v British Columbia (The Minister of Aboriginal Relations and Reconciliation), 2007 BCSC 1722 aux para 196-199, [2007] BCJ No 2556.

[100]       La demanderesse s’est appuyée sur l’affidavit du Grand Chef Glen Williams de la Nation Gitanyow en Colombie-Britannique pour soutenir que les clauses de non-dérogation n’ont aucun impact juridique. Selon le Grand Chef Williams, des clauses semblables à celles que l’on retrouve dans l’EPOG font également partie du Traité signé par la défenderesse avec les Nisga’a en 2000. Or, malgré les promesses du gouvernement fédéral et la présence de ces clauses dans le traité final, les Gitanyow se battraient toujours pour la reconnaissance de leurs droits et les politiques gouvernementales favoriseraient toujours les droits des Nisga’a issus du Traité au détriment des droits ancestraux non définis des Gitanyow.

[101]       Cet affidavit ne me paraît pas suffisant pour écarter la jurisprudence citée plus haut. La demanderesse n’a d’ailleurs référé la Cour à aucune décision judiciaire pour appuyer ses prétentions voulant que les clauses de non-dérogation soient inutiles et sans véritable portée. Bien que je ne doute pas de la sincérité du Grand Chef Williams, son affidavit n’expose que sa vision des choses et ne tient pas compte du point de vue des gouvernements du Canada et de la Colombie-Britannique ou encore des autres parties autochtones.

[102]       Ceci étant dit, il m’apparaît erroné d’affirmer que le préjudice allégué par la demanderesse est hypothétique ou même inexistant. Si la Cour suprême a insisté sur la nécessité d’établir un lien de causalité réel entre la mesure ou la décision gouvernementale et l’effet préjudiciable sur une revendication ou un droit ancestral, elle a également reconnu qu’il faut adopter une approche « généreuse et téléologique » quant à cette exigence. Tel que mentionné plus haut, il ne sera pas nécessaire que la mesure gouvernementale ait un effet immédiat, et le simple risque d’effet préjudiciable suffira : Rio Tinto, aux para 44 et s. Ainsi, l’obligation de consulter peut s’étendre à une « décision stratégique prise en haut lieu » : Rio Tinto, au para 44; voir également Nation haïda, au para 76.

[103]       Dans le cas présent, il ne fait aucun doute que la signature d’une entente de principe crée une dynamique et soulève des attentes. Il serait en effet surprenant que les intervenantes, après avoir longuement négocié cette entente de principe avec les gouvernements, acceptent de signer un traité final qui serait substantiellement moins généreux que l’entente. Je note d’ailleurs que l’article 3.1.2 de l’EPOG prévoit qu’ « [i]l est entendu que le Traité ne sera pas limité aux dispositions de la présente entente mais restera substantiellement conforme à celle-ci » D’autre part, l’EPOG prévoit que des mesures transitoires entreront en vigueur dès sa signature. L’article 19.1 stipule par exemple que le Canada et le Québec adopteront « les mesures transitoires jugées nécessaires pour prévenir une atteinte aux droits et intérêts visés dans la présente entente suivant les différentes affectations territoriales convenues, et les mesures de développement socio‑économique, et préparer la mise en vigueur du Traité ».

[104]       Qui plus est, la demanderesse a fait valoir que la signature de l’EPOG avait eu des répercussions immédiates et s’était traduite par une série de conséquences négatives pour la Nation huronne-wendat. Ainsi, la demanderesse a prétendu que la défenderesse avait immédiatement consulté les communautés innues concernées avant d’autoriser le transfert de terres qu’aurait nécessité une demande pour l’agrandissement de Wendake, et que Québec aurait refusé de la consulter relativement à une unité de gestion forestière au motif qu’elle serait incluse dans le territoire couvert par l’EPOG. La demanderesse allègue également que la signature de l’EPOG avait durci les relations entre Hurons-Wendat et Innus, et multiplié les situations de conflit entre les deux Nations relativement à la chasse à l’orignal dans la réserve faunique des Laurentides. La demanderesse soutient au surplus que la pratique de ses activités traditionnelles est entravée du fait que le gouvernement du Québec ne ferait rien pour faire respecter l’entente sur la chasse que les deux parties ont conclue en 2002 et refuserait de finaliser une entente de piégeage.

[105]       Bien que la preuve déposée par la demanderesse au soutien de ses allégations soit mince et repose essentiellement sur les affidavits des Grands Chefs Sioui, Picard et Gros-Louis, elle est tout à fait crédible. En effet, il ne serait pas surprenant que les Nations intervenantes, fortes de l’entente de principe conclue avec la défenderesse, fassent preuve d’une plus grande confiance dans leurs revendications et veuillent assurer une plus grande présence sur le territoire sur lequel porte l’EPOG. Bien que la défenderesse ne soit pas responsable des agissements allégués de la Couronne provinciale ou des intervenantes innues, il n’en demeure pas moins que la signature de l’EPOG a pu, au moins de façon indirecte, provoquer des changements de comportement. Comme le reconnaissait ma collègue la juge Mactavish dans l’arrêt Sambaa K’e, les répercussions inévitables que la conclusion d’une entente de principe entre le Canada et les intervenantes aura sur les négociations entre le Canada et la demanderesse constituent un facteur dont il faut tenir compte pour déterminer l’intensité de l’obligation de consulter.

[106]       Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que la Couronne avait l’obligation de consulter et d’accommoder la demanderesse avant de signer l’EPOG, compte tenu de la connaissance qu’avait la Couronne de l’existence du Traité de 1760 et de l’impact que pourrait avoir cette entente de principe sur les droits revendiqués par la demanderesse. La défenderesse a d’ailleurs concédé l’existence d’une obligation de consulter avant la signature d’une entente de principe de la nature de l’EPOG dans son mémoire du 7 avril 2014, prenant ainsi acte de la décision rendue par ma collègue la juge Mactavish dans l’arrêt Sambaa K’e.

[107]       Ceci étant dit, cette obligation ne se situait pas à l’extrémité supérieure du continuum évoqué dans l’arrêt Nation haïda et ne se traduisait certes pas par l’exigence d’obtenir le consentement de la demanderesse avant de pouvoir signer l’entente. Non seulement les limites du territoire couvert par le Traité de 1760 et sur lesquelles empièterait l’EPOG ne sont-elles pas encore définies, mais au surplus le préjudice qui en résulte pour la demanderesse est loin d’être irréversible. Contrairement à la situation qui prévaut lorsque des projets concrets mis en marche ou proposés par un gouvernement peuvent porter directement atteinte à un droit (comme la construction d’une route ou la coupe d’arbres qui étaient en cause dans les affaires Mikisew et Nation haïda), la négociation d’une entente de principe ne cause pas de dommages irréparables.

[108]       Je conviens néanmoins que l’obligation de consulter ne se situe pas davantage à l’autre extrémité du continuum et ne se limite pas à la simple exigence d’aviser et de communiquer des renseignements. Bien que l’assiette territoriale du Traité de 1760 reste à préciser, l’existence même de ce Traité et des droits qu’il confère n’est pas contestée. Au surplus, l’impact que pourrait éventuellement avoir une entente finale avec les intervenantes sur la demanderesse est majeur, étant donné le chevauchement considérable des territoires revendiqués de part et d’autre. Nous nous trouvons donc entre les deux extrémités du spectre, et la question qui doit donc être résolue est celle de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire, la Couronne s’est acquittée de l’obligation qui lui incombe de préserver son honneur en tenant compte non seulement des intérêts de la collectivité et de ceux des peuples autochtones, mais également en conciliant les intérêts opposés de la demanderesse et des intervenantes.

[109]       Tout en reconnaissant son obligation de consulter lorsqu’elle conclut une entente de principe avec une nation autochtone, la défenderesse a invité la Cour à tenir compte de l’état du droit tel qu’il prévalait à l’époque de la signature de l’EPOG le 31 mars 2004. On a notamment plaidé que les décisions charnières de la Cour suprême en matière de consultation, et plus particulièrement les arrêts Nation haïda et Tlingit, n’avaient pas encore été rendus. Je ne puis souscrire à cet argument.

[110]       L’obligation de consulter découle du principe de l’honneur de la Couronne. Or, ce principe n’est pas nouveau et sous-tend l’interprétation des traités depuis nombre d’années : Mikisew, au para 51. Il est vrai que l’arrêt Nation haïda a cerné avec davantage de précision l’ampleur et la portée de cette obligation de consulter. Ce faisant, cependant, la Cour suprême n’élaborait pas un nouveau concept, mais élaborait à partir de ce qu’elle avait déjà écrit sur le sujet dans des arrêts comme R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, 70 DLR (4th) 385, R c Nikal, [1996] 1 RCS 1013, 133 DLR (4th) 658 et R c Gladstone, [1996] 2 RCS 723, 137 DLR (4th) 648, discutés dans l’arrêt Nation haïda aux para 20-23. En fait, l’essentiel des principes qui se dégagent de l’arrêt Nation haïda était déjà anticipé dans l’arrêt Delgamuukw, plus particulièrement à son paragraphe 168 :

La question de savoir si un groupe autochtone a été consulté est pertinente pour décider si l’atteinte au titre aborigène est justifiée, au même titre que le fait pour la Couronne de ne pas consulter un groupe autochtone au sujet des conditions auxquelles des terres d’une réserve sont cédées à bail peut constituer un manquement à l’obligation de fiduciaire de celle-ci en common law : Guerin. La nature et l’étendue de l’obligation de consultation dépendront des circonstances. Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s’agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d’un titre aborigène. Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu. Dans la plupart des cas, l’obligation exigera beaucoup plus qu’une simple consultation. Certaines situations pourraient même exiger l’obtention du consentement d’une nation autochtone, particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones.

[111]       J’estime donc que les obligations de la Couronne au moment de la signature de l’EPOG étaient suffisamment connues et explicites pour qu’elle y soit astreinte, et que les décisions subséquentes de la Cour suprême en cette matière n’ont pas radicalement modifié le droit applicable. Par conséquent, c’est à la lumière de toute la jurisprudence de la Cour suprême que j’examinerai les prétentions de la demanderesse à l’effet que la Couronne a manqué à ses obligations de consultation et d’accommodement.

[112]       Dans sa procédure amendée du 25 septembre 2013, la demanderesse allègue que la défenderesse a failli à ses obligations à trois occasions : 1) en refusant de consulter, d’accommoder et d’obtenir le consentement de la demanderesse avant la signature de l’EPOG; 2) en refusant d’entamer des négociations significatives suite à l’ordonnance du 8 octobre 2010 de cette Cour; et 3) en refusant d’émettre un mandat de négociation pour le renouvellement ou l’actualisation du Traité de 1760. Je me pencherai maintenant sur chacune de ces prétentions.

[113]       Tel que mentionné dans la chronologie des évènements qui ont précédé la présente demande de contrôle judiciaire, il est indéniable que de nombreuses négociations ont eu lieu entre la demanderesse et la défenderesse relativement aux revendications territoriales et à l’autonomie gouvernementale de la Nation huronne-wendat au cours des années 1990 et 2000. En revanche, aucune preuve n’a été faite de quelque consultation que ce soit avec la demanderesse préalablement à la signature de l’EPOG. La défenderesse n’a d’ailleurs pas tenté de prétendre le contraire, et s’est contentée d’inviter la Cour à ne pas accorder la déclaration recherchée par la demanderesse au paragraphe 18.f.i de son avis de demande amendé, à savoir une déclaration à l’effet que la Couronne ne s’était pas comportée honorablement en concluant l’EPOG sans consulter, accommoder et avoir reçu le consentement de la demanderesse (le texte de cette réparation est reproduit au paragraphe 44 des présents motifs). Je reviendrai plus loin sur cet aspect de la question. Qu’il suffise pour l’instant de constater que la défenderesse ne s’est manifestement pas conformée aux obligations minimales qui incombent à la Couronne lorsque la revendication est peu solide ou le risque d’atteinte très faible, soit celles d’aviser la demanderesse, de lui communiquer des renseignements et de discuter avec elle des questions que soulève l’EPOG. Dans ces circonstances, il m’est impossible de conclure que la Couronne a agi avec honneur et s’est comportée de façon à tenir compte des préoccupations de la demanderesse. En fait, on pourrait même aller jusqu’à conclure que la demanderesse a été induite en erreur ou, à tout le moins, confortée dans un faux sentiment de confiance par une carte publiée par le Ministère des Ressources naturelles et intitulée « Traités et revendications territoriales globales au Canada » qui ne fait aucune mention de la portion sud-ouest du territoire couvert par l’EPOG.

[114]       Il est vrai que la demanderesse a mis près de cinq ans pour déposer sa demande de contrôle judiciaire, et qu’elle n’a toujours pas déposé sa demande de revendication globale, malgré un financement important de la part de la défenderesse pour lui permettre d’effectuer des recherches historiques et anthropologiques. Cela n’est cependant pas suffisant pour absoudre les manquements de la Couronne. Le Grand Chef Wellie Picard a d’ailleurs écrit au ministre le 22 juillet 2004 pour lui faire part de ses inquiétudes et lui demander une rencontre pour en discuter, et il n’était sans doute pas déraisonnable de vouloir donner une chance aux négociations pendant quelque temps avant de se tourner vers les tribunaux. La demanderesse aurait probablement aidé sa cause en faisant preuve d’une plus grande célérité dans sa démarche pour actualiser le Traité de 1760, mais cela ne suffit pas à justifier l’absence totale de consultation précédant la signature de l’EPOG.

[115]       Qu’en est-il maintenant de la période qui a suivi l’ordonnance de cette Cour du 8 octobre 2010? Le moins que l’on puisse dire, c’est que les parties avaient manifestement une compréhension différente du contexte dans lequel a été accordée la remise sine die de l’audience sur le fond de la présente demande de contrôle judiciaire qui devait procéder à compter du 12 octobre 2012, et des engagements qui auraient été pris à cette occasion.

[116]       La demanderesse, par le biais de l’affidavit souscrit par le Grand Chef Sioui le 27 juin 2013, prétend tout d’abord qu’elle a été contrainte d’accepter une demande de suspension des procédures préalablement à la tenue de toute discussion avec la défenderesse. Elle allègue également que le processus de discussion portant sur le Traité de 1760 « découlait » de l’ordonnance du 8 octobre 2010 et que le défaut par le Canada de reconnaître un lien entre la suspension de l’instance et le processus de discussion sur le Traité constitue en soi une atteinte à l’honneur de la Couronne.

[117]       Un examen attentif de la correspondance qui a précédé la suspension d’instance et des échanges et discussions qui ont eu lieu dans les deux années qui ont suivi ne permet pas de valider cette lecture des évènements. Non seulement il n’est pas exact de prétendre que le gouvernement fédéral a insisté sur la suspension des procédures pour entamer des discussions, mais il ne semble pas non plus que la défenderesse se soit commise sur le choix des mesures qui seraient éventuellement retenues et mises en place pour trouver une façon alternative de régler le différend faisant l’objet du contrôle judiciaire. En réponse à l’offre de la demanderesse de suspendre les procédures en vue d’engager des négociations, le sous-ministre adjoint principal aux Traités et gouvernement autochtone écrivait à ce propos:

[…] nous vous remercions de nous proposer un processus de négociation. Cependant, nous ne sommes pas en mesure en ce moment d’y donner suite, tel que vous le proposez dans votre lettre du 27 août 2010, puisque du côté fédéral, le Cabinet conserve la prérogative d’approuver des mandats relativement à la négociation de droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

De plus, le Canada favorise la tenue de discussions ou de négociations sans les contraintes imposées par un processus judiciaire et sans conclusions préalables quant aux résultats de la démarche. En ce sens, le Canada serait prêt à vous rencontrer afin de mieux comprendre la nature de vos intérêts et de vous présenter les processus associés à nos programmes et politiques.

Nous sommes conscients que la question du chevauchement des territoires revendiqués devra être examinée avant la conclusion d’un traité avec le Conseil tribal Marmuitun mak Nutakuan. À cet effet, le Canada est prêt à faciliter les discussions entre la Nation huronne-wendat et le Conseil tribal Mamuitun mak Nutakuan relativement aux chevauchements territoriaux entre les deux Nations. Nous tenons également à rappeler que le Canada rencontrera ses obligations de consultation et qu’un traité éventuel avec le Conseil tribal Mamuitun mak Nutakuan n’altèrera pas les droits revendiqués de la Nation huronne-wendat.

Par contre, le Canada n’est cependant pas prêt à accepter à ce stade d’exclure le Nionwentsïo, ou toute partie de celui-ci, dans les négociations avec le Conseil tribal Mamuitun mak Nutakuan, puisque cela équivaux à présumer que les délimitations et la nature des droits sur ce territoire ont déjà été convenues avec la Nation huronne-wendat, et exclut ainsi tout droit résiduel, voire toute activité, que le Conseil tribal Mamuitun mak Nutakuan pourraient vouloir négocier sur une partie du territoire du Nionwentsïo.

[118]       Je ne saurais donc faire droit à la demande d’une déclaration à l’effet que la Couronne aurait enfreint son devoir de bonne foi envers la demanderesse du seul fait qu’elle refuse de reconnaître un lien entre la suspension des procédures et la création d’une Table de discussions. Le seul engagement pris par la défenderesse était de rencontrer la demanderesse pour mieux comprendre la nature de ses intérêts et lui présenter les processus associés à ses programmes et politiques.

[119]       On ne m’a pas davantage convaincu que la défenderesse avait eu recours à des manœuvres malhonnêtes (« sharp dealings ») au cours des discussions qui se sont déroulées jusqu’à ce qu’elle décide d’y mettre un terme en décembre 2012. Tout d’abord, je suis d’accord avec la défenderesse que la Table de discussions a été mise sur pied pour aborder des enjeux qui avaient clairement été évacués du débat dans la présente demande de contrôle judiciaire, à savoir la délimitation des droits substantifs découlant du Traité de 1760, ainsi que du territoire sur lequel portent ces droits. L’objectif était de « développer une perspective commune sur la signification du traité en 1760 et son application de nos jours » (Énoncé d’intentions mutuelles, pièce 5 de l’affidavit de Martin Desrosiers, Dossier complémentaire de la défenderesse relatif aux amendements de la demanderesse).

[120]       D’autre part, rien ne permet de croire que l’initiative de la mise sur pied de la Table de discussions a été entreprise de mauvaise foi, ou que les représentants de la Couronne ont joué un « rôle passif » dans le processus de discussion. Les parties se sont entendues sur un plan de travail, un financement de 100 000,00 $ a été octroyé à la demanderesse pour lui permettre de participer efficacement au processus, et une vingtaine de réunions se sont tenues entre l’été 2011 et décembre 2012. La teneur des discussions n’est pas accessible étant donné les engagements de confidentialité acceptés par les deux parties, et il faut donc s’en remettre aux actions posées lors du déroulement du processus pour évaluer la bonne foi des parties. À ce chapitre, rien ne permet de croire que la défenderesse ne s’est pas acquittée de ses obligations avec sérieux et diligence. Par conséquent, je ne peux faire droit à la demande de déclaration revendiquée par la demanderesse à l’effet que la défenderesse a fait preuve de mauvaise foi en s’engageant dans ces discussions (paragraphe g.ii de l’avis de demande amendée).

[121]       La défenderesse avait reconnu, il est vrai, que les travaux découlant de la Table de discussions pourraient « permettre au Canada, s’il y a lieu, d’initier les démarches visant à obtenir un mandat formel de négociation de façon à régler les enjeux liés au Traité » (Énoncé d’intentions mutuelles, pièce 5 de l’affidavit de Martin Desrosiers) et accordait une importance réelle et significative à cet exercice. On ne saurait pour autant déduire du refus de la défenderesse d’initier des démarches pour l’obtention d’un mandat formel de négocier une violation de ses obligations. L’obligation de consulter ne se traduit pas par une obligation d’en arriver à une entente particulière, comme l’a rappelé la Cour suprême dans Tlingit aux para 2 et 22. S’il en allait autrement, on se trouverait indirectement à donner un droit de veto au groupe autochtone : Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26 au para 29, [2013] 2 RCS 227;  Beckman c Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53 aux para 81-88, [2010] 3 RCS 103. La défenderesse pouvait légitimement en arriver à la conclusion qu’il était prématuré d’initier des démarches pour obtenir un mandat formel de négocier, compte tenu des positions trop éloignées des parties quant à la signification du Traité et de sa portée. Il est bien établi que ni la Couronne, ni un groupe autochtone, n’est obligé de s’engager dans un processus de négociation de traité. Ce processus est volontaire, il comporte des aspects politiques et ne peut être ordonné par une cour : Ross River Dena Council v Canada (Attorney General), 2012 YKSC 4 au para 157, [2012] 2 CNLR 276; Mohawks of the Bay of Quinte c Canada (ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 FC 669 au para 48, [2013] ACF no 741; Aundeck Omni Kaning v Canada (17 janvier 2014), 2014 TRPC 1 au para 87, en ligne: TRPC ‹http://www.sct-trp.ca›.

[122]       Enfin, je note que les gouvernements du Canada et du Québec ont adressé une invitation au Grand Chef Sioui le 20 mars 2013 en vue de discuter d’un processus de consultation avec les Premières Nations qui revendiquent des droits sur le territoire contesté et qui subiraient des effets préjudiciables suite à la conclusion d’un traité (pièce 7 de l’affidavit de Nathalie Aubin, Dossier complémentaire de la défenderesse relatif aux amendements de la demanderesse, p. 125). Cette invitation a été réitérée dans des lettres du 11 et 14 juin 2013 (pièces 9 et 10 du même affidavit), témoignant du fait que la Couronne cherche toujours à discuter de mesures d’accommodement et veut également encourager les Nations autochtones à discuter entre elles pour trouver un terrain d’entente. La demanderesse est en droit de refuser toute participation à ce processus du fait qu’il la place sur un pied d’égalité avec les autres Nations qui pourraient être affectées, mais ce faisant elle se place dans une position difficile pour attaquer la bonne foi de la défenderesse, d’autant plus qu’elle a également refusé une offre pour conclure une entente portant sur l’autonomie gouvernementale.

IV.             Conclusion

[123]       Pour les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la défenderesse a contrevenu à l’honneur de la Couronne en signant l’EPOG avec les intervenantes sans véritablement consulter ou accommoder ni même informer la demanderesse. La demanderesse a le droit d’obtenir une déclaration judiciaire en ce sens, dans la mesure où cette dernière n’est pas que théorique.

[124]       Il n’est évidemment pas question d’invalider l’EPOG en tant que telle, puisqu’il s’agit d’une entente de principe et d’un engagement politique sans conséquence juridique véritable. L’article 3.1.3 précise explicitement que cette entente ne crée aucune obligation légale pour les parties. La demanderesse n’a d’ailleurs formulé aucune conclusion en ce sens.

[125]       Ceci étant dit, l’obligation de bonne foi de la Couronne s’étend à toutes les étapes du processus qui conduira éventuellement à la conclusion d’un traité avec les intervenantes. Le niveau de consultation et d’accommodement requis variera au fil des circonstances, et augmentera forcément à mesure que l’on s’approchera de la signature d’un instrument ayant une portée juridique et qui pourrait avoir des effets préjudiciables pour la demanderesse. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda, au para 45, « le degré de consultation nécessaire peut varier à mesure que se déroule le processus et que de nouveaux renseignements sont mis au jour ».

[126]       Il n’en découle pas pour autant une obligation de résultat. Dans sa demande de contrôle judiciaire amendée, la demanderesse cherche notamment l’obtention d’une ordonnance de la nature d’un mandamus afin d’empêcher la conclusion d’un traité ou de quelque autre entente entre la défenderesse et les intervenantes, ainsi que la Première Nation de Nutashkuan, visant le territoire revendiqué par la demanderesse, tant que cette dernière n’aura pas été préalablement consultée et qu’elle n’aura pas donné son consentement (para 18(h)). Une telle ordonnance n’est pas justifiée.

[127]       Nous ne sommes pas dans l’une de ces circonstances exceptionnelles auxquelles faisait allusion la Cour suprême dans l’arrêt Delgamuukw, lorsque les droits d’une nation autochtone sont clairement établis et que des mesures envisagées auraient indéniablement des effets préjudiciables et irréversibles. La Cour suprême a souvent répété que l’obligation de consulter et d’accommoder ne signifie pas que l’on doive nécessairement en arriver à une entente :

Les manœuvres malhonnêtes sont interdites. Cependant, il n’y a pas obligation de parvenir à une entente mais plutôt de procéder à de véritables consultations. Quant aux demandeurs autochtones, ils ne doivent pas contrecarrer les efforts déployés de bonne foi par la Couronne et ne devraient pas non plus défendre des positions déraisonnables pour empêcher le gouvernement de prendre des décisions ou d’agir dans les cas où, malgré une véritable consultation, on ne parvient pas à s’entendre […]. Toutefois, le seul fait de négocier de façon serrée ne porte pas atteinte au droit des Autochtones d’être consultés.

Nation haïda, au para 42.

[128]       Il serait inadmissible que la demanderesse puisse contrecarrer près de 30 ans de négociations entre la défenderesse et les intervenantes et opposer son véto à la conclusion d’un traité au seul motif que le territoire sur lequel elle revendique des droits n’a pas été intégralement exclu de son champ d’application. Après tout, la défenderesse a également des obligations à l’égard des intervenantes. Ce qui importe par dessus tout, c’est que les positions de la demanderesse soient considérées, que des consultations véritables aient lieu et que des efforts réels soient faits pour tenter d’en arriver à un compromis acceptable pour toutes les parties. À ce chapitre, la défenderesse peut à bon droit inciter la demanderesse et les intervenantes à entamer des discussions en vue de trouver un terrain d’entente; ces discussions entre Nations autochtones, pour souhaitables qu’elle soient, ne sauraient cependant relever la Couronne de ses obligations d’agir de bonne foi en s’assurant que les droits et les intérêts de toutes les parties soient soigneusement examinés et que tous les efforts soient faits pour les accommoder.

[129]       Par contre, plusieurs des déclarations que cherche à obtenir la demanderesse visent en fait la reconnaissance des droits issus du Traité de 1760. Ainsi, la demanderesse recherche un jugement déclaratoire statuant sur la portée territoriale du Traité de 1760 et demande même à la Cour de décerner un mandamus à l’encontre de la défenderesse pour forcer cette dernière à confirmer et actualiser ce Traité (voir les paras 18 b), d), e), f), g), h) et i)). De telles déclarations ne seraient pas appropriées dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire. C’est dans le cadre de la Politique de règlement des revendications globales que doivent être réglées ces questions.

[130]       Enfin, la demanderesse réclame des frais sur une base procureur-client. Or, de tels frais ne sont accordés que dans des situations exceptionnelles, lorsqu’il a été démontré qu’une partie a eu une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante. La demanderesse n’a soumis aucune preuve à cet effet dans la présente instance. Le fait pour la défenderesse d’être en désaccord avec la position avancée par la demanderesse quant au niveau de consultation et d’accommodement requis par l’honneur de la Couronne n’est pas le type de comportement que vise à sanctionner l’octroi de frais sur une base procureur-client. Par conséquent, j’estime que la partie demanderesse n’a droit qu’aux frais établis selon la Colonne III du Tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

 


JUGEMENT

LA COUR DÉCLARE ET ORDONNE CE QUI SUIT :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie, dans la mesure où le Canada n’a pas respecté son obligation de consulter et d’accommoder la Nation huronne‑wendat avant de signer l’EPOG avec les intervenantes et le gouvernement du Québec le 31 mars 2004;

2.      Le Canada doit s’engager sans délai dans des discussions sérieuses et approfondies avec la demanderesse en vue de concilier dans toute la mesure du possible et d’une manière conforme à l’honneur de la Couronne les divergences entre la Nation huronne-wendat et les Premières Nations de Mashteuiatsh et des Innus d’Essipit quant au territoire que devrait couvrir l’EPOG. La demanderesse devra également participer à ces discussions de bonne foi, en évitant de se comporter d’une manière qui retarderait indûment la conclusion d’un traité entre la défenderesse et les intervenantes;

3.      Les autres réparations revendiquées par la demanderesse sont rejetées.

4.      La demanderesse a droit à ses frais, calculés selon la Colonne III du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-699-09

 

INTITULÉ :

THE HURON-WENDAT NATION OF WENDAKE c THE CROWN IN RIGHT OF CANADA, HEREIN REPRESENTED BY THE MINISTER OF INDIAN AFFAIRS AND NORTHERN DEVELOPMENT ET LA PREMIÈRE NATION DE MASHTEUIATSH, LA PREMIÈRE NATION DES INNUS D'ESSIPIT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LEs 26, 27, 28 et 29 mai 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er décembre 2014

COMPARUTIONS :

Peter Hutchins

Wina Sioui

Zachary Davis

 

Pour la demanderesse

 

Nancy Bonsaint

Josianne Philippe

 

Pour la défenderesse

 

François-G. Tremblay

Caroline Briand

 

Pour les intervenantes

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchins Legal Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

Cain Lamarre Casgrain Wells

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les intervenantes

 

 

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