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Date : 20141202


Dossier : T-1909-11

Référence : 2014 CF 1161

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

MC IMPORTS LTD.

demanderesse

et

AFOD LTD.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La présente requête en procès sommaire intéresse la contrefaçon qu’aurait commise la défenderesse, Afod Ltd., à l’égard de la marque de commerce LINGAYEN dont la demanderesse, MC Imports, est propriétaire. Par voie de demande reconventionnelle, la défenderesse conteste la validité de l’enregistrement de la marque de commerce, au titre de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (la Loi). La marque de commerce LINGAYEN comprend des produits alimentaires philippins comme de la sauce au poisson ou aux crevettes, couramment appelée bagoong, des conserves de poisson ou de crevettes, de la pâte de poisson, du poisson salé, de la sauce soja et du vinaigre (les marchandises), ainsi que des services de fourniture et de distribution d’aliments (les services). Pour les motifs exposés ci‑dessous, la marque de commerce de la demanderesse n’est pas valide, et l’action en contrefaçon sera rejetée.

II.                Le contexte

[2]               La demanderesse, MC Imports, a été constituée en société en 2004 et elle est établie à Mississauga, en Ontario. L’entreprise est dirigée par M. Alfredo C. Meneses III. Son père a démarré en septembre 1975 une entreprise familiale connue sous l’appellation « Meneses-Canso Bros Trading of Canada » (Meneses-Canso), qui est la société remplacée par MC Imports, une entreprise d’importation, d’emballage et de distribution de produits de poissons et fruits de mer, notamment de bagoong.

[3]               En 1975, Meneses-Canso a commencé à vendre ses produits par l’intermédiaire de distributeurs ou directement aux consommateurs, comme le fait aujourd’hui MC Imports. Cette année-là, l’entreprise a commencé à employer la marque LINGAYEN au Canada en liaison avec les marchandises et elle n’a jamais cessé de l’employer depuis ce temps. Les produits LINGAYEN sont vendus dans les petits, moyens et grands magasins d’alimentation partout au Canada. De plus, MC Imports annonce ses produits de marque LINGAYEN sur Internet depuis octobre 2004.

[4]               Le 15 février 2000, Meneses‑Canso a déposé une demande d’enregistrement pour l’emploi de la marque LINGAYEN au Canada en liaison avec les marchandises et les services; cette demande portait le numéro 1 046 868. Le 6 mars 2000, un enregistrement antérieur pour la marque LINGAYEN (LMC 432 060), propriété d’Apo Products Ltd., a été radié, au motif que cette marque n’était pas employée. La demande d’enregistrement déposée par Meneses‑Canso a été approuvée pour publication le 17 mai 2001 et publiée le 20 juin 2001. La demande a été enregistrée le 27 août 2003, sous le numéro LMC 588 314.

[5]               En 2004, Meneses‑Canso a cédé la marque de commerce à des membres de la famille Meneses, qui formaient une société de personnes (la société de personnes). Après sa constitution en société, MC Imports a été autorisée à employer la marque de commerce LINGAYEN et elle a importé et vendu des produits alimentaires sous cette marque. La société de personnes a ensuite cédé la marque de commerce à MC Imports le 21 octobre 2011.

[6]               La défenderesse, Afod Ltd., est une société établie à Delta, en Colombie‑Britannique. Elle importe des produits alimentaires, y compris du bagoong, des Philippines et d’autres pays de l’Asie et les vend aux magasins d’alimentation.

[7]               Vers le mois de mai 2011, la défenderesse a importé des Philippines un chargement de produits de bagoong, dont 49 caisses de bagoong alamang, un type de sauce au poisson, et 49 caisses de bagoong guisado. Les étiquettes apposées sur ces produits portaient la marque de commerce Napakasarap appartenant à la défenderesse. Toutefois, la mention « Lingayen Style » y apparaissait en plus petits caractères, immédiatement sous la marque de commerce. La défenderesse a vendu le bagoong guisado entre septembre et novembre 2011, ce qui a fait naître le présent litige. Le produit de la vente était inférieur à 3 500 $.

[8]               Les parties ont présenté de la preuve par affidavit. La preuve par affidavit de la demanderesse présente le bagoong comme un produit régional spécialisé, notamment en décrivant sa méthode de préparation, son utilisation et son lien avec la municipalité de Lingayen aux Philippines. De la preuve a aussi été présentée au sujet de l’historique de MC Imports et de la marque LINGAYEN. La demanderesse a également déposé l’affidavit souscrit par le professeur Michael S. Mulvey, expert en comportement du consommateur et en étude de la consommation. Cette preuve révèle essentiellement que LINGAYEN est un mot unique ayant un caractère distinctif, qui n’est généralement pas connu des Canadiens ni d’usage courant dans la langue anglaise.

[9]               La défenderesse a déposé les affidavits souscrits par cinq personnes qui, selon elle, représentent bien les consommateurs ordinaires de ses produits au Canada, y compris le président de la société défenderesse. Ces affidavits précisent que Lingayen est une région des Philippines bien connue des consommateurs canadiens, que Lingayen est aussi connue des Canadiens pour ses produits de bagoong et que les produits de Lingayen sont connus pour leur saveur et leur arôme particuliers.

III.             Les questions en litige

[10]           Les questions soulevées dans la présente affaire et débattues au procès sont les suivantes :

1.             Est‑il approprié de décider de cette affaire par voie de procès sommaire?

2.             L’action en contrefaçon intentée par la demanderesse devrait‑elle être rejetée au motif que la marque de commerce n’est pas valide :

a)               parce qu’elle donne une description claire ou une description fausse et trompeuse (alinéa 12(1)b) de la Loi)?

b)              parce qu’elle n’est pas distinctive (article 2 de la Loi)?

3.             L’action en contrefaçon de la demanderesse devrait‑elle être rejetée indépendamment de la validité de la marque?

4.             Qu’en est‑il des mesures de redressement possibles et des dépens?

IV.             Analyse

A.                La pertinence du procès sommaire

[11]           La présentation d’une requête en procès sommaire est autorisée après le dépôt de la défense et avant que ne soient fixés les heure, date et lieu de l’instruction : paragraphe 213(1) des Règles des Cours fédérales. La Cour peut, à l’issue du procès sommaire, rendre un jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier si elle « est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l’affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire […] à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête » (paragraphe 216(6)).

[12]           Pour apprécier s’il y a lieu de tenir un procès sommaire, le tribunal doit tenir compte de facteurs tels que le montant en cause, la complexité de l’affaire, l’urgence de son règlement, tout préjudice que sont susceptibles de causer les lenteurs d’un procès complet, le coût d’un procès complet par rapport au montant en cause et l’historique de la procédure (Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776, au paragraphe 96).

[13]           La plupart de ces facteurs penchent en faveur d’une procédure sommaire. Premièrement, le montant en cause est petit : un produit de vente de 3 500 $ et des profits inférieurs à 1 700 $ pour les produits en question. Deuxièmement, le rapport entre ce petit montant et le coût d’un procès complet, qui dépasserait sûrement le montant en jeu, est disproportionné. Troisièmement, l’affaire est relativement simple : le dossier n’est pas compliqué, et les questions de droit sont claires. Enfin, le déroulement de l’instance, qui en est au tout début (l’interrogatoire préalable n’a pas encore eu lieu), favorise la tenue d’un procès sommaire parce qu’il n’est pas à craindre que les parties se soient préparées pour un procès conventionnel, pour ensuite voir ce temps perdu à cause de la procédure sommaire. Pour conclure, je suis d’avis que la procédure sommaire permet, en l’espèce, de faire l’utilisation la plus juste et efficace qui soit des ressources judiciaires.

B.                 La validité de l’enregistrement

[14]           La défenderesse conteste la validité de la marque de commerce de la demanderesse en invoquant qu’elle donne une description claire ou une description fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises ou services. Elle avance également que, comme l’exigent les articles 19 et 20 de la Loi, une marque doit servir à distinguer les marchandises : il s’ensuit que les mots apparaissant sur les marchandises ou employés en liaison avec celles‑ci ne constitueront pas de la contrefaçon s’ils sont très descriptifs du contenu. Le motif d’invalidité fondé sur de fausses déclarations relatives à des points importants n’a pas été soulevé au procès et, à mon avis, c’est à bon droit qu’il ne l’a pas été.

(1)               La marque est-elle invalide parce qu’elle donne une description claire ou une description fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises ou services?

a)                  Le droit concernant la description claire ainsi que la description fausse et trompeuse

[15]           L’enregistrement d’une marque de commerce n’est pas valide si « la marque de commerce n’était pas enregistrable à la date de l’enregistrement » (alinéa 18(1)a)). Une marque de commerce n’est pas enregistrable si elle donne « une description claire ou donne une description fausse et trompeuse » du « lieu d’origine » des marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée (alinéa 12(1)b)). Par conséquent, une marque de commerce déposée qui donne une description claire ou une description fausse et trompeuse du lieu d’origine de ses marchandises ou services n’est pas valide.

[16]           La distinction des aspects particuliers d’une marque qui donne une description claire, ou bien qui donne une description fausse et trompeuse, dans le contexte où le lieu d’origine est mentionné, dépend de la question de savoir si la marchandise ou le service provient effectivement de ce lieu d’origine. Si la marchandise ou le service provient réellement du lieu d’origine (par ex., la moutarde de Dijon), il se peut que la marque mentionnant précisément ce lieu d’origine soit invalide parce qu’elle donne une description claire de cette origine. Par contre, si la marchandise ou le service ne provient pas du lieu d’origine mentionné dans la marque, il se peut que la marque évoquant faussement le lieu d’origine (par exemple, ketchup de Dijon) donne une description fausse et trompeuse de cette origine. Par conséquent, l’origine véritable des marchandises ou des services permet de classer le fondement de l’invalidité selon que la marque donne une description claire ou une description fausse et trompeuse, et elle n’est pas en soi déterminante de la validité de la marque.

[17]           Les parties affirment qu’il existe une distinction doctrinale dans la jurisprudence quant au rôle que joue la perception du consommateur ordinaire dans l’analyse prévue à l’alinéa 12(1)b). Selon l’une des perspectives, la reconnaissance d’un nom comme lieu d’origine n’entre pas en ligne de compte pour tirer une conclusion au titre de l’alinéa 12(1)b). Selon l’autre perspective, une marque doit avoir, dans l’esprit du consommateur, un lien généralement reconnu avec les marchandises ou services en question. Tel qu’il est précisé dans l’ouvrage Fox on Trade-Marks (Fox on Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 4éd., (Toronto : Carswell, 2012), chapitre 5, page 43), [traduction] « [l]’interdiction d’utiliser les noms géographiques vise à empêcher tout monopole sur un mot généralement reconnu comme étant une localité liée aux marchandises ou services en question ». Par conséquent, si le lieu d’origine mentionné dans la marque est généralement reconnu comme étant lié aux marchandises ou services particuliers auxquels il est associé, la marque risque d’être invalide.

[18]           Cette autre formulation de la description claire ou de la description fausse et trompeuse englobe deux questions subsidiaires qui méritent que l’on s’y attarde : (1) la pertinence de la perspective des consommateurs ordinaires, (2) la définition de « consommateur ordinaire ».

[19]           À mon avis, il n’est pas nécessaire de déterminer quelle façon de voir est, d’un point de vue doctrinal, juste, car, suivant l’une ou l’autre des formulations, la marque est invalide en raison de l’alinéa 12(1)b). Comme l’analyse fondée sur le droit et la preuve dans le premier cas est simple, je vais me pencher sur la question de savoir si la marque est invalide en raison de la perception du consommateur ordinaire.

(i)                 La perspective des consommateurs ordinaires

[20]           La perspective des consommateurs ordinaires entre en ligne de compte dans l’appréciation de la description claire ainsi que de la description fausse et trompeuse. En particulier, une marque ne peut donner une description claire ou une description fausse et trompeuse du lieu d’origine que si elle est perçue par le consommateur ordinaire comme étant liée au lieu d’origine de la marchandise. Autrement, elle ne peut ni décrire clairement ni tromper. Cela va à l’encontre de la position, que j’ai faite mienne, selon laquelle la perspective des consommateurs ordinaires n’est pas pertinente parce que toute marque mentionnant le lieu réel d’origine d’une marchandise est invalide, quelle que soit la perception qu’en a le public.

[21]           Une série de décisions soutiennent la pertinence de la perception des consommateurs ordinaires. Comme le juge Cattanach l’a déclaré dans Promotions Altantiques Inc c Canada (Registraire des marques de commerce) (1984), 2 CPR (3d) 183, à la page 186 (CF 1re inst) :

[l]e critère que l’on doit appliquer pour déterminer si une marque de commerce dans son entier constitue une description fausse et trompeuse consiste à savoir si le public canadien serait induit en erreur sur l’origine du produit associée à la marque de commerce et croirait que ce produit provient de l’endroit désigné par le nom géographique utilisé. [Non souligné dans l’original.]

[22]           Ce critère a été appliqué dans Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, [2001] 2 CF 536 (CF 1re inst), au paragraphe 12. La décision a été confirmée, sans motifs, en appel (Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats, 2002 CAF 169). La Cour d’appel fédérale a cependant souligné qu’elle était d’accord de façon générale avec les motifs du jugement du juge de première instance.

[23]           Par contre, dans une décision plus récente, la Cour a jugé que la perspective du consommateur ordinaire n’entrait pas en ligne de compte pour apprécier si une marque donnait une description claire ou une description fausse et trompeuse. Le juge Sean Harrington, dans Sociedad Agricola Santa Teresa Ltda c Vina Leyda Ltda, 2007 CF 1301, au paragraphe 9, a déclaré que la description claire ou la description fausse et trompeuse « n’[était] pas tributaire des connaissances ou du manque de connaissances du consommateur canadien moyen ». Il a plutôt jugé qu’un lien entre une région et une marchandise particulière, dans la réalité (et non la perception) était déterminant pour cette question. Autrement dit, si certaines marchandises proviennent d’une région, le nom de la région ne peut être mentionné dans une marque de commerce employée en liaison avec ces marchandises :

Après avoir tiré la conclusion de fait que Leyda est une région vinicole du Chili, le registraire était tenu en droit de conclure, sur le fondement du dossier dont il disposait, que l’opposition était bien fondée.

Ces « endroits éloignés aux noms étranges » peuvent être plus évocateurs pour certains que pour d’autres, mais l’alinéa 12(1)b), à tout le moins pour ce qui est du « lieu d’origine », n’est pas tributaire des connaissances ou du manque de connaissances du consommateur canadien moyen. Le registraire a souligné à juste titre qu’il ne disposait d’aucune preuve véritable de l’état d’esprit d’une telle personne. Pourrait‑il s’agir de la personne qui lit les revues vinicoles à laquelle renvoient les auteurs de l’opposition à la demande, ou de la personne dont les connaissances se limitent au rouge, au blanc, ou rosé ou au mousseux? Au cours des dernières années, de très nombreux vins ont fait leur apparition sur le marché en provenance des pays « du nouveau monde » comme le Chili, l’Argentine, l’Australie et la Nouvelle‑Zélande. D’autres pays pourraient s’ajouter. Bien qu’elle ait été rendue dans un contexte différent, la décision de la Cour suprême Home Juice Co. c. Orange Maison Ltée, 1970 CanLII 153 (CSC), [1970] R.C.S. 942, 16 D.L.R. (3d) 740, peut être invoquée pour faire valoir qu’un négociant habile ne devrait pouvoir monopoliser au Canada le nom d’un district vinicole étranger en l’enregistrant comme marque de commerce. [Non souligné dans l’original.]

[24]           Personne n’a comparu pour la défenderesse dans Leyda. Le juge Harrington a néanmoins examiné la décision Consorzio et formulé les observations suivantes :

La défenderesse n’a pas comparu pour contester le présent appel. Néanmoins, la décision du registraire est maintenue jusqu’à ce qu’elle soit infirmée, et la Cour ne rend pas jugement sur le fondement des actes de procédure. En effet, l’article 184 des Règles prescrit que les allégations de fait contenues dans un acte de procédure qui ne sont pas admises sont réputées être niées. L’avocat des demandeurs a à juste titre porté à l’attention de la Cour la décision Consorzio del Prosciutto di Parma c. Maple Leaf Meats Inc., 2001 CanLII 22030 (CF), [2001] 2 C.F. 536, 11 C.P.R. (4th) 48, rendue par le juge McKeown et confirmée sans motifs additionnels dans 2002 CAF 169 (CanLII). Toutefois, cette affaire se distingue de la présente affaire du fait qu’il y avait eu emploi antérieur. À la date à laquelle on a demandé la radiation de la marque de commerce « Parma », celle‑ci avait été utilisée au Canada pendant 39 ans, dont 26 à titre de marque de commerce déposée. Donc, le paragraphe 12(2) et l’alinéa 18(1)b) étaient en cause. La marque de commerce qui ne peut par ailleurs être enregistrée parce qu’elle donne une description du lieu d’origine des marchandises est néanmoins enregistrable si elle était devenue distinctive à la date du dépôt de la demande. En outre, l’enregistrement n’est pas invalide s’il était distinctif à la date à laquelle l’instance qui met en cause sa validité a été instituée.

Les faits dans la présente affaire sont très différents. Suivant la preuve, « Leyda » n’avait pas été utilisée au Canada en liaison avec du vin à la date à laquelle la demande d’enregistrement de la marque de commerce a été présentée et elle n’était pas devenue distinctive.

[25]           Étant donné que les faits de l’affaire Prosciutto di Parma et ceux dont avait été saisi le juge Harrington étaient différents, je ne crois pas que la distinction jurisprudentielle, si tant est qu’elle existe, soit aussi marquée que ce que l’avocat prétend. En tout état de cause, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de dissiper les tensions entre ce qui est considéré comme étant deux écoles de pensée divergentes. Peu importe la portée que l’on donne au mot « consommateur », la marque en question est invalide. J’affirme cela pour les motifs exposés ci‑dessous.

[26]           Il ressort clairement de la preuve que Lingayen est une région géographique : il s’agit d’une ville de 100 000 habitants ou plus qui est située dans une vaste baie portant le même nom. Le site web de la demanderesse présentait des informations qui confirmaient que Lingayen était un lieu d’origine du bagoong et proposait des reportages dans les médias et des publications mettant l’accent sur l’origine philippine du bagoong. Les sites web municipaux, régionaux et nationaux de tourisme et de commerce décrivent Lingayen comme un endroit où l’on trouve du bagoong et comme une source de ce produit. Par conséquent, les marchandises sont clairement descriptives de ce lieu d’origine et ne sont pas enregistrables au titre de l’alinéa 12(1)b); Leyda.

[27]           Deuxièmement, les produits en question proviennent de Lingayen. La demanderesse refuse de reconnaître que les produits proviennent de Lingayen, en disant qu’elle n’a aucune idée de l’origine et [traduction] « qu’il est impossible de déterminer de quelle région des Philippines en particulier il s’agit », mais elle a reconnu que Lingayen était le lieu d’origine dans une instance devant l’United States Trademark Office. Troisièmement, la demanderesse, dans sa preuve, ne dit rien sur la source d’origine, un point qu’elle connaît vraisemblablement ou qu’elle aurait dû connaître.

[28]           Comme je suis d’avis que les produits proviennent de Lingayen, les marchandises étaient clairement descriptives de leur lieu d’origine et non enregistrables au titre de l’alinéa 12(1)b).

[29]           Je vais maintenant analyser l’autre formulation, dans laquelle le pivot de la description claire ainsi que de la description fausse et trompeuse sur les perceptions des consommateurs ordinaires entre en jeu. Trois observations s’imposent à ce sujet.

[30]           Premièrement, du point de vue législatif, pour qu’une marque de commerce donne une « description claire » du lieu d’origine (alinéa 12(1)b)), il doit aller de soi pour le consommateur, dès la « première impression », que la marque signale l’origine de la marchandise (Hughes on Trade Marks, feuillets mobiles, Butterworths, Toronto, 1984, à la page 427, paragraphe 25; Neptune SA c Canada (Procureur général), [2003] ACF no 917, au paragraphe 14). Il s’ensuit nécessairement que le consommateur ordinaire doit reconnaître ce lien (et que la perception du consommateur ordinaire doit entrer en ligne de compte). Par ailleurs, bien que la marque soit descriptive en théorie, cette description ne serait pas claire pour les consommateurs. L’interdiction des marques de commerce donnant une description claire du lieu d’origine, comme dans le présent exemple, n’exclurait pas les marques de commerce qui n’informent nullement le consommateur canadien moyen, ou même tout consommateur canadien, du lieu d’origine de la marchandise. De la même manière, ces marques ne pourraient tromper les consommateurs quant au lieu d’origine de la marchandise, puisque personne ne percevrait d’une façon ou d’une autre qu’un produit est en fait lié à un lieu d’origine en premier lieu.

[31]           Deuxièmement, s’appuyant sur la doctrine, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision Consorzio del Prosciutto di Parma, qui établissait que la perspective à privilégier était celle du consommateur moyen. Certes, la Cour d’appel fédérale n’a pas discuté expressément de cette question et, fait important, comme le juge Harrington le souligne dans Leyda, l’affaire Consorzio del Prosciutto di Parma a été tranchée sur le fondement de l’emploi antérieur.

[32]           Troisièmement, la doctrine a analysé la décision Leyda, et, bien que les rédacteurs de Fox on Trade-Marks n’avaient peut-être pas tenu compte du paragraphe 23, leur observation au point 199.1 de la page 44.1 du chapitre 5 mérite réflexion :

[traduction]

C’est à tort que la Cour fédérale dans Sociedad Agricola Santa Teresa Ltda c Vina Leyda Ltda, 2007 CF 1301, a déclaré que « l’alinéa 12(1)b), à tout le moins pour ce qui est du “lieu d’origine”, n’est pas tributaire des connaissances ou du manque de connaissances du consommateur canadien moyen ». Il ressort clairement de la jurisprudence et de la doctrine que le consommateur canadien moyen doit percevoir que la marque, dans le contexte des marchandises ou services en question, donne une description claire ou une description fausse et trompeuse. […] Cette décision […] devrait être abordée avec beaucoup de circonspection.

[33]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la perspective des consommateurs ordinaires est pertinente quant à l’appréciation de la description claire ainsi que de la description fausse et trompeuse. Cela ne clôt toutefois pas le sujet. Une autre nuance est liée à la définition du consommateur ordinaire, le second aspect de ce domaine du droit méritant une analyse particulière.

(ii)               Qui est le consommateur ordinaire?

[34]           Qui est le « consommateur ordinaire »? Est-ce le consommateur ordinaire ou un sous‑ensemble des consommateurs ordinaires – les consommateurs de produits de créneau?

[35]           Pour commencer, le juge McKeown dans Consorzio del Prosciutto di Parma confirme la conception large du consommateur ordinaire sur laquelle s’est appuyé le juge Cattanach dans Promotions Atlantiques Inc – « le public canadien » (au paragraphe 12). Le juge McKeown reformule ensuite la définition de consommateur ordinaire en ces termes : « un consommateur ayant une intelligence et une éducation moyennes », en considérant la marque « en contexte » (au paragraphe 13). Ces deux conceptions du consommateur ordinaire semblent plutôt larges et incluraient des consommateurs qui n’achètent généralement pas (ou qui n’ont peut‑être jamais acheté) les marchandises particulières en question. Là encore, la Cour d’appel fédérale, à l’instruction de l’appel dans Consorzio del Prosciutto di Parma, partageait ces points de vue de façon générale. De plus, Fox on Trade-Marks accepte la description du consommateur fictif qu’a donnée le juge Cattanach : « le public canadien » (chapitre 5, à la page 43).

[36]           Toutefois, il est affirmé que, plus récemment, le juge Yves de Montigny, a décrit une conception plus étroite du consommateur fictif – « le détaillant habituel moyen, le consommateur ou l’utilisateur du type de marchandises ou de services auxquels est associée la marque » (Cliche c Canada (Procureur général), 2012 CF 564, paragraphe 22). En d’autres termes, les avocats interprètent la décision du juge de Montigny comme si le consommateur fictif n’est pas le consommateur canadien moyen de façon générale (c.‑à‑d. le public en général), mais bien le consommateur canadien moyen des marchandises particulières en question (c.‑à‑d. le sous‑ensemble du public qui consomme généralement les marchandises en question).

[37]           Le juge de Montigny décrit la perspective découlant du passage précédent comme étant « le détaillant habituel moyen, le consommateur ou l’utilisateur du type de marchandises ou de services auxquels est associée la marque » (au paragraphe 22). Fort de cette observation, l’avocat fait valoir de manière convaincante que le juge de Montigny circonscrit une perspective étroite qui englobe seulement les Canadiens qui connaissent bien les marchandises en question et qui en font généralement l’achat.

[38]           La thèse suivant laquelle le consommateur ordinaire est en fait le consommateur actuel des marchandises en question a déjà été soutenue. Dans la décision Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Limited c Hyundai Motor America, 2007 CF 580, confirmée par 2008 CAF 98, la juge Tremblay‑Lamer a formulé l’observation suivante :

Comme l’a conclu la Cour dans le jugement McDonald’s c. Coffee Hut Stores Ltd. (1994), 55 C.P.R. (3d) 463 (C.F. 1reinst.), ce n’est pas l’opinion de la « personne moyenne » qui est pertinente, mais plutôt l’opinion du consommateur. Je suis d’avis que c’est le bon consommateur qui a été sondé, puisque l’enquête se limitait aux personnes qui connaissaient la marque Hyundai et qui étaient susceptibles d’acheter les produits concernés, à l’époque où fut déposée la demande de radiation des enregistrements.

[39]           De plus, utiliser le critère du consommateur canadien moyen qui n’achète jamais les marchandises en question et qui envisage leur achat sans absolument aucune connaissance aurait une apparence d’invraisemblance. On peut supposer que le consommateur moyen possède une certaine intelligence et qu’il se préoccupe de ce qu’il achète, de son contenu et de son origine. Les mots « Lingayen » ou « Lingayen Style » l’incitent à se poser des questions – auxquelles on peut répondre que Lingayen est une ville des Philippines reconnue pour sa sauce au poisson. En l’espèce, la preuve révèle que le consommateur moyen des marchandises en question, à savoir le Canadien ayant ses origines aux Philippines ou en Asie du Sud-Est, est le principal consommateur des marchandises en question. Autrement dit, le « Canadien ordinaire » qui consomme ces marchandises constitue en fait un sous-ensemble distinct de la population en général et un peu plus informé.

[40]           À cet égard, la preuve établit que les principaux consommateurs de bagoong sont des Canadiens ayant leurs origines aux Philippines ou en Asie du Sud‑Est. Les deux produits proviennent des Philippines; le site web de la demanderesse indique que le bagoong est [traduction] « un condiment qui rehausse votre plat philippin favori » et qu’il est [traduction] « un accompagnement populaire pour les plats d’origine philippine ». La preuve permet également d’établir qu’ils sont vendus dans la section des produits spécialisés des magasins d’alimentation ou à [traduction] « votre supermarché asiatique ou magasin de quartier ».

[41]           Toutes les citations du passage précédent permettent de déduire que la perspective pertinente est le consommateur canadien moyen qui achète généralement les marchandises. Certes, il existe une certaine ambiguïté dans la citation « le détaillant habituel moyen, le consommateur ou l’utilisateur du type de marchandises ou de services auxquels est associée la marque ». Cette formulation pourrait être interprétée comme décrivant une notion plus étroite du consommateur qui achète généralement les marchandises en question; en d’autres mots, un sous‑ensemble du consommateur fictif qui, en l’espèce, serait un mordu de la sauce au poisson.

[42]           En conclusion, compte tenu du fait que les marchandises en cause proviennent bel et bien de Lingayen et du fait que Lingayen, en tant que région, est généralement associée à des produits de sauce au poisson du point de vue du consommateur canadien moyen des marchandises en question, il s’ensuit qu’est clairement décrit le lieu d’origine de ces produits. Quelle que soit la démarche adoptée à l’égard de la question des marques géographiques – le résultat est le même.

[43]           Je vais maintenant examiner les motifs subsidiaires de l’invalidité.

C.                L’action en contrefaçon de la demanderesse indépendamment de la validité de la marque

[44]           Pour qu’il y ait contrefaçon, il faut que le défendeur ait employé la marque « comme marque de commerce », c’est‑à‑dire pour distinguer ses marchandises et services de ceux d’autres propriétaires (articles 2 et 20; Pepper King Ltd c Sunfresh Ltd et al (2000), 8 CPR (4th) 485, aux pages 493 à 497 (CF 1re inst); Osmose-Pentox Inc c Société Laurentide Inc, 2013 CF 626, aux paragraphes 74 et 94 à 96). Par conséquent, si une marque de commerce n’est pas employée dans le but de distinguer les marchandises d’un défendeur, il n’y a pas de contrefaçon.

[45]           Le fait que la marque Napakasarap, qui est désignée comme étant une marque de commerce (en raison de la présence du symbole de marque de commerce, « ™ » en anglais), soit bien visible sur les produits de la défenderesse confirme que les mots « Lingayen Style » ne sont pas employés comme une marque de commerce. La défenderesse n’a pas employé le symbole de marque déposée avec les mots « Lingayen Style » ni indiqué d’une autre manière que « Lingayen Style » était une marque de commerce. Les mots « Lingayen Style » apparaissent en plus petits caractères, immédiatement sous Napakasarap, la marque de commerce de la défenderesse, qui est placée de façon bien visible. La couleur prédominante du produit de marque Lingayen est le rouge et celle du produit de marque Napakasarap est l’orange; les deux produits sont différents, et le consommateur ordinaire un peu pressé les reconnaîtrait de cette façon.

[46]           Le message clairement communiqué au public en l’espèce était que Napakasarap était employé comme marque de commerce avec les produits de bagoong de la défenderesse et que les mots « Lingayen Style » étaient utilisés pour préciser une caractéristique des produits de bagoong. En conséquence, il ne peut y avoir contrefaçon au sens des articles 19 ou 20 de la Loi.

[47]           La présence d’une marque de commerce clairement apposée sur les produits constituait un facteur important dans les décisions Pepper King et Osmose-Pentox Inc c Société Laurentide Inc, 2013 CF 626, où la Cour a tranché que les mots VOLCANO et « CONSERVATEUR pour bois » (« wood CONSERVATOR » en anglais) respectivement n’étaient pas « employé[s] comme marque de commerce ». Comme dans Pepper King, les mots utilisés ne servent pas à établir une distinction, mais bien à indiquer la caractéristique inhérente du produit (à savoir l’intensité du caractère épicé), et non la source. De la même manière, dans Osmose-Pentox, aux paragraphes 74 et 94 à 96, la Cour a déclaré que les mots « conservateur pour bois » n’avaient pas été employés comme marque de commerce, mais bien comme une description exacte de la nature ou de la qualité des produits de la défenderesse. Je souligne également que la défenderesse emploie le mot « style » pour décrire la qualité et les caractéristiques des marchandises de sa gamme de produits – comme du pâté de foie « Pinoy Style » (« Pinoy » veut dire philippin) et du porc « Pampanga style » (Pampanga est une province des Philippines).

[48]           À mon avis, compte tenu de la preuve dont je dispose, les mots « Lingayen Style » donnent une description de la qualité et de la nature des marchandises et, par conséquent, le mot LINGAYEN n’a pas été employé comme marque de commerce, comme l’exige l’article 2 de la Loi.

 


 

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête en procès sommaire est accueillie.

2.                  L’action en contrefaçon de la marque de la demanderesse est rejetée.

3.                  Une déclaration d’invalidité de la marque est prononcée au motif que :

a)      LINGAYEN n’était pas enregistrable à la date de l’enregistrement parce qu’elle donnait une description claire ou une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des marchandises et services en liaison avec lesquels elle aurait été employée ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces marchandises ou services, contrairement à l’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les marques de commerce;

b)      LINGAYEN n’était pas distinctive à l’époque où a été entamée la procédure contestant la validité de l’enregistrement, contrairement à l’article 2 et à l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur les marques de commerce.

4.                  L’enregistrement LMC 588 314 pour la marque de commerce LINGAYEN au Canada est radié et biffé du registre des marques de commerce, en vertu de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce.

5.                  La demanderesse doit payer à la défenderesse les dépens de la présente instance, y compris les honoraires taxés à la valeur supérieure de la colonne IV du tarif B des Règles des Cours fédérales, les débours et les taxes applicables à ces honoraires et débours.

6.                  La demanderesse doit payer sur les dépens de la défenderesse les intérêts postérieurs au jugement, calculés à partir de la date de la taxation des dépens ou de l’adjudication d’une somme forfaitaire pour les dépens de la défenderesse, jusqu’à la date du paiement à la défenderesse; ces intérêts seront calculés au taux prévu à l’article 7 du Courts Order Interest Act, RSBC 1996, c 79.

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1909-11

INTITULÉ :

MC IMPORTS LTD c AFOD LTD

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BritANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUIN 2014

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

 

LE 2 DÉcembRe 2014

COMPARUTIONS :

David R. Elliott

pour la demanderesse

Craig A. Ash

pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dentons Canada LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Oyen Wiggs Green & Mutala LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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