Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141202


Dossier : T-1295-13

Référence : 2014 CF 1157

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS

 

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
BELL MOBILITY INC.,
BRAGG COMMUNICATIONS INC., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM D’EASTLINK,
DATA & AUDIO-VISUAL ENTERPRISES WIRELESS INC., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE MOBILICITY,
GLOBALIVE WIRELESS MANAGEMENT CORP., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE WIND, MTD INC., ALLSTREAM INC.,
PUBLIC MOBILE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS ET
SHAW COMMUNICATIONS INC.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, la Société Telus Communications (Telus), sollicite un jugement déclaratoire et d’autres réparations à l’égard de l’adoption, par le ministre de l’Industrie, d’une exigence relative aux transferts réputés, exigence selon laquelle il serait nécessaire d’obtenir l’approbation du ministre avant qu’un transfert de certaines licences de spectre puisse prendre effet. Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé que la demande sera rejetée et qu’aucun jugement déclaratoire de cette nature ne sera rendu.

I.                   LE CONTEXTE

[2]               Au Canada, les télécommunications sans fil longue distance sont régies par diverses lois fédérales, dont la Loi sur les télécommunications, LC 1993, c 38 et la Loi sur la radiocommunication, LC 1985, c R‑2, ainsi que son règlement d’application, le Règlement sur la radiocommunication, DORS/96-484. L’historique de la Loi sur les télécommunications est inusité. Son origine remonte à l’Acte des chemins de fer, 1903, 3 Edw. VII, c 58, mais, depuis ce temps, elle a fait l’objet de plusieurs révisions, refontes et modifications.

[3]               La télécommunication sans fil est rendue possible grâce à des dispositifs électroniques qui utilisent le spectre électromagnétique. Ce dernier comprend un large éventail de radiofréquences, considérées comme une ressource publique dont le gouvernement fédéral est le propriétaire et l’administrateur. C’est le gouvernement qui détermine les fréquences utilisables, les personnes pouvant les utiliser et l’objet de leur utilisation. Certaines parties du spectre des fréquences peuvent être destinées à des fins commerciales, comme celles permettant d’offrir les services de téléphone cellulaire, et elles ont fait l’objet de ventes aux enchères par le gouvernement fédéral. Les politiques qui s’appliquent à ces ventes et aux questions qui sont en litige en l’espèce sont entrées en vigueur à la fin de 2007, quand le gouvernement fédéral a fait publiquement l’annonce du cadre relatif à la délivrance de licences de spectre pour la bande des services sans fil évolués (SSFE). En se fondant sur les politiques en vigueur, le ministre a tenu une vente aux enchères en vue de la délivrance de licences de spectre dans la bande des SSFE au cours de la période de mai à juillet 2008, et plusieurs parties ont réussi à obtenir des licences, dont Bell, Rogers et Telus, de même que des « nouveaux venus » de plus petite taille. Shaw a également pris part à la vente aux enchères, et elle était à l’époque une nouvelle venue.

[4]               La demanderesse Telus a ainsi acquis des licences dans 58 zones de services, pour lesquelles elle a payé en tout près de 880 millions de dollars.

[5]               Huit blocs de fréquences différents - appelés « blocs A à H » - ont été mis à disposition en vue de la vente aux enchères; trois de ces blocs – B, C et D – ont été « réservés » en vue d’adjudication exclusive aux « nouveaux venus ». Ces derniers ont été désignés comme des entités – y compris les sociétés affiliées et les entités associées – qui, au chapitre des recettes, détenaient moins de 10 p. 100 du marché national des services sans fil au Canada. Telus, n’étant pas une « nouvelle venue », ne pouvait donc pas soumettre une offre à l’égard des blocs de fréquences « réservés ».

[6]               Telus prétend que, lorsqu’elle a soumis une offre à l’égard du spectre mis à disposition, elle a été moins « agressive » qu’elle aurait pu l’être, car le ministre avait fait des observations (parfois appelées ci-après les observations concernant le moratoire de cinq ans) qui l’avaient amenée à croire que, après cinq ans, il lui serait possible de conclure des ententes avec une ou plusieurs des entités de petite taille en vue d’acquérir une partie ou la totalité de leur quantité de spectre. Les observations, formulées dans divers « documents-cadres » portant sur les SSFE et publiés par le ministre, indiquaient en fait ceci :

Les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées ou louées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance. Ces licences ne pourront pas non plus être divisées entre ces entreprises ni faire l’objet d’échanges avec celles-ci.

[7]               Telus affirme qu’en soumettant son offre à l’égard des quantités de spectre initialement mises à disposition, elle s’était contentée d’acquérir moins que ce dont elle calculait avoir besoin à l’avenir, car elle était sûre que, cinq ans plus tard, elle pourrait acheter une autre quantité d’un ou de plusieurs des nouveaux venus. La preuve à ce sujet est mince, et ne comprend rien de plus qu’une simple affirmation de la part du déposant de Telus, un cadre du nom de Stephen Lewis, étayée par une copie de quelques diapositives PowerPoint qu’il a présentées, dit-il, lors d’une réunion interne au sein de l’organisation de Telus.

[8]               Telus et d’autres exploitants de services sans fil, dont les « nouveaux venus », ont obtenu du ministre de l’Industrie des licences concernant les quantités de spectre qu’ils avaient réussi à acquérir dans le cadre du processus d’adjudication. La licence accordée à Telus comportait la condition suivante, relativement à la transférabilité et à la divisibilité :

Le titulaire de licence peut demander le transfert de sa ou de ses licences en entier ou en partie (divisibilité) […]. L’approbation du Ministère est requise pour chaque transfert proposé d’une licence […].

[9]               En mars 2013, Industrie Canada a consulté diverses « parties prenantes », dont Telus et d’autres, au sujet d’un certain nombre d’initiatives, dont la notion du « transfert réputé ». Cette notion englobait une définition plus large des transferts et incluait tout changement de contrôle immédiat d’une licence ou d’un titulaire de licence, y compris un changement effectué au moyen d’un « accord », défini de manière large. Parmi les parties prenantes en faveur d’une telle initiative figurait Telus, une position que ses avocats ont qualifiée de déraisonnable rétrospectivement.

[10]           Je présenterai plus loin, de manière plus détaillée, les dispositions relatives aux transferts réputés.

[11]           Telus demande à la Cour de prononcer les jugements déclaratoires suivants :

[traduction] 

a)         que le ministre est empêché par préclusion de mettre en œuvre le Cadre TPD, dans la mesure où celui-ci vise à inclure dans les licences relatives aux SSFE une condition exigeant qu’une demande soit présentée au ministre en vue de faire approuver les « transferts réputés » de licences relatives aux SSFE, ainsi que de modifier ces licences en vue d’y inclure une telle condition;

b)         que le ministre n’avait pas compétence pour adopter le Cadre TPD, dans la mesure où celui-ci vise à exiger que l’on présente au ministre une demande en vue de faire approuver les « transferts réputés » de licences relatives aux SSFE et d’autres licences de spectre;

(i)         que l’on annule le Cadre TPD, dans la mesure où celui-ci vise à inclure dans les licences relatives au SSFE et d’autres licences de spectre une condition exigeant que l’on présente une demande au ministre en vue de faire approuver les « transferts réputés » de telles licences;

(ii)        que l’on interdise au ministre de mettre en œuvre le Cadre TPD, dans la mesure où celui-ci vise à inclure dans les licences relatives aux SSFE et d’autres licences de spectre une condition exigeant que l’on présente une demande au ministre en vue de faire approuver les « transferts réputés » de telles licences, ainsi que de modifier les licences relatives aux SSFE et d’autres licences de spectre en vue d’y inclure une telle condition;

[12]           Le procureur général s’est opposé à la demande. Seules deux des autres défenderesses désignées ont déposé un mémoire écrit : Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc. Toutes deux étaient représentées par des avocats, qui ont présenté des observations à l’audience tenue devant moi. Shaw n’a formulé aucune position de fond et a demandé que toute décision ne s’applique qu’aux faits précis de l’espèce. Rogers a exprimé l’avis qu’il était nécessaire de se prononcer sur la question de la préclusion, et que la simple condition de faire approuver un transfert réputé n’est pas considéré comme un élément préjudiciable pour les besoins de la préclusion.

[13]           Par une lettre datée du 17 novembre 2014, et comme il a été confirmé à l’audience, les avocats de Telus ont indiqué qu’ils n’allaient pas plaider la question de compétence soulevée aux paragraphes 43 à 48 du mémoire écrit, à savoir que l’exigence relative aux transferts réputés empiète sur les pouvoirs que confère la Loi sur la radiocommunication au gouverneur en conseil à l’égard de la gestion du spectre et que le ministre n’est donc pas compétent pour mettre en œuvre cette exigence.

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]           Les questions qu’il reste à trancher sont les suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’exigence relative aux transferts réputés empiète-t-elle sur les pouvoirs en matière de contrôle des fusions que confère la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34, au commissaire de la concurrence et au Tribunal de la concurrence et excède-t-elle donc la compétence du ministre pour agir?

3.                  Le paragraphe 4(1) de la Loi sur le ministère de l’Industrie, LC 1995, c 1, les paragraphes 5(1) et (1.1) de la Loi sur la radiocommunication et l’article 7 de la Loi sur les télécommunications confèrent-ils au ministre le pouvoir de mettre en œuvre l’exigence relative aux transferts réputés?

4.                  Si le ministre est compétent pour mettre en œuvre l’exigence relative aux transferts réputés, est-il empêché par préclusion de le faire, du moins en ce qui concerne Telus, à cause d’observations qui ont été formulées et sur lesquelles Telus s’est fondée?

[15]           Je vais tout d’abord exposer en détail certains des énoncés et des documents pertinents.

III.             LES POLITIQUES ET LES LICENCES

[16]           Dans un document intitulé « Politique-cadre pour la délivrance de licences de spectre par enchères relatives aux services sans fil évolués et autres bandes de fréquences dans la gamme de 2 GHz Range », daté de novembre 2007 et publié par Industrie Canada, il a été mentionné, notamment, à la page 1 :

Le présent document comprend les décisions de politique concernant les principaux éléments de la politique-cadre pour la délivrance de licences de spectre par enchères dans la gamme de 2 GHz, y compris pour les services sans fil évolués (SSFE).

[…]

Les décisions de politique contenues dans le présent document sont définitives.

et aux pages 4, 5 et 6 :

Le régime d’octroi de licences du spectre actuel reconnaît la nature complémentaire et la division des responsabilités entre Industrie Canada, le CRTC et le Bureau de la concurrence. Ces décisions politiques ne portent préjudice et ne nuisent ni aux consultations et aux tarifs actuels du CRTC, ni aux décisions et conclusions futures formulées par le CRTC ou le Bureau de la concurrence.

Spectre réservé

Quarante mégahertz du spectre pour les SSFE seront réservés pour les nouveaux venus uniquement dans les blocs de fréquences B, C et D (voir figure 1).

La quantité de fréquences réservées tient compte des nécessités de nouvelles entrées dans toutes les régions du Canada tout en prenant en considération les intérêts exprimés par les exploitants titulaires et les fréquences qu’ils détiennent actuellement.

L’utilisation d’une limite de groupage des fréquences, aussi appelée contingent-plafond, a également été prise en considération. Compte tenu de la quantité de fréquences faisant l’objet d’enchères et des besoins changeants en matière de fréquences exprimés par les répondants, une mise en réserve de fréquences est considérée être l’approche la plus adéquate, car celle-ci offre aux participants à l’enchère le plus de souplesse pour déterminer leurs besoins.

Pour pouvoir prétendre à des fréquences réservées, un nouveau venu est défini de la façon suivante :

Une entité, y compris des sociétés affiliées et des entités associées, qui détient moins de 10 p. 100 du marché national des services sans fil sur la base des recettes.

[…]

Si une entité était retenue en tant que nouveau venu au moment de l’octroi de la licence, cette désignation resterait valide pendant toute la durée de sa licence, même si l’entité parvient à faire passer sa part de marché au-delà de 10 p. 100 de la part du marché national sur la base des recettes.

Tandis que tous les transferts de licences doivent être approuvés par le Ministre, les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance.

[17]           Ce dernier paragraphe, parfois appelé au cours des plaidoiries les observations concernant le moratoire de cinq ans, a été répété à trois reprises dans des énoncés différents que le ministre a publiés.

[18]           La licence délivrée à Telus à la suite de la vente aux enchères relative aux SSFE de 2008 incluait les conditions suivantes :

1.         Période de validité de la licence

Les licences délivrées seront valides pendant dix ans. Le processus de délivrance des licences après cette période et, le cas échéant, les questions liées au renouvellement seront déterminés par le ministre de l’Industrie après des consultations publiques.

2.         Transférabilité et divisibilité de la licence

Les titulaires de licence peuvent demander par écrit le transfert de leurs licences en tout ou en partie (divisibilité), tant à l’égard de la largeur de bande qu’à l’égard de la zone géographique. L’approbation du Ministère est requise pour chaque transfert proposé d’une licence, que ce soit en tout ou en partie. Les cessionnaires doivent également fournir une attestation et d’autres documents justificatifs prouvant qu’ils répondent aux critères d’admissibilité et à toutes les autres conditions, techniques ou autres, de la licence.

Le Ministère peut définir, pour le transfert proposé, une largeur de bande minimale ou une zone géographique minimale (comme la cellule de grille spectrale). Les systèmes visés par un tel transfert doivent être conformes aux exigences techniques énoncées dans la norme applicable.

Les licences obtenues grâce au spectre réservé (défini dans la Politique-cadre pour la délivrance de licences de spectre par enchères relatives aux services sans fil évolués et autres bandes de fréquences dans la gamme de 2 GHz) ne pourront, pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance, être transférées ni louées à des entreprises qui ne respectent pas les critères d’un nouveau venu. Ces licences ne pourront pas non plus être acquises par changement de propriété ou de contrôle du titulaire de licence ni divisées ou échangées entre ces entreprises. Industrie Canada étudiera les demandes des titulaires de licence, peu importe s’ils sont des nouveaux venus ou des titulaires, pour échanger des blocs de spectre dans la même zone géographique à la condition que la quantité de spectre non réservé soit égale ou plus grande au spectre réservé et que le Ministère puisse accepter de telles demandes d’après le bien-fondé de la proposition et la conformité aux objectifs de la politique.

Les titulaires de licence peuvent faire une demande pour utiliser un processus de délivrance de licences subordonnées.

[19]           En juin 2013, Industrie Canada a publié un document intitulé « Cadre portant sur le transfert, la division et la subordination des licences de spectre mobile commercial ». Les sections « Objet » et « Objectifs de la politique » du document indiquent ce qui suit, aux pages 1 et 2 :

1.1       Objet

1.         En publiant le présent Cadre, Industrie Canada annonce les décisions issues du processus de consultation amorcé par l’avis de la Gazette du Canada DGSO-002-13, Consultation sur les aspects à prendre en compte concernant le transfert, la division et la subordination des licences de spectre.

2.         Tous les commentaires et toutes les réponses aux commentaires reçus en réaction aux documents de consultation sont disponibles sur le site Web d’Industrie Canada à l’adresse suivante : http://www.ic.gc.ca/eic/site/smt-gst.nsf/fra/h_sf10568.html.

3.         Le présent document énonce les modifications apportées aux conditions de licence actuellement en vigueur dans les bandes du spectre mobile commercial et à la circulaire d’Industrie Canada, intitulée Procédure de délivrance de licences de spectre pour les services de Terres (CPC-2-1-23), appelée ci-après Procédures de délivrance de licences. Le présent document établit les procédures relatives aux demandes portant sur le transfert, la division ou la subordination de ces licences d’utilisation de spectre.

4.         Le présent Cadre s’applique en outre aux dispositions en vigueur énoncées dans les Procédures de délivrance de licences et sera intégré à ces dernières. Les autres dispositions énoncées dans les Procédures de délivrance de licences demeurent inchangées et continuent à s’appliquer aux licences de spectre délivrées pour le spectre mobile commercial ainsi que tout autre service.

[…]

1.3       Objectifs de la politique

7.         Industrie Canada a élaboré le présent Cadre afin d’appuyer l’objectif de la politique du Gouvernement de maximiser les retombées économiques et sociales que la population canadienne retire de l’utilisation des ressources du spectre des radiofréquences qui englobe l’efficacité, la compétitivité du marché canadien des télécommunications, la disponibilité et la qualité des services offerts aux consommateurs.

8.         Le Cadre vise à informer les titulaires de licence sur le mode d’examen des demandes de transfert de licence de spectre, ainsi qu’à présenter des conditions de licence supplémentaires concernant le transfert de contrôle des licences de spectre, le tout en vue de gérer les ressources de spectre au bénéfice des Canadiens, conformément aux objectifs de la politique susmentionnée.

[20]           À la page 6, il est mentionné qu’un certain nombre de « parties prenantes » ont été consultées et que Telus et d’autres ont souscrit de manière générale aux considérations et aux critères proposés, contrairement à d’autres parties :

2.3       Considérations et critères

26.       Lors des consultations, Industrie Canada a sollicité des commentaires de la part des parties prenantes sur les considérations et critères ayant trait à l’examen des demandes de transfert ou de division de licence ainsi qu’aux licences de spectre subordonnées.

Résumé des commentaires

27.       En général, TELUS, MTS Allstream, Public Mobile, Eastlink et Xplornet souscrivent aux considérations et aux critères proposés. Par ailleurs, Bell Mobility, Rogers, Québécor ou Mobilicity n’y souscrivent pas.

[21]           À la page 4 du document est énoncée la portée de l’application du cadre, et il est précisé, aux paragraphes 15 et 16, que ce dernier s’appliquera aux licences actuelles ainsi qu’aux bandes et aux services futurs non encore disponibles :

15.       Ce Cadre s’appliquera aux licences actuelles du spectre mobile commercial. Les dispositions décrites dans le Cadre s’appliqueront aux transferts et aux transferts potentiels, à partir de la date, inclusivement, ou le Cadre sera rendu public.

16.       Le ministre de l’Industrie pourrait, dans l’avenir, imposer aux titulaires de licences, les modalités de ce Cadre ou des conditions de licence particulières concernant les transferts de licence et les transferts potentiels relativement à des bandes de fréquences ou à des services non évoqués dans le présent Cadre.

[22]           À la page 10 de ce document, Industrie Canada indique qu’il a décidé de traiter ce qu’il appelle les « transferts réputés » d’une licence de la même façon que pour tout autre transfert de licence; c’est-à-dire qu’il allait falloir signifier un avis à Industrie Canada, qui examinerait le transfert proposé et qui l’approuverait, ou non. Un « transfert réputé » est défini au paragraphe 58, à la page 10 :

58. Par conséquent, Industrie Canada adoptera la définition suivante :

Transfert réputé : Tout changement immédiat qui peut être effectué sans faire une demande de transfert, et qui affecterait le contrôle d’une licence ou le contrôle d’un titulaire de licence ou d’une entreprise affiliée, y compris un changement amené, dans le cadre d’un accord par l’octroi d’un droit ou d’un intérêt complet ou partiel relativement à une licence.

[23]           Cette définition a été étoffée aux paragraphes 56 et 57, toujours à la page 10 du document :

56.       Si la définition de « transfert de licence » comprend les transferts réputés, c’est pour prendre en compte les diverses situations en vertu desquelles se produit un changement affectant le contrôle de la licence ou le contrôle du titulaire de licence ou de l’entreprise affiliée, notamment les cas suivants :

a)         un transfert d’actions du titulaire de licence ou de ses entreprises affiliées, y compris l’achat ou la conversion d’actions;

b)         les alliances stratégiques et les coentreprises;

c)         un accord offrant l’utilisation exclusive du spectre sous licence ou empêchant d’autres entités d’utiliser le spectre sous licence;

d)         tout accord exerçant un « contrôle négatif », c.‑à‑d. empêchant un titulaire de licence de conclure un accord avec un concurrent en vue de transférer une licence.

57.       Industrie Canada estime que certains cas d’influence peuvent mener une personne à obtenir le contrôle d’un titulaire de licence ou d’une entreprise affiliée ou le contrôle d’une licence. Ces cas comprennent notamment les suivants : influence sur le conseil d’administration et/ou sur les opérations du titulaire de licence et influence fondée sur la dépendance économique du titulaire de licence.

[24]           Le raisonnement est présenté aux pages 9 et 10 du document, y compris aux paragraphes 46, 47 et 54 :

2.4       Transferts réputés

46.       Un transfert réputé entraîne un changement dans le contrôle d’une licence de spectre, par l’acquisition d’un titre de propriété ou du contrôle d’un titulaire de licence, ou par tout autre moyen ayant pour résultat de donner le contrôle du spectre visé à une autre personne que le titulaire de la licence.

47.       Dans son document de consultation, Industrie Canada a proposé de traiter les transferts réputés de licence de spectre comme tout autre transfert de licence. Comme les conditions de licence actuelles prévoient qu’Industrie Canada approuve tous les transferts de licence, on a proposé d’exiger des titulaires qu’ils informent Industrie Canada avant de conclure un transfert réputé. Ces avis seraient alors traités comme une demande de transfert de licence et analysés, tel que décrit ailleurs dans le document de consultation.

[…]

54.       Traiter les transferts réputés comme des transferts de licences est important pour assurer que tous les changements au contrôle des licences de spectre sont examinés de façon cohérente.

[25]           La manière dont Industrie Canada évaluera habituellement les transferts de licence est décrite aux paragraphes 39 et 40, à la page 8 du Cadre :

39.       Pour évaluer les répercussions d’un transfert de licence sur les objectifs de politique du présent Cadre, Industrie Canada analysera, entre autres facteurs, les changements de niveaux de concentration du spectre (la proportion du spectre attribué aux requérants par rapport au spectre attribué à tous les titulaires de licence) qu’entraînerait le transfert de licence. Dans chaque cas, Industrie Canada évaluera la capacité en prestation des services du requérant et de ses concurrents présents et futurs, vu la concentration après le transfert du spectre sans fil commercial dans les zones de licence visées.

40.       Cette analyse tiendra habituellement compte des facteurs suivants :

a)         les avoirs de licence actuels des requérants et leurs affiliés dans les zones visées;

b)         la distribution générale du spectre attribué par licence dans la bande de spectre visée et dans les bandes de spectre sans fil commercial de la zone pertinente;

c)         les services actuels et potentiels ainsi que les technologies accessibles à l’aide de la bande de spectre visée par la licence;

d)         la disponibilité d’autres bandes de spectre aux caractéristiques semblables à celles visées par la licence;

e)         l’utilité relative (par exemple, au-delà et en deçà de 1 GHz) et la substituabilité du spectre visé par la licence et des autres bandes de spectre sans fil commercial de la zone pertinente;

f)          le degré de déploiement des réseaux des requérants et de leurs affiliés ainsi que la capacité de ces réseaux;

g)         les caractéristiques de la région (urbaine ou rurale), niveaux et densité de la population, ou autres facteurs pouvant jouer sur la capacité ou l’encombrement du spectre;

h)         tout autre facteur pertinent aux objectifs de politique énumérés dans le Cadre et pouvant découler du transfert de licence.

[26]           Le 15 juillet 2013, Industrie Canada a modifié la licence relative aux SSFE susmentionnée qui a été délivrée à Telus en y ajoutant des annexes. Le paragraphe 2 indique, notamment :

2.         Transfert et divisibilité des licences

Cette licence est transférable, en totalité ou en partie (division), sur le plan de la largeur de bande et sur le plan géographique, sous réserve de l’approbation d’Industrie Canada. Une licence subordonnée peut également être émise en ce qui a trait à cette licence et ce également sous réserve de l’approbation d’Industrie Canada.

Les licences acquises grâce à la mise en réserve du spectre (tel que défini dans la Politique-cadre pour la délivrance de licences de spectre par enchères relatives aux services sans fil évolués et autres bandes de fréquences dans la gamme de 2 GHz) ne peuvent être transférées ou louées, acquises au moyen d’un changement de contrôle du titulaire ou de l’affilié ou d’un contrôle de licence (autrement qu’au moyen d’un transfert ou d’un bail), réparties ou échangées avec des entreprises ne satisfaisant pas aux critères des nouveaux fournisseurs, pour une période de 5 ans à compter de la date d’émission initiale. Industrie Canada considérera les demandes des titulaires de licence, qu’il s’agisse de nouveaux fournisseurs ou d’entreprises titulaires, en vue d’échanger des blocs de fréquences au sein du même territoire géographique, pour autant que la quantité de spectre non réservé soit égale ou supérieure à la quantité de spectre réservé. Industrie Canada pourra approuver de telles demandes en fonction des mérites de la proposition et de la conformité aux objectifs de la politique.

[…]

Le titulaire de la licence doit présenter une demande par écrit auprès d’Industrie Canada en vue d’obtenir une approbation avant la mise en œuvre de tout transfert réputé. La demande sera traitée selon les modalités établies dans la CPC-2-1-23. La mise en œuvre d’un transfert réputé avant l’approbation préalable d’Industrie Canada sera considérée comme une violation de cette condition de licence.

IV.             LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[27]           Lorsqu’elle procède à un contrôle judiciaire, la Cour a pour usage d’établir en premier la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer : soit la raisonnabilité, soit la décision correcte. Parfois, les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable, et la Cour souscrira habituellement à cette entente. La Cour suprême du Canada a prescrit que lorsque les parties ne sont pas du même avis, mais que les tribunaux ont établi la norme qu’il y a lieu d’appliquer dans des circonstances identiques ou semblables, le tribunal de contrôle est tenu de suivre ce qui a été établi (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 51 à 64; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 2 RCS 559, au paragraphe 48).

[28]           Dans la décision Société Telus Communications c Canada (Procureur général), 2014 CF 1 (il n’y a pas eu d’appel), la juge Strickland, de la présente Cour, a récemment analysé la norme de contrôle qui s’applique à la détermination de la compétence du ministre, et ce, dans des circonstances fort semblables à celles dont il est question en l’espèce. La situation dont elle était saisie est décrite au paragraphe 49 de ses motifs :

49        L’avis de demande conteste le pouvoir du ministre d’adopter des critères d’admissibilité quant aux personnes qui sollicitent la délivrance de licences du spectre pour la bande de 700 MHz. Ce pouvoir comprend l’interprétation des dispositions de la LT, du Règlement, et des dispositions étroitement liées de la LMI et de la LT. Étant donné qu’il n’y a pas de jurisprudence directement liée à la détermination de la norme de contrôle applicable, la Cour doit entreprendre la seconde étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

[29]           Après avoir examiné en détail le régime législatif auquel le ministre est soumis, de même que la jurisprudence en matière de normes de contrôle, elle a conclu que la norme applicable était la décision correcte. Comme elle l’a écrit, aux paragraphes 59 à 61 :

59        Selon moi, et comme la demanderesse l’a reconnu lors de l’audience, la présente affaire ne porte pas sur une contestation du caractère sage ou juste d’une politique du gouvernement, elle porte plutôt sur la question de savoir si le pouvoir de mettre en œuvre des décisions prises en vertu d’une politique existe. La demanderesse n’a pas contesté le caractère raisonnable de la décision du ministre d’assortir de conditions la délivrance des licences du spectre pour la bande de 700 MHz. Bien que l’interprétation de la loi constitutive du ministre et des lois qui y sont étroitement liées soit en cause, la nature de la question posée à la Cour touche véritablement à la compétence car la délimitation des compétences entre le pouvoir du ministre et celui du gouverneur en conseil est en cause. Par conséquent, il s’agit ici d’une question d’interprétation législative qui commande l’application de la norme de la décision correcte.

60        En outre, la LR ne contient pas de clause privative, le ministre n’a pas statué sur un litige, et bien que le ministre ait l’expertise en matière de télécommunication, cela ne lui confère pas nécessairement l’expertise juridique nécessaire pour interpréter les dispositions légales pertinentes afin de délimiter le pouvoir du ministre et celui du gouverneur en conseil, question à laquelle la Cour, vu les circonstances, est également la mieux placée pour répondre.

61        Par conséquent, selon moi, la norme de la décision correcte s’applique à la présente demande.

[30]           Nous avons ici aussi affaire à une contestation de la compétence qu’a le ministre pour décider de créer l’exigence relative aux transferts réputés, et non de la sagesse ou de la raisonnabilité de la décision elle-même. Par conséquent, tirer une conclusion quant à cette contestation oblige donc à déterminer la ligne de démarcation entre le pouvoir que confèrent, d’une part, la Loi sur le ministère de l’Industrie, la Loi sur la radiocommunication et la Loi sur les télécommunications au ministre et, d’autre part, la Loi sur la concurrence au commissaire de la concurrence et au Tribunal de la concurrence. Je fais donc mienne l’analyse de la juge Strickland au sujet de la norme de contrôle, car elle a trait au régime législatif auquel est soumis le ministre, et j’appliquerai donc la norme de la décision correcte à l’égard des questions de compétence soulevées par Telus.

[31]           En ce qui concerne la question de la préclusion, Telus soutient que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique, car cette question déborde le cadre de l’expertise du ministre (Kumari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 1231, au paragraphe 26; Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au paragraphe 29, 20 Imm LR (4th) 37; Productions Tooncan (XIII) Inc. c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2011 CF 1520, aux paragraphes 40 et 41, 404 FTR 19). Dans ses observations écrites, le procureur général a fait valoir qu’il y a lieu d’analyser l’affaire de novo, car les faits doivent être examinés pour la première fois, et des principes juridiques doivent y être appliqués. Cependant, à l’audience, le procureur général a souscrit à l’argument de la demanderesse et a fait référence à la décision du juge Mainville, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Malcolm c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2014 CAF 130, au paragraphe 29, 460 NR 357, à l’appui de la thèse selon laquelle le droit est établi sur ce point : la norme de contrôle qui s’applique aux questions mettant en cause la préclusion promissoire est la décision correcte. Je suis d’accord et j’appliquerai donc la norme de la décision correcte à la question de la préclusion.

L’exigence relative aux transferts réputés empiète-t-elle sur les pouvoirs en matière de contrôle des fusions que la Loi sur la concurrence confère au commissaire de la concurrence et au Tribunal de la concurrence et sa mise en œuvre excède-t-elle donc la compétence du ministre?

[32]           Telus a invoqué, pour la première fois dans son mémoire écrit (paragraphes 38 à 42), l’argument voulant que l’exigence relative aux transferts réputés empiète sur les pouvoirs en matière de contrôle des fusions qui sont attribués au commissaire de la concurrence et au Tribunal de la concurrence, et que sa mise en œuvre excède donc la compétence du ministre.

[33]           À l’audience, les avocats représentant le procureur général ont présenté une requête visant la radiation de cet argument, parce qu’il n’avait pas été soulevé dans l’avis de demande de Telus. J’ouvre ici une parenthèse pour signaler qu’au début de l’audience Telus a demandé, sur consentement, de modifier son avis de demande, mais à l’égard d’une question de peu d’importance qui n’avait rien à voir avec ce point. Pour ce qui est du point principal, le procureur général a raison de dire que Telus n’a pas soulevé la question dans son avis de demande.

[34]           Dans l’arrêt République de Chypre (Industrie et Commerce) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201, 420 NR 124, au paragraphe 15, la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Mainville, a conclu qu’avant de soulever un motif non évoqué dans son avis de demande, une partie devrait soumettre une requête en modification en temps opportun, à défaut de quoi le juge entendant l’affaire ne commet pas d’erreur s’il n’instruit pas la question :

15        À la lumière de ce paragraphe de la Loi, j’estime que le juge avait raison de ne pas permettre à l’appelant de soulever comme moyen d’appel la date pertinente, d’autant plus que l’intimé aurait subi un préjudice si le moyen avait été autorisé. Si l’appelant souhaitait soulever ce moyen, il devait soumettre une requête appropriée afin d’amender son avis d’appel, ce qui aurait permis un débat en temps opportun sur la pertinence d’un tel amendement et, le cas échéant, sur les mesures requises afin d’éviter qu’une partie aux procédures subisse un préjudice.

[35]           Dans le même ordre d’idées, le juge de Montigny, de la présente Cour, dans la décision Vézina c Canada (Le Chef d’état-major de la défense), 2012 CF 625, 411 FTR 303, aux paragraphes 20 à 22, a refusé d’examiner au stade du contrôle judiciaire une question soulevée pour la première fois dans le mémoire d’une partie.

[36]           Je n’autoriserai donc pas Telus à invoquer cet argument devant moi. Cependant, advenant que l’affaire soit portée en appel, je ferai part de ma conclusion sur la question.

[37]           La question que soulève Telus porte sur un prétendu conflit entre les dispositions de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34, paragraphe 92(1), qui traite des fusions (ou « fusionnements »), et l’exigence relative aux transferts réputés, qui traite elle aussi des fusions dans certaines circonstances. La Loi sur la concurrence, à l’article 91, définit ce qu’est un fusionnement pour l’application de l’article 92; il est indiqué à l’alinéa 92(1)a) ainsi qu’aux sous-alinéas 92(1)e)(ii) et 92(1)f)(i) à (ii), que le Tribunal de la concurrence, à la suite d’une demande du commissaire, peut traiter de certains types de fusionnement :

91. Pour l’application des articles 92 à 100,

« fusionnement » désigne l’acquisition ou l’établissement,

par une ou plusieurs personnes, directement

ou indirectement, soit par achat ou location d’actions ou d’éléments d’actif, soit par fusion, association d’intérêts ou autrement, du contrôle sur la totalité ou quelque partie

d’une entreprise d’un concurrent, d’un fournisseur,

d’un client, ou d’une autre personne, ou encore d’un intérêt relativement important dans la totalité ou quelque partie d’une telle entreprise.

92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du commissaire, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :

a) dans un commerce, une industrie ou une profession;

[…]

e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :

[…]

(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique,

[…]

f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant :

(i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,

(ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,

 

91. In sections 92 to 100, “merger” means

 the acquisition or establishment, direct or indirect, by one or more persons, whether by purchase

or lease of shares or assets, by amalgamation or by combination or otherwise, of

control over or significant interest in the whole or a part of a business of a competitor, supplier, customer or other person.

92. (1) Where, on application by the Commissioner, the Tribunal finds that a merger or proposed merger prevents or lessens, or is likely to prevent or lessen, competition substantially

(a) in a trade, industry or profession,

(e) in the case of a completed merger, order any party to the merger or any other person

(ii) to dispose of assets or shares designated by the Tribunal in such manner as the Tribunal directs, or

(f) in the case of a proposed merger, make an order directed against any party to the proposed merger or any other person

(i) ordering the person against whom the order is directed not to proceed with the merger,

(ii) ordering the person against whom the order is directed not to proceed with a part of the merger, or

 

[38]           Telus prétend que ces dispositions entrent en conflit avec les exigences relatives aux transferts réputés que le ministre a fixées.

[39]           Dans un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67, le juge Cromwell, s’exprimant au nom de la majorité, a donné des précisions sur la manière de procéder dans une telle situation. Il a écrit qu’il y a une différence entre un chevauchement et un conflit et que, dans la mesure du possible, il faudrait interpréter les dispositions de façon à éviter tout conflit :

89        Les tribunaux présument que les lois adoptées par le législateur ne contiennent ni contradiction ni incohérence, et ils ne concluent à l’existence de l’une ou l’autre que si les dispositions en cause sont à ce point incompatibles qu’elles ne peuvent coexister. Même lorsqu’elles se chevauchent, en ce sens où elles traitent des aspects d’une même matière, elles sont interprétées de façon à éviter les conflits chaque fois que cela est possible.

[40]           Le type de conflit qui amènerait un tribunal à devoir faire un choix entre deux compétences prévues par une loi ou un règlement est celui qui s’applique sur le plan « opérationnel », pour reprendre les propos de la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt British Columbia Telephone Co. c Shaw Cable Systems (BC) Ltd., [1995] 2 RCS 739, au paragraphe 47 :

47        Il est important, toutefois, de souligner que, dans l’arrêt Domtar, le conflit entre tribunaux administratifs concernant l’interprétation d’une disposition d’une loi était relativement mineur. Si elles donnaient des interprétations contradictoires de l’art. 60 LATMP, les décisions de la CALP et du Tribunal du travail du Québec en cause dans Domtar n’entraient toutefois pas en conflit direct dans leur résultat puisqu’il était possible de les mettre toutes deux à exécution intégralement. Aussi, notre Cour a‑t‑elle décidé de ne pas intervenir dans les décisions des deux tribunaux. Cependant, la situation est fort différente lorsque le conflit entre les décisions de tribunaux administratifs est plus marqué. La forme de conflit la plus grave survient lorsque les tribunaux administratifs rendent des décisions inconciliables sur le plan opérationnel (appelées ci‑après «conflit opérationnel»). C’est le cas lorsque le respect de la décision d’un tribunal emporte violation de la décision de l’autre. Un tel résultat place une personne dans une situation intolérable. Elle n’a alors d’autre choix que de faire fi de l’une des ordonnances conflictuelles sur le plan opérationnel. Dans de telles circonstances, je suis d’avis qu’il appartient aux cours de justice de déterminer, dans l’exercice de leur compétence inhérente, laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir.

[41]           Dans le même ordre d’idées, le juge Rothstein, de la Cour suprême du Canada, dans le jugement majoritaire qu’il a rendu dans l’affaire Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion, [2012] 3 RCS 489, a parlé de la notion de conflit dans les cas où il est impossible de se conformer à deux dispositions en même temps, et ce, aux paragraphes 44 et 45 :

44        Cette conception n’est pas incompatible avec la notion de conflit retenue par la jurisprudence sur le fédéralisme. Pour l’application de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, notre Cour a reconnu l’existence de deux types de conflits. Il y a conflit d’application lorsqu’il est impossible de se conformer aux deux dispositions en même temps. L’autre type de conflits concerne les cas d’incompatibilité d’objets. Dans les conflits de ce deuxième type, il n’y a pas impossibilité de se conformer à la lettre des deux lois; le conflit découle plutôt du fait que l’application d’une disposition s’opposerait à l’objet qu’entend réaliser le Parlement dans une autre. Voir, p. ex., Colombie-Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 77 et 84).

45        Les décisions dans lesquelles les tribunaux ont appliqué la doctrine de la prépondérance fédérale présentent certaines similitudes dans la mesure où l’on y définit les conflits comme des conflits d’application ou d’objets (Friends of the Oldman River Society, p. 38). Ces définitions de la notion de conflits de lois sont donc utiles pour interpréter deux lois émanant du même législateur. Le pouvoir du CRTC de prendre des règlements et d’assortir de certaines conditions les licences qu’il délivre doit être considéré comme assujetti aux limites découlant de chaque type de conflits. Autrement dit, en vue de réaliser sa mission, le CRTC ne peut choisir des moyens qui entraînent un conflit d’application avec des dispositions précises de la Loi sur la radiodiffusion, de la Loi sur la radiocommunication, de la Loi sur les télécommunications ou de la Loi sur le droit d’auteur, ou encore qui seraient incompatibles avec l’objet de ces diverses lois.

[42]           Dans la situation dont il est question en l’espèce, Telus a montré qu’il peut y avoir un certain chevauchement entre les pouvoirs attribués à des tribunaux administratifs fédéraux différents, la réglementation, par le Tribunal de la concurrence, des fusionnements sous le régime de la Loi sur la concurrence et le ministre de l’Industrie : le ministre exige maintenant qu’on lui demande d’approuver un éventuel transfert réputé; l’acquisition du contrôle d’une licence de spectre par fusionnement tombe sous le coup de la définition d’un transfert réputé. L’intention du ministre est de réglementer les licences de spectre et non les fusionnements, mais sa décision peut donc avoir pour effet de réglementer les fusionnements au sens de la Loi sur la concurrence, suivant les circonstances de l’affaire. Toutefois, Telus n’a pas réussi à démontrer l’existence d’un chevauchement quelconque qui crée des différences fondamentales, ou qui fait en sorte qu’il est impossible de se conformer à un régime tout en se conformant à l’autre, ni à présenter une preuve quelconque de conflit opérationnel réel entre la décision du ministre de créer l’exigence relative aux transferts réputés et une décision du Tribunal de la concurrence ou du commissaire de la concurrence.

[43]           Je conclus donc que la compétence conférée par la Loi sur la concurrence au commissaire de la concurrence et au Tribunal de la concurrence n’écarte pas celle qu’a le ministre de l’Industrie pour établir les exigences relatives aux transferts réputés qui sont en litige en l’espèce.

Les paragraphes 5(1) et (1.1) de la Loi sur la radiocommunication, l’alinéa 4(1)k) de la Loi sur le ministère de l’Industrie et l’article 7 de la Loi sur les télécommunications confèrent-ils au ministre le pouvoir de mettre en œuvre l’exigence relative aux transferts réputés?

[44]           Telus fait valoir que le paragraphe 5(1.1) de la Loi sur la radiocommunication, LRC 1985, c R‑2, prévoit que le ministre, en mettant en œuvre les pouvoirs que confère le paragraphe 5(1) de cette loi, peut tenir compte de la politique canadienne de télécommunication, au titre de l’article 7 de la Loi sur les télécommunications, LC 1993, c 38. Elle soutient que cette politique ne confère aucun pouvoir.

[45]           Je conviens que les dispositions d’une loi quant à la politique ne créent pas en elles-mêmes le pouvoir de prendre certaines mesures (Barrie Public Utilities c Canadian Cable Television Association, 2001 CAF 236, au paragraphe 53, 202 DLR (4th) 272, le juge Rothstein, plus tard juge à la Cour suprême du Canada, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale), mais la loi fournit des pouvoirs amplement suffisants au ministre pour que ce dernier établisse l’exigence relative aux transferts réputés.

[46]           L’alinéa 4(1)k) de la Loi sur le ministère de l’Industrie, LC 1995, c 1, confère au ministre de l’Industrie de vastes pouvoirs en matière de télécommunication de manière à atteindre les objectifs que le législateur a énoncés à l’article 5 (décision Telus c Canada, précitée, au paragraphe 95). L’alinéa 4(1)f) lui confère également des pouvoirs visant la concurrence et les pratiques restrictives, ce qui inclut les fusions et les monopoles, tandis que l’article 6 prescrit de quelle façon le ministre exerce les pouvoirs que lui confère le paragraphe 4(1) :

4. (1) Les pouvoirs et fonctions du ministre s’étendent de façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement non attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux et liés :

f) à la concurrence et aux pratiques commerciales restrictives, notamment les fusions et les monopoles;

k) aux télécommunications, sauf en ce qui a trait à la planification et à la coordination des services de télécommunication aux ministères et aux organismes fédéraux et à la radiodiffusion — à l’exception de la gestion du spectre et des aspects techniques de la radiodiffusion;

[…]

5. Le ministre exerce les pouvoirs et fonctions que lui confère le paragraphe 4(1) de manière à :

f) renforcer la structure nécessaire à l’essor et à l’efficacité du marché canadien;

g) encourager la mise sur pied, le développement et l’efficacité des systèmes et installations de communications du pays et faciliter l’adaptation aux situations intérieure et internationale;

[…]

6. Dans le cadre de la compétence visée au paragraphe 4(1), le ministre :

a) conçoit, recommande, coordonne, dirige, favorise et met en œuvre, à l’échelle nationale, des orientations, programmes, opérations et procédures propres à assurer la réalisation des objectifs mentionnés à l’article 5;

4. (1) The powers, duties and functions of the Minister extend to and include all matters over which Parliament has jurisdiction, not by law assigned to any other department, board or agency of the Government of Canada, relating to

(f) competition and restraint of trade, including mergers and monopolies;

(k) telecommunications, except in relation to

(i) the planning and coordination of telecommunication services for departments, boards and agencies of the Government of Canada, and

(ii) broadcasting, other than in relation to spectrum management and the technical aspects of broadcasting;

5. The Minister shall exercise the powers and perform the duties and functions assigned by subsection 4(1) in a manner that will

(f) strengthen the framework for the development and efficiency of the Canadian marketplace;

(g) promote the establishment, development and efficiency of Canadian communications systems and facilities and assist in the adjustment to changing domestic and international conditions;

6. In exercising the powers and performing the duties and functions assigned by subsection 4(1), the Minister shall

(a) initiate, recommend, coordinate, direct, promote and implement national policies, programs, projects and practices with respect to the objectives set out in section 5;

[47]           La Loi sur les télécommunications, précitée, aux alinéas 7a), b) et c), énonce les objectifs en matière de politique qui guident l’exercice des pouvoirs que confère le paragraphe 5(1) de la Loi sur la radiocommunication, précitée :

7. La présente loi affirme le caractère essentiel des télécommunications pour l’identité et la souveraineté canadiennes; la politique canadienne de télécommunication vise à :

a) favoriser le développement ordonné des télécommunications partout au Canada en un système qui contribue à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure sociale et économique du Canada et de ses régions;

b) permettre l’accès aux Canadiens dans toutes les régions — rurales ou urbaines — du Canada à des services de télécommunication sûrs, abordables et de qualité;

c) accroître l’efficacité et la compétitivité, sur les plans national et international, des télécommunications canadiennes;

7. It is hereby affirmed that telecommunications performs an essential role in the maintenance of Canada’s identity and sovereignty and that the Canadian telecommunications policy has as its objectives

(a) to facilitate the orderly development throughout Canada of a telecommunications system that serves to safeguard, enrich and strengthen the social and economic fabric of Canada and its regions;

(b) to render reliable and affordable telecommunications services of high quality accessible to Canadians in both urban and rural areas in all regions of Canada;

(c) to enhance the efficiency and competitiveness, at the national and international levels, of Canadian telecommunications;

[48]           La Loi sur la radiocommunication, précitée, au sous-alinéa 5(1)a)(i.1) ainsi qu’aux alinéas b), e) et n), confère de vastes pouvoirs concernant les licences de spectre, comme celles qui sont en litige en l’espèce (décision Telus c Canada, précitée, au paragraphe 94). Aux termes du paragraphe 5(1.1), le ministre peut tenir compte des objectifs de l’article 7 de la Loi sur les télécommunications au moment d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 5(1) de la Loi sur la radiocommunication :

5. (1) Sous réserve de tout règlement pris en application de l’article 6, le ministre peut, compte tenu des questions qu’il juge pertinentes afin d’assurer la constitution ou les modifications ordonnées de stations de radiocommunication ainsi que le développement ordonné et l’exploitation efficace de la radiocommunication au Canada :

a) délivrer et assortir de conditions :

[…]

(i.1) les licences de spectre à l’égard de l’utilisation de fréquences de radiocommunication définies dans une zone géographique déterminée, et notamment prévoir les conditions spécifiques relatives aux services pouvant être fournis par leur titulaire,

[…]

b) modifier les conditions de toute licence ou autorisation ou de tout certificat ainsi délivrés;

 

[…]

e) planifier l’attribution et l’utilisation du spectre;

[…]

n) prendre toute autre mesure propre à favoriser l’application efficace de la présente loi.

(1.1) Dans l’exercice des pouvoirs prévus au paragraphe (1), le ministre peut aussi tenir compte de la politique canadienne de télécommunication indiquée à l’article 7 de la Loi sur les télécommunications.

5. (1) Subject to any regulations made under section 6, the Minister may, taking into account all matters that the Minister considers relevant for ensuring the orderly establishment or modification of radio stations and the orderly development and efficient operation of radiocommunication in Canada,

(a) issue

(i.1) spectrum licences in respect of the utilization of specified radio frequencies within a defined geographic area,

(b) amend the terms and conditions of any licence, certificate or authorization issued under paragraph (a);

(e) plan the allocation and use of the spectrum;

(n) do any other thing necessary for the effective administration of this Act.

(1.1) In exercising the powers conferred by subsection (1), the Minister may have regard to the objectives of the Canadian telecommunication

policy set out in section 7 of the Telecommunications Act.

[49]           La loi confère donc au ministre des pouvoirs amplement suffisants dans le cadre de ce régime législatif interdépendant pour établir l’exigence relative aux transferts réputés. Cette dernière est une politique nationale en matière de télécommunication (alinéas 4(1)k) et 6a) de la Loi sur le ministère de l’Industrie) qui régit la planification et l’attribution de l’utilisation du spectre (alinéa 5(1)e) de la Loi sur la radiocommunication) et qui mène à la modification des conditions rattachées aux licences de spectre (alinéa 5(1)b) de la Loi sur la radiocommunication), et ce, de façon à maximiser les avantages économiques et sociaux que tirent les Canadiens de l’utilisation du spectre, ce qui inclut l’efficacité et la compétitivité de l’industrie canadienne des télécommunications, ainsi que la disponibilité et la qualité des services aux consommateurs (alinéas 7a) à c) de la Loi sur les télécommunications).

Le ministre est-il empêché par préclusion de mettre en œuvre les exigences relatives aux transferts réputés, du moins en ce qui concerne Telus?

[50]           Telus fait valoir que le ministre est empêché par préclusion de mettre en œuvre les exigences relatives aux transferts réputés, du moins à son encontre, à cause, dit-elle, des observations que le ministre a faites.

[51]           Lorsqu’il est question de préclusion à l’encontre d’un agent de l’État, comme le ministre, non seulement faut-il tenir compte des principes du droit privé, mais également de ceux du droit public. Les principes du droit privé ont été énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Maracle c Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 RCS 50; le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit ce qui suit, à la page 57 :

Les principes de l’irrecevabilité fondée sur une promesse sont bien établis. Il incombe à la partie qui invoque cette exception d’établir que l’autre partie a, par ses paroles ou sa conduite, fait une promesse ou donné une assurance destinées à modifier leurs rapports juridiques et à inciter à l’accomplissement de certains actes. De plus, le destinataire des déclarations doit prouver que, sur la foi de celles‑ci, il a pris une mesure quelconque ou a de quelque manière changé sa position.

[52]           Dans l’arrêt Centre hospitalier Mont-Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 RCS 281, la Cour suprême du Canada avait à trancher la question de savoir s’il était nécessaire qu’elle examine la question de la préclusion sous l’angle du droit public. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Bastarache a écrit au paragraphe 90 que la question dont la Cour était saisie n’obligeait pas à appliquer la notion de préclusion promissoire en droit public. Le juge Binnie, s’exprimant en son nom personnel et en celui de la juge en chef, a examiné l’affaire sur le fondement de la préclusion en droit public. Voici ce qu’il a écrit, au paragraphe 47 :

Toutefois, l’affaire ne relève pas du droit privé. La préclusion en droit public exige clairement que l’on détermine l’intention que le législateur avait en conférant le pouvoir dont on cherche à empêcher l’exercice. La loi est suprême. Des circonstances qui pourraient par ailleurs donner lieu à la préclusion peuvent devoir céder le pas à un intérêt public prépondérant exprimé dans le texte législatif.

[53]           Plus récemment, dans l’arrêt Immeubles Jacques Robitaille inc. c Québec (Ville), [2014] 1 RCS 784, la Cour suprême du Canada a souscrit à ce qui a été déclaré dans les arrêts Maracle et Mont-Sinaï. Le juge Wagner, au nom de la Cour, a écrit, au paragraphe 19 :

19        En droit public, la préclusion promissoire (promissory estoppel) exige la preuve d’une promesse claire et non équivoque faite par l’autorité publique à un justiciable afin de l’inciter à accomplir certains actes. De plus, il est nécessaire que ce dernier se fie à cette promesse et agisse sur la foi de celle-ci pour modifier son comportement (Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281 (« Mont-Sinaï »), par. 45-46, citant Maracle c. Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 R.C.S. 50; J.‑P. Villaggi, L’Administration publique québécoise et le processus décisionnel : Des pouvoirs au contrôle administratif et judiciaire (2005), p. 329).

[54]           Le juge Mainville, de la Cour d’appel fédérale, a déclaré que l’application de la théorie de la préclusion promissoire contre une autorité publique est d’une application limitée. Comme il l’a écrit, au paragraphe 38 de l’arrêt Malcolm c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2014 CAF 130, 460 NR 357 :

38        Bien qu’il soit possible d’invoquer la théorie de la préclusion promissoire contre une autorité publique, y compris un ministre, elle est d’application limitée en droit public. Comme le souligne le juge Binnie au paragraphe 47 des motifs concordants qu’il a rédigés à l’occasion de l’affaire Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281 (Mont‑Sinaï), la préclusion en droit public exige clairement que l’on détermine l’intention que le législateur avait en conférant le pouvoir dont on cherche à empêcher l’exercice. La loi est suprême. Des circonstances qui pourraient par ailleurs donner lieu à la préclusion peuvent devoir céder le pas à un intérêt prépondérant exprimé dans le texte législatif.

[55]           Compte tenu de l’interprétation stricte et étroite qu’il convient de donner aux principes de la préclusion promissoire dans la présente situation de nature publique, il est nécessaire d’examiner la nature de l’observation en question et la nature de la confiance que l’on a en elle.

[56]           Telus affirme que le ministre a fait certaines observations, et ce, pas uniquement à elle, mais aussi à d’autres entités participant à la vente aux enchères de licences de spectre relatives aux SSFE. Je reproduis ci-dessous le paragraphe 56 du mémoire de Telus :

[traduction] 

56.       Le ministre a clairement indiqué qu’il serait interdit à TELUS (et à d’autres éventuels soumissionnaires) d’acquérir la partie du spectre réservée aux nouveaux venus que pendant un délai de cinq ans. Cette observation a été faite dans le Cadre de délivrance des licences relatives aux SSFE de 2007, qui fixait les règles régissant la mise aux enchères des SSFE, dans les Réponses aux demandes d’éclaircissements sur la politique relative aux SSFE en février 2008, ainsi que dans les conditions finales rattachées aux licences de spectre relatives aux SSFE elles-mêmes. Ces observations sont libellées en ces termes :

Les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées ou louées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu, et ce, pendant une période de 5 ans à partir de la date de délivrance. Ces licences ne pourront pas non plus être divisées entre ces entreprises ni faire l’objet d’échanges avec celles-ci.

Affidavit de Stephen Lewis, pièce « B », dossier de la demanderesse, onglet 2(1)(B), p. 55.

Les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées ou louées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu, et ce, pendant une période de 5 ans à partir de la date de délivrance.

Affidavit de Stephen Lewis, pièce « C », dossier de la demanderesse, onglet 2(1)(C), p. 102.

Les licences obtenues grâce au spectre réservé (défini dans la Politique-cadre pour la délivrance de licences de spectre par enchères relatives aux services sans fil évolués et autres bandes de fréquences dans la gamme de 2 GHz) ne pourront, pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance, être transférées ni louées à des entreprises qui ne respectent pas les critères d’un nouveau venu. Ces licences ne pourront pas non plus être acquises par changement de propriété ou de contrôle du titulaire de licence ni divisées ou échangées entre ces entreprises.

Affidavit de Stephen Lewis, pièce « E », dossier de la demanderesse, onglet 2(1)(E), p. 142

[57]           Je conviens avec le procureur général que rien dans ce qui précède ne constitue une déclaration, voire une insinuation, selon laquelle, à la fin de la période de cinq ans, une partie peut librement, sans examen ou restriction de la part du ministre, accorder par voie de licence ou acquérir une partie ou la totalité du spectre réservé, pas plus que ces observations ne constituent un engagement ou une garantie de la part du ministre que, après cinq ans, ce dernier peut refuser d’exercer le pouvoir discrétionnaire de gérer le spectre. Je souscris aux observations formulées par le procureur général aux paragraphes 91 et 92 de son mémoire à propos de ce qui a été mentionné dans les documents et les licences applicables :

[traduction] 

91.       L’interprétation que fait la demanderesse des prétendues « observations » du ministre ne tient pas compte de ce qui est clairement déclaré dans chacun de ces documents, à savoir que tous les transferts de licence doivent être approuvés par le ministre :

Tandis que tous les transferts de licence doivent être approuvés par le Ministre, les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu pendant une période de 5 ans à partir de la date de délivrance.

Le titulaire de licence peut demander le transfert de sa ou de ses licences en entier ou en partie (divisibilité), tant à l’égard de la largeur de bande qu’à l’égard de la zone géographique […]. Les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées […] à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance […]. L’approbation du Ministère est requise pour chaque transfert proposé d’une licence, en entier ou en partie.

Les licences obtenues à l’égard des blocs réservés ne peuvent pas être transférées avant une période de cinq ans à des entreprises qui ne satisfont pas aux critères de nouveau venu. Le ministre de l’Industrie conserve le pouvoir d’examiner toute demande de transfert de licence en vertu de la Loi sur la radiocommunication.

[Pour chaque extrait qui précède, non souligné dans l’original.]

92.       L’interprétation de la demanderesse ne concorde pas non plus avec le texte explicite des conditions qui se rattachent à chaque licence de spectre délivrée à la suite de la vente aux enchères de SSFE :

Le titulaire de licence peut demander le transfert de sa licence en entier ou en partie (divisibilité), tant à l’égard de la largeur de bande qu’à l’égard de la zone géographique. L’approbation du Ministère est requise pour chaque transfert proposé d’une licence, en entier ou en partie. […] Les licences obtenues sur la base de la réserve ne pourront pas être transférées ou louées à des entreprises qui ne remplissent pas les critères d’un nouveau venu pendant une période de cinq ans à partir de la date de délivrance. Ces licences ne pourront pas non plus être divisées entre ces entreprises ni faire l’objet d’échanges avec celles‑ci.

[58]           Sur ce seul fondement, il convient de rejeter l’argument de Telus au sujet de la préclusion. Le ministre n’a tout simplement fait aucune observation qui inciterait une personne raisonnable à croire que, après cinq ans, l’acquisition ou l’octroi par voie d’une licence d’une partie de spectre réservée, par quelque moyen que ce soit, ne seraient pas réglementés par le ministre.

[59]           Passons au point suivant : Telus fait valoir qu’elle s’est fondée sur les observations du ministre; en particulier, elle n’a pas fait d’offre « agressive » lors de la vente aux enchères du spectre, parce qu’elle croyait pouvoir acquérir cinq ans plus tard une partie du spectre réservé. La preuve à cet égard est, selon moi, tout à fait insuffisante. L’unique preuve est une série de diapositives PowerPoint, présentées à un moment donné lors d’une réunion interne de Telus. Le témoin de Telus, M. Lewis, affirme simplement, sans autre preuve à l’appui, que Telus n’a pas fait d’offre « agressive », parce qu’elle croyait pouvoir acquérir une partie du spectre réservé dans cinq ans. Cette preuve est tout simplement trop mince et intéressée pour permettre à la Cour de conclure à l’existence d’une confiance préjudiciable.

[60]           De plus, même si Telus avait une telle croyance, celle-ci fait entièrement abstraction du fait que les tierces parties qui recevaient le spectre réservé ne voudraient peut-être pas le vendre ou accorder une licence d’utilisation – ou que d’autres entités, telles que Bell ou Rogers, pourraient offrir de meilleures conditions et acquérir ce spectre ou accorder une licence d’utilisation, plutôt que Telus. L’affaire est tout simplement hypothétique.

[61]           Telus a-t-elle subi une perte quelconque par suite des présumées observations et de sa présumée confiance? Telus allègue qu’elle a fait une offre faible lors de la vente aux enchères initiale, mais rien ne prouve qu’elle a cherché à acquérir ou à obtenir par voie de licence une partie ou la totalité du spectre réservé, et encore moins que le ministre est intervenu dans cette transaction ou l’a empêchée d’une certaine façon. Cinq années se sont maintenant écoulées, et il n’y a aucune preuve sur ce point. Le mieux que l’on puisse dire est que Telus a fait un pari commercial et qu’elle a perdu. Ce n’est pas la faute du ministre.

[62]           Même en considérant comme un fait l’allégation de Telus selon laquelle elle a présenté une offre plus faible, cette dernière n’a produit aucune preuve montrant que la mise en œuvre de l’exigence relative aux transferts réputés constituait une prorogation du moratoire de cinq ans et empêchait [traduction« d’acquérir une quantité supplémentaire de spectre “réservé” auprès des “nouveaux venus” après l’expiration du moratoire de cinq ans » (paragraphe 25 du mémoire des faits et du droit de Telus). Comme l’a fait valoir Rogers, l’argument de Telus, à savoir qu’elle a été victime d’une confiance préjudiciable, repose sur la présomption conjecturale et fondamentalement viciée que la simple condition de présenter une demande en vue d’un transfert réputé peut être considérée comme un élément préjudiciable.

[63]           Il n’est pas nécessaire d’examiner les questions de préclusion en droit public, car l’argument de la préclusion doit tout simplement être rejetée, et ce, pour l’ensemble des motifs susmentionnés.

V.                LA CONCLUSION ET LES DÉPENS

[64]           En conclusion, la demande est rejetée. Telus n’a pas obtenu gain de cause au sujet des questions de compétence ou de la question de la préclusion. La Cour ne rendra aucun des jugements déclaratoires sollicités par Telus.

[65]           Après l’audience, les parties ont présenté des observations à propos des dépens. Rogers et Shaw n’en sollicitent pas, et ne s’attendent pas non plus à en payer. Je suis d’accord. Le procureur général défendeur a obtenu gain de cause et Telus lui versera les dépens. Les parties ont convenu que la somme de 12 367,44 $, débours compris, est raisonnable.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est rejetée;

2.                  La demanderesse Telus paiera les dépens, débours compris, du procureur général défendeur, d’un montant de 12 367,44 $. Aucune autre partie ne paiera de dépens, ou n’en recevra.

« Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1295-13

 

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, BELL MOBILITY INC., BRAGG COMMUNICATIONS INC. FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM D’EASTLINK, DATA & AUDIO-VISUAL ENTERPRISES WIRELESS INC. FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM DE MOBILICITY, GLOBALIVE WIRELESS MANAGEMENT CORP. FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM DE WIND, MTD INC., ALLSTREAM INC., PUBLIC MOBILE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS ET SHAW COMMUNICATIONS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 novembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Michael Ryan

Stephen Schmidt

Christopher Rootham

 

POUR LA demanderesse

 

J. Sanderson Graham

Gregory S. Tzemenakis

pour le défendeur

procureur général du Canada

Laurence J.E. Dunbar

Leslie J. Milton

pour la défenderesse

ROGERS COMMUNICATIONS INC.

Tamela J. Coates

pour la défenderesse

SHAW COMMUNICATIONS INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne, LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE défendeur

procureur général du Canada

 

Fasken Martineau

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

ROGERS COMMUNICATIONS INC.

Dentons Canada LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SHAW COMMUNICATIONS INC.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.